Lord Russel d’après ses mémoires et ses dépêches
- I. Recollections and suggestions, 1818-1873, by John Earl Russell, Londres 1875. — II. The » English Government and Constitution, by John Earl Russell, Londres 1872. — III. Speeches and Despatches, Londres 1870.
Tous ceux qui ont été en Angleterre connaissent le beau parc de Richmond. La reine donne à qui elle veut la jouissance des rares maisons qui s’y trouvent : l’une est habitée par le savant professeur Owen, le Cuvier de l’Angleterre ; une autre sert depuis de longues années déjà de séjour à lord Russell. On ne peut imaginer de demeure plus modeste, plus simplement meublée ; le luxe est tout entier dans une vue admirable sur la Tamise qui trace un grand croissant à travers les prés et les parcs qui en bordent la rive. On voit au milieu des pins d’Italie, des ormes, des cèdres, le château de Ham où se trama la Cabale, des villas, des jardins, mais tous les détails se perdent dans la douce impression de cette immense mer de verdure qui va jusqu’à l’horizon vaporeux. C’est là, dans ce calme et ce grand silence, que lord Russell achève une vie qui a été tout entière consacrée aux affaires publiques ; l’été, le dimanche, son jardin devient une sorte de salon où le monde diplomatique est encore assidu. Le vieux lord, toujours vert et souriant, d’air à la fois aimable et un peu narquois, y parle volontiers politique ; les oiseaux l’accompagnent de leurs notes aiguës, les enfans jouent autour de lui sans troubler ses argumens, les dames causent, et l’insecte bourdonne. Tout respire une douce sérénité. Il faut presque faire un effort d’esprit pour se persuader qu’on a devant soi un des hommes qui ont tenu le sort de l’Angleterre dans leurs mains, si l’on ne sentait dans la moindre de ses paroles l’homme habitué à exercer l’autorité et à mener les grandes affaires, l’assurance tranquille, qui n’est point de la hauteur, de quelqu’un qui se croit aussi naturellement destiné à gouverner que d’autres à labourer, une netteté de vues et d’expression extraordinaire, cet art, propre à ceux qui ont vu beaucoup de choses, de condenser et concentrer toute question particulière sur un point qui en devient le nœud. Dans le caractère de lord Russell, il y a comme une note qui domine toutes les autres. On ne peut s’empêcher d’en recevoir l’impression : c’est le courage. La vaillance du premier Roussel, qui arriva avec les bandes de Guillaume le Conquérant (Russell viendrait de ce nom, c’est du moins ce que j’ai entendu supposer par lord Russell), est restée vierge dans ses descendans. Il y a toujours eu dans le ton de lord Russell une résolution qui allait facilement jusqu’à l’imprudence. Sidney Smith disait de lui qu’il ne doutait de rien, et que, si on lui donnait le commandement de la flotte de la Manche, il le prendrait sur-le-champ. Son caractère a la transparence du cristal : on en aperçoit du premier coup les qualités et les défauts. Il a été dans sa génération le représentant le plus naïf, je voudrais donner ici à ce mot le sens d’un éloge, de cette aristocratie politique anglaise qui veut faire le bonheur du peuple, et qui forcerait volontiers l’univers entier à travailler à la grandeur de l’Angleterre. Dans ce rôle, il a apporté une parfaite sincérité, une ardeur de néophyte qui étonne chez un homme né dans la pourpre sénatoriale. Il a traversé une longue vie en tenant toujours à la main son fil conducteur, la constitution de l’Angleterre. Cette constitution est pour lui le commencement et la fin de la sagesse : c’est sa bible politique. L’église anglicane, à laquelle il appartient, ne lui semble elle-même qu’une partie de l’état anglais. Il est profondement érastien, pour employer une expression favorite de nos voisins. Il considère Y établissement comme une partie essentielle de cet admirable ensemble de conventions, de contrats, de devoirs et droits qui est le piédestal de la statue anglaise. Dans un temps où presque tous les hommes sont comme des monnaies usées qui pas- ; sent de main en main, la physionomie de lord Russell fait l’effet d’une de ces médailles où le dessin est un peu simple, mais dont le relief est vigoureux, et le métal sonne clair.
Lord John Russell est né en 1794 ; il ne fut pas élevé, comme la plupart des jeunes gens de bonne maison, à Eton, puis à l’université. Sa santé était délicate, et sa belle-mère, la duchesse de Bedford, l’envoya d’abord chez le révérend M. Smith, à Woodesbury, dans le Kent. Il y fit ses études en compagnie du comte de Clare, du duc de Leinster, de son frère lord William Fitzgerald, et de quelques autres jeunes gens. En 1808, lord et lady Holland lui proposèrent de les accompagner dans un voyage en Espagne. Il épousa avec l’ardeur de son âge la cause espagnole ; il revint en Angleterre en 1809, mais retourna l’année suivante en Espagne, et il eut l’occasion de se rendre avec son frère, lord William Russell, au quartier-général de lord Wellington, qui occupait alors les lignes de Torres-Vedras. « Je n’ai jamais été plus saisi, dit-il, que par le spectacle physique, militaire et politique qui se déroulait devant moi. Sur la hauteur la plus élevée, et dominant tout le pays, était le général anglais, avec ses yeux perçans et inquisiteurs comme ceux d’un aigle, une contenance pleine d’espoir et de joie intelligente, décelant avec une perception rapide chaque mouvement des troupes, chaque changement dans toute l’étendue de l’horizon. De chaque côté du fort de Sobral étaient les retranchemens des alliés, avec leurs canons brillans, et animés par les troupes qui formaient la garnison de cette importante position. A gauche, les falaises s’élevaient doucement, et la ligne de Torres-Vedras se montrait au loin. Sous nos pieds, sur une grande étendue de coteaux et de vallons, d’éminences et de plaines, étaient les positions de l’armée française. Les villages étaient pleins de soldats ; les ailes blanches des moulins à vent portugais tournaient rapidement pour fournir de la farine à l’armée d’invasion. C’est là qu’était l’avant-garde des légions conquérantes de la France ; ici la barrière vivante de l’Angleterre, de l’Espagne, du Portugal, se préparait à arrêter le flot destructeur et à préserver du déluge la liberté et l’indépendance de trois nations armées. Ce spectacle me remplit d’admiration, de confiance et d’espoir. » Il ne devait jamais l’oublier : toute sa vie, le nom de Bonaparte excita en lui une colère mêlée de fierté. Jamais il ne partagea l’enthousiasme de certains whigs pour celui qui avait promené ses aigles dans toute l’Europe et défié l’Angleterre.
Après avoir achevé ses études à Edimbourg chez le professeur Playfair, « le plus noble, le plus droit, le plus bienveillant et le plus libéral des philosophes, » il retourna encore en Espagne. Cette fois il visita lord Wellington à son quartier-général dans les Pyrénées, non plus acculé comme un animal aux abois, mais prêt à porter l’invasion en France. Il admire la discipline de l’armée, le calme du chef, cette âme ferme dont il dit comme Ovide, en parlant de Cadmus prêt à rencontrer le dragon :
- Teloque animus præstantior ullo.
Il était sur le point d’entreprendre un long voyage à Constantinople et en Russie, quand il reçut de son père une lettre qui lui annonçait que le député de Tavistock était mort, et qu’il allait lui donner son siège à la chambre des communes. À cette époque, les grandes familles avaient encore de véritables bénéfices parlementaires, et lord John fut ainsi nommé député à l’âge de dix-neuf ans, un mois avant d’arriver à sa majorité. L’année suivante, nous le trouvons en Italie, et il a l’idée d’aller voir le dragon à l’île d’Elbe. L’empereur le reçut avec bonté ; « il était en uniforme, habit vert, culotte blanche, bas de soie. Je fus très frappé de sa contenance ; des yeux couleur de boue, une expression de ruse ; les beaux traits popularisés par les bustes et les monnaies, un sourire très agréable et très séduisant. » Ils causèrent pendant plus d’une heure : l’empereur semblait inquiet du sort qui lui serait fait ; il voulut savoir ce que pensait lord Holland de la situation de la France. Il demanda plusieurs fois si l’armée était contente, fit beaucoup de questions sur lord Wellington. Il avait de grands plans pour l’Espagne, mais n’avait pas eu le temps de les exécuter.
Après Waterloo, lord John est encore un homme du monde plutôt qu’un homme politique. Il fait la connaissance de Byron, qu’il appelle un « fanfaron de vices. » Il dit en passant, à propos de lui, que Moore aurait bien fait de ne pas détruire les mémoires du grand poète, dont il a écrit la biographie. Il les a lus, et n’y a rien trouvé qui outrageât la morale ; d’autre part, ces mémoires ne contenaient rien de bien intéressant. Il parle seulement d’une description poétique de la baie du Pirée, où Byron avait coutume de se baigner.
L’Angleterre, revenue de son grand émoi, cherchait des voies nouvelles. Les tories, oubliant la sage politique suivie par Pitt de 1784 à 1792, étaient hostiles à toute réforme, et Mme de Staël n’aurait plus pu dire d’eux que « les tories d’Angleterre sont les whigs de l’Europe. » Fidèle aux traditions de sa race, Russell épousa ce que toute sa vie il nomma la cause de la liberté civile et religieuse dans le monde. Les efforts des libéraux, sans être encore bien systématiques, se portaient sur trois points : l’abolition des droits prohibitifs et protecteurs, le rappel de toutes les lois qui consacraient des inégalités civiles ou politiques au détriment des catholiques et des dissidens, la réforme parlementaire. L’état de l’Irlande était aussi fait pour leur donner de continuelles inquiétudes. Ce beau rêve de libre échange, de pacification de l’Irlande, de tolérance et de réforme, avait été fait par Pitt et interrompu par de terribles événemens. Les passions conservatrices, exaltées par la victoire de Waterloo, encore bandées et défiantes, repoussaient toutes les idées nouvelles comme un fruit empoisonné de l’esprit révolutionnaire. Les tories étaient enfermés dans le pouvoir comme dans un château-fort, et ne voulaient pas abaisser les ponts-levis. Lord Liverpool, « un homme d’une intelligence très modérée, » dit lord Russell, était hostile à la réforme parlementaire et ne voulait pas entendre parler de catholiques en place ou dans les communes. Castlereagh avait quelque sympathie pour l’Irlande, mais il n’osait la faire voir. lord Russell parle avec un mépris mal déguisé de cet « orateur diffus, qui garnissait ses discours de métaphores obscures. » Canning était un adversaire véhément de la réforme parlementaire ; Peel était très hostile aux catholiques.
