Lorenzo Benoni, les confessions d’un révolutionnaire italien

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Lorenzo Benoni, les confessions d’un révolutionnaire italien
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 5-53).
LES CONFESSIONS


D’UN


RÉVOLUTIONNAIRE ITALIEN





Lorenzo Benoni, passages in the life of an Italian, edited by a friend ; Edinburgh, Thomas Constable, 1854.





Ce n’est pas seulement aux intérêts matériels que la guerre est défavorable : la littérature en souffre également, sans avoir, pour patienter et attendre, les mêmes ressources que les intérêts matériels, — les nécessités de la vie, par exemple, auxquelles bon gré, mal gré, il faut satisfaire, et les dépenses capricieuses de la vanité et de la sensualité, qui, assez vivaces pour résister aux révolutions et aux tempêtes, offrent toujours à l’industrie une source intarissable d’affaires et de profits. Il en est autrement avec les choses qui n’existent que par les loisirs d’un certain public et la curiosité des esprits. Cette curiosité ne se porte plus sur le roman nouveau ou l’œuvre dramatique récente, mais sur les dépêches télégraphiques, les correspondances étrangères et les lettres des amis absens qui nous aident à suivre le mouvement des flottes, les marches des armées, les ravages du choléra. Dans un tel état de choses, la curiosité de l’écrivain est, elle aussi, fort émoussée ; il ne prend plus le même plaisir à observer le monde auquel il est mêlé, à pénétrer les secrets de la vie qui l’environne : il partage la disposition générale et porte involontairement les yeux là où les porte le monde entier. Alors éclosent par milliers les livres de circonstance ; c’est le bon moment pour une foule d’écrivains de trouver à placer leur prose en fabriquant un livre qui n’aurait jamais été fait, ou de se faire un nom en publiant une brochure politique. Chacun saisit l’occasion aux cheveux, et des écrits éphémères sur la Russie, sur Schamyl, sur les Intérêts de l’Allemagne, etc., viennent encombrer le marché littéraire. Cette remarque ne s’applique pas d’ailleurs seulement à la France, et nous n’avons cette année à signaler aucun de ces livres si fréquens en Angleterre et même en Amérique, où, sous une forme populaire et romanesque, l’écrivain nous raconte ses explorations et ses découvertes au sein de la société, et touche aux questions morales qui nous intéressent et nous agitent le plus. Pas de Mary Barton, pas d’Alton Locke, pas d’Oncle Tom, pas de contes d’Hawthorne ! En Angleterre comme en France, les livres de circonstance ont la vogue et menacent de la garder longtemps.

Un des derniers livres qui ait eu le privilège d’exciter la curiosité des lecteurs anglais nous reporte aux idées et aux questions qui nous agitaient il y a quelques années à peine et qui reviendront encore nous agiter trop probablement, hélas ! Il n’est point écrit par une plume anglaise, il est l’œuvre d’un ancien révolutionnaire italien, d’un ex-membre de la Jeune-Italie, d’un ami de Mazzini, et renferme la confession des espérances et des déceptions d’un républicain désabusé. Cette lecture a été pour nous un véritable plaisir et comme un baume rafraîchissant. Quel bonheur d’échapper pour un moment à la politique du jour, de ne plus entendre parler du Pruth et du Sereth, de ne plus être obligé de s’intéresser aux destinées de la Turquie, mais de pouvoir être ému des douleurs d’une nation de même race que nous, os de nos os, chair de notre chair, et de rêver avec tristesse sur le sort d’un pays qui a produit les plus grands hommes des temps modernes, sur la patrie de Dante et de Michel-Ange, de Machiavel et de Galilée ! Avec quel plaisir nous nous sommes intéressé aux illusions et aux fautes de ces jeunes fous, écrivant, projetant, complotant, formant des sociétés secrètes, traçant des plans de constitution, chantant la république future et prophétisant à tue-tête le retour des jours de Saturne à cette terre des dieux, des poètes et des héros !

M. Ruffini, l’auteur du livre, écrit sans amertume et sans colère. Pas un mot de haine contre les gouvernemens qui l’ont persécuté ne tombe de sa plume. Une douce ironie brille au-dessus de toutes ces pages écrites avec une verve toute juvénile, et où le souvenir fait revivre avec tous leurs enchantemens les illusions des premières années ; — encore cette ironie modérée et contenue ne s’applique-t-elle jamais qu’à sa personne, à ses actes et à ses fautes. L’auteur, qui doit toucher maintenant au milieu de la vie, nous semble, si nous osons conjecturer dans des matières si délicates, être arrivé à cette sérénité qui s’achète par tant de souffrances et de déceptions, mais qui ne manque jamais d’être le partage et la récompense des natures nobles et élevées.

Dans la jeunesse, à l’époque où l’on est tout amour, foi et espérance, et où les trois vertus théologales forment pour ainsi dire le fonds de notre être moral, à cet âge merveilleux et rapide où l’on ignore ce que c’est que le mal, où les passions ne sont pas encore des vices et présentent un aspect charmant, certaines âmes se font une idée trop haute de la vie et de ce qu’elle peut être ; mais le désenchantement, qui ne manque jamais d’arriver, et la triste certitude qu’elles ne manquent jamais d’acquérir, que les rêves ne sont que des rêves, n’ébranlent cependant pas toujours en elles la fidélité aux croyances qui ont fait leur vie. Ces croyances font encore leur orgueil, ne pouvant plus faire leur mobile d’action, et leur ouvrent les sources de la consolation et de la paix. Ces âmes pèsent leurs illusions d’autrefois contre les réalités d’aujourd’hui : les premières n’existent pas, mais elles sont plus belles ; les secondes existent, mais elles sont difformes. Alors elles arrivent à se dire qu’en définitive elles ne s’étaient pas trompées. Elles reconnaissent et avouent sans hésiter qu’elles ne rencontrent nulle part leurs idées, mais peut-être parce qu’elles n’étaient faites que pour elles. Elles gardent donc leurs chères utopies, refusent d’y renoncer, et permettent au monde d’agir et de penser autrement qu’elles. Les personnes qui arrivent à cet état moral conservent toute leur jeunesse d’âme sans l’intolérance de tempérament de la jeunesse. Elles consentent à voir le monde marcher autrement qu’elles ne l’avaient souhaité. Elles se résignent à ne pas voir triompher leurs idées. Elles restent en paisible possession de leurs croyances sans troubler celles d’autrui. Elles sourient d’elles-mêmes et de leur persistance à croire encore à des choses auxquelles tout le monde a renoncé. De là l’air de noblesse et la suprême distinction qui s’attache aux personnes qui sont arrivées à cet état moral, et que vous ne retrouverez jamais ni chez l’ambitieux fourvoyé, ni chez l’homme vulgaire et sensuel désabusé, ni chez le renégat versatile qui met ses apostasies sur le compte de l’expérience et des années.

L’impression générale que nous avons gardée du livre de M. Ruffini nous fait croire qu’il a été écrit dans de telles dispositions morales. L’auteur est toujours un libéral, s’il n’est plus républicain ; il croit toujours au bien comme dans sa jeunesse, s’il ne croit plus aux sociétés secrètes ; il ne renie aucun de ses premiers rêves, ce sont les moyens qu’il a employés pour les réaliser qu’il condamne. Il est aisé de voir que si par un miracle M. Ruffini pouvait rétrograder, il servirait encore les mêmes dieux ; seulement il les servirait autrement. Nous signalons ce fait comme très honorable pour M. Ruffini. Il n’est pas rare de voir de notre temps des demi-conversions et des conversions entières ; mais il est rare de voir un homme persister dans ses anciennes idées, ne pas calomnier ses anciennes croyances, et se contenter de se condamner soi-même et de dire : « C’est moi qui fus un serviteur maladroit, imprudent, insensé. »

Il n’y a pas non plus trace dans ce livre de ce détestable esprit italien moderne que nous appellerons tout crûment du nom d’athéisme. Si vous avez rencontré par hasard quelque Italien réfugié, et que la conversation ait pris une certaine tournure, vous aurez été peut-être frappé de l’amertume impie et de l’accent blasphématoire de ses paroles. Triste effet de la servitude et de la tyrannie sur une population sensible, impressionnable et entraînée vers les choses extérieures ! Cette impiété a du reste un caractère fort singulier et essentiellement italien ; elle a un caractère superstitieux et presque catholique. Cet athéisme n’est pas celui de l’homme qui n’a pu arriver à croire en Dieu, ni celui de l’homme qui a dû renoncer à croire ; c’est celui de l’homme refusant de reconnaître la puissance d’un être plus fort que lui et qui l’écrase. Je vois encore le geste, le regard, j’entends encore l’accent d’un pauvre Italien, pendant qu’il me citait avec un enthousiasme mêlé de rage cette parole de Guerrazzi, je crois : « Pourquoi les choses ne sont-elles pas autrement ? Demandez-le à celui qui, pouvant faire mieux, ne l’a pas voulu faire. » Un mélange malsain d’athéisme à la Jacopo Ortis et de colère à l’Alfieri compose très souvent le caractère des révolutionnaires italiens contemporains, et suffirait presque seul à expliquer leurs fautes et leur absence d’esprit pratique. Les poings levés vers le ciel n’arrangeront nullement les affaires de l’Italie, et les imprécations lancées contre Dieu ne peuvent nuire qu’à ceux qui les profèrent. Nous avons cherché avec curiosité si nous trouverions trace de ce sentiment dans Lorenzo Benoni, et nous devons dire à la louange de l’auteur qu’il ne s’y laisse apercevoir nulle part. Du reste, l’auteur s’abstient soigneusement de parler de religion et de laisser apercevoir ses croyances religieuses personnelles. Il est permis de supposer que M. Ruffini n’est pas un catholique très orthodoxe, mais il ne hasarde nulle part une réflexion philosophique, et n’attaque même le clergé italien que d’une façon très modérée. En somme, son livre est, sous ce rapport, l’œuvre d’un homme sensé, revenu des discussions oiseuses, et comprenant l’inutilité des polémiques qui ne peuvent pas aboutir.

L’auteur s’est servi de cette forme autobiographique que les écrivains anglais emploient si volontiers, et où, dans un cadre romanesque, ils aiment à raconter les réalités d’une existence individuelle. Ce livre est donc un récit, et un récit fort bien fait, varié, plein de portraits, semé çà et là de pages éloquentes, amusant surtout, et c’est là son principal mérite. C’est un vrai plaisir que de voir, au milieu de ces pages écrites en langue anglaise, éclater la vie et le mouvement de l’Italie. Pas de longues conversations, pas de passions métaphysiques, pas de subtilités protestantes dans les sentimens amoureux, mais en revanche peu d’esprit pratique et peu de profondeur dans tous les passages traitant de la politique ; peu de fermeté de trait dans toutes les descriptions de la vie réelle, peu d’esprit d’analyse et d’observation morale. Une certaine veine comique tout italienne y court cependant ; la pantomime des personnages, leurs ridicules physiques et extérieurs, mais ceux-là seulement, y sont fort bien saisis et reproduits. Ce livre est, en un mot, tout le contraire de ce qu’il aurait été, s’il eût été écrit par un Anglais. Les caractères, les portraits, les incidens de la vie politique, y eussent été bien mieux saisis et racontés, toutes les relations de Lorenzo avec le chef révolutionnaire qu’il désigne sous le nom de Fantasio, y eussent tenu bien plus de place ; mais en revanche quels sentimens amoureux alambiqués, quel médiocre platonisme, quels scrupules de langage, quelles conversations entortillées nous aurions eus ! Ici ce sont au contraire tous les passages qui se rapportent à l’amour, au plaisir physique, à la sensualité, à la description extérieure des objets et des personnes, qui sont les plus éloquens et les plus naïfs. Ce livre est donc curieux en ce qu’il nous montre en même temps ce que le Latin a de supérieur au Saxon et ce que le Saxon a de supérieur au Latin.

La meilleure manière de faire comprendre ce livre est de l’analyser en y mêlant le moins possible nos idées personnelles, de le raconter d’une manière désintéressée et à la façon d’un secrétaire abrégeant un rapport. Il y aurait de la maladresse à mêler nos sentimens et nos impressions aux sentimens et aux impressions de l’auteur ; il y aurait du pédantisme à opposer nos opinions politiques à celles d’un homme qui avoue sincèrement que la voie où il entra n’était pas la meilleure, et qui fait assez clairement entendre que, s’il lui était donné de rétrograder dans la vie, les moyens qu’il a employés ne sont pas ceux qu’il choisirait.


I. — LES ANNÉES D’ENFANCE.

Lorenzo Benoni, issu d’une bonne famille de bourgeois de Gênes, au moment où s’ouvre le récit, n’est encore qu’un enfant, déclinant et conjuguant les substantifs et les verbes de la langue latine et servant la messe de son oncle le chanoine, qui habite dans une petite ville à égale distance de Gênes et de Nice, le meilleur des hommes, mais le plus ennuyeux des oncles et le moins amusant des précepteurs. Les occupations de sa vie étaient aussi peu variées que les occupations de son esprit ; les unes et les autres se résumaient en une seule : la récolte des olives et la préparation subséquente de ces fruits. Les rares instans où la pensée des olives n’absorbait pas toutes les facultés de son intelligence étaient employés par le bon chanoine à injurier la France et les Français. « Ce que la France ou les Français avaient fait au vieux chanoine, je ne le sais pas, nous dit son neveu, mais je me rappelle une certaine anecdote qu’il répétait sans se lasser, avec un plaisir toujours nouveau et un remarquable contentement de lui-même. Se trouvant une fois dans le voisinage du Var, là où cette rivière sépare les états sardes de la France, il avait traversé le pont, était entré sur le territoire français, avait fait la nique à la France, et s’en était retourné triomphant. Que la France se tire de là comme elle pourra ! »

La maison du chanoine était assez triste. La cuisinière, la vieille Margherita, personne sèche, revêche, presque méchante, d’une économie qui frisait l’avarice, aurait volontiers, par dévouement pour la bourse de l’oncle, réduit à la portion congrue le neveu, qu’elle regardait comme un intrus. Le professeur de latin, jeune abbé, long, râpé, émacié, portant sur le visage les traces de ses jeûnes forcés, était un de ces décens affamés que les pays du midi ont toujours produits en abondance. De tels personnages n’étaient pas faits pour jeter beaucoup de variété dans la vie du jeune Lorenzo, qui aurait joyeusement préféré à leur monotone compagnie celle du moindre enfant du voisinage. Un soir, au moment du souper, un joyeux vacarme se fait entendre dans la rue que le chanoine habite. Au carillon bizarre des clochettes se mêle le son grotesque de casseroles et de poêles à frire, que frappent à tour de bras les voisins en belle humeur. Un bruit exhilarant de pelles et de pincettes se marie harmonieusement à la voix criarde du fifre et à la voix rauque et sourde du tambourin ; des chansons bouffonnes et des braiemens d’âne, des quolibets féminins et des cris d’enfans, complètent cette agréable musique. Lorenzo n’y tient plus : il sort sur la pointe du pied, et va prendre part au charivari dont la ville régale un veuf remarié. La punition du coupable ne se fait pas attendre : il est ramené à la maison avunculaire et condamné au carcere duro, c’est-à-dire à l’emprisonnement dans l’office noir, avec privation de souper. Ce supplice dure plusieurs semaines, au bout desquelles Lorenzo, ennuyé et affamé, sort de sa prison et de la maison de son oncle, prend à pied la route de Gênes, où il arrive chez son père, qui quelques jours après le renvoie au collège royal. Ce carcere duro, cette première résistance à la tyrannie et cette évasion sont de l’année 1818. Quatorze ans plus tard environ, l’auteur échappait à un plus redoutable carcere duro et avait essayé de résister à des tyrannies plus sérieuses que celles du bon chanoine : il ne lui fallut pas longtemps du reste pour acquérir la certitude que le monde est peuplé de despotes. Où ne rencontrait-il pas la tyrannie ? Il la rencontrait au foyer paternel, où trônait son père, despote capricieux, désagréable, homme charmant d’ailleurs et d’une politesse remarquable toutes les fois qu’il était hors de chez lui. Il la rencontrait au collège sous une triple forme, sous la forme de l’esprit exclusif de caste dans la personne d’un de ses condisciples, le prince d’Urbino, — sous la forme de l’abus de la force physique dans la personne d’un autre élève, Anastase, — sous la forme de l’abus de pouvoir et de l’injustice morale dans la personne des professeurs. Lorenzo résista successivement à ces trois tyrannies, il finit par triompher des trois et même par établir une république éphémère ; mais cette résistance opiniâtre lui coûta son meilleur ami : triste présage pour l’avenir et qui ne devait que trop se réaliser !

M. Ruffini a longuement insisté sur les années de son enfance, et nous ne pouvons lui en faire un reproche. Qui n’aime à revenir vers ces années où tout était plus beau et où l’on sentait plus vivement ? Ce n’est même que dans l’enfance que les impressions sont vives. Malheur à celui qui à cet âge n’en a pas fait provision pour toute sa vie ! C’est l’époque où nous avons eu la notion la plus nette des choses, l’époque où nous avons vu les neiges les plus blanches, les rayons de soleil les plus dorés, les froids les plus piquans, les chaleurs les plus accablantes. D’autres sensations arrivent avec les années, des sensations artificielles, compliquées, presque abstraites et métaphysiques, qui gênent la liberté de nos sens, et nous empêchent de sentir comme autrefois. Et d’ailleurs cette vie des enfans n’est-elle pas, sous une forme innocente, exempte de périls, la répétition du drame ennuyeux, lamentable et fatigant qu’ils auront à jouer plus tard d’une manière sérieuse ? Ces coteries d’enfans qui se font opposition les unes aux autres, qui ont chacune leurs grands hommes, que sont-elles, sinon le symbole de cette force d’association qui sert de base à la société en même temps qu’elle crée le mensonge social, et qui fait que dans le monde une douzaine d’imbéciles qui se soutiendront mutuellement auront plus d’influence et de pouvoir que l’homme le plus remarquable ? Ces combats à coups de poing livrés pour des points d’honneur puérils ne sont-ils pas de véritables duels ? En vérité, toute la vie future de Lorenzo est contenue dans sa vie de collège : qu’importe que l’on résiste au vice-recteur ou au gouvernement piémontais ? Tous ces amis qui fondent une république à la manière de Rome et de Sparte sont les mêmes qui formeront le carbonarisme et fonderont la Jeune-Italie. Tous ces enfans sont là déjà tels qu’ils seront dans la vie : le jeune Lorenzo est déjà ardent, romanesque, rêveur, disert ; Anastase, lâche, rapace, insolent et bas ; le brave Sforza a déjà le courage froid et la fermeté de caractère qu’il déploiera plus tard en face de la prison et de la mort ; le courageux Alfred, esprit lourd, cœur dévoué, a déjà cette puissance de sacrifice qui le ferait monter tranquillement sur l’échafaud, lui innocent, pour sauver un ami coupable. La scène seule changera, les acteurs resteront les mêmes.

Lorenzo, ainsi que nous l’avons dit, rencontre bientôt au collège la tyrannie sous ses formes les plus variées. Le roi Charles-Félix, étant en tournée à Gênes, devait recevoir une députation du collège, qui, selon l’usage, se composait du père recteur (il est inutile de dire que le collège était dirigé par des ecclésiastiques), du vice-recteur et des cinq élèves qui s’étaient le plus distingués dans les cinq divisions. Si la justice, non la politique et la flatterie, avait été consultée, Lorenzo aurait de droit représenté sa division ; mais Lorenzo n’avait aucun titre nobiliaire, et le prince d’Urbino fut nommé à sa place.


« Les autres enfans qu’on choisit pour compléter la députation étaient les deux fils d’un grand d’Espagne, le fils d’un général piémontais et l’héritier d’un riche planteur de l’île de Cuba, tous jeunes gens très bien choisis par rapport au rang et à la fortune, mais desquels on peut dire, pour se servir de l’expression anglaise, qu’ils n’étaient pas capables d’incendier la Tamise. En vérité le prince était presque un phénix en comparaison d’eux. Pas une place, pas une seule n’avait été réservée au mérite réel.

« Les révérends pères qui dirigeaient le collège royal, et qui étaient avant tout les humbles serviteurs des pouvoirs existans, savaient bien que ce qu’on leur demandait était de former des sujets dociles plutôt que des raisonneurs tracassiers. Quelque orgueilleux qu’ils fussent de leurs élèves distingués, ils se gardaient donc bien de les montrer à une cour où le talent était la pire recommandation, et la meilleure, un titre de noblesse ou une fortune de quelques millions. À cette époque surtout, les idées étaient l’épouvantail de la haute société. C’était à elles qu’on devait les dernières insurrections de Naples et du Piémont. Aussi pensait-on qu’il était grandement temps d’y mettre fin. Pour débuter, on avait fermé les universités de Turin et de Gênes, et le programme de François Ier empereur d’Autriche, faisait rapidement son chemin en Piémont. En réponse à un plan d’instruction publique qui lui avait été présenté à Milan par un professeur distingué, sa majesté impériale avait prononcé ces mots laconiques : « Tout cela est de trop. Si mes sujets savent lire et écrire, ils en savent assez. »


À ce système d’obscurantisme ajoutez les préjugés séculaires dont les meilleurs esprits étaient encore infectés, et vous aurez une idée du régime intellectuel qui florissait en Italie vers l’an 1820. M. Ruffîni cite à ce sujet un exemple assez curieux. Le père recteur du collège était un homme remarquable, et qui avait admirablement pénétré la nature de l’enfant, si l’on en juge par son système de terreur. « Un certain mystère entourait toutes ses actions, et particulièrement les punitions qu’il infligeait. » Lorsqu’un enfant avait commis une faute grave, il était enlevé, et on ne le revoyait plus de quelques jours. Un jour il mande Lorenzo, lui montre du doigt un livre saisi dans son pupitre, le Paradis perdu, et lui présente en même temps un autre livre ayant pour titre : Index librorum prohibitorum a summo pontifice. Voici le discours passablement grotesque que tint à Lorenzo cet homme pénétrant, qui appliquait le système de politique de Venise au gouvernement de son collège :


« — Eh quoi ! monsieur ! aurais-je dû m’attendre à cela de votre part ? Est-ce ainsi que vous récompensez les soins et la tendresse qu’ont eus pour vous vos professeurs ? Est-ce donc à vous précipiter tête baissée dans l’impiété que vous employez les talens qu’il a plu à Dieu de vous prodiguer ? Vous lui devez compte de votre temps, et vous remployez à lire des livres impies, à répandre le poison de l’hérésie parmi vos jeunes compagnons, vous qui devriez au contraire les édifier par votre exemple ! Vraiment Biscozza est un ange en comparaison de vous (Biscozza était notoirement le plus mauvais sujet du collège). Que sont ses polissonneries, si on les compare à l’impiété ? Savez-vous bien que par le seul fait d’avoir lu ce livre, vous êtes en état de péché mortel ? Savez-vous que s’il plaisait à Dieu de vous frapper de mort à ce moment (et puisse sa divine clémence vous donner le temps de vous repentir !), vous iriez à l’éternelle perdition ? Pouvez-vous penser à cela sans frémir, ou bien avez-vous déjà atteint au sommet de cette philosophie moderne qui nie l’infaillibilité du vicaire du Christ, ou même le Christ lui-même ? »


Revenons au voyage du roi de Piémont et au choix de la députation reçue par Charles-Félix. Il ne faut pas demander si Lorenzo avait ressenti vivement l’injustice qu’on lui avait faite en lui préférant le prince d’Urbino. Aussi, lorsque le prince rend compte à son retour des magnificences auxquelles il a été invité à prendre part, Lorenzo, la rage dans le cœur, ne manque pas de l’humilier, et ici se place une anecdote qui caractérise admirablement la nature des deux classes d’hommes les plus importantes de la société, — l’aristocrate de naissance et l’homme des classes moyennes.


« — Vous paraissez inquiet, Lorenzo ! dit le prince, fixant soudainement les yeux sur moi.

« — ….. Pas le moins du monde, mon cher garçon ; si j’ai ressenti quelque inquiétude, c’était à votre sujet, mais votre récit l’a entièrement dissipée.

« — Quelle inquiétude, au nom du ciel ! avez-vous dû ressentir à mon endroit ? demanda le prince avec un accent de surprise mêlée de déplaisir.

« — Eh mais ! une inquiétude très naturelle. Supposez que le roi, au lieu de vous interroger sur papa et maman, vous eût interrogé sur vos études, — quelque question d’histoire par exemple !

« — Eh bien ! quoi ! j’eusse répondu alors aussi bien que n’importe qui.

« — C’est là précisément ce dont je n’étais pas sûr. Supposez que sa majesté vous eût demandé le nombre des unités requises par Aristote dans une tragédie, où, quand et par qui le sonnet italien a été inventé, vous auriez peut-être eu grand’peine à répondre.

« À ce sarcasme, le prince fut embarrassé, d’autant plus qu’il ne pouvait nier son ignorance, et que cependant il n’était pas disposé à l’admettre. — Vous n’êtes pas mon examinateur, que je sache, répliqua-t-il en affectant un air de dignité ; aussi je ne prendrai pas la peine de vous prouver le contraire.

« — Eh bien ! donnez-nous une définition de la poésie en général, et laissons les autres questions.

« — Sur ma parole, s’écria le prince, je ne sais pas pourquoi vous vous donnez ces airs de supériorité. Devons-nous tomber à vos pieds et adorer le génie dans votre adorable personne ?

« Ce sarcasme, qu’il accompagna d’un profond salut d’humilité ironique, causa un éclat de rire général. — Il n’est pas nécessaire, répondis-je froidement, d’être un génie pour en savoir un peu plus que vous n’en savez.

« — Ah ! pour cela je vous vaux bien, répliqua le prince. J’espère que j’en ai donné des preuves, surtout en poésie.

« Il s’aventurait sur un terrain dangereux. — Comment ! répondis-je, ce misérable second prix vous a, je crois, tourné la tête, et cependant vous le devez à un sonnet de Frugoni, que vous avez d’ailleurs gâté en le copiant.

« — C’est une calomnie, s’écria le prince, qui devint rouge comme le feu.

« — Je pourrais prouver mon dire le livre en main, si je voulais, mais je ne veux pas. Nous verrons toutefois si je ne trouve pas moyen de vous guérir de vos prétentions à la poésie. »


Dans cette scène, le plus sot des deux enfans n’est pas celui qu’on pense. Lorenzo représente parfaitement dans cette occasion l’importance excessive et exagérée que les classes moyennes attachent à l’intelligence, l’orgueil qu’excite en elles le savoir, et par suite l’invincible penchant au pédantisme qui dépare toutes leurs qualités. Il est malheureux que Lorenzo n’ait pas été boiteux ou bossu, parce qu’alors nous aurions vu se dessiner le penchant contraire, l’importance exagérée accordée à l’élégance, à la grâce et aux choses extérieures, la tendance au dandysme en un mot. Le prince n’aurait pas manqué de reprocher à Lorenzo ses défauts physiques, comme aiment trop souvent à le faire les personnes de sa condition.

Le prince, comme beaucoup d’aristocrates, n’est soutenu que par l’orgueil que lui donne son rang et par l’importance que lui donne sa naissance ; mais trouvez moyen d’ébranler cet orgueil et de dissiper ce prestige qui l’environne : il perdra confiance en lui-même et reconnaîtra sans trop se faire prier son infériorité réelle. C’est là un fait qui s’est rencontré et qui se rencontre assez fréquemment dans le monde ; c’est aussi ce qui arriva. Défié par Lorenzo à un combat poétique en vers italiens, le prince ne trouve rien de mieux à faire que de copier sa composition dans un recueil quelconque : Lorenzo découvre la fraude, et du moment où le prince se sent humilié, du moment où sa conduite coupable a été dévoilée, un certain sentiment d’honneur que la naissance, à défaut d’intelligence, manque rarement de donner, lui fait comprendre la nécessité d’expier sa faute ; il devient le meilleur et le plus dévoué des amis ; il aidera désormais Lorenzo dans toutes ses entreprises, il l’aidera à renverser le tyran Anastase et à fonder une république sur le modèle romain ; plus tard il sera carbonaro avec lui, et prendra part à la formation de la société secrète de la Jeune-Italie. Tel qu’il nous est présenté par son ami Lorenzo, le prince est un assez bel échantillon de la noblesse de cœur que donne non pas la nature, mais la naissance et le titre acquis.

C’est entre le prince et Lorenzo qu’est concertée la chute du tyran Anastase. Qu’était ce tyran ? Une sorte de vaurien plus redoutable à ses camarades que jamais baron féodal ne le fut à ses vassaux ou aux marchands voyageant sur les grandes-routes, une espèce de Louis XI toujours suivi de deux acolytes aussi méchans que lui et qui étaient comme les grands prévôts et les exécuteurs des hautes œuvres de ce souverain arbitraire et pillard. Partout où il apercevait une friandise, un objet capable d’exciter sa rapacité, Anastase s’en emparait, levait des contributions sur les poches de ses camarades, fouillait les pupitres, décrétait des impôts. Un complot est ourdi. À un signal donné, toutes les voix s’écrient : À bas le tyran !… Anastase est renversé et appelle en vain à son aide ses deux acolytes, qui, désertant sa cause, s’unissent à ses ennemis. Alors Lorenzo comprend pour la première fois le caractère des foules et ce que c’est que la lâcheté humaine : une leçon dont il ne devait pas profiter plus tard !


« Anastase était assis à sa place, la tête penchée contre son pupitre et sanglotant ; mais son désespoir et ses larmes, loin d’éveiller la compassion dans les cœurs des révoltés, ne servirent qu’à donner naissance aux quolibets et aux jeux de mots les plus amers… De tous côtés partaient rumeurs, insultes, reproches sanglans. — Crie, monstre, toi qui as tant fait crier les autres. — Quelle pitié eus-tu pour moi le jour où tu m’as si cruellement fouetté ? — Où est le rire par lequel tu répondais aux cris de tes victimes ? — Oh ! mon bon ami, disait un autre, nous avons un petit compte à régler. Où est le canif que tu m’as volé ? — Où est mon ballon neuf ? — Où est ma bouteille de rosolio ? — Où est… ? etc. Et ainsi une douzaine de voix se succédaient les unes aux autres avec la rapidité des coups d’un marteau frappant sur l’enclume. « Mais, cria le premier qui avait parlé, qu’est-ce qui nous empêche de reprendre notre propriété ? — C’est juste ! » répondirent les autres, et en un moment toute la foule des réclamans spoliés se précipita vers le pupitre d’Anastase, qui eut tout juste le temps de s’échapper. Fidèle à mon rôle de modérateur, j’essayai d’empêcher cette anarchique explosion, et, ne pouvant y réussir, je tâchai de lui donner au moins le caractère et la forme d’une revendication régulière de la propriété. Mes exhortations et mes prières se perdirent au milieu des passions bouillonnantes de cette foule altérée de vengeance. En un instant, le pupitre assailli fut brisé, et non-seulement tous les objets réclamés furent repris, mais tout ce qui appartenait à Anastase, — livres, plumes, papiers, — fut mis en pièces et foulé aux pieds ; ce qui ne put être déchiré fut jeté par la fenêtre.

« Je déplorais en silence ces actes de vandalisme, et j’apprenais pour la première fois, à ma grande mortification, qu’il est plus aisé d’exciter les tempêtes populaires que de les arrêter, lorsqu’une fois elles sont déchaînées. Ce que je ressentis en ce moment s’est représenté plus d’une fois à mon esprit dans la suite, lorsque je lisais les histoires des révolutions, et m’a donné la clé de bien de ces contradictions apparentes dont l’existence des hommes publics offre des exemples frappans dans les temps révolutionnaires. Hélas ! pourquoi faut-il que l’abus soit si près de l’exercice du droit, que la licence accompagne la liberté, et que le mal marche côte à côte avec le bien ? Mais telle est l’humanité. »


Le tyran renversé, il fallait constituer la liberté. « Que pensez-vous d’un gouvernement républicain ? avait demandé Lorenzo au prince. Sparte, Athènes et Rome durent à ce gouvernement leurs plus beaux jours de gloire et de prospérité. » Lorenzo rédigea un plan de constitution qui fut acclamé par la foule et dont nous citerons les trois dispositions principales : 1° le pouvoir national résidait dans la division entière ; 2° ce pouvoir était délégué par la majorité des votes à deux consuls chargés de l’administration de la justice et du maintien de la liberté ; les punitions corporelles étaient abolies comme indignes d’hommes libres ; 3° les crimes contre la chose publique étaient punis par l’ostracisme. Sur la proposition du prince, qui tint à honneur de faire à lui tout seul sa nuit du 4 août, tous les titres de noblesse étaient et devaient rester abolis. Les deux premiers consuls nommés furent naturellement le prince et Benoni. Le jeune Lorenzo se comporta dans ces fonctions suprêmes avec justice et modération, en cherchant de son mieux à modérer la sévérité de son collègue, qui appliquait à tort et à travers l’ostracisme pour les fautes les plus légères. L’inauguration des consuls se fit avec grande pompe ; les deux magistrats, précédés de leurs licteurs, entourés de leurs gardes, lurent la constitution au peuple, qui leur répondit par les cris enthousiastes de : Dieu sauve la république ! Et la liberté fut fondée, mais pour un temps seulement, hélas ! car les choses de ce monde sont périssables. Il suffit d’une absence forcée de Lorenzo pour faire crouler la jeune république.

Cependant les années d’enfance touchaient à leur terme, et ce prologue de la vie, qui en est en même temps la parodie, conduisait Lorenzo à l’existence sérieuse, périlleuse, semée de douleurs.


II. — LES ANNÉES DE JEUNESSE ET LE CARBONARISME.

Au sortir du collège, Lorenzo alla continuer ses études au séminaire. Il était alors entré dans l’adolescence, et à l’instinct d’imitation qui lui avait fait copier les républiques grecque et romaine allait succéder un instinct plus noble, mais déjà plus dangereux, c’est-à-dire cet enthousiasme vague, indéfini, qui se porte indifféremment sur tous les objets à l’époque où l’expérience ne nous a pas encore enseigné l’existence des poisons et n’a pas éveillé en nous le sens critique et le discernement. Ce n’était plus des hommes de Plutarque et des récits de Tite-Live que se nourrissait sa jeune imagination, mais des histoires des saints et des martyrs, des spectacles ascétiques qu’il avait sous les yeux. Un soir qu’il se promenait à l’heure de l’Ave Maria, il entre dans une église appartenant à l’ordre des capucins ; là, à la lueur incertaine de quelques lampes tremblottantes, il contemple les novices agenouillés sur la pierre et chantant leurs psaumes. De temps à autre, un novice relevant la tête vers l’image du Sauveur découvre ses traits amaigris par le jeûne et la prière. Ce spectacle émeut profondément Lorenzo, qui prend pour une révélation une exaltation momentanée et une forte impression sensuelle. Une voix intérieure semblait lui dire : C’est là ce que tu cherches. Lorenzo sort de l’église tout brûlant de l’enthousiasme du martyre ; il rêve d’aller prêcher l’Évangile en Chine ou au Japon, et il découvre son projet à sa mère, qui le renvoie à l’oncle Jean.