L’opposition avait pour chef lord Grey. Il avait lutté à côté de M. Fox pendant la guerre ; esprit noble et généreux, il aspirait à rendre aux catholiques leurs droits et à élargir la base trop étroite de la représentation nationale ; mais il n’avait que peu d’adhérens, et il avait encore perdu une partie de sa force en passant dans la chambre des lords. Dans les rangs même des whigs, on ne s’entendait guère sur la réforme. Les « grandes familles » n’étaient pas pressées de faire abandon des bourgs pourris. Lord Russell quitta la chambre pendant une année pour des motifs de santé ; il y rentra en 1812, et l’année suivante il parla sur la réforme électorale. Le droit de faire des lois pour la nation était devenu vénal. On citait un noble lord allant à la chasse, suivi de sept députés de son choix. Partout les maîtres de la terre dictaient les choix des électeurs. Un siège pour la session entière s’achetait 6,000 livres sterling. On vendait des collèges au gouvernement contre des honneurs, des places. Lord Russell, qui, à la mode anglaise, s’égarait peu dans les théories générales, demanda à la chambre d’enlever au bourg pourri de Grampound la franchise électorale et de la donner à Leeds, la ville voisine. C’était, suivant le mot d’Alexandre Baring, ôter la représentation au champ d’avoine et la donner aux couches de houille. Ce cas particulier embrassait, pour ainsi dire, toute la question <de la réforme. La corruption de Grampound fut si bien démontrée que le bill de lord Russell fut voté par les communes ; mais les lords refusèrent, en ratifiant la condamnation de Grampound, de donner un député à Leeds.
En 1822, il revint à la charge ; il demanda qu’on augmentât la représentation des comtés et des grandes villes. Canning lui-même lui répondit ; il le pria, dans des termes empreints d’une grande solennité, de retirer sa motion et de ne pas déranger cet heureux équilibre de forces qui avait permis à l’Angleterre de grandir au milieu de perpétuels dangers. Canning arriva peu après aux affaires ; il occupa le pays de questions extérieures ; il enthousiasma le peuple par ses éloquens encouragemens aux amis de la liberté en Europe et dans le Nouveau-Monde. Il ne plaisait pas à l’Angleterre de rester liée à jamais à ses auxiliaires de 1815 : la victoire ne lui eût pas semblé assez complète, si elle n’eût morigéné ses alliés et tourmenté les Bourbons, qu’elle avait aidé à remettre sur le trône. Elle cherchait partout de l’œil des ouvriers en ruines travaillant à la démolition de la vieille Europe.
Chateaubriand tint tête à Canning : il enjamba les Pyrénées et voulut brûler de la poudre sous le drapeau blanc. « Les premières mesures de Canning, dit lord Russell, au sujet de l’invasion de l’Espagne, n’étaient pas et ne pouvaient pas être efficaces ; mais dans mon opinion elles ne méritaient aucune censure. Je ne pus donc m’associer à une motion faite contre ces mesures, et je quittai la chambre à cette occasion. » Le ministère de lord Liverpool finit en 1827 par la maladie et la mort de ce ministre. Jamais hommes plus médiocres n’avaient assisté à de plus grandes choses. Quand Canning fut nommé premier ministre, six de ses collègues l’abandonnèrent ; les tories intolérans virent avec appréhension arriver au pouvoir un homme d’état qui voulait accorder l’égalité civile et politique aux catholiques. Les clercs et les commis du cabinet de lord Liverpool se jetèrent sur lui avec une fureur sauvage ; Canning, ardent, sensible à la moindre piqûre, s’usa en luttant contre son propre parti. Il mourut en 1827 à Chiswick. Le duc de Wellington refit un cabinet, et M. Peel devint le nouveau leader de la chambre des communes.
Russell présenta le 28 février 1828 une motion pour abroger les actes passés sous le règne de Charles II, en vertu desquels on ne pouvait admettre à aucune charge publique, aucune fonction civile ou militaire, ni donner place dans aucune corporation à quiconque n’aurait point reçu le sacrement conformément au rite de l’église d’Angleterre (corporation and test acts). Les tories se divisèrent sur cette question, et une majorité de 44 voix se prononça en faveur de la tolérance malgré la résistance de Peel, de lord Palmerston et de Huskisson. La loi fut agréée par la chambre des lords, à une condition cependant : lord Russell avait consenti à mettre dans la formule du serment ces mots : sur la vraie foi d’un chrétien, de façon à exclure les israélites. À ce propos, lord Russell raconte que quelqu’un dit à lord Lyndhurst que, sans ces mots, un juif pouvait devenir chancelier. « Je n’y verrais pas de mal, répondit Lyndhurst, David eût fait un excellent chancelier. » Cette formule d’exclusion devait subsister jusqu’en 1868.
Peel resta au pouvoir après sa défaite ; la majorité, un moment divisée, lui était demeurée fidèle ; il sentit pourtant qu’un vent nouveau commençait à souffler, et le règne des tories, qui durait depuis soixante ans, était sur le point de cesser. La révolution de juillet et le soulèvement de la Belgique donnèrent aux libéraux anglais une confiance nouvelle. Le gouvernement du duc de Wellington se laissa choir plutôt qu’il ne fut battu, et le roi, malgré ses répugnances, fut obligé d’appeler lord Grey. On offrit à lord Russell le ministère de la guerre ; son frère, le marquis de Tavistock, qui plus tard succéda au titre du duc de Bedford, supplia qu’on ne lui donnât point cette lourde charge à cause de sa santé délicate ; il prit le poste de payeur-général. Lord Grey s’adjoignit lord Palmerston, il donna les sceaux à M. Brougham, redouté des tories pour sa fougueuse éloquence. Le poste de payeur-général était devenu une vraie sinécure. Russell raconte qu’il n’usa qu’une fois de son autorité, pour faire donner de petits jardins à 70 vieux soldats, — une preuve, lui dit le gouverneur de l’hôpital de Chelsea, qu’il ne connaissait guère les goûts militaires. Lord Russell n’était occupé que du projet de réforme, que lord Grey l’avait invité à rédiger secrètement avec Graham, premier lord de l’amirauté, et lord Duncannon, commissaire des eaux et forêts. Le plan de lord Russell, en dix articles, enlevait en somme le droit de représentation à 150 bourgs vénaux ou trop visiblement dépendans. Il accordait une représentation à 18 grandes villes et augmentait celle de Londres. Il élargissait le corps électoral. Le 2 mars 1831, lord Russell lut son projet à la chambre des communes : la curiosité était au comble, et l’effet fut prodigieux ; on se figure la consternation de tous les députés qui perdaient leur collège. Il sembla aux tories que l’Angleterre était entraînés et allait se jeter la tête baissée dans le gouffre de la révolution. Chacun regardait Peel, car il tenait pour ainsi dire dans ses mains le sort du parti conservateur ; mais son visage ne trahit aucune émotion. Beaucoup de whigs étaient effrayés de l’audace du gouvernement. Les radicaux seuls étaient dans la joie.
A la seconde lecture, il y eut une majorité d’une voix seulement en faveur du gouvernement. Peel avait attaqué le projet, mais on avait remarqué sa froideur, sa réserve. Les ministres résolurent de faire appel au pays et demandèrent au roi de prononcer la dissolution. Guillaume IV y consentit, et, quand on vint lui dire que les chevaux isabelle qui, suivant la tradition, doivent conduire le souverain à la chambre n’étaient pas prêts, il se mit en colère et dit : « J’irai, s’il le faut, en fiacre. » Peel était à la tribune, parlant contre la dissolution, quand on entendit le canon de la Tour. Les députés furent mandés à la chambre des lords, et le roi prononça la dissolution, a L’Irlande restera-t-elle tranquille ? dit Russell en sortant à O’Connell. — Parfaitement tranquille. »
Le besoin de la réforme était si vivement senti dans le pays que le corps électoral, à qui on allait enlever ses privilèges, nomma des députés réformistes. La nouvelle chambre donna au projet de lord Russell une majorité de 136 voix. La discussion de la loi dura quarante nuits, et lord Russell fut chaque nuit à son poste. La loi fut portée aux lords : elle y fut rejetée par 41 voix après cinq jours de débats éloquens. Brougham se surpassa ; il montra aux lords, dans les unions réformistes qui naissaient sur tous les points du royaume, les instrument possibles d’une révolution sociale : « Ces figures de stature inconnue, de forme étrange, ces formes monstrueuses et menaçantes, » qu’il faisait paraître sous leurs yeux, ne réussirent pas à les terrifier. Londres resta calme ; mais à Bristol il y eut un soulèvement très sanglant, accompagné des plus graves désordres. Des dragons chargèrent les mineurs et en tuèrent un grand nombre. Lord Grey négocia avec les tories par l’intermédiaire de lord Palmerston et de lord Wharncliffe ; on chercha à se mettre d’accord sur cette base : on augmenterait la représentation des intérêts manufacturiers et commerciaux ; on laisserait la prépondérance à l’intérêt territorial. Le 13 décembre 1831, lord Russell présenta de nouveau son projet, un peu amendé ; un grand nombre de whigs étaient disposés à l’amender encore davantage, mais comment viendrait-on à bout de la résistance des lords ? Faudrait-il faire une sorte de coup d’état en créant sur-le-champ une centaine de pairies ? Le roi répugnait à une mesure aussi extrême. A la seconde lecture, la loi électorale fut votée par les lords à la majorité de 7 voix. Lord Grey avait tout fait pour gagner les tories à sa cause ; il insinua qu’il n’aurait pas recours à la création de nouvelles pairies avant de recommander au roi une nouvelle dissolution. A la troisième lecture, lord Lyndhurst réussit pourtant à faire adopter une clause qui annulait en quelque sorte le vote précédent : les dix-sept pairs qui avaient suivi un moment lord Grey rentrèrent dans les rangs conservateurs, et tout fut remis en question. Dès le lendemain, lord Grey et Brougham se rendirent à Windsor et proposèrent au roi de faire cinquante pairs ; s’il ne pouvait s’y résoudre, ils offraient la démission du cabinet. Le roi réfléchit vingt-quatre heures et accepta la démission.