Cet oncle Jean est un des personnages les plus curieux du livre, il est malheureux que l’auteur n’ait pas mis son caractère en pleine lumière et n’en ait fait qu’un comparse. L’oncle Jean est le type du véritable honnête homme tel qu’il peut exister aujourd’hui, bon, affectueux, indulgent, sans enthousiasme pour aucune cause, et refusant de prendre parti pour aucune, parce que dans la situation actuelle des choses il se rendrait infailliblement complice d’infamies et de lâchetés ou d’étourderies et de désastres. Il n’aime pas l’ancien régime et il le verrait tomber sans grands regrets, parce qu’il sent bien que tant qu’il ne sera pas renversé, le mal ne fera qu’empirer, et il ne voudrait pas le voir renverser, parce qu’il n’espère rien d’une population qui a été trop longtemps soumise à ce régime. Il désespère des nobles et des prêtres, des bourgeois et du peuple ; l’état des choses est pour lui un dilemme dont on ne peut sortir : ou l’ancien régime continuera d’exister et le mal ne fera qu’augmenter jusqu’à ce que la mort arrive, ou il sera renversé et la maladie, aggravée subitement par cette crise imprévue, ne fera qu’amener une mort plus rapide. Embarrassé par ce dilemme, il se repose sur le temps du soin d’arranger les affaires, et se complaît dans la pensée que tout ira pour le mieux malgré les hommes. Cette opinion, qui était celle de l’honnête oncle Jean relativement aux affaires italiennes vers l’an de grâce 1820, commence à se répandre rapidement ailleurs qu’en Italie. Ce n’est pas la plus saine partie de la population qui de nos jours prend fait et cause à outrance pour tel ou tel principe ; les honnêtes gens commencent à se distinguer à ce signe, qu’ils ne voient rien qui vaille la peine d’être aimé. Hélas ! hélas ! Dî avertant omen ! Une des conversations de l’oncle Jean expliquera mieux que nos commentaires ses opinions politiques.


« — Vous voyez les choses, me disait-il quelquefois, non comme elles sont, mais telles que votre imagination vous les peint. Presque tout le monde, je vous l’accorde, méprise et déteste le gouvernement, mais il n’en prospère pas moins pour cela. Analysez la société et dites-moi où vous voyez ces vertus viriles, cet esprit de dévouement qui régénère les nations. Regardez nos nobles par exemple : les vieux boudent le gouvernement ; croyez-vous que ce soit par amour de la liberté ? Allons donc ! ils agissent ainsi parce qu’ils voudraient tenir les rênes eux-mêmes. Les jeunes ne pensent qu’à leurs chevaux et à leurs maîtresses. Les classes moyennes sont rongées par l’égoïsme ; chaque individu est absorbé par son emploi, ou sa maison de banque, ou ses cliens, tous en général par la rage de faire de l’argent : le nombre un est leur Dieu.

« — Mais le peuple, mon oncle ?

« — J’arrive à lui. Le peuple est ignorant et superstitieux (ce n’est pas sa faute, mais il est ainsi), et par conséquent l’esclave des prêtres, ces ennemis-nés de tout progrès. Le peuple entend la messe le matin et s’enivre le soir, il pense néanmoins qu’il s’est mis en règle avec Dieu et sa conscience. Que reste-t-il donc ? Un certain nombre de jeunes gens bourrés d’histoire grecque et romaine, généreux, enthousiastes, — je ne le nie pas, — mais parfaitement incapables de faire autre chose que de se faire pendre. Absence de vertu, mon cher enfant, est synonyme d’impuissance : la masse est pourrie au fond du cœur, je vous le dis. Supposez un moment que vous puissiez faire table rase de ce qui existe : que bâtirez-vous avec de tels matériaux ? Un édifice qui repose sur des poutres pourries n’a pas de fondemens bien solides et croulera au premier choc. Le mal est à la racine de la société.

« — Eh bien ! alors, m’écriai-je avec véhémence, attaquons le mal à sa racine.

« — Êtes-vous fou ? disait mon oncle, se levant alarmé et mordant ses ongles. Pensez-vous qu’on puisse retourner la société comme une crêpe ? En vérité ce garçon est sur la route de l’hôpital des fous.

« — Mais, mon oncle, s’il est inutile de trouver mauvais les fruits de l’arbre et s’il est fou de l’attaquer à la racine, tout progrès est impossible, et tout ce qu’il nous reste à faire, c’est de nous croiser les bras de désespoir.

« — Ce n’est pas ce que je dis. Le progrès vient de lui-même, la Providence le veut ainsi. Il y a dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique des principes mystérieux qui se développent d’une manière qui nous est inconnue et même malgré nous. Grâce à ce travail latent, les choses sont en meilleur état qu’il y a cent ans et même cinquante ans, et dans cinquante ans d’ici, vous qui êtes jeune, vous verrez encore de nouveaux progrès. Il faut prendre le mal présent avec patience et laisser le temps faire son œuvre : que chacun dans son humble sphère essaie de devenir meilleur et de rendre meilleurs ceux qui l’entourent ! Là, et là seulement, est la pierre angulaire de notre régénération future. Quant à moi, mon cher ami, lorsque j’entrerai dans une boutique et qu’on voudra bien me demander seulement le juste prix de l’article que je vais acheter, je considérerai que mon pays aura fait une plus importante conquête que s’il s’était donné toutes les institutions de Sparte et d’Athènes par-dessus le marché. »


L’oncle Jean est donc chargé de souffler sur l’enthousiasme religieux de son neveu, et il y réussit à peu de frais. Son bon sens pratique lui a appris que les héros, comme les plus vulgaires des hommes, ne doivent pas être trop exposés aux tentations, qu’on est plus sceptique après un bon dîner qu’à jeun, et que dans la jeunesse, à l’époque où le sang domine et où le caractère a trop de mollesse pour résister, les rêves de sensualité peuvent en un moment remplacer les rêves d’héroïsme, et vice versâ. Avec une surprenante rapidité, il invite donc son neveu à dîner, refuse de l’écouter avant le dessert, et alors, après avoir rempli les verres de vieux lacryma-christi, il consent à recevoir les ouvertures du jeune homme, impatient de lui confier ses projets de prédication et de martyre. « Mais d’abord laissez-moi vous dire, mon cher enfant, qu’un homme peut faire très bien son salut dans le monde, qui contient assez de fous et de coquins, d’épreuves et de désappointemens pour le fatiguer jusqu’à la mort et en faire un saint. » Telle est la première observation de l’oncle Jean. « Maintenant, mon cher neveu, pour prêcher les idolâtres, il faut connaître à fond les argumens de la théologie : il vous faut donc préalablement étudier la théologie. Pour prêcher à des Chinois, il faut préalablement savoir le chinois. Commencez donc par ces études indispensables, et dans quelque cinq ou six ans, si votre vocation persiste, vous serez encore assez jeune pour affronter le martyre. » L’enthousiasme de Lorenzo se sent ébranlé en partie par les conseils de son oncle, en partie par une autre influence : « Je ne suis pas sûr que les deux verres de lacryma-christi que j’avais bus n’eussent pas contribué jusqu’à un certain point à ce facile abandon de mes plans monastiques. Ils faisaient sur moi un effet singulier, un effet mondain, si j’ose ainsi parler ; ils coloraient toutes choses à mes yeux d’une teinte rosée, qui, par contraste, faisait paraître la cellule d’un couvent si sombre, si désolée, si froide à mon imagination ! » D’autres visions ne tardèrent pas à succéder aux visions mystiques, — des visions plus sensuelles, fruits de ses lectures romanesques, et les Mille et une Nuits remplacèrent bientôt pour lui la Légende Dorée. Princesses captives, palais enchantés, jardins d’Armide, trésors cachés, diamans mystérieux, talismans, furent à leur tour pour lui des réalités ; il conversa avec des ombres, joua avec des chimères, et poursuivit de toute l’ardeur de ses jeunes désirs des vapeurs colorées, comme nous l’avons tous fait.

Cependant l’heure était venue de faire choix d’une profession. Lorenzo décida qu’il suivrait la carrière du barreau, et entra à l’université pour faire ses études de droit. Qu’était-ce alors qu’une université piémontaise ? L’insurrection sarde de 1821 venait d’éclater et avait été réprimée impitoyablement, et plus impitoyablement vengée encore. La jeunesse des universités s’était fait remarquer dans l’insurrection, surtout à Turin, où les étudians, secondés par une compagnie de soldats, avaient déterminé l’insurrection. Aussitôt que la révolte fut comprimée, le gouvernement ne se contenta pas de sévir contre les étudians qui y avaient pris part ; il résolut de les frapper en masse, et fit fermer les universités de Turin et de Gênes. Peu de temps après, on les reconstitua sur un nouveau modèle. Pour prévenir désormais l’introduction dans les universités de l’esprit de révolte, le gouvernement ne crut pouvoir mieux faire que de prendre des mesures qui semblaient devoir exclure forcément des études libérales de larges catégories de citoyens ; il crut pouvoir y arriver en créant deux classes d’étudians : ceux dont les parens pourraient prouver la possession d’une certaine étendue de propriétés foncières, et ceux dont les parens ne le pourraient pas. En outre, deux modes distincts d’examen furent créés pour chacune de ces deux catégories, «et le mode d’examen des étudians de la deuxième catégorie fut entouré, dit Lorenzo, d’une telle complication de difficultés, qu’on put espérer que les plus résolus n’oseraient affronter de telles épreuves. » Toutefois ces espérances furent trompées, et cet arbitraire absurde manqua son effet. Pendant la fermeture des universités, la masse des aspirans aux professions libérales s’était tellement augmentée, que, malgré toutes les mesures restrictives, les inscriptions ne furent jamais plus nombreuses. Les familles riches des classes moyennes avaient employé à acheter des propriétés foncières le capital qu’elles avaient laissé auparavant dans le commerce ou entre les mains des banquiers. Malheureusement toutes les difficultés n’étaient pas surmontées lorsqu’on avait justifié de sa fortune : il fallait encore pouvoir présenter une foule de certificats dont la plupart étaient ridicules, dont quelques-uns étaient odieux. La liste en est longue, curieuse et bonne à citer. Tout étudiant qui se présentait à l’université devait y déposer les certificats suivans : « — 1° de naissance et de baptême, — 2° de vaccine ; — 3° un certificat constatant que l’étudiant avait suivi pendant deux ans les cours de philosophie, et qu’il avait passé les examens obligés ; — 4° un certificat de bonne conduite signé par le prêtre de sa paroisse ; — 5° un certificat constatant qu’il s’était rendu à l’église tous les jours de fête pendant les derniers six mois ; — 6° un certificat constatant qu’il s’était confessé chaque mois pendant les derniers six mois ; — 7° un autre, constatant qu’il s’était confessé et avait communié à Pâques pendant la dernière année ; — 8° un autre encore, constatant que son père et sa mère possédaient une fortune immobilière, pour donner à chacun de leurs enfans une part égale à la somme déterminée par la loi pour l’admission de l’étudiant à l’université ; — 9° enfin un certificat de police attestant qu’il n’avait pas pris part au mouvement insurrectionnel en 1821. » À propos de ce dernier certificat, Lorenzo ne put s’empêcher de faire en riant l’observation qu’il n’avait que douze ans lorsque le mouvement de 1821 avait éclaté, et qu’il était par conséquent impossible qu’il y eût pris part. Alors le secrétaire chargé de recevoir les inscriptions répondit en prenant un air de dignité que « les règlemens étaient faits pour être observés et non pour être discutés. » Lorsqu’on a pris si bien ses mesures, on n’a point à craindre d’admettre aucun anarchiste ; mais qu’arrivera-t-il cependant, si tous ces jeunes gens si bien triés, n’étant pas anarchistes avant leur admission, le deviennent après, et à quoi serviront alors toutes ces minutieuses précautions ?

Une fois entré à l’université, les tracasseries, les chicanes, les obstacles irritans, ne cessaient pas chaque jour d’inquiéter, de harceler et d’arrêter l’étudiant, et d’abord les cours ne se faisaient pas dans l’enceinte de l’université, mais dans les demeures respectives des professeurs. Il fallait donc courir tout le long du jour d’un bout de la ville à l’autre, heureux lorsqu’on pouvait arriver à temps pour avoir une place dans ces chambres trop petites pour contenir les étudians, et lorsqu’on n’était pas obligé d’entendre la leçon sur l’escalier. Ces obstacles multipliés auraient dû exciter l’indulgence des professeurs, ils ne faisaient au contraire qu’exciter leur sévérité. Au commencement du cours, le professeur faisait l’appel nominal et inscrivait les noms des absens. Après trois absences, le professeur refusait de signer la carte de l’étudiant, et l’obligeait à perdre ainsi trois mois. Ce qu’on demandait à l’étudiant, ce n’était pas de l’intelligence et du travail, mais de la soumission et une assiduité mécanique. « La lettre était tout, dit Lorenzo, l’esprit n’était rien. Le but qu’on s’était proposé était de former des machines et non des hommes. L’université était comme une énorme presse destinée à extirper de la génération présente toute indépendance d’esprit, toute dignité, tout respect de soi-même, et lorsque je passe en revue tous les nobles caractères qui ont cependant échappé à ce lit de Procuste, je ne puis m’empêcher de penser avec orgueil combien les élémens moraux de notre nature italienne, dont on parle si légèrement, doivent être forts pour sortir purs et vigoureux d’une atmosphère aussi délétère. » Personne à qui se fier parmi les inférieurs, qui étaient tous des espions et obligés de consentir à l’être pour obtenir et conserver leurs places. Tel est le brillant tableau que trace Lorenzo Benoni de l’université de Gênes pendant les années de la restauration.

Il n’est pas étonnant que des jeunes gens, tous ardens à la tête chaude, perpétuellement agacés par un despotisme aussi provoquant, sentissent s’amasser dans leurs cœurs des trésors de haine et s’agiter dans leur esprit des pensées de vengeance. Ce n’était pas d’ailleurs à l’université seulement qu’ils rencontraient l’arbitraire ; ils le rencontraient partout, dans leurs promenades, au sein de la société, dans leurs réunions, dans les lieux de plaisir. Un jour par exemple, Lorenzo et ses amis se promenaient pendant la nuit sur le pont de Carignano. Au bout de quelques instans, ils s’aperçoivent qu’ils sont suivis de près par deux carabiniers. « Que faites-vous là ? leur demanda l’un d’entre eux. — Nous nous promenons. — Il est trop tard pour se promener. — Il n’est jamais trop tard pour faire un tour pendant une si belle nuit. — La nuit est faite pour dormir, et vous feriez-mieux d’aller au lit. — Nous n’avons pas sommeil. — Peu importe, vous ferez bien d’aller vous coucher. — Est-ce un ordre que vous nous donnez ? — Oui, messieurs. — Et si nous n’obéissons pas ? — Nous serons obligés de vous mettre au poste. » Une autre fois la censure ordonna la suppression dans un opéra du mot libertâ, et ordonna de le remplacer par le mot lealtà (fidélité). Ce ne sont là d’ailleurs que des peccadilles à côté des abus de pouvoir de toute nature que rapporte Lorenzo Benoni, et dont nous lui laissons la responsabilité. Ces faits qui ont depuis deux ans remué toute l’Europe, ce sans-façon de despotisme et d’arbitraire qui a provoqué tant de discours dans le parlement d’Angleterre et fait écrire tant de lettres à M. Gladstone, sont choses de vieille date en Italie ; mais, — circonstance à noter, — ils n’ont commencé à frapper tous les yeux que lorsqu’ils ont été dénoncés officiellement, pour ainsi dire, par une assemblée d’hommes dont la position donnait des garanties de modération et d’exactitude, et non par une bande de jeunes enthousiastes qui donnaient trop facilement prise aux reproches d’exagération et d’ambition subversive. Parmi les souvenirs de Benoni relatifs à l’administration piémontaise et au clergé, nous choisirons cependant une anecdote qui, à cause de son caractère dramatique, figurerait fort à son avantage dans le terrible roman de Melmoth ou dans tel autre livre de la littérature funèbre et anglicane. Quant au lecteur, il en tirera les conséquences qu’il voudra, selon son goût ou son aversion pour les moines et la vie monastique.

Une habitude assez répandue parmi les populations italiennes est celle des retraites, exercices religieux bien connus des pays catholiques, et auxquels on assiste pendant le carême. Ces exercices étant obligatoires pour les étudians, Lorenzo dut s’y rendre. Un soir, pendant qu’il était agenouillé près d’un confessionnal, il entend une voix chuchotter à son oreille : « Ne bougez pas, j’ai besoin de vous parler. Laissez la porte de votre chambre ouverte cette nuit. » Vadoni, celui qui parlait ainsi, était un des anciens camarades de collège de Lorenzo, une des créatures humaines les plus inoffensives qu’on pût voir, une pauvre tête, un tempérament obéissant, et dont tous les lauriers cueillis au collège se résumaient dans les prix de bonne conduite et de sagesse. Vadoni était orphelin, et n’avait pour parent qu’un vieil oncle dur, avare, égoïste, bigot, soumis à l’influence ecclésiastique et toujours en proie aux terreurs de l’enfer, dont ses vices et sa mauvaise nature le rendaient d’ailleurs parfaitement digne. Les moines, dont il faisait généralement sa compagnie, n’eurent pas de peine à prendre bientôt une grande influence sur l’esprit du jeune Vadoni. Ils étaient si doux, si bons, si polis, — son oncle au contraire était si dur et si morose, — leur couvent était si paisible, si propre, la maison avunculaire était si sordide et si ennuyeuse….. Bref, sa faible cervelle n’y tint pas. Il se figura qu’il était appelé à la vie monastique, ses religieux amis l’encouragèrent, et son oncle, trop heureux d’être débarrassé de son neveu, n’eut garde de l’en dissuader.