Les tories furent promptement ensevelis dans leur triomphe. Peel refusa de faire un ministère ; il était de ces politiques qui ne précipitent pas, qui arrêtent plutôt les événemens, mais qui ne s’obstinent pas dans les causes perdues. Le roi avait un ministre toujours prêt dans le duc de Wellington, qui acceptait le pouvoir comme un poste de bataille. Le duc essaya en vain de composer un cabinet ; il se heurta d’une part contre ceux de ses amis qui étaient secrètement enclins à toutes les concessions et ceux qui n’en voulaient faire aucune. Le roi, qui se croyait délivré des whigs, fut obligé de les reprendre. Lord Grey n’abusa pas de sa victoire ; il fut convenu que l’opposition des lords s’effacerait, qu’on ne ferait pas de nouvelles pairies, qu’on ménagerait autant que possible l’orgueil de la chambre haute. Les tories se consolèrent d’une défaite qui cette fois était définitive en admirant à tour de rôle le duc et Peel, l’un pour avoir accepté le pouvoir et l’autre pour l’avoir refusé.
La loi qui sortit de ces longs conflits ôta la franchise à cinquante-six bourgs qui avaient cent onze députés, et elle condamna trente bourgs qui avaient soixante députés à en perdre la moitié. Ces chiffres différaient fort peu du projet originel de lord Russell (il avait proposé de supprimer cent quarante-neuf sièges, on en supprima cent quarante et un. Ainsi se trouva renversé, après deux ans d’efforts, un système électoral auquel la grande révolution anglaise de 1688 n’avait osé toucher. Ce système ne supportait pas l’analyse, il blessait toutes les règles de la logique et de l’égalité, il ne pouvait plus tenir dès qu’il était discuté ; mais avant qu’il ne fût discuté il avait été l’instrument commode de la classe aristocratique. Les communes avaient le double mérite de représenter le peuple et le pouvoir suivre une politique traditionnelle. Cette politique s’était égarée dans la lutte contre les colonies américaines, on ne peut dire qu’elle trompa les intérêts de l’Angleterre quand elle soutint l’Europe chancelante contre l’omnipotence de Napoléon Ier.
Le parlement de la réforme ressembla beaucoup à ceux qui l’avaient précédé. La continuité historique, si l’on me permet le mot, ne parut pas violée quand il se réunit : les politiques de mauvaise humeur, les dégoûtés qu’on rencontre dans tous les temps et tous les pays, trouvèrent cependant beaucoup à y reprendre. « Autrefois les nouveaux députés montraient quelque modestie, quelque embarras, quelque semblant de respect pour l’assemblée où ils étaient admis ; ces gens se conduisent comme s’ils avaient pris la place d’assaut, et ils ont toute l’insolence de la victoire[1]. » Les tories étaient trop vaincus ; il sembla un moment qu’il n’y eût plus qu’un parti, celui du gouvernement, et à côté de ce parti des excentriques, la bande d’O’Connell, les radicaux turbulens ; Peel, presque solitaire, prudent, attendait l’avenir. L’Irlande était dans un état lamentable. Lord Grey annonça à la chambre que dans l’espace d’un an 9,000 crimes y avaient été commis. Il présenta une loi qui donnait au lord-lieutenant le droit de pacifier le pays, de substituer des conseils de guerre aux tribunaux, d’empêcher les réunions publiques et de réprimer les excès de la presse. L’acte de coercion fut voté et eut les plus heureux effets. En moins d’un an, l’Irlande fut pacifiée. En Angleterre, l’agitation qui avait accompagné la réforme électorale s’était calmée : le nouveau parlement ressemblait beaucoup à ceux qui l’avaient précédé. Rien n’était changé en réalité : les whigs avaient pris la place des tories : ils travaillaient laborieusement à amender la loi des pauvres et cherchaient des remèdes aux maux de l’Irlande. Le cabinet était divisé sur la question de l’église d’Irlande. Stanley et Graham étaient tout à fait contraires à l’idée de soumettre au parlement un plan d’appropriation des immenses revenus de l’église anglicane en Irlande ; lord Russell accéléra une crise devenue inévitable en parlant sur ce sujet délicat dans la chambre. Il exprima l’opinion que les revenus de l’église anglicane en Irlande dépassaient ses besoins légitimes, que le peuple irlandais avait le droit de se plaindre de l’usage fait de la dîme. Son dernier mot : « justice pour l’Irlande ! » fut couvert d’applaudissemens ; mais Stanley put dire à Graham : « Johnny a versé la voiture. » Trois ministres donnèrent leur démission ; lord Grey se retira, et lord Melbourne fut invité à former un nouveau cabinet. « Voyant, dit, lord Russell en racontant cette journée, qu’il n’y avait rien à faire, ce soir-là, je me rendis à l’opéra. »
Le roi aurait désiré que lord Melbourne s’alliât au duc de Wellington et à Peel. Melbourne, qui était très hostile aux coalitions, refit son cabinet avec des whigs et y garda Russell comme payeur-général. La mort de lord Althorp, le leader des communes, détermina peu après une nouvelle crise. Melbourne suggéra au roi le nom de Russell comme pouvant succéder à lord Althorp ; le roi, après un jour de réflexion, lui remit une lettre flatteuse où il le remerciait de ses services et lui annonça qu’il faisait demander le duc de Wellington. Les ministres apprirent leur sort dans le Times. Cette révolution était si peu prévue que Peel voyageait tranquillement en Italie. Le roi, raconte Greville, qui donne un récit très amusant de cette crise, détestait Russell, et le trouvait « un dangereux petit radical ; » il supportait impatiemment le joug des whigs, il songeait à leur échapper et à faire maison nette. Le duc de Wellington, qu’on avait été chercher à la chasse pour lui confier le pouvoir, obéit comme toujours au roi sans se faire illusion sur les difficultés de sa tâche. Peel revint à la hâte d’Italie et prit les sceaux de la chancellerie de l’échiquier. Le parlement fut dissous, et quand les deux partis essayèrent leur force dans les communes, la majorité se prononça en faveur de l’opposition. Peel donna sa démission, et le roi demanda encore une fois à lord Melbourne de composer un cabinet. « Lord John s’est marié ce matin (14 avril 1833), dit Greville ; il est retourné à Kent-House avec sa fiancée, Melbourne devait lui faire dire à une heure ce qui avait été définitivement arrangé : il attendit jusqu’à deux heures, et, les nouvelles n’arrivant pas, il partit pour Woburn (le château du duc de Bedford). » Il n’y resta pas longtemps et fut nommé secrétaire de l’intérieur dans le nouveau cabinet. Le second cabinet de lord Melbourne dura de 1835 jusqu’en août 1841 : les principales mesures que lord Russell fut appelé à défendre dans cet intervalle furent la commutation de la dîme, qui substituait l’abonnement au paiement en nature, l’introduction de l’état civil pour les naissances et les mariages, des lois sur les écoles en Angleterre et en Irlande. Le rôle de lord Russell dans la politique intérieure de son pays ne laisse que peu de place à la critique : il fut toute sa vie un réformateur, il ne fut jamais un révolutionnaire. Il serait oiseux de le suivre jusqu’à la fin de sa longue carrière dans sa tâche laborieuse de législateur, de rétameur de lois, pour employer une expression énergique de Bright ; lord Russell a été associé à l’œuvre des économistes anglais, qui ont réussi à faire abolir les lois sur les céréales, les actes de navigation, toutes les mesures restrictives du passé ; mais il n’a jamais été un apôtre, comme Cobden, comme Bright, il n’a été guidé que par le libéralisme vague des whigs, et il a vu surtout dans ce libéralisme une arme de gouvernement. Dans son livre, plein de répétitions, de retours sur le passé, de confuses explications, on perd quelquefois la tête, mais on se retrouve toujours lorsqu’on se demande : à ce moment lord Russell défendait-il ou attaquait-il le pouvoir ? Tout cet arsenal de lois, de petites mesures présentées, secondées, amendées, remaniées, fait penser à ces vastes établissemens où des machines de toute sorte grincent, tournent et travaillent. Pourquoi tout ce mal et tout ce labeur ? C’est pour que la raison sociale X et Cie conserve son crédit. Tel est un peu le sentiment de lord Russell. Ce n’est pas « la liberté religieuse et civile, » la formule qui revient toujours à sa bouche, qui est nécessaire aux whigs ; ce sont les whigs qui sont nécessaires à la liberté religieuse et civile : non qu’il eût la passion maladive du pouvoir, — il n’eût pas commis, je ne dirai pas seulement la moindre bassesse, mais la moindre faiblesse pour le conquérir ou le garder ; — il lui semblait naturel qu’un Russell fût aux affaires, et il prélevait une sorte de dîme sur toutes les idées nouvelles, tous les projets qui étaient de nature à plaire à la nation. Il avait achevé la première réforme parlementaire. Il eut le regret de n’avoir pu faire la seconde et ne se contenta pas de l’honneur de l’avoir préparée avec M. Gladstone. Il avait cru aller assez loin en demandant le droit électoral pour tous les ouvriers qui paient 7 livres sterling de loyer. Ses principes whigs l’obligeaient à prendre encore quelques précautions contre ceux qui tiendraient dans leurs mains, par les élections à la chambre des communes, les destinées de l’Angleterre. Les tories furent cette fois plus libéraux que lui : ils accordèrent le droit électoral à tous ceux qui paient un loyer, et firent, avec M. Disraeli, suivant le mot de lord Derby, « le saut dans un trou noir. » Lord Russell, qui s’indignait de trouver les conservateurs si osés, ne voulut toutefois pas les combattre, et engagea ses amis dans la chambre des communes à voter la nouvelle réforme. Il en voulait moins aux tories de dégrader la franchise électorale que d’avoir fait une sorte de pacte avec la nation en lui témoignant une confiance presque sans bornes. Lord Russell a une foi pleine dans l’antique constitution anglaise ; jamais il ne sépara dans son esprit l’autorité des communes de celle des lords et de la monarchie. « Si les privilèges héréditaires des pairs étaient détruits, écrit-il emphatiquement, la prérogative héréditaire du souverain serait aussi sacrifiée. — N’accrochez pas, a dit un orateur dans la chambre des communes, la couronne au clou d’une exception. — Le souverain n’hérite pas plus nécessairement de la sagesse que le duc de Norfolk. »
Le vieux whig revit tout entier dans ces lignes : il tient aux privilèges de la pairie autant qu’aux droits des communes ; il est fier en contemplant « dans une seule assemblée les descendans des Talbots qui ont combattu pour leur pays au XIVe siècle, avec le Napier qui a triomphé si récemment en Abyssinie, avec les héritiers de Marlborough qui a vaincu à Blenheim, de Wellington, le vainqueur de Waterloo, de Nelson mort à Trafalgar, de Cecil, le sage conseiller d’Elisabeth. » Il ajoute avec un suprême dédain : « Il est bien vrai qu’il n’y a pas d’éditeur de magazine qui ne s’engageât à fournir, si on lui donnait quelques jours, un meilleur sénat que la chambre anglaise des lords. » Quand la reine Victoria monta sur le trône, Russell était secrétaire d’état, et leader du parti ministériel dans les communes. « Je ne pouvais pas, dit-il, me dissimuler qu’il y avait dans la chambre des hommes qui s’éloignaient beaucoup de ces principes qui, sous la domination du parti whig, avaient maintenu la maison de Hanovre sur le trône, avaient protégé la liberté civile et religieuse, avaient préservé à travers tous les événemens la fidélité au trône et à la constitution. Je ne pouvais endurer en silence ni encourager des propositions tendant à détruire l’aristocratie ou à déraciner l’église d’Angleterre ; ma résistance fut couronnée de succès. » Le « dangereux petit radical » fut toujours un aristocrate, un royaliste, un anglican. « Quand, dit Montaigne, quelque pièce dans l’estat se démanche, on peut l’estayer ; on peut s’opposer à ce que l’altération et corruption naturelle à toutes choses ne nous esloigne trop de nos commencemens et principes ; mais d’entreprendre à refondre une si grande masse et à changer les fondemens d’un si grand bastiment, c’est à faire à ceux qui pour descrasser effacent, qui veulent amender les deffauts particuliers par une confusion universelle et guarir les maladies par la mort : non tam commutandarum quam evertendarum rerum cupidi. » Si on jette les yeux sur la liste des mesures que lord Russell a soutenues pendant sa longue carrière parlementaire, on verra en somme que sa politique intérieure a été marquée par la prudence aussi souvent que par l’audace, qu’il n’a jamais porté de coups volontaires aux grandes forces sociales et politiques qu’il a trouvées debout et qu’il n’a jamais été un de ces « misérables flatteurs, » présent aussi funeste aux peuples qu’aux rois ; mais nous allons l’examiner sous un autre jour, et voir quelles ont été son attitude et son influence sur la politique extérieure de son pays.