Le vieux Vadoni était riche ; si son neveu prononçait définitivement ses vœux, tous les biens dont il devait légalement hériter deviendraient la propriété du couvent. Si on laissait échapper Vadoni, l’héritage s’enfuyait avec lui, et il allait s’enfuir, car au bout de six mois de vie claustrale le pauvre garçon soupirait après la liberté. Il avait reconnu qu’il n’était pas fait pour la vie monastique. Prières, exhortations, menaces, furent employées pour le retenir, mais en vain ; on eut recours alors à des moyens plus terribles.

« L’époque de la majorité de Vadoni approchait, et par conséquent avec elle l’heure fatale où les vœux devaient être prononcés. Le supérieur fit encore tous ses efforts pour ramener à cette détermination, mais il échoua de nouveau. Alors le pauvre garçon fut plongé dans une segreta, c’est-à-dire dans un cachot souterrain, éclairé seulement par une petite lampe placée dans une tête de mort. Sa nourriture se composait de pain et d’eau, et il avait pour tout lit une couche de paille. Pendant la nuit, il était fréquemment éveillé par des bruits de chaînes et par des voix mystérieuses qui le menaçaient de l’éternelle damnation. Le malheureux Vadoni ne put soutenir cette épreuve, il supplia qu’on le retirât de ce séjour de terreur, qui lui était devenu insupportable, et fit toutes les promesses qu’on exigeait de lui. « Dans un mois, dit Vadoni en terminant son récit, je serai majeur et je serai moine ; oui, je sens que toute ma force de résistance est épuisée. Je n’étais pas né pour lutter. Ils m’ont accablé, épuisé, annihilé. Je suis perdu si vous ne me sauvez pas. Je vous aperçus l’autre jour, et un rayon d’espérance illumina mon esprit. Je n’ai dans le monde personne qui puisse me sauver que vous.»

« Hélas ! que pouvais-je faire pour lui, moi, pauvre jeune étudiant sans relations, sans influence et sans argent ? Vadoni avait arrangé dans sa tête tout un plan romanesque que je devais exécuter : je devais lui procurer un déguisement, une échelle de corde, et un passage à bord de quelque vaisseau partant pour l’Amérique. Je sentis immédiatement que tout cela était impossible, et je le lui déclarai. J’essayai de relever son courage, je l’exhortai à la résistance, mais en vain. Il n’y avait plus en lui une étincelle d’énergie. « Je suis perdu sans espoir de salut, s’écria-t-il dans un accès de désespoir. J’avais besoin d’être protégé contre ma propre faiblesse. Pourquoi résisterais-je ? Une demi-heure de cette terrible segreta, je le sens bien, aura raison de toute mon opposition. »

« — Je verrai votre oncle si vous voulez, lui dis-je. Écrivez-lui une lettre, je m’en chargerai ; je plaiderai votre cause de toutes mes forces. — Je le veux, répondit Vadoni avec l’accent du découragement. Demain soir à l’église vous aurez ma lettre. Je n’en espère rien ; que Dieu vous bénisse cependant ! Vous avez été toujours bon pour moi. Comptez sur mon affection. Je serai certainement un mauvais moine, mais jamais, j’espère, un mauvais ami. » Le lendemain soir il m’apporta sa lettre, et le lendemain je quittai mon isolement temporaire, Dieu sait avec quels sentimens. »


Lorenzo porte la lettre au vieux Vadoni. Quelques jours se passent sans qu’il puisse obtenir une audience. À la fin cependant il est admis. — « Vous pouvez juger, monsieur, de la pénible surprise que m’a causée la lettre de mon neveu ; mais depuis j’ai reçu un nouveau message dans lequel je suis heureux de trouver l’expression des sentimens qui lui sont habituels. » En effet, une nouvelle lettre avait suivi la première, et dans cette épître le pauvre Vadoni exprimait les sentimens du plus profond regret pour ce qu’il avait écrit dans un moment d’aberration, il se déclarait tout prêt à entrer dans cet état qu’il avait volontairement choisi. « Il était évident, dit Lorenzo, que la segreta avait exercé une influence considérable sur la détermination de mon pauvre ami. » Quelques mois après, il apprit que le novice Vadoni avait prononcé ses vœux.

Nous pourrions multiplier les anecdotes, mais nous devons nous borner. Il en est une cependant que nous citerons encore, non qu’elle ait un caractère politique, mais parce qu’elle exprime tout un côté sauvage de la nature humaine, ce qu’il y a de plus odieux dans le despotisme des êtres vulgaires, je veux dire l’insulte aux victimes, la plaisanterie devant la mort ou la souffrance, le sarcasme jeté au malheur, cette infâme belle humeur et ces plaisanteries cyniques qui sont le partage de certains instrumens de la tyrannie, des Jeffreys et des Fouquier-Tinville. Un prisonnier politique, depuis longtemps détenu dans la forteresse de Mondovi, avait demandé à plusieurs reprises la permission de se faire faire la barbe. Le commandant fit part de cette demande au gouverneur de la province de Cuneo, qui accorda l’autorisation par la dépêche suivante, que Lorenzo déclare textuelle : « Le prisonnier aura les mains, les bras et les jambes liés à une chaise ; deux sentinelles seront placées l’une à sa droite, l’autre à sa gauche ; derrière lui se tiendra un soldat ; devant lui se tiendra le commandant, ayant le major de la forteresse d’un côté et son aide-de-camp de l’autre. Dans cette attitude, nous permettons au prisonnier de se faire raser tout à son aise. »

Il n’est pas étonnant que, témoins de tant d’actes arbitraires qui faisaient l’élément premier des conversations de chaque jour, qui atteignaient tantôt des parens, tantôt des amis, les jeunes citoyens d’une ville qui n’avait jamais supporté qu’impatiemment la domination piémontaise, qui se souvenait de son ancienne grandeur et de son ancienne liberté, fussent entraînés à des rêves de vengeance ; mais quelle que soit la haine qu’on éprouve théoriquement pour la tyrannie, il n’est rien de tel pour comprendre l’injustice comme d’être soi-même la victime de l’injustice. Or c’est là ce qui arriva à Lorenzo. Un matin, pendant qu’il était encore au lit, un messager entre dans sa chambre et lui remet une lettre portant le sceau de l’université avec cette suscription : « Au signor Lorenzo Benoni, pour lui être remis en personne. » Il ouvre la lettre et y lit qu’il est exclu de l’université pour une année entière. Quel crime pouvait-il donc avoir commis ? Lorenzo fouille dans sa tête, et n’y trouve pas le souvenir du plus petit péché véniel. Il court à l’université, entre dans le cabinet du secrétaire, et, ne le trouvant pas, va l’attendre à la porte, afin de ne pas le manquer. « Quel est mon crime ? qu’ai-je fait ? lui demanda-t-il dès qu’il l’aperçut. — Vous le savez mieux que personne, répond le secrétaire. » Lorenzo se retire, et rencontre un étudiant qui l’informe du délit dont il est accusé. Le dimanche précédent, à l’heure de l’office divin, une odeur insupportable s’était tout à coup répandue dans la chapelle de l’université ; plusieurs étudians avaient été accusés de cette mauvaise plaisanterie, et Lorenzo était du nombre. Or il se trouvait que précisément Lorenzo s’était absenté du service ce dimanche-là, et qu’il avait passé les heures de l’office dans un café de la ville, où il s’était amusé à donner une leçon de billard à un de ses camarades. Prouver un alibi n’était pas chose facile : comment avouer qu’on n’avait pu commettre une faute parce qu’on en avait commis une autre ? Ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de se soumettre en silence à la condamnation qui le frappait. « C’est un dilemme sans issue, lui avait dit un de ses amis. Vous ne pouvez appeler en témoignage un maître de café et deux ou trois de vos condisciples qui à ce moment étaient supposés assister à l’office, cela serait absurde et ne servirait à rien. Supportez cet accident avec courage, c’est tout ce que vous pouvez faire. »

Tel ne fut pas l’avis du père de Lorenzo, homme intraitable et tyrannique, comme nous l’avons dit. Pour se soustraire aux colères et aux sarcasmes de son père, Lorenzo se décide à aller trouver un des chefs de l’administration universitaire, M. Merlini, personnage aigre-doux, mielleux, caressant, dangereusement insinuant, mélange d’inquisiteur et de juge d’instruction. « En quoi puis-je rendre service à M. Farina ? dit l’excellent homme en feignant de se tromper de nom dès qu’il aperçoit Lorenzo. — Je vous demande pardon, monsieur, mon nom est Benoni. — Ah ! c’est vrai ; ma mémoire est si faible… Quel service puis-je rendre à M. Benoni ?» Lorenzo explique les motifs de sa visite, et alors a lieu la conversation suivante, curieuse en ce qu’elle renferme ce mélange de violence et de souplesse, de terrorisme et de politesse extérieure, d’indulgence apparente et d’inflexibilité réelle qui compose la politique du despotisme :


«Vous avez, dit-il, une façon si claire d’exposer les choses, qu’il me semble maintenant me souvenir tant soit peu de l’affaire que vous avez mentionnée. Vous vous déclarez non coupable, et certes c’est bien votre droit. Quel coupable a jamais été assez fou pour s’avouer tel ? Hi ! hi ! hi ! vous me rappelez la dernière cause que j’ai plaidée devant la cour criminelle. Je prononçai un plaidoyer qui, je dois le déclarer, obtint un brillant succès. C’était une affaire de parricide. Les preuves contre nous étaient accablantes. Mon homme avait mis dans sa tête de s’avouer coupable. — Vous ne le ferez pas, dis-je, et il ne le fit pas pour son bonheur, car mon plaidoyer le fit acquitter. — Et M. Merlini se mit à rire de nouveau.

« À la vérité, je n’apercevais pas ce que cette anecdote avait de commun avec l’affaire en question, mais je ne hasardai aucune observation sur ce sujet.

« — Vous dites que vous êtes innocent, reprit M. Merlini ; très bien, mais où est la preuve à l’appui de votre assertion ?

« — Je vous demande bien pardon, monsieur, mais n’est-ce pas à l’accusateur de prouver la culpabilité ? L’innocence n’a pas besoin d’être prouvée ; elle est toujours présumée, n’est-ce pas ?

« — Admirable, parfaitement bien dit, très solidement raisonné, mon cher monsieur Benoni. Il est aisé de voir que vous avez du sang d’avocat dans les veines, et je suis tout joyeux de voir les progrès que vous faites. Seulement, dans votre affaire, mon cher monsieur, soyez assez bon pour remarquer que le tribunal a prononcé son jugement, et que par conséquent il existe ce que nous appelons res judicata. Hi ! hi ! hi !

« — Mais si le tribunal a condamné sans entendre l’accusé ?

« — Cela dépend, mon cher monsieur, de la nature exceptionnelle du tribunal. La commission de l’instruction publique est une sorte de magistrature paternelle qui est présumée ne jamais prévariquer,… et contre les décisions de laquelle il n’y a pas d’appel, ajouta M. Merlini — cette fois avec une grimace.

« — Soit, repris-je, mais la commission d’instruction publique, une fois mieux informée, ne peut-elle pas annuler ses propres décisions ?

« — Pour qu’une telle chose arrive, il faut qu’il y ait des motifs sérieux, très sérieux. Maintenant soyons francs, vous m’intéressez, et je désire vous être utile. Pour obtenir l’indulgence de la commission, il faut la mériter, et il n’y a qu’un moyen pour cela : c’est de me dire ici, tout à fait entre nous, en toute confiance, comme en confession, les noms des auteurs du désordre de dimanche dernier.

« — Dénoncer mes camarades ! dis-je en tressaillant. Quand bien même je saurais ce que vous me demandez, et je ne le sais pas, rien ne pourrait m’engager à me rendre coupable d’une action aussi vile.

« M. Merlini cessa alors de faire patte de velours, et montra ses griffes. — Vous les connaissez, dit-il, et vous êtes l’un d’eux. Et quand bien même cela ne serait pas, les détestables paroles que vous venez de prononcer font de vous moralement leur complice. Allez, monsieur, vous recevez ce que vous méritez. »


Proscrit temporairement de l’université, à quoi le jeune Lorenzo pouvait-il passer son temps ? Comment satisfaire à cette exubérante activité de la jeunesse, lorsqu’on est ni chargé d’une tâche régulière, ni amoureux, ni très lancé dans le monde des vanités et de la mode, sinon en s’occupant des affaires du genre humain, en cherchant à mettre ses rêves en pratique ? La plupart des folies des jeunes gens proviennent du grand nombre d’heures qu’ils ont à dépenser, et de la nécessité où ils sont de les remplir tant bien que mal. La jeunesse, c’est le travail de Sisyphe roulant éternellement son rocher qui retombe sans cesse, c’est le tonneau des Danaïdes éternellement rempli et éternellement vide : doux supplice, ardent martyre dans lequel s’usent les forces de l’âme et du cœur, qui livre à la vie sérieuse des hommes qui ne sont plus que l’ombre et la moitié d’eux-mêmes, période fatale que la nature, jalouse, dirait-on, de la noblesse, du courage et du génie auquel pourrait parvenir le genre humain, a voulu placer à l’entrée de la vie active pour user ces forces étonnantes et éteindre ce feu généreux qui pourraient réaliser des prodiges d’héroïsme et d’amour ! C’est là que se perdent inutilement des trésors d’énergie, que vont littéralement au néant les semences de tant de vertus ; c’est là que se contractent les habitudes et les vices qui dépareront la vie entière : heureux encore si ces fautes et ces orages ne brisent pas la vie sur sa tige dès le début ! Oh ! si l’on pouvait sauter à pieds joints cette période terrible, le monde serait deux fois plus beau, plus riche, mieux ordonné qu’il ne l’est. Le pauvre Lorenzo en fit l’expérience. Dans les loisirs forcés que lui avait faits l’université, il se nourrit de songes politiques et rêva d’indépendance nationale. Autour de Lorenzo se groupait tout un petit cénacle d’amis aussi jeunes, aussi ardens et aussi oisifs que lui : son frère César Benoni, cœur tout aussi dévoué, mais imagination moins romanesque, esprit plus pratique et plus terre-à-terre ; Sforza, caractère énergique, âme de stoïcien, sobre, frugal, pauvre et supportant légèrement la pauvreté ; le prince d’Urbino, chevaleresque et sûr ami, esprit lourd, mais remplaçant la finesse par le dévouement ; enfin, avant tous les autres, Fantasio, le mystique rêveur, le remuant, le ténébreux Fantasio, ou autrement dit Mazzini en personne.

Lorenzo nous donne un portrait de ce bizarre et célèbre révolutionnaire dans sa jeunesse, avant la prison et les longs exils, avant les malheurs et les fautes, au moment où le rôle de conspirateur est charmant comme la jeunesse, au printemps de la révolution italienne, à l’époque de la floraison première des sociétés secrètes :


« Fantasio était mon ami d’un an. Il avait une belle tête, un front large et proéminent, des yeux noirs comme le jais, qui par momens lançaient des éclairs. Son teint était olive pâle, et ses traits, remarquablement frappans d’ailleurs, étaient comme enchâssés dans une forêt de cheveux noirs et flottans qu’il portait ordinairement longs. L’expression de sa physionomie, qui était grave et presque sévère, était tempérée par un sourire d’une grande douceur mêlée d’une certaine finesse qui trahissait une riche veine comique. Il parlait bien et abondamment, et lorsqu’il s’échauffait, il y avait dans ses yeux, ses gestes, sa voix et dans toute sa personne une puissance de fascination tout à fait irrésistible. Sa vie était une vie de solitude et d’étude ; les amusemens habituels aux jeunes gens de son âge n’avaient pas d’attrait pour lui. Sa bibliothèque, son cigare, son café, quelques promenades, mais rarement pendant le jour, plus fréquemment dans la soirée et au clair de lune et toujours dans des lieux solitaires, étaient ses seuls plaisirs. Ses mœurs étaient irréprochables, sa conversation était toujours chaste. Si quelqu’un des jeunes compagnons qui l’entouraient se permettait par hasard quelque plaisanterie égrillarde ou quelque expression à double sens, Fantasio y mettait fin immédiatement par quelque parole qui ne manquait jamais son effet. Telle était l’influence que lui donnaient la pureté de sa vie et son incontestable supériorité.