Lord Russell n’a jamais appartenu à cette école qui voudrait isoler l’Angleterre politiquement comme la nature l’a isolée géographiquement. Il a toujours revendiqué pour son pays le droit de se mêler à toutes les questions qui agitent les nations, non-seulement en Europe, mais dans le monde entier. L’Angleterre a attaché son nom à une foule de traités, et elle ne peut se soustraire aux obligations de la grandeur. Avec lord Palmerston, il fut le dernier représentant d’une politique qui ne se prive jamais de l’intervention morale quand elle ne peut avoir recours à l’intervention directe, qui a l’œil ouvert partout, qui gronde quand elle ne peut frapper, qui conseille encore quand on n’écoute plus ses conseils, qui observe tout le mouvement des affaires humaines pour jeter au moment décisif son poids dans la balance des intérêts et des passions, qui s’attribue les victoires que d’autres ont remportées. Cette politique d’ordinaire ne fait que l’œuvre du chœur antique ; elle prévoit les catastrophes, elle jette sa note morale dans le drame, elle réprimande, elle gémit ; rendons pourtant cette justice à lord Russell que ce rôle seul ne lui convenait pas. Il était volontiers prêt à l’action : son humeur l’y poussait assez pour qu’il pût toujours se croire autorisé à y pousser les autres. En parlant de lord Palmerston, il dit : « Je n’avais point de raison de croire qu’il fût moins attaché que moi à l’honneur national, qu’il fût moins fier de toutes les victoires que notre nation a obtenues sur terre et sur mer, qu’il détestât l’accroissement de nos colonies, que ses mesures dussent tendre à réduire ce grand et glorieux empire à n’être qu’une manufacture de cotonnades et un marché d’objets à bas prix avec une armée et une marine réduites par de misérables économies à la faiblesse et à l’impuissance. » Ces fières paroles sont le trait du Parthe qu’il lance en quittant les affaires à son propre parti, énervé par les théories de l’école de M. Gladstone.
Le rôle actif de lord Russell dans la diplomatie anglaise ne commence qu’assez tard ; mais ses mémoires nous font connaître ses sentimens aux époques antérieures. Il remplit quelque temps le poste de secrétaire des colonies. Il raconte qu’un jour une personne appartenant au département des affaires étrangères de France vint lui faire visite et lui demanda ce que l’Angleterre voulait garder pour elle sur le continent australien : « Tout, » répondit-il. L’homme est dans ce mot. Il considéra toujours les colonies comme des parties intégrantes de la « grande Angleterre. » « Il est de mode aujourd’hui, écrit-il, de dire que les colonies qui ont adopté les institutions anglaises, dont les ministres se retirent devant un vote de défiance, dont les lois sont calquées sur les nôtres, sont virtuellement indépendantes et n’ont pas de droit à notre protection. Rien de plus bas que l’esprit, rien de moins sage que la politique qui inspire de telles assertions. » Il a pris pour devise : tu regere imperio populos, Romane, memento. Il faut que les colonies soient libres, mais qu’elles se souviennent toujours que cette liberté est un don de l’Angleterre. Il ne se figure pas la Nouvelle-Écosse, le cap de Bonne-Espérance ; la Jamaïque, la Nouvelle-Zélande, essayant leur « petit spasme d’indépendance. » Il applaudira toujours à ces « petits spasmes » quand il s’agira de provinces révoltées contre d’autres gouvernement que le sien. Ce qui est légitime ailleurs devient un crime quand la grandeur anglaise est en jeu. Tout ministre qui essaierait de relâcher les liens des colonies du nord de l’Amérique et de l’Angleterre est par lui taxé d’avance « d’infamie. » Nous ne saurions blâmer l’énergie de ces sentimens ; mais celui qui les professe aurait peut-être pu regarder d’un œil plus équitable les tentatives de gouvernemens établis cherchant à retenir dans l’obéissance des provinces qui leur appartenaient aussi légitimement que Gibraltar ou l’Inde appartiennent à la Grande-Bretagne.
Nous allons voir quels sentimens inspiraient lord Russell dans des questions qui n’intéressaient pas la grandeur coloniale de l’Angleterre. Lord Palmerston, qui observait attentivement les affaires d’Orient, vint demander au cabinet en 1840 des pouvoirs pour contracter une alliance avec l’Autriche, la Prusse et la Russie pour protéger la Turquie contre les empiétemens de l’Égypte appuyée par la France. « Je donnai, dit lord Russell, la main à ce plan. » Il demande cependant un délai, craignant que lord Holland et lord Clarendon, très favorables à l’alliance française, ne fussent trop enclins à résister à lord Palmerston. Il fut convenu que la question serait traitée dans une séance prochaine du cabinet. Dans l’intervalle, lord Russell vit lord Melbourne, il le pria d’agir sur lord Holland, dont la retraite pouvait provoquer une crise ministérielle. Lord Melbourne y consentit, le cabinet se prononça unanimement pour le projet de lord Palmerston, et quelques jours après le traité de la quadruple alliance fut signé. Lord Russell se mit en communication avec le duc de Wellington, et lui demanda s’il y avait quelque danger au cas où la flotte française attaquerait Malte ou Gibraltar. Le duc de Wellington répondit qu’il ne le croyait pas ; mais, plus généreux que lord Russell, il exprima le regret qu’on n’eût pas invité la France à signer au traité. Saint-Jean-d’Acre fut pris. « Je n’eus pas de peine, dit lord Russell, à obtenir le pardon du parlement pour notre victoire. » Le règne pacifique de Louis-Philippe ne donna guère occasion à lord Russell de se plaindre de la France. Il considéra la révolution de 1848 comme une catastrophe, et vit avec appréhension la France, dégoûtée d’une république de hasard, se jeter dans les bras du neveu de Napoléon. Il alla jusqu’à se séparer de lord Palmerston quand celui-ci reconnut trop hâtivement au gré de la reine le gouvernement issu du coup d’état de 1852. Ce divorce ne devait pas être long, et la question d’Orient rapprocha bientôt le nouvel empereur et les hommes d’état anglais, dont il se montrait disposé à servir les desseins.