« Fantasio était très versé dans la connaissance de l’histoire et de la littéture non-seulement de son pays, mais des pays étrangers. Shakspeare, Byron, Goethe, Schiller, lui étaient aussi familiers que Dante et Alfieri. D’un corps frêle et maigre, il avait une infatigable activité d’esprit ; il écrivait beaucoup et bien à la fois en vers et en prose, et il y avait à peine un genre qu’il n’eût pas essayé, essais historiques, critique littéraire, tragédies, etc. Amant passionné de la liberté sous toutes les formes, un indomptable esprit de révolte contre tous les genres de tyrannie et d’oppression respirait dans son âme ardente. Bon, sensible, généreux, il ne refusait jamais ses conseils ni ses services, et sa bibliothèque bien fournie, comme sa bourse bien pourvue, était toujours à la disposition de ses amis. Peut-être aimait-il trop à déployer l’éclat de ses talens de discussion aux dépens du bon sens, en soutenant par momens d’étranges paradoxes ; peut-être y avait-il une légère affectation dans son invariable costume noir, et son horreur pour les cols de chemise apparens était certainement quelque peu exagérée ; mais tout compte fait, c’était un noble jeune homme. »


Je ne doute pas que le portrait n’ait été ressemblant à cette époque, et quelques-unes des qualités que Lorenzo prête à Mazzini peuvent très bien expliquer certains actes de sa vie ultérieure. Qui n’a connu quelqu’un de ces jeunes gens prématurément sérieux et qui ont peine à porter la gravité de leurs pensées, dont la nature morale est trop forte pour leur tempérament, et dont les aspirations sont un poids trop lourd pour leur caractère ? Tel a été, je le crois du moins, le malheur de M. Mazzini ; il semble qu’il y ait eu une disproportion marquée entre ses ambitions et ses forces, entre le but qu’il s’assignait et les moyens que sa nature pouvait lui fournir. Tout le monde a vu le portrait de ce révolutionnaire célèbre : une belle et intelligente figure, rêveuse et (contradiction frappante !) spirituelle en même temps, un air d’exaltation mêlé à beaucoup de ruse, peu de force et de solidité dans les traits ! Sur l’ensemble général de la physionomie court un rayon d’élévation morale, vague et inquiète, semblable à une mince couche d’huile répandue sur un vase d’eau. Deux réflexions vous saisissent en contemplant cette figure : c’est d’abord l’absence complète de solidité qu’elle révèle, et puis une certaine contradiction dans les diverses expressions qu’on peut y lire. On dirait qu’un masque rêveur, exalté à la moderne, à l’allemande ou à l’anglaise, a été placé sur le véritable visage, qui se laisse apercevoir par les trous du masque, visage spirituel, fin, mobile, tout italien. Lorenzo nous apprend que Mazzini possédait une riche veine comique. Qui s’en serait jamais douté en lisant ses proclamations et ses opuscules politiques ? — Encore cette vieille tragédie d’une nature primitivement bien douée et qui s’est faussée par trop d’ambition et de surexcitation artificielle, en se proposant un but trop lointain, ou en se chargeant de porter un fardeau trop pesant ! — La fascination que Mazzini exerçait sur ses amis explique très bien et le dévouement avec lequel ils l’ont suivi dans toutes ses entreprises, et l’implacable étourderie avec laquelle il les a compromis ou sacrifiés. Les vertus de sa vie privée lui méritaient-elles la confiance qui l’accompagnait dans la vie publique ? Il y a quelquefois une sorte de prestige moral dont abusent aux dépens de leurs amis et de leurs concitoyens des hommes parfaitement honnêtes et vertueux d’ailleurs. On croit à leurs opinions politiques et on ne songe pas à les discuter, parce que leur vie est irréprochable ; certes l’histoire de Mazzini contient plus d’un fait de ce genre-là.

Instruit comme il l’était, actif, plein d’éloquence et de fougue en tous sens, il aurait pu, en restreignant ses ambitions, rendre de grands services à son pays comme publiciste, critique, défenseur des idées modernes. Il était fait pour être un initiateur. La guerre des classiques et des romantiques était alors dans tout son éclat ; il avait pris hardiment parti pour les derniers. Il avait défendu Manzoni et Rossini contre leurs détracteurs dans une série d’articles publiés par un journal florentin dévoué aux idées romantiques. Déjà cependant il roulait dans sa tête le plan fatal qui devait occuper toute sa vie. La révolution grecque avait éclaté et attirait les regards de l’Europe entière. Dans cette lutte héroïque et glorieuse, quoi qu’on en puisse dire aujourd’hui (des résultats désastreux n’empêchent jamais un acte héroïque d’être héroïque), Mazzini était surtout frappé d’un fait, — le rôle important qu’avait joué la société secrète connue sous le nom d’Hétairie. « Ne sommes-nous pas, disait-il souvent, vingt-quatre millions d’hommes ? Sommes-nous moins intelligens, moins braves que les Grecs ? Lisez l’histoire de notre temps, et vous verrez de quoi sont capables les Italiens, lorsqu’ils sont bien dirigés et bien commandés ; vous verrez les prodiges de valeur qui ont été accomplis par nos légions italiennes en Espagne, en Russie, partout. Le joug étranger qui pèse sur nous est-il moins lourd, moins dégradant que celui qui écrasait les Grecs ? Le supportons-nous avec plus de patience ? Qu’est-ce qui nous manque donc pour accomplir ce que les Grecs ont accompli ? Rien, si ce n’est de nous entendre les uns les autres. Nous manquons d’une hétairie, voilà tout. » Cette idée favorite d’une grande société secrète faisait souvent le sujet des conversations de Fantasio avec ses jeunes amis, qu’il n’avait pas de peine à convaincre. Dès cette époque, il avait conçu le plan de ce qui fut plus tard la Jeune-Italie. Il l’avait rédigé et proposé à la facile approbation de ses compagnons. Il ne voulait pas restreindre son hétairie à Gênes et au Piémont seulement, et il fit un voyage à Florence, où il avait parmi les jeunes libéraux un grand nombre de connaissances, pour les gagner à son projet et étendre son plan à la Toscane ; mais il y avait déjà là une société secrète, les libéraux toscans avaient reçu récemment des ouvertures des carbonari de Bologne, et alors à quoi bon une nouvelle société ?

Le carbonarisme, fondé d’abord dans le royaume de Naples contre l’occupation française, encouragé par le roi Ferdinand en personne, n’avait pas tardé à devenir formidable aux souverains italiens eux-mêmes. Il était alors dans toute sa floraison, non-seulement en Italie, mais dans toute l’Europe. C’était le carbonarisme qui avait soulevé les révolutions de 1821. Le pape Pie VII l’avait excommunié, le roi Ferdinand l’avait persécuté après l’avoir encouragé. « Toutes ces rigueurs, dit Lorenzo, avaient accru la fascination qu’exerçait cette secte, au lieu de la diminuer. Une atmosphère de sombre poésie entourait ces êtres étranges que l’imagination populaire se figurait tenant leurs séances dans les bois et les cavernes à l’heure de minuit, et continuant leur œuvre mystérieuse sans s’inquiéter en rien des foudres du Vatican ou de la perspective de l’échafaud. » Fantasio dut donc se contenter pour le moment de s’affilier à cette toute-puissante société. Il multiplia les voyages et les correspondances. Il essaya d’aller à Bologne sous prétexte de comparer et d’examiner quelques manuscrits très rares de la Divine Comédie, en réalité pour se concerter avec les chefs de la vente de cette ville ; mais le gouvernement lui refusa un passeport. Cependant l’œuvre secrète n’en marchait pas moins rapidement. Deux émissaires toscans s’étaient rendus auprès de Fantasio. Lorenzo, qui les contemplait avec la curiosité passionnée d’un sauvage et d’un enfant, décrit ainsi les impressions qu’il éprouvait à leur aspect.


« Les deux émissaires avaient un message spécial pour la vente suprême de Paris. Paris ! l’inconnu ! l’infini ! la vente suprême ! un je ne sais quoi couronné de nuages porteurs de la foudre ! On chuchotait des noms, des noms que je n’avais jamais entendu prononcer, que depuis ma première enfance je n’avais jamais rencontrés dans mes lectures sans un frisson d’admiration respectueuse, des noms qui dans ma pensée représentaient des demi-dieux, Lafayette, Lamarque, Foy ! Mon cœur se gonflait, ma tête se troublait, un désir passionné d’accomplir quelque chose de grand s’emparait de moi. Combien ces jeunes gens étaient heureux ! comme je les admirais ! comme je les enviais ! deux beaux, nobles, sincères jeunes hommes s’il y en eut jamais, croyant fermement à chacune des paroles qu’ils prononçaient, et prêts à verser leur sang pour témoigner de la vérité de ces paroles ! Ce n’est que d’hier encore que tombait l’un d’entre eux en combattant les Autrichiens dans un faubourg de Bologne. Honneur à toi, brave Marliani ! »

Les souhaits de Lorenzo seront bientôt accomplis : lai aussi sera carbonaro. Depuis quelque temps il a surpris entre Fantasio et son frère César des conversations mystérieuses qui cessent à son approche. On semble le redouter et se défier de lui. Enfin le secret lui est révélé. « Ayez un peu de patience, lui dit Fantasio ; votre âge soulève encore quelques difficultés, mais tout sera bientôt terminé.» En effet, quelques mois après, Lorenzo était initié à la société secrète. La scène de l’initiation est curieuse et a un caractère tout italien ; elle commence dans un bal masqué et se termine dans l’appartement somptueux d’un riche gentilhomme.


« La foule était grande dans les salles du Ridotto, et le bal extrêmement animé. Il pleuvait et faisait froid dehors : excellente raison pour se réunir dans cette salle agréable, si comfortablement chaude ! Tout avait un aspect si brillant ! tous paraissaient si heureux et si gais ! Les masques étaient nombreux, les travestissemens étaient généralement de bon goût, et quelques-uns étaient splendides. Il n’était que onze heures et demie ; j’avais encore une demi-heure pour faire un tour dans la salle du bal ; je me mêlai donc au flot joyeux qui allait et venait et se pressait à travers la longue suite des appartemens. On dansait dans deux ou trois endroits différens, et je ne pus m’empêcher de sourire en passant auprès des danseurs au souvenir de mon infortuné début dans la gaie science de Terpsichore longtemps auparavant. Un feu croisé de saluts, de bouquets, de plaisanteries, de calembours et d’espiègleries, autorisés par la circonstance, partaient de tous côtés autour de moi comme des pétards.

« Un groupe compacte obstrue le chemin : qu’est-ce là ? C’est une servante, vrai type génois, avec son spencer en velours, son mezzaro national et ses jupons courts, dialoguant avec un gianduja, type piémontais : le gouvernement et l’opposition face à face ! — Deux écus par mois, crie la servante, deux écus pour une fille comme moi ! Allez au diable, allez, impertinent animal. (Rires des assistans.) Ils sont tous les mêmes, ces mangeurs de polenta. Ils viennent affamés et sans le son, et ils s’engraissent de notre chair. » La majorité de l’assemblée, qui appartient à l’opposition, applaudit cette délicate allusion à un plat favori des Piémontais et à leur pauvreté proverbiale.

« Plus loin, une nourrice en favoris noirs, portant dans ses bras une poupée de bois, persifle un Adonis suranné qu’elle a poussé dans un coin. Cette nourrice, à ce que m’apprennent mes voisins, porte la terreur partout où elle passe. Elle sait les secrets de tout le monde. En vain le pauvre homme, que la plaisanterie ne réjouit pas, fait des efforts désespérés pour s’échapper. Son persécuteur sans merci le suit de près et insiste pour avoir l’adresse de la boutique où il a acheté sa perruque de chanvre. Le Lovelace suranné se met sérieusement en colère, ce qui est contre les règles, et la joie des assistans n’en est que plus grande ; mais minuit sonne, et il est temps d’aller rejoindre César.

« Il n’était pas encore dans la salle du rendez-vous ; je m’assis donc, et je regardais la foule bigarrée qui passait devant moi. De temps à autre, un masque m’appelait par mon nom ou dirigeait son doigt vers moi d’une manière menaçante. Deux dominos noirs s’arrêtèrent sur le seuil et regardèrent comme s’ils cherchaient quelqu’un, puis ils se dirigèrent vers moi. Le plus grand des deux m’appela par mon nom : — Que faites-vous là tout seul ?

— Je contemple des fous, comme vous voyez.

— Vous attendez quelqu’un ? glapit le petit domino, habillé en femme, mais qui était un homme évidemment.

— Précisément, j’attends quelqu’un.

— Une dame, je parie ! continua le petit domino.

— Une dame à favoris noirs en tout cas, répondis-je.

— Une très belle dame ; je la connais, ajouta le grand domino.

— Si vous la connaissez, vous en savez plus long que moi.

— Je sais son nom et je vous le dirai tout bas. — Le domino s’arrêta et laissa tomber ces mots dans mon oreille : L’heure a sonné.

« Je tressaillis comme frappé d’une secousse électrique, et je dis en me levant : — Enfin ! je suis prêt.

— Alors, suivez-nous.

« Ils traversèrent les salles encombrées, et me précédèrent sur les escaliers, puis dans la rue. Je les suivais de très près ; enfin nous entrâmes dans une allée obscure, où mes guides s’arrêtèrent. — Je vous demande pardon, dit le plus grand, mais il est indispensable que nous vous bandions les yeux. — Je fis un signe de tête affirmatif, et un mouchoir fut noué autour de mes yeux. Il faisait froid, humide, et nous étions tous enveloppés dans nos manteaux. Mes compagnons me prirent chacun par un bras, et nous marchâmes ainsi en parfait silence, tournant à droite, à gauche, et quelquefois, à ce qu’il me semblait, retournant en arrière. Deux autres personnes, autant que j’en pouvais juger par le bruit des pas, nous suivaient de près. Enfin nous nous arrêtâmes. Je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où nous pouvions être. J’entendis une clé tourner dans une serrure, nous entrâmes et montâmes deux étages ; on ouvrit une porte, on traversa un corridor : nous avions enfin atteint notre destination.

« On me débanda les yeux, et je me trouvai dans une vaste chambre plutôt richement qu’élégamment meublée. Un grand feu brûlait dans une énorme cheminée, et une lampe pesante recouverte d’un globe d’albâtre répandait une douce et tendre lumière autour de l’appartement. Le plancher était recouvert d’un épais tapis d’un rouge sombre ; une large draperie en damas à fleurs de même couleur tombait en plis splendides à l’extrémité de la chambre, et cachait probablement une alcôve. Nous étions cinq dans cette pièce, — les deux personnes qui m’avaient amené, deux autres également enveloppées dans des dominos noirs, probablement celles qui nous avaient suivis, et moi. Le grand domino noir, qui paraissait être le chef, et que j’appellerai désormais le président, s’assit dans un fauteuil ; les deux derniers s’assirent à ses côtés, et le domino habillé en femme devant lui. Le président m’ordonna de m’avancer, ce que je fis ; je me tins debout, regardant les quatre hommes et en face de l’alcôve. Après un court moment de silence, une sorte d’examen commença. Ce fut le grand domino qui parla en me tutoyant.

« Quels étaient mes noms de famille et de baptême et mon âge ? Je les donnai. — Savais-je pourquoi j’étais dans ce lieu ? Je croyais le savoir. — Persistais-je dans mon intention d’entrer dans la Société des bons Cousins ? J’y persistais de tout mon cœur. — M’étais-je formé une idée nette des terribles devoirs que je m’imposais ? Je savais qu’aussitôt que j’aurais prêté ce serment solennel, mon bras, mon intelligence, ma vie, mon être enfin, ne m’appartiendraient plus, mais appartiendraient à l’ordre. — Étais-je prêt à mourir mille fois plutôt que de révéler les secrets de l’ordre ? étais-je prêt à obéir aveuglément et à abdiquer ma volonté devant la volonté des supérieurs de l’ordre ? Incontestablement je l’étais. Si l’on m’eût dit d’ouvrir la fenêtre et de me précipiter la tête la première, je n’aurais pas hésité. — Pendant que ces mots sortaient chauds comme la lave du fond de mon âme, je vis ou plutôt il me sembla voir les rideaux de l’alcôve se remuer doucement. Était-ce une illusion, ou bien quelqu’un était-il caché derrière ? Je ne m’inquiétai pas longtemps de cette circonstance, car que signifiait un mystère de plus ou de moins dans ce grand mystère ?

« L’examen terminé, le président me fit agenouiller et prononça la formule du serment d’une voix haute et distincte, en appuyant avec force sur les phrases les plus significatives. Cela fait, il ajouta : « Prenez une chaise, et asseyez-vous ; vous le pouvez maintenant que vous êtes un des nôtres. » J’obéis ; on me choisit un nom d’adoption, et on me fit connaître quelques mots, quelques signes mystérieux par lesquels je pourrais me faire reconnaître de mes frères, mais avec l’injonction expresse de ne les employer qu’en cas de nécessité, etc. »


Être carbonaro, pour Lorenzo cela représentait toute une existence de dévouement, de périls, de combats, dont tout ardent jeune homme est friand, si nous pouvons nous servir de cette expression. Il était déjà affilié depuis plusieurs mois, il s’attendait à avoir à renverser sous peu de jours un gouvernement, et il ne voyait arriver aucun ordre. Lorenzo commençait à penser qu’il avait été mystifié, et il avait fait part de ses craintes à Fantasio, lorsqu’un matin ce dernier vint le trouver. — Eh bien ! que vous avais-je dit, incrédule ? J’ai un ordre pour vous. — Un ordre ! À ce mot, je relevai la tête comme un cheval de guerre au son de la trompette. — Oui, un ordre ; nous sommes tous convoqués pour ce soir au pont de Carignano. — Ils s’y rendent, et trouvent au rendez-vous une quinzaine de personnes, toutes revêtues de longs manteaux. Minuit sonne. Alors, avec le premier coup de l’horloge, un grand fantôme, jusqu’alors caché dans un coin et tout semblable à un spectre qui sort de terre, parut et prononça d’une voix creuse les mots suivans : « Priez pour l’âme de X.., de Cadix, condamné à mort par la haute vente pour parjure et trahison de l’ordre ; avant que minuit ait achevé de sonner, il aura cessé de vivre. » L’horloge sonnait lentement ; l’écho du dernier coup s’élevait encore lorsque la voix ajouta : « Dispersez-vous. » Et chaque groupe se retira.