La question d’Orient était née dans les lieux saints. Lord Palmerston au début recommandait à sir Stratford Canning de ne point se mêler du tout de la querelle de la France et de la Porte. L’Angleterre resta longtemps hésitante : c’est à lord J. Russell que sir Hamilton Seymour écrivit (11 janvier 1853) la fameuse dépêche de « l’homme malade. » Quelques jours après, il lui adressait dans une dépêche moins connue le récit d’une longue conversation avec le tsar. « Maintenant, disait ce dernier au ministre anglais, je désire vous parler en ami et en gentleman ; si nous arrivons à nous entendre sur cette affaire, l’Angleterre et moi, le reste importe peu ; ce que pensent ou font les autres m’est indifférent. Usant donc de franchise, je vous dis nettement que, si l’Angleterre songe à s’établir un de ces jours à Constantinople, je ne le permettrai pas ; il vaut mieux dans ces occasions parler clairement. De mon côté, je suis également disposé à prendre l’engagement de ne pas m’y établir, en propriétaire il s’entend, car en dépositaire je ne dis pas ; il pourrait se faire que les circonstances me missent dans le cas d’occuper Constantinople, si rien n’est prévu, si l’on doit tout laisser aller au hasard. » Le souverain qui se livrait avec une effusion si imprudente était visiblement sincère ; il voulait attirer l’Angleterre à lui, en faire un pôle d’une Europe dont il serait l’autre pôle. On peut deviner quels chatouillemens d’amour-propre éprouvait lord J. Russell en recevant de telles dépêches ; il ne s’attarda pas trop longtemps au rôle de Célimène diplomatique. Lord Palmerston avait réussi à triompher de quelques scrupules, et lui avait fait accepter sans trop de répugnance l’alliance de l’empire nouveau. Dès le 9 février 1853, lord Russell écrivait à sir Hamilton Seymour de manière à dissiper toutes les espérances du tsar. Il répondait à l’abandon d’une conversation décousue, familière, presque caressante, par la correction, à la confiance par la froideur. La mort de l’homme malade et l’ouverture de son héritage n’étaient plus que des « éventualités. » Il était impossible, en droit et en fait, de dissimuler aux autres cours les « transactions » proposées entre la Russie et l’Angleterre. L’Angleterre n’avait aucune intention d’acquérir Constantinople, elle était heureuse de recevoir une assurance semblable de la Russie ; mais ce désintéressement, qui donnait à l’empereur une gloire plus éclatante que celle des conquêtes, ne pouvait être mieux montré qu’en ne faisant aucune démonstration militaire ou maritime contre la Turquie, en ne diminuant point l’autorité de la Porte par une intervention dans son gouvernement intérieur.
L’optimisme de Nicolas au sujet de l’Angleterre ne put être vaincu ; il ne pouvait croire sans doute qu’on pût hésiter entre Napoléon III et lui. Pendant que sir H. Seymour lui fait lecture de la dépêche de lord Russell, il l’interrompt sans cesse et il se répand en dangereuses confidences, il se précipite sur la pointe de l’épée qu’on lui oppose. La plume habile de sir H. Seymour a fixé cette scène étrange et tragique, si l’on pense à toutes les conséquences d’un tel malentendu. Le tsar allait de la caresse au défi : jamais il ne permettrait qu’on fît un nouvel empire de Byzance, que la Grèce devînt une puissance redoutable, ni que la Turquie s’émiettât en petites républiques, qui serviraient d’asile à Kossuth, à Mazzini, aux révolutionnaires d’Europe. Il commencerait plutôt la guerre et la continuerait tant qu’il aurait un homme et un fusil. Pourtant il inclinait toujours à la confiance ; il restait familier, appelait le sultan « ce monsieur. » Il se plaignait que la dépêche de lord John ne fût pas assez explicite. Il voulait s’entendre avec lui. « Ce n’est point un engagement, une convention que je demande, c’est un simple échange d’idées et au besoin une parole de gentleman ; entre nous, cela suffit. » Sir Hamilton Seymour avait été très surpris de la façon dont le tsar lui parla de l’Autriche : « Ce qui convient à la Russie convient à l’Autriche ; nos intérêts dans la question de la Turquie sont identiques. » On sait en effet que l’Autriche essaya d’empêcher la guerre ; elle fit accepter par les grandes puissances une note qui fut envoyée simultanément à Saint-Pétersbourg et à la Porte. Nicolas se déclara prêta l’accepter ; la Porte refusa, si l’on n’y faisait certaines modifications. L’empereur de Russie ne voulut pas accepter des modifications dictées par la Porte. On dut se demander alors si l’on obligerait la Porte à signer la note originelle en la consolant par la garantie que l’interprétation de cette note n’appartiendrait qu’aux grandes puissances. C’était l’avis de lord Aberdeen et d’autres membres du conseil ; ce ne fut pas celui de lord Russell et de lord Palmerston. Les interprétations que la Russie donna elle-même de la note des quatre puissances obligèrent le gouvernement français à cesser de peser sur la Porte dans le sens de l’acceptation. Le gouvernement anglais protesta également contre le sens donné par la Russie à la note des puissances.
Le gouvernement autrichien ne se découragea pas ; il fit de nouvelles tentatives : les empereurs d’Autriche et de Russie se rencontrèrent à Olmütz ; peu après, ils virent ensemble le roi de Prusse à Varsovie ; on ébauchait des projets d’arrangement. Lord Stratford fit le sien après le comte Buol ; au milieu de ces discussions, la guerre éclatait entre la Russie et la Porte. Pendant ces vaines tentatives, lord Aberdeen avait toujours trouvé devant lui lord Russell et lord Palmerston. Il écrivait le 20 octobre 1853 à M. Gladstone en parlant d’un projet de note commune des gouvernemens français et anglais qui avait chance d’être adoptée à Vienne, et qui devait être de nature à être imposée à la Turquie : « Si raisonnable que fût ce projet, je ne crus pas prudent d’y adhérer. Je vis que lord Palmerston et lord John Russell étaient tous deux décidés à s’y opposer jusqu’à la dernière extrémité (to the ulmost extremity). » Il ajoute qu’il ne crut pas devoir engager une lutte ouverte avec eux… — Nous lisons dans une lettre adressée au mois de février 1875 à lord Russell, après la publication de ses Souvenirs, par le fils de lord Aberdeen, sir Arthur Gordon : « À ce moment et dans la suite jusqu’à sa mort, l’impression de lord Aberdeen a été certainement que les vues que vous entreteniez sur les différences entre la Russie et la Porte vous faisaient une impossibilité de seconder consciencieusement les efforts qu’il faisait pour la paix, et que, s’il en avait été autrement, la guerre aurait pu être évitée. » Dans la réponse que fit lord Russell à sir Arthur Gordon, il écrit lui-même : « L’échec des tentatives faites pour empêcher une guerre entre la Grande-Bretagne et la France d’une part et la Russie de l’autre ne venait point de la répugnance de lord Aberdeen à insister sur la signature de la note autrichienne par la Russie ; il était dû à un dissentiment profond (an inconciliable difference) entre lord Palmerston et moi d’une part et de l’autre lord Aberdeen et quelques membres du cabinet. L’empereur de Russie était alors dans un état de frénésie, et rien ne pouvait le contenter que la destruction totale de l’indépendance et de la dignité de la Sublime-Porte. »
Après cet aveu, est-il bien nécessaire de raconter la suite des négociations ? Le parti de la guerre triomphait à Londres, et ce fut lord Russell qui rédigea l’ultimatum qui demandait l’évacuation des principautés par les troupes russes. Nous retrouvons lord John à Vienne pendant les conférences tenues dans l’espoir de mettre fin à la guerre, discutant ce qu’on nommait alors les quatre points avec le prince Gortchakof. Il est intraitable sur les droits de souveraineté de la Porte, soit qu’il s’agisse du gouvernement à donner aux principautés ou du sort des sujets chrétiens du sultan. S’il est question des droits de souveraineté du tsar, il est plus coulant. Quand M. Drouyn de Lhuys (protocole de la conférence du 17 avril 1855) demande si la Russie jugerait ses droits atteints en s’interdisant la liberté de construire dans la Mer-Noire un nombre illimité de vaisseaux, lord Russell croit devoir ajouter que « l’histoire offre plus d’un exemple de grands et glorieux souverains qui ont consenti à une limitation de leurs droits de souveraineté chez eux, » et avec un singulier à-propos il cite Louis XIV souscrivant à la démolition de Dunkerque. Le 21 avril 1855, la Russie persistant à vouloir tenir ouverte la Mer-Noire, que l’Angleterre et la France voulaient tenir fermée, lord John déclare que ses instructions étaient épuisées et se retire de la conférence.
Sautons par-dessus les années, car nous n’avons pas à raconter ici la guerre de Crimée, ni le congrès de Paris. Dès que la guerre de 1870 eut ébranlé l’Europe, la Russie demanda la révision partielle du traité de Paris, et voici comment lord Russell parle de ce grave incident : « En 1856, l’Angleterre obtint à Paris (il n’est pas question de la France) un traité par lequel la Russie s’engageait à faire de la Mer-Noire une mer neutre, et à ne pas envoyer de vaisseaux de guerre dans cette mer. Considérant qu’un grand nombre de sujets russes vivent sur les bords de la Mer-Noire, c’était là une stipulation très dure et très extraordinaire. Personne n’eût été surpris d’apprendre que la Russie, ses ressources navales et militaires rétablies, demandât aux puissances européennes de se réunir et de modifier cette dure clause du traité de 1856, à laquelle toutes les puissances principales avaient adhéré. Rien n’eût été plus raisonnable qu’une pareille requête. Est-ce là ce qu’elle a fait ? A-t-elle proposé aux puissances de se réunir sous la présidence de la Grande-Bretagne ? Tout au contraire, le prince Gortchakof, au nom de l’empereur de Russie, a déclaré que cette partie humiliante du traité de Paris était nulle et non avenue. Il a déclaré que son maître impérial ne voulait plus s’y soumettre. Il est bien vrai qu’une conférence a eu lieu et qu’une condition a été insérée dans les articles, en vertu de laquelle, en cas de violation des autres parties du traité de 1856, l’Angleterre et la France pourraient donner à la Turquie l’appui de leur flotte. Ce n’est là qu’un masque décent sur les traits durs du dictateur russe. »
Lord Russell a conduit la politique extérieure de l’Angleterre depuis l’année 1859, sous les auspices de lord Palmerston, pour me servir de son expression, jusqu’à la mort de cet homme d’état, en octobre 1865. Sa main a touché à tout : aux États-Unis, à l’Italie, à la Pologne, au Danemark. Nous voudrions, dans les grands événemens de cette période, montrer autant que possible sa part personnelle, directe, saisir l’homme dans cette volumineuse et débordante correspondance, qui va de Downing-Street dans tous les coins du monde. Le peuple américain associera toujours le nom de lord Russell aux souvenirs douloureux de la guerre de sécession. Il avait compté sur les sympathies, sinon de toute l’Angleterre, au moins du parti libéral, qui avait prodigué les encouragemens aux abolitionistes. Il ne trouva, au moment du danger, que de la froideur orgueilleuse, des conseils méprisans, ou même une joie mal dissimulée. M. Lincoln prit la présidence le 4 mars 1861, et son gouvernement demanda à lord Russell de ne rien faire qui fût de nature à encourager les rebelles. Lord Russell répondit que l’arrivée de M. Adams, attendu à Londres, fournissait une occasion naturelle et appropriée de, discuter les questions que soulevait la rébellion. Le 1er mai, lord Russell informa M. Dallas, qui était encore à Londres, que le gouvernement anglais avait lié son action à celle de la France en ce qui concernait les États-Unis. Le même jour, il écrivait aux lords de l’amirauté de donner des ordres « pour que rien ne soit fait, par les forces navales de sa majesté, qui indique une préférence pour l’un des deux partis dans la lutte qui allait s’ouvrir. » Sur la simple nouvelle apportée par les journaux que M. Lincoln avait déclaré les ports du sud en état de blocus, lord Russell résolut d’accorder aux rebelles les droits de la belligérance. Il écrivait le 6 mai à lord Lyons, et appelait les États-Unis « la portion septentrionale de la défunte Union (the late Union). » M. Adams apprit en débarquant à Liverpool que le gouvernement avait le même jour lancé une proclamation de neutralité (13 mai). « Quand nous connûmes la capture des deux commissaires confédérés à bord du Trent, écrit lord Russell, lord Palmerston me demanda confidentiellement ce que nous aurions à faire. Je lui répondis brièvement en citant ce que dit Grattan au sujet d’une autre puissance : « le gouvernement américain est un gouvernement devant lequel il est très dangereux de se sauver. » La guerre ne sortit pas heureusement de cet incident, car M. Lincoln eut la sagesse de rendre les deux commissaires. Lord Russell raconte que lorsque l’un d’eux, M. Mason, vint en Angleterre, il le reçut dans sa propre maison. M. Mason lui avoua que sa mission était de demander la reconnaissance de la république confédérée. « Je lui répondis que si les opérations des états du sud avaient été couronnées d’un plein succès, si leurs victoires avaient été brillantes et décisives, on aurait très bien pu demander la reconnaissance au gouvernement britannique ; mais rien de tout cela n’était arrivé. »
Dans un discours public à Newcastle, voici comment lord Russell s’exprimait sur la lutte engagée en Amérique (14 octobre 1861) : « Nous voyons deux partis en lutte, non sur la question de l’esclavage, bien que l’esclavage soit la cause de la querelle, non à propos de la liberté commerciale ou de la protection, mais comme ont fait tant d’états dans le vieux monde, l’un des deux se bat pour l’empire, l’autre pour l’indépendance. » A la chambre des lords (5 février 1863) il dit plus tard : « Il y a une chose qui peut être le résultat de la lutte, et qui à mon sens serait une grande calamité : c’est la subjugation du sud par le nord. » Un autre jour (9 juin 1864), il dit aux lords : « Il est terrible de penser que des centaines de mille hommes sont tués pour empêcher les états du sud d’appliquer les principes que l’Amérique invoqua contre nous en 1776. »
Lord John Russell avait la mission particulière de veiller au maintien rigoureux de la neutralité anglaise. Le gouvernement français, animé à cette époque des sentimens les moins bienveillans pour les États-Unis, respecta le droit des gens et ne laissa sortir aucun corsaire confédéré de ses ports. Lord Russell usa de moins de rigueur, et des corsaires construits, équipés, armés dans les eaux anglaises, chassèrent le commerce américain de toutes les mers.
Le traité de Washington et l’arbitrage ont mis fin à la longue contestation soulevée par les déprédations de l’Alabama. En 1870, lord Russell publia deux volumes de dépêches et de discours, et dans son introduction il répétait ce qu’il n’avait jamais cessé de dire à M. Adams, que les États-Unis n’avaient aucun droit de se plaindre qu’on eût laissé l’Alabama sortir de Liverpool. Il se retranchait derrière le droit municipal, et opposait le Foreign Enlistment Act aux règles du droit des gens. « Pendant la discussion, lit-on dans cette introduction, des questions relatives à l’Alabama et à la Shenandoah, le grand objet du gouvernement anglais fut de garder pour ses sujets la sécurité du jugement par le jury, et pour la nation le commerce des constructions navales, commerce légitime et lucratif. » Ces deux objets, suivant lui, eussent été compromis, si on eût ouvert l’oreille aux plaintes de M. Adams. Comparez ce langage à ce qu’écrit aujourd’hui lord Russell. « Dans une seule circonstance, je veux dire la fuite de l’Alabama, nous commîmes une erreur. Je crus qu’il était de mon devoir d’attendre un rapport des officiers légaux de la couronne, mais j’aurais dû me contenter de l’opinion de sir Robert Collier, et donner des ordres pour arrêter l’Alabama à Liverpool. » Il dit ailleurs : « Après avoir reçu l’opinion de sir Robert Collier, il y avait une cause prima facie pour retenir l’Alabama, et j’aurais dû le faire pendant les quatre jours qui s’écoulèrent jusqu’au moment où je reçus l’opinion des officiers légaux de la couronne. » Il revient une troisième fois sur ce point. « Je donne mon entier assentiment à cette opinion du lord chief-justice d’Angleterre, qui dit que l’Alabama aurait dû être retenu pendant les quatre jours durant lesquels j’attendais l’avis des officiers légaux ; mais je crois que la faute ne fut point celle des commissaires de la douane, ce fut la mienne, puisque j’étais secrétaire d’état des affaires étrangères. » Cette faute eut des conséquences incalculables : elle prolongea la guerre des États-Unis, elle aigrit les rapports de l’Amérique et de l’Angleterre, et plus tard elle énerva la politique de la Grande-Bretagne par la crainte de représailles qui pouvaient devenir sa ruine. Lord Russell mit treize ans à la découvrir, s’il la reconnaît aujourd’hui avec cette franchise un peu hautaine qui est la fibre de son caractère. Quand lord Russell gémit sur la nouvelle politique qui « a terni l’honneur national, blessé les intérêts et abaissé le caractère national, » se demande-t-il si cette politique d’effacement n’est pas due au sentiment que l’Angleterre a porté à ses flancs depuis l’affaire de l’Alabama, la haine des États-Unis ?
Lord Russell n’a point ménagé ses attaques contre le traité de Washington, qui a mis fin à une si longue querelle : il cite le livre où M. de Hübner dit que les Américains s’accordent à considérer ce traité comme une capitulation de la part de l’Angleterre. Ses critiques sont aujourd’hui vaines ; les relations de l’Angleterre et des États-Unis sont redevenues cordiales, et elles ne seront sans doute pas compromises par des passages tels que celui-ci : il exprime l’espoir qu’à l’avenir la correspondance des deux pays « sera dans le ton de George Washington et de M. Jefferson, de lord Grenville et de M. Hammond, et non dans la langue de Fish et de Cushing, de lord Granville et du marquis de Ripon. » Fish et Cushing tout court ! Fish est le secrétaire d’état des affaires étrangères à Washington, Cushing est en ce moment ministre d’Amérique à Madrid.
Détournons-nous des pays pour lesquels lord Russell professe des sentimens qui ne sont pas ceux de la bienveillance : cherchons les nations, les causes qu’il a servies. Nous trouvons tout d’abord l’Italie. On peut concevoir toutes les tendresses pour cette terre illustre et bénie ; mais les ministres des affaires étrangères ne sont pas des poètes. Ils écrivent en prose : ils ont la garde officielle des traités, et même quand ils jouissent secrètement de les voir déchirer, ils s’abstiennent ordinairement de témoigner leur joie. La fameuse dépêche de lord John Russell à sir J. Hudson (27 octobre 1860) est le monument le plus curieux d’une littérature diplomatique tout à fait nouvelle. On voudrait la citer tout entière, comme lord Russell lui-même le fait dans ses mémoires.
Lord Russell constate que l’empereur des Français, l’empereur de Russie, le prince-régent de Prusse, ont exprimé leur déplaisir en apprenant l’invasion du territoire pontifical et du territoire napolitain par l’armée du roi de Sardaigne. L’Angleterre à son tour donnera son avis. « Les grandes questions qui nous semblent pendantes sont celles-ci : le peuple italien a-t-il le droit de demander l’assistance du roi de Sardaigne pour le débarrasser (to relieve) de gouvernemens dont il est mécontent, et le roi de Sardaigne est-il justifié à donner l’assistance de ses armes aux états romain et napolitain ? » À ces deux questions, lord John répond par l’affirmative, il condamne les deux gouvernemens romain et napolitain comme « si mal munis pour l’administration de la justice, la protection de la liberté personnelle et le bien-être du peuple, que leurs sujets regardent le renversement de leurs gouvernans comme une condition préliminaire de tout progrès. » D’autre part, la conviction s’est formée en Italie que ce pays ne peut se préserver du joug étranger qu’en formant un seul gouvernement pour toute l’Italie.
Quelque opinion qu’on puisse avoir sur les événemens qui ont précipité l’unité italienne, on reconnaîtra, je pense, que jamais un ministre des affaires étrangères ne tint un langage plus révolutionnaire. N’y avait-il dans ce langage qu’une sorte de candeur inspirée par un zèle enthousiaste ? Il y avait autre chose. La France avait commencé l’œuvre de la libération italienne. La France avait obtenu la Savoie ; la France pouvait encore beaucoup pour le nouveau royaume inachevé, menacé, incertain de l’avenir. « Sans dépenser un homme ni un shilling, » suivant le mot de lord Palmerston, l’Angleterre voulait cependant obtenir une part de la reconnaissance italienne. Elle montra à M. de Cavour tous les duchés, tous les royaumes de la péninsule : « Tout cela est à toi. » Il n’y avait là rien que de très naturel, de très humain ; mais l’opinion publique exprimait ce sentiment avec assez de violence, par la presse, dans les chambres, pour qu’il ne fût pas nécessaire qu’un ministre des affaires étrangères prît lui-même le costume du tentateur et transportât M. de Cavour sur la montagne.
La dépêche à sir J. Hudson, qui invitait le roi de Sardaigne à faire le plus d’annexions possible, mérite d’être mise en regard d’un discours prononcé par lord John Russell devant la chambre des communes ; en commentant l’annexion récente de la Savoie, il disait : « Malgré notre vif désir de vivre dans les meilleurs termes avec le gouvernement français, je pense que nous ne devons pas nous séparer des autres nations de l’Europe. S’il faut aujourd’hui redouter telle annexion, demain entendre parler de telle autre, et vivre ainsi dans des craintes perpétuelles de bouleversement, les puissances de l’Europe, si elles veulent maintenir la paix, doivent respecter leurs droits réciproques ; elles doivent respecter les frontières de leurs voisins. » (26 mars 1860.)