Cette scène mélodramatique mécontenta fort Lorenzo, qui vit très bien que tout cela n’était qu’un mensonge fait pour intimider des esprits puérils. « Ainsi donc les émotions de cette journée, ce mystère, cet ordre de se tenir armé, tout cela n’avait pour but que de nous faire assister à un misérable truc de théâtre. C’était trop mauvais ! » Nous sommes de l’avis de Lorenzo, mais nous ferons à sa place deux observations : la première, c’est qu’il est évidemment fort difficile de faire quelque chose d’une armée de conspirateurs lorsqu’on n’a rien à entreprendre, de même qu’il est difficile de faire quelque chose d’une armée de soldats lorsqu’on n’est pas en guerre. Dans le premier cas, on satisfait par des scènes mélodramatiques aux besoins d’imagination dont tout conspirateur doit être travaillé, comme dans le second cas on amuse par des revues l’oisiveté des troupes. La seconde observation, c’est qu’en effet tout cela est bien vide et bien puéril. Est-ce que quelques actes de courage accomplis en plein soleil n’auraient pas mieux valu que tous ces mystères ? Et le plus petit acte de vertu, la résistance la plus modérée à l’arbitraire, l’exemple de la justice et de l’énergie individuelle donné publiquement n’auraient-ils pas été mille fois plus féconds en résultats que toutes ces momeries ténébreuses et théâtrales ? Il y a un certain courage dans la vie du conspirateur, mais c’est un courage secondaire que celui qui a besoin d’être entretenu par des moyens qui ressemblent à des excitans et à des boissons enivrantes.


III. — LILLA.

Cependant les pensées de politique et de conspiration n’occupaient pas seules l’âme de Lorenzo. Depuis longtemps, des ombres traversaient son imagination, ombres vagues, à vrai dire, mais qui avaient toutes un incontestable caractère féminin. Ses pensées ne demandaient pas mieux que de se fixer sur un objet précis ; il faisait à l’occasion différentes remarques, et entre autres que Santina, la fille du propriétaire chez qui il logeait, avait des yeux noirs pleins de flammes, qui la faisaient singulièrement ressembler à une bohémienne. Un matin, Santina entre dans sa chambre et lui remet une lettre toute mignonne et parfumée, portant pour sceau un Amour le doigt sur les lèvres, avec le mot discrétion. — Une lettre d’une dame ! dit Santina en la remettant. Elle était d’une dame effectivement, et contenait ces douces et caressantes paroles, pleines de promesses et d’espérances : « Je connais votre secret, je sais à quelle noble tâche vous vous êtes dévoué. Les âmes comme la vôtre n’ont pas besoin d’encouragement ; mais vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre qu’une amie s’intéresse à vous et vous accompagne de tous ses vœux. Si cette nouvelle vous est agréable, soyez aujourd’hui à l’Acquasola entre quatre et six heures de l’après-midi, et portez un camélia blanc à votre boutonnière. Pas un mot de tout ceci. Vous ne me connaissez pas, mais vous me connaîtrez en temps et lieu, si vous êtes discret. En attendant, pensez quelquefois à celle qui pense souvent à vous. » On peut imaginer sans peine les émotions qui remplirent cette journée, les ardeurs, les désirs curieux, l’activité sans but, l’agitation sanguine, toutes les sensations pénétrantes et énervantes de plaisir inquiet et de fiévreux bonheur dont l’énumération serait trop longue. Jamais le soleil n’avait été si beau que ce jour-là, jamais la nature n’avait été aussi éclatante, jamais les soucis et les besoins de la vie matérielle n’avaient été aussi légers, jamais les hommes n’avaient été des ombres plus muettes.


« On était dans les premiers jours d’avril. L’air était si clair, la verdure si fraîche, le soleil si brillant ! Hier encore, tout paraissait froid et sentait l’hiver. Quel merveilleux changement ! — Oh ! salut à toi, douce nature ; Jamais je ne t’ai tant admirée, jamais je ne t’ai sentie avec autant d’intensité qu’à ce moment. Es-tu réellement plus belle que de coutume, ou est-ce la joie que je porte dans mon cœur qui jette sur toi ces couleurs si belles ? — Un sentiment de tendresse infinie inondait tout mon être ; j’aimais jusqu’aux vaches qui paissaient tranquillement aux rayons du soleil. Une vieille femme s’approcha de moi et me demanda la charité. Son mari était malade à l’hôpital, et elle était misérable. Ce dernier mot résonna à mes oreilles comme une note discordante et presque comme un reproche. Quelqu’un pouvait-il être malheureux dans un jour pareil ? — Venez ici, ma bonne femme. — Et je lui donnai toute la petite monnaie que je possédais. Si j’avais été riche, elle aurait eu au moins du pain pour toute sa vie. Je l’aurais fait, et je le lui dis. Elle me regarda d’un air moitié reconnaissant, moitié étonné. — C’est un beau jour, n’est-ce pas, ma bonne dame ? — Un beau temps pour les semailles, s’il continue encore un peu ! répondit-elle avec un signe de tête dubitatif. — S’il continue ! pourquoi donc ne continuerait-il pas ? Ces vieillards seront-ils donc éternellement des oiseaux de mauvais augure ? »


Les jours se passent, les billets anonymes se succèdent, la déesse reste toujours invisible. Enfin le voile se déchire, le rendez-vous devient sérieux, et Lorenzo s’achemine au lieu fixé. Avec quels tressaillemens et quels battemens de cœur ! Oh ! comme il lui semble que la journée est longue ! et lorsque l’heure désignée s’approche, comme il lui semble que le temps s’enfuit vite au contraire ! Il en est presque à désirer que le rendez-vous soit manqué. Peut-être n’aura-t-elle pu venir ! Mais non, un pas encore, et il est à ses côtés. « Qui parla le premier, ce qui fut dit, comment je me trouvais à côté d’elle, de tout cela je n’ai pas le moindre souvenir. » Le temps s’écoule, elle est partie, et il est toujours là, plongé dans l’extase. « Les étoiles brillaient, les rossignols chantaient doucement, des milliers de mouches lumineuses étincelaient dans l’air, qui semblait imprégné d’amour. C’était comme un conte de fée. Je restai longtemps aspirant le bonheur par chaque pore et baisant le bouquet de roses qu’elle m’avait laissé. Lorsque je rentrai à la maison, ma mère fut frappée de mon air de bonheur. — Comme vous êtes beau ce soir, mon chéri ! me dit-elle en me passant la main dans les cheveux ; je ne vous ai jamais vu autant à votre avantage. — Je me sens si heureux ! répondis-je en l’embrassant, la rougeur au front. — Dieu te bénisse, mon cher fils ! répondit-elle. — J’allai me coucher, me répétant ces incomparables vers de Pétrarque :


Chiare, fresche, dolci acque,


en substituant le nom de Lilla à celui de Laure, et je sommeillai toute la nuit sans me réveiller. »

Mais le plus doux bonheur a son amertume, et Lilla n’était pas femme à ménager l’amertume. C’était un de ces caractères féminins par excellence, faits pour dérouter à chaque instant, et qui demanderaient une analyse de tous les momens, une scrupuleuse surveillance de soi-même, dont la passion n’est pas capable. Le bonheur avec elle ne serait durable que si le rayon sous lequel elle a vu Lorenzo pour la première fois pouvait l’entourer d’une éternelle auréole ; mais les rayons sont fugitifs, et fugitifs aussi les sentimens de Lilla. Frappée de tout ce qui brille, elle a aimé Lorenzo comme elle aurait aimé un beau soleil, un beau costume, un beau cheval. Lorsqu’elle le vit pour la première fois, c’était le jour de la réception de Lorenzo comme carbonaro ; la réception avait eu lieu dans l’appartement de son frère, et Lilla se trouvait par hasard cachée derrière les rideaux de l’alcôve. Les yeux de Lorenzo brillaient ce soir-là d’un éclat si héroïque, si exalté, si romanesque, que Lilla en conserva bon souvenir. Au fond, Lilla n’est qu’une jeune et belle sauvage ; elle n’a aucunement ce qu’on nomme le sens moral, non par dépravation, mais par ignorance absolue : elle ne sait ce que c’est, et sa nature ne lui dit rien à cet égard. Obéissant en toute chose à son caprice et à sa passion du moment, elle est par conséquent, comme toutes les femmes de son caractère, capable de méchanceté sans être instinctivement méchante, et cependant, malgré tous ces défauts vains et puérils, qui ne peuvent manquer de frapper presque immédiatement, Lilla est dangereuse précisément à cause de ces défauts mêmes. Sa légèreté, ses caprices ne sont point des charmes, mais sont des stimulans funestes, qui aiguillonnent, excitent et tiennent en haleine l’amour tout en le lassant. C’est une de ces femmes dont on se sépare dix fois et vers lesquelles on revient autant de fois, car la vanité a de singuliers accommodemens, et l’orgueil blessé est un mauvais conseiller. La facilité qu’on a de se venger de ces natures qui offrent tant de prise, le plaisir de les fouler aux pieds sans qu’elles puissent se défendre, le regret qu’on éprouve ensuite de ces quasi-lâchetés, la crainte d’avoir été trop dur, prolongent outre mesure ces orageuses passions, qui ne finissent jamais chez les hommes vulgaires, qui flétrissent et empoisonnent leur vie, et dont les natures élevées elles-mêmes ne se délivrent qu’avec peine et après de longs combats. Lorenzo eut à faire toutes ces expériences.

Telle était donc Lilla, jeune femme de vingt ans à peine, fille d’un noble génois et d’une actrice, veuve du marquis d’Anfo et sœur du comte Alberto, ce même domino qui avait présidé la séance nocturne où Lorenzo fut reçu carbonaro. Enfant gâté de son père, jamais ses caprices n’avaient été contrariés, et à dix-sept ans elle s’était mariée par amour avec un des dandies les plus renommés de Rome, élégant cavalier qui, ayant épousé Lilla plutôt pour refaire sa fortune dilapidée que par une inclination bien marquée pour elle, eut la galanterie de se briser le cou trois mois après son mariage. Gracieuse, coquette, spirituelle, volontaire, au fond Lilla n’aimait guère que la vanité, tout ce qui brille un moment, et tout ce qui donne un succès d’un moment. Elle aimait, par exemple, les couleurs voyantes, qui attirent invinciblement l’œil ; elle avouait avec naïveté qu’elle pouvait se consoler de l’absence de celui qu’elle aimait toutes les fois qu’elle produisait un effet et qu’elle obtenait un succès d’admiration. Boudeuse, querelleuse, changeante, gracieux Protée féminin, il ne fallait jamais la prendre au mot, ni compter sur la force de son affection, lorsque sa vanité pouvait être blessée. On ne devait attendre d’elle ni indulgence, ni pitié pour les plus légères fautes vénielles contre l’élégance et le bon goût. Un jour, le pauvre Lorenzo est saisi d’une sorte de petite-vérole qui le défigure momentanément. Il écrit à Lilla en lui annonçant son départ prochain pour les bains de mer, et s’excuse de ne pouvoir se présenter auprès d’elle avec la ridicule figure que lui avait faite sa maladie. Lilla se fâche et lui ordonne de venir dès le lendemain, s’il veut expier sa faute et obtenir son pardon. Pouvait-il supposer que son affection pût être influencée par un tel accident ? « Je fus assez faible pour céder. Lilla fut choquée à ma vue, et ne put s’empêcher de le laisser voir. Je le remarquai, et j’en fus piqué. Notre entrevue fut froide et courte. Nous nous sentions tous deux mal à l’aise, et lorsque nous nous séparâmes, il y avait un nuage entre nous. Pauvre Lilla ! ce n’était pas sa faute, mais la mienne. Les hommes doivent faire très attention à ne pas choquer ce sentiment d’élégance et de beauté qui est inné chez les femmes, et qui n’est jamais blessé avec impunité. Ma figure était rouge et gonflée, et une grande partie de ma chevelure, ma seule beauté, avait été coupée par ordre du médecin. En réalité, j’étais assez laid pour effrayer un quadrupède ! Quelle merveille que Lilla m’ait trouvé tel ! »

Brouilles et raccommodemens occupèrent ainsi plusieurs mois, mais enfin l’orage éclata. Parmi les connaissances de Lorenzo et de ses amis se trouvait un certain Beltoni, fat d’insupportable belle humeur, élégant de mauvais goût, très satisfait de lui-même et le faisant entendre à autrui. Un jour, Lorenzo, caché derrière un rideau, surprend toute une conversation dans laquelle Beltoni se vante de ses aventures amoureuses. La malheureuse femme qui fait le sujet de la conversation n’est autre que Lilla elle-même. Lorenzo passe toute la nuit à rassembler les lettres qu’il a reçues d’elle et à écrire la lettre de séparation, tâche difficile et qu’il faut recommencer plus d’une fois. — C’est trop dur ! c’est trop indulgent ! c’est trop froid ! — La lutte finit par une défaite. Après tout, ce Beltoni est un fat, toute cette histoire est peut-être une pure invention de sa part. Lorenzo a une entrevue avec Lilla. Comment, elle, aimer cet homme ! quelle odieuse histoire ! Elle a été coupable par légèreté peut-être, Beltoni l’amusait, il contait de si plaisantes histoires, mais voilà tout. La tempête éclate avec son habituel accompagnement de pleurs, de sanglots, d’évanouissemens. Lorenzo cède encore et s’en retourne calmé, mais refroidi. Les relations continuent. Cependant un jour de fête populaire Lorenzo aperçoit à un balcon la tête de Lilla penchée près de celle de Beltoni. Le paquet de lettres scellées depuis plus d’un mois est envoyé immédiatement, et les billets d’explication et d’excuse de Lilla sont rigoureusement refusés. Le silence se fait pendant quelques mois autour de Lorenzo. Enfin Lilla apparaît subitement un matin à la campagne, dans un lieu écarté dont Lorenzo avait fait sa retraite favorite, et alors a lieu la scène définitive et violente, inévitable et nécessaire dénouement.


« — Vous voilà enfin, dit-elle. Je suis à vous chercher et à vous attendre depuis deux heures.

« J’étais tellement étonné et stupéfait, que je ne pus trouver un mot à répondre.

« — Vous vous attendiez peu, poursuivit-elle amèrement, à ce qu’un jour je ferais usage de la belle description que vous m’aviez faite de cette vallée et de ce que vous appeliez d’habitude votre oasis dans le désert, pour venir vous y surprendre, assez peu agréablement à ce qu’il me semble.

« — Si vous désiriez me surprendre, vous avez, je le confesse, réussi parfaitement ; agréablement, cela ne se peut guère. La démarche que vous venez de faire est si imprudente, si téméraire ! Nous pouvons être vus de tous côtés.

« La lèvre de Lilla se plissa. — Vous craignez que je ne porte atteinte à ma réputation ? Comme vous êtes devenu prudent tout à coup ! Vous l’étiez moins lors de nos rendez-vous quotidiens dans le jardin.

« — Je regrette de vous voir ici, parce que je crains, bien plus parce que je suis sûr qu’il ne peut résulter rien de bon de cette entrevue. Toutefois Je suis tout prêt à écouter ce que vous pouvez avoir à me dire.

« — Vous avez une manière froide et tranquille de dire et de faire des choses amères, qui vous appartient en propre et qui fait bouillir le sang.

« Je vis qu’elle était en train de se mettre en fureur, et je restai silencieux. Il se fit une pause.

…………….

« — Je vous en prie, lui dis-je, ne récriminons pas à l’endroit du passé. Qu’il nous serve plutôt de leçon. Nous avons fait une expérience. Nous n’étions que deux enfans ; nous ne nous connaissions pas l’un l’autre, nous nous connaissions peu nous-mêmes. Le temps nous a révélé des différences de sentimens et d’habitudes qui sont tellement incompatibles… Bref l’expérience n’a pas réussi. Il faut nous avouer la vérité : vous ne m’avez jamais aimé.

« — Peut-être ! interrompit brusquement Lilla ; je ne sais pas… Mais ce que je sais bien, continua-t-elle avec chaleur, c’est que depuis…

« Elle s’arrêta, et changeant subitement de ton : — Nous devons être amis ou ennemis à mort. Choisissez.

« — Mon choix est déjà fait, dis-je en respirant librement ; soyons amis, et séparons-nous en paix.

« — Non, non, pas de séparation ; soyez encore pour moi ce que vous fûtes autrefois.

« — Cela, je ne le puis pas, et je ne le serai jamais, répondis-je immédiatement.

« — Jamais ! dites-vous. Et elle tressaillit de la tête aux pieds comme saisie d’un frisson. Je ne répétai pas le mot, mais je fis un geste qui en voulait dire tout autant.

« — Bien alors ! Soyons ennemis et agissons comme tels. Il faut que j’aie votre vie, ou que vous ayez la mienne.

« En parlant ainsi, elle tira de la poche de son amazone deux petits pistolets et m’en offrit un.

« — Bah ! ceci est de la folie, répondis-je presqu’en souriant et en prenant le pistolet, que je jetai à terre. Vous pouvez me tuer si cela vous fait plaisir, mais jamais je ne lèverai mon petit doigt contre une femme.

« — Une femme ! Comme vous êtes généreux ! dit-elle avec dédain ; comme les airs de supériorité virile vous vont bien ! — Puis éclatant de rage : — Oui, une femme, une femme mortellement offensée qui demande réparation, entendez-vous ? Ne vous reste-t-il donc plus une étincelle d’honneur ?

« Je demeurai immobile. Je vis qu’elle était sur le point de me frapper avec sa cravache, mais je ne remuai pas.

« — Oh ! pourquoi ne suis-je pas un homme ? — Elle jeta à terre le pistolet qu’elle tenait.

« — Je voudrais que vous le fussiez, murmurai-je.

« — Le voudriez-vous ? répliqua-t-elle. Je prends acte de ce vœu, et vous vous en souviendrez quelque jour. — Puis elle partit.