L’amitié de lord Russell porta bonheur à l’Italie ; une statue de la jeune Italie, offerte par des habitans de Milan, orne sa bibliothèque ; on n’y voit point de statue de la Pologne, ni du Danemark. Sa générosité avait un moment épousé la cause polonaise. La France était sortie de la guerre de Crimée sans haine pour la Russie, la colère de l’Angleterre frémissait encore après la chute de Sébastopol, et son épée ne rentra dans le fourreau que lentement et comme à regret. Elle vit avec déplaisir les deux cours des Tuileries et de Saint-Pétersbourg se rapprocher lentement ; l’insurrection polonaise, en ébranlant ces rapports devenus inquiétans, rejeta violemment dans ses bras un allié qu’elle craignait de perdre. Elle arrivait à point pour préserver l’Europe d’une nouvelle entrevue de Tilsitt, peut-être plus féconde en résultats. L’agitation polonaise[2] avait commencé dès 1861, et à ce moment déjà lord Russell prédisait un avenir glorieux à une nation qui, après tant de malheurs, gardait intact le sentiment de la patrie.
Quand le gouvernement russe provoqua l’explosion par ses mesures sur le recrutement, lord John écrivit à lord Napier, l’ambassadeur anglais en Russie : « Aucun raisonnement ne peut donner le droit de changer la conscription en proscription, de condamner des hommes au service militaire parce qu’ils sont soupçonnés de projets révolutionnaires. » (11 février 1863.) M. de Bismarck parut éprouver une grande frayeur en face de l’insurrection polonaise ; après avoir songé un moment à faire occuper le royaume par des troupes allemandes, il aima mieux profiter des circonstances pour contracter une alliance russe indissoluble, et, en même temps qu’il parlait à l’ambassadeur anglais, sir A. Buchanan, de la défaite probable des Russes, il conclut une convention avec la Russie. La France ne se tirait qu’assez difficilement des liens qu’elle avait commencé à nouer avec cette puissance. Lord Russell sentit le besoin d’agir seul, le cabinet français affectant encore de considérer les difficultés polonaises comme tenant simplement à des mesures, d’administration intérieurs, et, désirant peser d’abord sur la Prusse, il résolut de s’en prendre au grand coupable (le mot est de lord Cowley, dépêche du 16 mars 1863).
« La Russie, écrivait-il le 17 mars à lord Bloomfield en rendant compte d’une conversation avec le comte Apponyi, ne peut gouverner la Pologne que de deux manières. L’une était celle de l’empereur Nicolas : la tenir subjuguée et dégradée, détruire sa langue, la contraindre par la force à changer sa religion. Ces moyens répugnent à toutes les notions de justice et de clémence. L’autre était celle d’Alexandre Ier : la protéger contre la haine et la vengeance des Russes en lui donnant la garantie des institutions populaires et d’une administration locale tout à fait distincte de celle de la Russie. Je ne nie pas que, si la Pologne devait prospérer sous un tel régime, les aspirations à l’indépendance seraient entretenues et pourraient peut-être se voir satisfaites dans dix ou vingt ans. » Pour lui, il préférait une paix immédiate qui ne laisserait aux Polonais que « l’espoir d’une indépendance finale » et une période de justice, de prospérité, de liberté, à « la condamnation d’une Pologne russe à une sombre et néfaste période d’esclavage et de soumission qui serait suivie, peut-être dans peu de temps, d’une nouvelle éruption de haine et de vengeance. » Il expliquait ces vues au parlement : il ne s’agissait pas de refaire l’ancienne Pologne, de restaurer un grand état ; il n’en caressait pas moins « cet esprit de nationalité polonaise que je crois ne devoir mourir jamais, que j’espère ne devoir mourir jamais. » Ce qu’il voulait, c’était un gouvernement constitutionnel pour la Pologne, et il croyait volontiers, depuis la dépêche à sir J. Hudson, que ce qu’il voulait devait arriver.
Quand le baron Brunnow lui faisait remarquer qu’il y aurait quelque chose de choquant à donner à la Pologne ce que le tsar n’accordait point à ses sujets : « Pourquoi, lui demanda bonnement lord Russell, des institutions représentatives ne seraient-elles pas accordées en même temps au royaume de Pologne et à l’empire de Russie ? » Le comte Russell ajoute dans la dépêche où il raconte cette conversation (10 avril 1863) : « Comme le baron Brunnow n’était pas instruit des intentions du tsar à ce sujet, il ne le pressa point davantage. » Aux phrases de lord Russell, la Russie répondait par des faits : rassurée du côté de la Prusse, elle devenait de plus en plus impérieuse. Les Polonais suppliaient le ministre anglais de sortir du terrain des traités de 1815, sur lequel il restait encore : il s’y décida enfin, et jeta le gant à la Russie au banquet de Blairgowrie (16 septembre 1863). Le partage de la Pologne était passé dans le droit européen ; par les traités de 1815, les puissances européennes se sont engagées à faire respecter les conditions stipulées dans ces traités, et il concluait ainsi : « Les conditions en vertu desquelles la Russie a obtenu la Pologne n’ayant pas été remplies, le titre même peut difficilement être maintenu. »
Lord Russell écrivit une dépêche conçue dans ce sens, et déjà elle était partie quand il reçut la visite de l’ambassadeur d’Allemagne, qui lui conseilla de ne pas hasarder des déclarations que le roi Guillaume considérerait comme « attentatoires aux droits de la Prusse. » M. de Bismarck avertissait aussi lord Russell que, si le tsar était déclaré déchu de ses droits sur la Pologne, on pourrait déclarer le roi de Danemark déchu de ses droits sur les duchés. On arrêta par le télégraphe le courrier qui portait la dépêche comminatoire envoyée à Saint-Pétersbourg, et ce fut fini ! Lord Russell écrivit cette courte note envoyée le 20 octobre au prince Gortchakof : « Le gouvernement de sa majesté n’a pas le désir de prolonger la correspondance au sujet de la Pologne pour le simple plaisir de la controverse. Le gouvernement de sa majesté reçoit avec satisfaction l’assurance que l’empereur de Russie continue à être animé d’intentions pleines de bienveillance vis-à-vis de la Pologne et de conciliation vis-à-vis des puissances étrangères. »
D’où venait une complaisance si subite, si complète, si étrange pour l’Allemagne ? Faut-il le demander ? L’instinct gouverne les hommes autant que l’intelligence, et des pressentimens secrets montraient déjà à lord Russell la force qui devait abaisser la puissance française. La question polonaise avait servi à détacher la France de la Russie, la Pologne pouvait être oubliée ; l’ennemi véritable, l’ennemi dangereux, ce n’était pas la Russie, c’était l’allié, le voisin, celui à qui l’on ne pouvait pas faire de sermons, dont la tête roulait sans cesse des projets inconnus. Par plus d’un chemin, des mots mystérieux venaient de Berlin. La Russie et l’Autriche abaissées par les armes de la France, et l’Italie enchaînée par son alliance, il n’y avait plus d’autre puissance vierge que la Prusse.
Dans les duchés danois, aussi bien qu’en Pologne, en Italie, la diplomatie se trouvait comme étranglée entre les traités d’une part et de l’autre des aspirations nationales devenues presque irrésistibles. On voit au vieux château de Cobourg la figure dorée qui ornait la proue d’un navire danois pris dans les premières luttes qui suivirent la révolution de 1848. L’Allemagne parlait déjà alors de délivrer ses frères opprimés ; elle voulait surtout se délivrer elle-même, déchirer les liens dans lesquels son ambition restait impuissante. Lord Russell, dans cette fatigante question des duchés, débute naturellement comme le défenseur attitré du traité de Londres. Sa correspondance est correcte, pragmatique, pour employer le mot de M. Disraeli ; il prêche la patience au Danemark, la modération à l’Allemagne. Il ne reconnaît pas la théorie allemande de l’union des deux duchés, qui avait été repoussée par les puissances en 1852. « La Prusse, écrivait-il le 6 janvier 1862, consentirait-elle à ce que son budget militaire fût soumis à une assemblée composée exclusivement de représentans de Posen ? Supposons que le Danemark fût sous le coup de quelque danger extérieur, serait-il conforme à l’intérêt de la nation de convoquer quatre assemblées diverses afin d’obtenir des subsides pour l’armée et la marine ? » À ce moment, les Allemands demandaient qu’il y eût quatre assemblées législatives indépendantes pour le Holstein, le Slesvig, le Lauenbourg, le Jutland et les îles, qui eussent une influence égale sur les intérêts généraux. Quelques mois après, lord John Russell accompagna sa souveraine à Cobourg ; il en revint avec des idées nouvelles. Il se laissa convaincre que le gouvernement danois était très oppresseur dans le Slesvig, qu’il ne tenait pas les engagemens contractés en 1851. Il conseilla dans une dépêche restée fameuse (24 septembre 1862) de détacher le Slesvig du Danemark proprement dit et de reconnaître aux quatre provinces dont se composerait le royaume une autonomie complète. Il n’est pas étonnant que la diète ait regardé cette proposition anglaise comme « une base acceptable pour un arrangement. » Lord Russell prenait pour ainsi dire l’Allemagne par la main et la menait lui-même dans ces duchés qu’elle convoitait depuis longtemps.