« Elle n’avait pas fait dix pas, lorsqu’on entendit à peu de distance la voix de Santina qui m’appelait par mon nom, Lilla revint sur ses pas et dit en riant d’une façon maladive : — Ah ! c’est votre négresse ? Je veux la voir.

« — Vous ne la verrez pas, dis-je.

« — Craignez-vous que je ne la tue ?

« — Vous voulez insulter une pauvre fille innocente, qui ne vous a fait aucun mal ; voilà ce que je crains et ce que je ne permettrai pas, répondis-je.

« Cependant Lilla persistait et s’efforçait de me repousser. Que pouvais-je faire ? pour prévenir un malheur, je n’avais d’autre moyen que de répondre à Santina que j’y allais et que je désirais qu’elle s’en retournât, tout en retenant les mains de Lilla. Lorsque j’eus vu Santina rentrer à la maison, je laissai Lilla libre, et je lui dis : — Je vous demande pardon de la violence que je vous ai faite. Vous me remercierez un jour de vous avoir empêchée de commettre un acte indigne de vous.

« — Misérable ! dit-elle d’une voix rauque, le compte que nous avons à régler ensemble est lourd ; mais le jour du règlement viendra, tenez-vous-le pour dit. — Et à ces mots, elle s’en alla. »


Cette scène est belle ; elle a du mouvement et de l’originalité, elle est presque excentrique, et par conséquent elle doit être vraie. En général, quel que soit l’arrangement artistique du livre, on sent que M. Ruffini a surtout écrit avec ses souvenirs. C’est là ce qui fait le charme de cet épisode d’amour. La figure de Lilla n’aurait jamais été aussi vivante, si l’auteur n’avait pas écrit de mémoire ; elle n’aurait jamais été aussi vivement illogique, aussi follement insensée. Nous recommandons spécialement cet épisode aux romanciers anglais. Lilla est bien un portrait de femme, elle n’est pas entourée de ces nuages métaphysiques qui enveloppent comme des déesses ossianiques toutes les héroïnes du roman contemporain (celles de M. Thackeray exceptées, et encore !). En général d’ailleurs les caractères de femmes dans la littérature anglaise ont toujours été trop tout d’une pièce : ils sont ou trop angéliques, ou trop odieux, ou trop grossiers. Les nuances infinies du caractère féminin manquent pour adoucir et varier cette uniformité.

Lilla tint parole, et sa vengeance faillit être terrible. À quelque temps de là, Lorenzo la rencontre au spectacle, causant et riant avec un jeune officier des gardes du corps, à qui elle le désignait ouvertement. Involontairement les yeux de Lorenzo se portant sur cette loge, son regard rencontra celui du jeune officier, et il lui sembla lire une expression de défi dans la physionomie de ce dernier. À la sortie du spectacle, l’officier l’arrête, et quelle n’est pas sa surprise en reconnaissant le tyran Anastase, la terreur du collège, détrôné par lui naguère ! Un duel s’ensuit, et Lorenzo tombe blessé. La rancune de Lilla n’alla pas plus loin, et elle poussa l’indulgence jusqu’à venir, voilée, demander chaque jour de ses nouvelles. Lorenzo ne la revit plus que deux fois, et dans des circonstances encore plus tragiques. Lilla venait alors s’humilier et solliciter son pardon, que Lorenzo, quoiqu’il ne le dise pas ouvertement, fut trop heureux de lui accorder.


IV. — CONSPIRATION ET EXIL.

Jusqu’ici, qu’avait rapporté le carbonarisme à Lorenzo ? Peu de chose : tout compte fait, il lui avait donné, grâce à un heureux hasard, une maîtresse, et par suite infiniment d’ennuis, plus un duel où il avait failli perdre la vie. Tous les carbonari n’ont pas eu cette chance, et beaucoup ont été plus maltraités.

Cependant 1830 était arrivé, et l’œuvre souterraine du carbonarisme, triomphante en France, semblait devoir triompher également dans toute l’Europe, Un enthousiasme bizarre, qui ne s’est jamais vu depuis, qui ne s’était jamais vu auparavant, s’était emparé de tous les peuples. Les hommes allaient être rendus à leur vraie nature ; toutes les chaînes allaient tomber, et des rois citoyens allaient régir sagement, du haut de leurs trônes vermoulus, les mains liées et un bâillon sur la bouche, des populations ivres de liberté, qui s’abandonneraient sans contrôle, en vertu des droits de l’homme, à tous les excès de la licence. Néanmoins, avant de tomber au rang de rois citoyens, les monarques absolus de l’Europe firent un dernier effort ; ils prirent leurs précautions en Italie comme dans le reste de l’Europe, et en Piémont comme dans le reste de l’Italie. Un matin, l’oncle Jean entre haletant dans la chambre de Lorenzo : — Ah bien ! de jolies nouvelles ! Fantasio est arrêté, plusieurs autres sont arrêtés, peut-être allez-vous l’être aussi. Pourquoi diable vous ai-je empêché de vous faire capucin ? — Lorenzo et son frère César courent au domicile de Fantasio. Il était bien absent. Tout était encore dans le même état que lorsqu’il avait quitté sa chambre. Le volume de Byron était ouvert à la page même qu’il lisait lorsqu’on l’avait arrêté, et près du volume se trouvait une feuille de papier sur laquelle étaient écrites quelques pensées suggérées par la lecture du poème. Huit carbonari avaient été arrêtés avec Fantasio, et dans le nombre se trouvait un des amis de Lorenzo, le brave Sforza. Lorenzo parcourt toute la ville pour connaître les motifs de l’arrestation et savoir s’il n’y aurait pas moyen de faire évader Fantasio. Le premier carbonaro auquel il s’adresse est un certain docteur Peretti, un homme sans âge, qui pouvait avoir de vingt-cinq à cinquante ans, timide et égoïste comme doivent l’être nécessairement des gens aussi bien conservés. Peretti répond à ses questions en murmurant à voix basse que le mot isolement est pour le quart d’heure le mot d’ordre de la société. Lorenzo reçoit un meilleur accueil du comte Alberto, le frère de Lilla ; mais le comte ne savait rien et ne connaissait aucun des chefs de la société. Ces chefs étaient tous d’ailleurs de vieux conspirateurs, débris de 1821, trop prudens et trop expérimentés, qui avaient une défiance innée des jeunes gens en général et des jeunes carbonari en particulier ; il n’y avait donc rien à attendre d’eux.

Heureusement l’oncle Jean, moins fiévreux que son neveu, avait glané un à un tous les détails de l’affaire. Fantasio et ses compagnons étaient purement et simplement accusés d’avoir fait partie d’une société secrète. Le cas, quoique grave, ne pouvait cependant pas entraîner une condamnation capitale. Une commission nommée par le roi Charles-Félix usa d’indulgence, et déclara qu’il n’y avait pas lieu de poursuivre. Fantasio reçut des passeports et partit pour la France. Lorenzo et son frère l’accompagnèrent jusqu’à la diligence et lui firent leurs adieux. « Ayez bon courage, leur dit-il, conservez le feu sacré et aimez-moi toujours. Vous aurez bientôt de mes nouvelles. » Ils en eurent effectivement bientôt après. Heureux eussent-ils été s’ils n’en avaient pas reçu !

En effet, un matin que Lorenzo était occupé à fumer dans son étude en attendant des cliens qui ne se hâtaient pas d’arriver, on frappe à la porte, et on lui remet une lettre signée Lazzarino. Cette lettre l’informait qu’une compagnie d’assurances établie à Marseille désirait fonder une maison de correspondance à Gênes, et on priait Lorenzo de vouloir bien se rendre le lendemain dans un quartier qu’on désignait pour traiter de cette affaire. Lorenzo va au rendez-vous, et se trouve face à face avec un petit homme bavard, remuant, affairé, plein de mystères et de chuchotemens, un de ces dévoués, indiscrets et compromettans conspirateurs dont le silence même est toujours plein de révélations, et dont la prudence est plus dangereuse que les étourderies d’autres personnes. — « Ah ! ah ! n’ai-je pas bien arrangé toute cette affaire ? s’écrie-t-il dès qu’il aperçoit Lorenzo. — Mais quelle affaire ? Soyez assez bon pour m’expliquer… — Bien, bien, tout va bien. Lorsque Lazzarino entreprend un message, ah ! ah ! Lazzarino est connu, et ce n’est pas à moi d’en dire davantage sur ce sujet (il se frappe la poitrine), on peut s’y fier. Tout est en sûreté là. — Si je comprends bien, vous avez un message à me remettre. — Un message ! Donnez-lui ce nom si cela vous fait plaisir ; Fantasio l’a nommé autrement lorsqu’il me l’a confié. — Lazzarino, m’a-t-il dit, voilà une bombe chargée, une bombe avec mèche allumée. Promettez-vous de la remettre intacte à mes amis ? — Certes, dis-je. — Faites attention, c’est une affaire de vie ou de mort, et plutôt que de laisser tomber ce message entre d’autres mains que celles auxquelles il est destiné, vous devez le réduire, et vous avec lui, en poussière. Voulez-vous vous en charger ? — Certes, dis-je… Et il est là. (Se frappant de nouveau la poitrine.) Que dites-vous de cela ? hein ! » Malgré sa vantardise, Lazzarino, comme il le prouva, était un homme à qui on pouvait se fier, et Fantasio, avec sa connaissance des conspirateurs, avait bien choisi son émissaire. Un plus prudent aurait moins risqué d’être découvert, mais, une fois pris, il n’aurait pas hésité à livrer le message pour sauver sa vie. Lazzarino était capable de crier à tue-tête qu’il portait avec lui une conspiration ; mais cela une fois annoncé à l’univers, rien n’aurait pu lui arracher son message. « L’homme est un animal divers et ondoyant, » disait Montaigne ; la sagesse n’est pas toujours le partage des courageux, ni le courage le partage des sages. »

Le message contenait différentes lettres pour Gênes, Turin, etc., avec le plan détaillé et minutieux de cette fameuse société secrète qui fut plus tard connue sous le nom de la Jeune-Italie, et une lettre adressée aux deux frères Benoni, dans laquelle Fantasio leur faisait part de ses idées politiques sur la régénération de l’Italie. Selon Fantasio, l’édifice de juillet menaçait ruine, et ne tarderait pas à crouler. Il fallait donc être prêt pour le moment où l’Europe serait de nouveau en combustion. Il n’y avait plus rien à faire avec le carbonarisme ; sa prudence pédantesque, son dédain pour la jeunesse n’étaient plus de saison. Les sociétés secrètes formées jusqu’alors, et qui se contentaient de porter pour devise le mot liberté sans autre affirmation plus précise, étaient désormais condamnées à l’impuissance, et cesseraient bientôt d’exister. Si la nouvelle société dont il leur confiait la fondation voulait vivre, il fallait qu’elle prît une devise, qu’elle formulât un credo, et ce credo, cette devise, ne pouvaient être que le mot république italienne. Il fallait se défier des erreurs et des illusions du passé. Point n’était besoin dans la nouvelle société de grands noms et de grandes influences. Des jeunes gens dévoués, prêts à mourir à chaque instant sans mot dire, suffiraient à la tâche de la régénération italienne. Puis venait un plan détaillé de la nouvelle société secrète. Elle devait se composer d’un comité central établi à Gênes, qui serait en perpétuelle communication avec le comité directeur de Marseille, — de comités provinciaux établis dans toutes les villes principales et subordonnés à l’action du pouvoir central, puis de chefs propagandistes établis dans toutes les villes inférieures, et en communication avec les comités provinciaux. Les adeptes devaient se diviser en deux classes : les simples membres et les propagandistes. Les règlemens avaient été tracés avec un soin tout à fait minutieux ; toutes les précautions avaient été si bien prises, qu’il semblait impossible que la conspiration fût jamais découverte. « Enfin, dit ironiquement Lorenzo, ce plan faisait très bien sur le papier ; restait à savoir comment il supporterait l’épreuve de la pratique. »

L’hétairie italienne est donc enfin fondée, mais dans quelles conditions désastreuses ? Une observation nous frappe surtout à la lecture des instructions de Fantasio : c’est que cette fameuse hétairie est bien une société secrète pure et simple, c’est-à-dire une chose en dehors de la vraie société, une chose que celle-ci doit ignorer, dans laquelle ses représentans ne peuvent entrer, et par conséquent dirigée contre elle. C’est une œuvre souterraine et de ténèbres, dont les dogmes doivent demeurer ignorés du monde et conquérir le monde par surprise. La recommandation que fait Fantasio d’éviter avec soin les noms célèbres et les influences reconnues est significative et tout à fait caractéristique de ce plan révolutionnaire. Fantasio veut régénérer la société sans s’appuyer sur les élémens de cette société. Ambition chimérique ! les philosophes discutent encore pour savoir si Dieu lui-même a pu tirer la création de nihilo.

Dès le soir même, les amis de Fantasio se rassemblèrent, et le plan fut adopté avec enthousiasme. Cinq jeunes gens exaltés et sans expérience furent les premiers fondateurs de l’œuvre souterraine qui devait faire tant de mal à la cause italienne, exciter tant de soulèvemens intempestifs, donner lieu à tant de répressions cruelles, ouvrir tant de chemins d’exil et dresser tant d’échafauds. Les larmes viennent aux yeux lorsqu’on pense au sort qui attend tous ces braves enfans, victimes futures des chimères d’un rêveur politique et d’un artiste en conspirations. Vertueux et étourdi Fantasio ! que de choses fatales contient le fameux message remis à Lazzarino ! Fautes politiques irréparables, hécatombes humaines, tombes prématurément ouvertes pour recevoir tes amis d’enfance, condamnations à mort, fusillades, espérances italiennes déçues, inutile révolution de Florence, insensée révolution romaine, bataille de Novare, défection et trahison, tout cela est contenu dans ce funeste message, — et pourtant quels amis dévoués, dignes sinon d’une meilleure cause, au moins d’un meilleur chef ! «Je vous remercie, mes amis, dit César de frère de Lorenzo, qui venait d’être nommé chef de la société par acclamation), et maintenant à la besogne ! J’ai le pressentiment que peu d’entre nous verront le résultat final de nos efforts ; mais la semence que nous avons lancée germera après nous, et le pain que nous avons jeté sur les vagues surnagera et se retrouvera un jour. » Pauvre César ! un jour, dites-vous ; jamais peut-être ! Quant à cette semence, elle ne produira que des moissons stériles. Cette prophétie n’est vraie que par un certain côté : peu d’entre vous verront la fin de ces efforts. « Combien de fois, ajoute Lorenzo, je me suis rappelé ces paroles et le sourire mélancolique qui les accompagna ! » Puis les amis se séparent comme les apôtres après la mort du Christ, pour aller porter la bonne nouvelle et les lettres de Fantasio aux localités avoisinantes. La société grandit rapidement par l’accession de membres d’autres affiliations qui acceptent sans hésiter le credo de Fantasio. « Une secte se fondant avec un capital de cent membres, tous de bonne famille, bien élevés, intelligens, actifs, une secte ainsi constituée ne pouvait manquer de mener les choses bon train, surtout si nous tenons compte de la richesse du sol sur lequel elle avait à travailler. »

Cette richesse, c’étaient les causes de mécontentement qui existaient en Italie et surtout à Gênes, où dominaient deux sortes de haines, la haine de l’Autriche et la haine du gouvernement piémontais. Malheureusement cette dernière dominait dans les deux classes les plus nombreuses de la société, la vieille aristocratie et le peuple ; quelques hommes des classes moyennes et quelques jeunes nobles partageaient seuls la première. Cette animosité, que l’effet du temps et le règne de Charles-Albert ont amortie et à peu près éteinte, était naturellement une raison d’oppression nouvelle et une source d’obstacles sans cesse renaissans pour la nouvelle société. Les Italiens se trouvaient ainsi se haïr beaucoup plus qu’ils ne haïssaient les étrangers. Néanmoins, en dépit de ces obstacles, les ressentimens étaient assez nombreux pour fournir de nombreuses recrues à l’œuvre de Fantasio, et en peu de temps la société se grossit d’hommes appartenant à toutes les classes, nobles, légistes, fonctionnaires du gouvernement, marins, artisans, prêtres et moines. La bannière républicaine fut arborée, et tous la reconnurent comme la leur presque sans objection. Ce fait est assez singulier, et Lorenzo l’explique en disant qu’il n’y avait alors aucun prince italien auquel on pût se fier. Le pape était en dehors de la question. Il ne fallait pas penser aux princes de la maison de Bourbon, le roi de Naples et le prince de Lucques. Le duc de Toscane était un Autrichien, et le duc de Modène également, sinon par la naissance, au moins par les sentimens et la politique. Le roi de Sardaigne, Charles-Albert, était alors impopulaire. Il y a une dernière raison que Lorenzo ne donne pas : c’est qu’à cette époque tous les regards étaient tournés vers la France ; on s’attendait à y voir la république triompher avant peu, et les illusions libérales étaient poussées si loin, que le gouvernement constitutionnel lui-même ne semblait plus qu’une variété du despotisme. Ce sentiment, qui fut un moment général dans l’Europe entière, et qui s’est maintenu plus ou moins jusqu’à la révolution de 1848, — œuvre de cette illusion vieillie, arrivée alors, comme on put le reconnaître, à la décrépitude et au radotage, — influa plus peut-être que Lorenzo ne l’avoue sur cette facile acceptation du credo républicain.