Il eut pourtant des révoltes. Quand l’Allemagne menace les duchés de l’exécution fédérale, il se fâche : « Si l’Allemagne persiste à confondre le Slesvig avec le Holstein, d’autres puissances de l’Europe pourraient bien confondre le Holstein avec le Slesvig et lui contester le droit de se mêler des affaires de l’un comme de l’autre. Une telle prétention pourrait devenir aussi dangereuse à l’indépendance et à l’intégrité de l’Allemagne que le serait une invasion du Slesvig à l’indépendance et à l’intégrité du Danemark. » Quand le Bund va ordonner l’exécution, il se tourne vers la France, lui demande appui pour rappeler les puissances allemandes au respect des traités ; il n’obtient de ce côté aucun encouragement. Il prit sa revanche quand la France mit en avant l’idée d’un congrès européen. Il en repousse la pensée (dépêche du 25 décembre 1863) en termes secs, froids, opposant aux vagues espérances que soulevait ce mot de congrès les faits impitoyables et une humilité politique calculée. Il prêche toutes les cours contre ce congrès, laissant ainsi la France isolée dans son « idée » »
Il morigénait en même temps sans relâche les petites cours allemandes, comme pour montrer à l’empereur des Français, qui voulait faire de la grande politique, que la petite, la sienne, était la seule efficace. Sa longue, interminable correspondance fait penser aux feuilles d’automne qui tombent sur une armée en marche. Rien ne pouvait plus arrêter les événemens. Aux remontrances du secrétaire d’état anglais, on répondait par ces banalités qui servent d’habit à toutes les violences. On occupait le Slesvig pacifiquement il n’était qu’un gage : l’Allemagne remplissait une mission conservatrice. Lord Russell répondait en vain que l’agression, Il au lieu d’être un frein, deviendrait un éperon. » Un jour, il disait que « l’invasion du Slesvig mettrait en grand danger les relations de l’Angleterre et de la Prusse ; » le lendemain, il atténuait ces paroles. Il avait refusé la proposition française d’un congrès ; il se rabattit sur l’idée plus modeste d’une conférence, il en faisait déjà le programme. La France cette fois se croisa les bras.
Lorsqu’on apprit à Londres le passage de l’Eider, l’Angleterre eut un moment de honte. Quand lord Russell expliqua sa conduite devant les lords, il fut contraint de prononcer ces paroles : « Nous n’avons pas fait la guerre pour le Danemark, d’abord parce que la France nous a refusé son concours, ensuite parce que nous n’avons jamais donné au gouvernement de Copenhague l’assurance formelle de l’assister. » Les temps étaient passés des interventions armées, l’Angleterre se contentait de la pression morale. Pendant la guerre, il y eut une conférence à Londres ; lord Russell avait réussi à grand’peine à la réunir ; la France et l’Angleterre y proposèrent le partage du Slesvig. On vit bientôt que toute entente serait impossible, la conférence fut close, et les hostilités recommencèrent. « La conférence, dit M. Disraeli, a duré le temps d’un carnaval et a été une affaire de masques. » Les fils du traité de Londres pendaient en lambeaux ; « la guerre annule les traités, » était le nouvel axiome que la Prusse opposait à toutes les combinaisons anglaises. La question danoise avait pour jamais glissé hors des mains de la Grande-Bretagne. L’opposition ne reprocha pas à lord Russell de n’avoir point mis les armes de l’Angleterre au service des traités, elle lui reprocha seulement d’avoir eu des velléités de résistance, d’avoir laissé espérer des services qu’il ne pouvait accorder. Pendant deux ans, le lion anglais avait rugi, quand il ne voulait pas mordre.
Il n’est pas douteux que ce grondement sans fin, toujours suivi d’une résignation facile à tous les événemens, qui a été le caractère de la politique extérieure de lord Russell, a laissé peser sur l’Angleterre les soupçons d’une impotence secrète, d’une faiblesse que l’opinion publique a exagérée. Quand on a vu de fiers descendans des plus grandes maisons semer leurs paroles dans le monde comme une poussière stérile, on s’est demandé si l’Angleterre se contenterait désormais du rôle de Cassandre, et d’une Cassandre qui ne reçoit plus les secrets des dieux ! Il peut y avoir de la grandeur dans le silence, il n’y en a pas dans la parole qui n’est plus la sœur de l’action. Lord Russell n’accorde pas même un souvenir au Danemark dans ses mémoires. Il se convainquit bien vite après sa déconvenue « qu’il y a du baume dans Gilead. » Il vit avec joie grandir une puissance militaire nouvelle sur le continent et eut des applaudissemens pour tous ses triomphes. La passion qui donna l’unité à sa vie à travers mille contradictions reçut des satisfactions suprêmes. Cette France dont l’ambition guerrière l’avait tant de fois troublé, il la vit envahie, vaincue, rançonnée, privée de deux provinces. Il pardonna à l’homme d’état qui l’avait mené comme un aveugle à travers le dédale du Slesvig-Holstein ; le spectacle de la nouvelle Europe le consola de la nécessité de livrer enfin à d’autres mains, après trente-trois ans de primauté incontestée, la direction du grand parti whig. Ses derniers conseils, ses dernières remontrances à ce parti, touchent surtout aux questions extérieures ; il dirait volontiers à son pays, si cet aphorisme n’appartenait plutôt à ses adversaires politiques : a Repose-toi, et sois reconnaissant » (rest and be thankful) ; mais son ambition nationale n’est pas encore satisfaite. Il rêve je ne sais quelles luttes où les armes anglaises brilleraient d’une nouvelle gloire. Il jette les yeux sur l’avenir.
Il voit par momens l’étoile d’un nouveau Napoléon se lever, pâle encore, sur l’horizon, et dit alors : « Les grands pouvoirs européens sont avertis ; l’Angleterre et l’Italie, l’Allemagne et la Prusse, l’Autriche et la Russie feront bien, quand l’aigle impériale volera de clocher en clocher à Notre-Dame, de faire des traités d’alliance et de se préparer à l’action. » Il est rassuré par l’état présent des alliances européennes. « Nous pouvons, dit-il, compter sur la prudence de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Russie ; ces trois puissances resteront unies en esprit, sinon dans la forme. Huit ou dix mois avant que la guerre de 1870 n’éclatât, lord Clarendon m’informa que la Prusse avait un arrangement avec la Russie, en vertu duquel la Russie mettrait une armée assez forte sur la frontière gallicienne pour empêcher l’Autriche d’assister la France dans la guerre future. » Lord Russell est confiant dans la durée des intérêts prêts à se coaliser contre nous. Il le dit avec cette candeur brutale qui n’a jamais rien épargné. « Si les rêves de Napoléon Ier inspiraient quelque futur Bonaparte et le poussaient à tenter de recouvrer ce qu’on nomme les frontières naturelles de la France, j’ai confiance que de nouveaux cent-jours amèneraient une troisième invasion de la France. » Le moment est bien choisi en vérité pour faire de telles prophéties ! et ce n’est pas seulement de l’enfance que l’on peut dire : « Cet âge est sans pitié. »
Comme les lutteurs retirés, lord Russell ne supportait qu’impatiemment le repos. Il trouva une occasion de remuer encore une fois les passions nationales quand le parlement de Berlin vota les lois du docteur Falk. Lord Russell, protestant zélé et érastien, partisan d’une église nationale, avait cherché toute sa vie le moyen de contenir l’église catholique d’Irlande : en dernière analyse, il n’en avait pas imaginé de plus simple que de la salarier. Il salua un maître dans le docteur Falk, et l’on apprit tout d’un coup avec quelque étonnement que le patriarche du parti « de la liberté civile et religieuse » avait accepté la présidence d’un grand meeting à Londres, où l’on devait approuver les mesures des gouvernemens allemands contre l’église catholique et voter une adresse d’encouragement et de félicitation à M. de Bismarck. Les dissidens avaient applaudi aux lois Falk sans les bien connaître ; c’était assez pour eux qu’en vertu de ces lois un évêque fût de temps en temps mis en prison, et qu’on vendît ses meubles à l’encan ; on ne comprit guère l’enthousiasme de lord Russell. Sa conduite fut vivement attaquée ; on lui reprocha de soulever des passions désormais calmées en Angleterre. Il répondait à un de ses amis, qui cherchait à lui faire comprendre que M. de Bismarck n’avait aucun besoin des sympathies anglaises, et que toute agitation religieuse pouvait avoir de funestes conséquences en Irlande : « Je crois arrivé le moment prédit par sir Robert Peel, le moment où l’église catholique romaine ne se contentera plus de l’égalité et ne sera satisfaite que par la domination. À cette domination, qui s’étend ouvertement à tous les hommes qui ont reçu le baptême, qui embrasse par conséquent notre reine, le prince de Galles, nos évêques, notre clergé, je refuse de souscrire. On proclame à Rome l’autonomie de l’Irlande. Je m’oppose au pouvoir temporel de Rome sur l’Irlande. » (Lettre du 4 décembre 1873 à sir George Bowyer.) Voilà tout ce que le debater des anciens jours trouvait à dire. Il n’entreprit pas même la défense de ces lois auxquelles il accordait son appui moral, et il ne se demanda pas ce qui arriverait si elles étaient appliquées en Irlande ou en Angleterre. Pas un homme politique de quelque poids ne s’associa à la croisade entreprise par lord Russell ; lui-même se trouva trop indisposé le jour de la réunion publique pour y assister. Il avait lancé sa dernière flèche, telum imbelle sine ictu. Il est triste qu’elle eût été dirigée par cette main déjà tremblante contre le principe de la liberté religieuse, qui avait été pour ainsi dire l’une des devises de sa vie. Sa vision morale s’était ternie ; il lui fallait encore le bruit de quelques applaudissemens, fût-ce de cette foule qu’on soulève toujours en Angleterre en prononçant le nom de Rome. Ce n’est pas sans tristesse que l’on mêle ces critiques au récit d’une vie qui à tant d’égards mérite d’inspirer le respect. Dédaigneux de la fortune, lord Russell a consacré toute sa vie, toutes ses forces aux affaires publiques, il a aimé son pays d’un amour peut-être trop jaloux, mais il a toujours vu dans la cause de l’Angleterre celle de la justice et de la liberté. Il a aimé les lettres, et l’un des plaisirs de sa vieillesse est de répéter à ses enfans les poèmes dont sa mémoire est remplie. Il a gardé dans ses mœurs un peu de cette simplicité rustique qui a toujours distingué le grand seigneur anglais du courtisan. Sa figure a quelque chose d’imposant ; on ne sent dans sa raideur, dans ses maladresses, rien de l’art perfide de quelques-uns de ses contemporains. Il est encore sincère quand il se dément lui-même. Il restera comme l’un des types les plus originaux de cette forte aristocratie anglaise qui a su imposer sa primauté à un peuple avide de liberté et contraindre les monarchies les plus puissantes à compter avec elle.
AUGUSTE LAUGEL.