Cependant tous les membres de la société n’étaient pas également républicains ; les révélations de Lorenzo à cet égard sont assez curieuses et expliquent certains tiraillemens qui ont eu lieu dans la politique des révolutionnaires italiens, surtout depuis 1848. « Tous ceux qui faisaient partie de la société n’étaient pas républicains par conviction ; beaucoup au contraire, surtout parmi ceux qui se joignirent à elle postérieurement à sa fondation, auraient préféré une monarchie représentative à une république, et s’ils acceptaient la dernière, c’était par sentiment de l’impossibilité pratique où l’on se trouvait de proposer autre chose. D’autres s’inquiétaient surtout de ce grand point principal, l’indépendance de l’Italie, et pour y atteindre, ils étaient prêts à accéder à toute forme de gouvernement, quelle qu’elle fût. On peut comprendre, cela étant expliqué, comment il arriva que lorsqu’en 1848 Charles-Albert accorda une constitution et rompit ouvertement avec l’Autriche, ce qui restait de l’association se divisa en deux fractions. L’une, qui se composait des deux élémens que nous venons de mentionner, se rallia autour de l’étendard du roi constitutionnel, champion de l’indépendance nationale, tandis que l’autre, le parti républicain, s’abstint de prendre part au mouvement, et même se déclara contre lui, parce qu’il était dû à l’initiative d’un roi et qu’il était commandé par un roi. »

Tout marcha bien pendant un temps. Le comité-directeur de Marseille applaudissait de loin à l’œuvre et l’encourageait activement. Les équipages des vaisseaux marchands de Gênes qui faisaient commerce à Marseille étaient tous soigneusement endoctrinés, et transportaient en Italie des ballots de pamphlets et de brochures politiques que les clubs de la société distribuaient dans l’intérieur du pays. On avait aussi pratiqué des intelligences dans l’armée piémontaise, par l’entremise d’un jeune officier d’artillerie nommé Vittorio, beau garçon de vingt-deux ans, héros taillé en Hercule, chrétien fervent et égaré qui cherchait dans les sociétés secrètes et la république les moyens de réaliser sur la terre les préceptes du Nouveau Testament. La propagande fit naturellement de nombreuses recrues dans une armée aristocratiquement constituée. Par ce moyen, on était sûr de ne pas manquer d’armes et d’entraîner dans un mouvement révolutionnaire, ayant pour mots d’ordre Italie et indépendance nationale, au moins une partie de l’armée piémontaise ; mais ces succès si rapides avaient bien leurs revers, en attendant les catastrophes sanglantes, et Lorenzo raconte d’une manière assez sceptique, et sur le ton d’un homme quelque peu désabusé, les désagrémens de sa vie de conspirateur.

« Avez-vous jamais vu une de ces décorations de théâtre dont l’effet est si frappant à distance, mais qui, vues de près, n’offrent plus à l’œil que des trous, des pâtés de couleurs difformes, et des coups de pinceau qui semblent avoir été donnés au hasard ? Il en est de même jusqu’à un certain point d’une conspiration. Vue à distance et d’ensemble, rien n’est plus frappant et plus poétique que cette puissante réunion de volontés et de forces poussées par une même impulsion et se dirigeant dans les ténèbres, à travers des difficultés et des dangers de tout genre, vers la plus noble et la plus légitime des conquêtes, celle de la liberté et de l’indépendance ; mais si de la contemplation de cet ensemble vous descendez aux détails, adieu la poésie et salut à la très plate prose ! Que d’égoïsme et que de petitesses embarrassent les fils de ce mécanisme compliqué !

«Véritablement, je vous l’assure, le sentier d’un conspirateur n’est pas semé de roses, surtout quand il s’agit de conspirateurs placés dans notre situation, c’est-à-dire connus de tout le monde et accessibles à un chacun. Je ne connais pas d’existence qui demande une abnégation et une patience plus continuelles. Il faut qu’un conspirateur prête l’oreille à toute sorte de bavardages, caresse toutes les variétés de vanités, discute sérieusement des sottises : malade à n’en pouvoir plus, oppressé qu’il est par tant de commérages vides de sens, de vanteries ineptes et de vulgarité, il faut qu’il garde un maintien complaisant et placide. Un conspirateur cesse de s’appartenir à lui-même, et devient le jouet de tous ceux qu’il rencontre ; il faut qu’il sorte lorsqu’il aimerait mieux rester chez lui, qu’il reste lorsqu’il préférerait sortir, qu’il parle lorsqu’il désirerait garder le silence, et qu’il veille lorsqu’il aimerait à dormir. Véritablement c’est une misérable vie. Elle a, il est vrai, quelques joies rares, mais douces, les relations occasionnelles avec des esprits élevés et des âmes dévouées, et la conviction que toutes ces peines et tous ces tracas abrègent pied à pied la route qui conduit à une fin noble et sacrée

« Ceux qui parlent de sociétés secrètes organisées de manière à rendre toute découverte impossible disent des sottises. Les sociétés secrètes impossibles à découvrir n’existent que dans l’imagination de quelques personnes crédules à l’excès. Ces sociétés-là ressemblent aux armées qui n’existent que sur le papier, et qui par conséquent ne courent aucun risque d’être battues. Une association qui comprend un grand nombre de membres et qui s’agite est une mine toujours sur le point de sauter. Dans ses rangs se trouvent des vantards, des fanatiques, des imprudens, qui sont par eux-mêmes un véritable danger, — et telle est la nature humaine, que même parmi les membres les plus disposés à la prudence, l’impunité finit par engendrer une fausse sécurité qui conduit à la ruine. Les conspirateurs peuvent être assimilés aux hommes qui travaillent avec des matériaux inflammables. D’abord ils s’entourent de toutes les précautions possibles ; mais bientôt et par degrés insensibles, ils négligent un jour une bagatelle, un autre jour une autre, jusqu’à ce qu’ils se soient familiarisés avec le danger, et à la longue, voyant que les matières inflammables n’ont pas encore fait explosion, ils finissent par s’imaginer qu’elles n’éclateront jamais. »


Quel malheur que toutes ces réflexions ne se présentent à l’esprit qu’après l’expérience faite, et lorsque tout est consommé et irréparable ! Au moment même où le comité central de Gênes envoyait des émissaires en Piémont, afin de savoir si tout était mûr pour une insurrection, la bombe éclata. Les comités provinciaux demandaient du temps, les réponses étaient indécises, et le comité-directeur en fut réduit à adopter à une faible majorité un ajournement de deux mois ; mais le hasard et la fatalité ne s’ajournent pas. Deux sergens du régiment de Vittorio furent arrêtés, et voici à quelle occasion. Une querelle avait eu lieu entre les deux sergens, et l’un d’eux fut blessé. Le coupable avait, dans un moment de fraternité militaire, reçu les confidences de son antagoniste, qui appartenait à la société. Il résolut de révéler ces confidences dans l’espoir de gagner son pardon. Une fois le gouvernement mis sur la voie, il lui fut facile de connaître à fond toute l’affaire. On essaya d’abord d’intimider et de corrompre le sergent dénoncé, qui résista bravement. Alors on eut recours à un stratagème ; on lui lut des dépositions fausses par lesquelles il était incriminé : le sergent se laissa prendre au piège, et raconta tout ce qu’il savait. Aussitôt les arrestations se succédèrent ; César, le frère de Lorenzo, Vittorio, Sforza, furent saisis et emprisonnés, et après les arrestations vinrent, comme toujours, les jugemens des cours martiales et les condamnations à mort. Plusieurs furent fusillés dans des circonstances horribles et avec des raffinemens qui dévoilent un des plus tristes côtés de la nature méridionale, c’est-à-dire la cruauté. Les prisonniers eurent aussi, comme en France pendant la terreur, une manière de journal du soir. Parfois on s’écriait sous leurs fenêtres : « Un tel a été fusillé, demain ce sera votre tour. » Passons sur ces scènes pénibles, qui accompagnent trop souvent les répressions nécessaires, de même que l’anarchie accompagne trop souvent la liberté, et qui sont un déshonneur pour la nature humaine. Un seul incident horriblement dramatique nous suffira.


« Un prisonnier condamné à Alexandrie, et qui a survécu à son long emprisonnement dans le fort de Fénestrelle, a laissé dans ses mémoires le passage suivant : « D’abord mes livres, c’est-à-dire une Bible, un recueil de prières et l’histoire des capucins célèbres du Piémont, me furent enlevés ; puis on me mit une chaîne aux pieds, et je fus conduit dans un cachot encore plus sombre, plus humide et plus sordide que celui que j’avais occupé jusqu’alors, percé d’une fenêtre à double rangée de barreaux et fermé par une porte à double serrure. En face de mon cachot était celui du malheureux Vochieri, un autre prisonnier politique. Comme on laissait sa porte ouverte, je pus voir par une fente qui se trouvait dans la mienne ce qui se passait. Vochieri était assis sur un escabeau de bois, une chaîne pesante autour du pied, deux gardes de chaque côté, le sabre nu ; un troisième, le fusil au bras, se tenait devant la porte. Le profond silence qui régnait était terrible. Les soldats semblaient plus consternés que le prisonnier lui-même. De temps à autre, un vieux capucin venait le visiter. C’est ainsi que ce malheureux passa une semaine entière. Son agonie fut vraiment longue et terrible. Enfin il fut exécuté. Le général Galateri, gouverneur d’Alexandrie, persista jusqu’au dernier moment dans ses efforts pour lui arracher des révélations, en lui faisant apercevoir la perspective d’un pardon possible. « Délivrez-moi de votre odieuse présence, c’est tout ce que je vous demande, répondit Vochieri. » Le gouverneur furieux lui donna un violent coup de pied dans le ventre. Vochieri, malgré les chaînes qui le retenaient, lui cracha au visage. Par un raffinement de cruauté presque incroyable, on le fît passer pour aller à la mort sous les fenêtres de sa propre maison, afin que sa femme, sa sœur et ses deux jeunes enfans pussent contempler ce spectacle déchirant. Ce ne furent pas des soldats, mais des gardes-chiourmes qui furent choisis pour l’exécuter. Le gouverneur trouva convenable d’assister à l’exécution en grand uniforme et assis sur un canon. »


Cependant Lorenzo va, lui aussi, être arrêté, s’il ne fait diligence ou s’il n’est pas sauvé par quelque incident imprévu. Sa pauvre mère se précipite aux pieds de la madone : « Mère de miséricorde, s’écrie-t-elle avec une ferveur navrante, oh ! épargne-moi, épargne-moi celui-là ! Mais que la volonté de Dieu soit faite maintenant et toujours ! » Les officiers de police entrent, et le commissaire qui les précède donne lecture de l’ordre du gouverneur de Gênes, qui leur enjoint d’arrêter Camillo Benoni, avocat. Camillo est un des frères de Lorenzo, parfaitement innocent de toute participation au complot. Si cette méprise dure encore quelques jours, Lorenzo est sauvé. On fait en secret tous les préparatifs de départ, et le fugitif s’embarque… après quelles scènes ! — après les adieux de sa mère, après les adieux de Lilla, qui vient demander son pardon, après les convulsions de désespoir de la pauvre Santina, qui l’avait aimé en silence, naïvement et passionnément. Quel voyage aussi ! quelles alarmes ! Passer des nuits entières sans sommeil, se confier avec abandon à des hommes dont on n’est pas sûr, trembler à chaque instant qu’ils ne vous livrent, mieux que cela, qu’ils ne se débarrassent de leur responsabilité en se débarrassant de votre personne par quelque procédé expéditif ; se cacher dans des tanières comme une bête fauve traquée, passer des journées sous des tas de feuilles comme un reptile, traverser des torrens à la nage, toutes ces aventures et tous ces périls, Lorenzo les éprouva. La folie, l’insomnie, la faim, le danger de mort imminente, la dureté et l’indifférence des hommes, il eut à faire toutes ces expériences en quelques jours. Après avoir traversé le Var à la nage et avoir été jeté sur ses rives évanoui et sanglant, il arrive à Marseille et va trouver Fantasio. Fantasio l’embrasse et le regarde d’un air sombre. « J’ai été fort inquiet de vous, balbutia-t-il, et… Il s’arrêta et hésitait à parler ; enfin je hasardai cette question : — Des nouvelles du pays, mauvaises peut-être… Fantasio essaya de répondre, mais ne put pas et se détourna, — Au nom du ciel, m’écriai-je, n’essayez pas de me tromper. Dites-moi ce qui est arrivé ! Qu’est-il arrivé à César ? — Fantasio se cacha le visage et sanglota. Je compris tout. — O Dieu de clémence, César n’était plus ! »

Les confessions de l’auteur s’arrêtent ici, au moment où l’expiation est complète, trop complète ; mais les longues années d’exil, les souffrances, les pensées amères du proscrit, de tout cela nous ne savons rien, l’auteur ne nous dit rien. Nous pouvons en conjecturer quelque chose cependant. L’orage a brisé dans sa fleur cette existence ; une brillante carrière a été interrompue dès le début ; quelque chose d’irréparable est arrivé, qui fera, bon gré, mal gré, dépendre toute la vie de Lorenzo d’une noble folie de jeunesse et d’un instant d’enthousiasme justifiable sans doute, mais imprudent Les choses se sont-elles passées ainsi ? Si le contraire est arrivé, félicitons-en Lorenzo et prenons cordialement congé de lui.

Nous n’aurons pas le courage d’exprimer sur ce livre une opinion politique ; nous ne ferons pas un reproche à l’auteur d’avoir suivi le drapeau de la république plutôt que celui du gouvernement constitutionnel, et nous laisserons le gouvernement constitutionnel se défendre tout seul. S’il est une chose que nous n’ayons jamais comprise, ce sont les disputes des Italiens sur les formes de gouvernement ; la question italienne n’est pas malheureusement une affaire de forme politique, c’est surtout et avant tout une question de vie ou de mort, d’être ou de n’être pas ; aussi peut-on demeurer fort indifférent à tous les systèmes politiques qui ont été proposés, et par suite assez indulgent pour toutes les fautes qui ont été commises. Celui qui est soumis à l’oppression ne raisonne pas toujours d’une manière bien saine, et il serait d’ailleurs assez ridicule de prêcher la modération à l’homme qu’on accable de coups. Il y a des faits historiques devant lesquels il faut suspendre son jugement, parce qu’il y a des circonstances, pour les nations comme pour les individus, qu’on ne peut bien comprendre qu’après les avoir traversées soi-même. Lorsque j’entends parler des fautes commises par les nations malheureuses, et que j’en entends parler avec une sévérité pédantesque, je me demande involontairement ce que nous ferions, si nous avions à supporter les mêmes épreuves. Vous êtes-vous jamais vu forcé, après avoir longtemps lutté pour rester calme, de vous soulever contre un être tyrannique ou seulement déplaisant ? Et pourtant ce n’était là qu’un incident momentané. Savez-vous à quel état d’esprit vous arriveriez si cet incident durait toujours, si votre vie tout entière y était liée indissolublement ? Le duc de Brunswick adressa au peuple français une proclamation menaçante ; vous connaissez la sanglante tragédie, longue de trois jours et de trois nuits, qui en fut la suite. Nous qui avons supporté deux invasions, — avec quels ressentimens et quelle amertume ! — nous savons combien nos cicatrices ont été longues à guérir. Encore aujourd’hui, à certains momens et sous l’influence de certains courans de l’atmosphère politique, ces plaies se rouvrent et saignent. Qu’eût-ce été si l’invasion se fût prolongée, si ce fait momentané qui troubla notre existence nationale était devenu désormais la règle de notre vie ? Lorsque nous sommes enclins à trop de sévérité par intérêt, par esprit de parti, ou par mauvaise humeur politique, pensons à ce que nous ferions si nous étions placés dans les mêmes circonstances, et la réflexion nous donnera toute l’indulgence que la passion ne nous donne pas. Nous n’avons pas besoin de dire à quel parti nous voudrions voir confiés les intérêts de l’Italie, mais ce ne sont là pour nous que des opinions théoriques et froides : ceux qui ont enduré des souffrances pratiques ont des opinions un peu plus exagérées, et nous n’avons naturellement pas la naïveté de nous étonner du fait.

Peut-être d’ailleurs sommes-nous porté à l’indulgence par un goût particulier pour l’Italie. De toutes les nations malheureuses, c’est celle que nous aimons le mieux et pour laquelle nous faisons les vœux les plus ardens, et c’est celle au contraire pour laquelle le public européen a toujours montré le moins de sympathie. Le sort des Irlandais arrache des larmes d’attendrissement à toutes les bonnes âmes dévotes et pieuses, et ce sort est véritablement digne de pitié. Toute une nation en haillons, et quels haillons ! c’est là certainement un spectacle peu gai. Nous connaissons toutes les vives et charmantes qualités du peuple irlandais, mais nous ne pouvons nous dissimuler que ce n’est là après tout qu’une peuplade à demi sauvage, brillamment douée, qui n’a jamais rien fait et qui ne fera jamais rien pour l’humanité ; dès lors la destinée de ces frères celtiques doit nous toucher beaucoup moins. Tous les partis ont déploré le sort de la Pologne, et il est certain qu’on l’a injustement et cruellement traitée, que les polonais sont un brave peuple, capable de fournir de vaillans soldats, de se battre vaillamment et étourdiment, et qu’ils ont produit plusieurs héros ; mais je sais aussi qu’en plein XVIIIe siècle leurs grands seigneurs propriétaires de serfs menaient encore la vie féodale, et je ne puis plus m’étonner de la chute lamentable de cette nation. Les Espagnols ont été aussi héroïques qu’il est possible de l’être, mais je sais que leur héroïsme avait un but mauvais, qu’il était menaçant pour la liberté des autres peuples, et je dois, en gémissant, reconnaître que leur décadence est une expiation. L’Italie au contraire n’a jamais vu le flambeau de la civilisation s’éteindre chez elle. Elle a été la première des nations modernes, elle a fait l’éducation de toutes les autres, et elle brillait du plus magnifique éclat lorsque toute l’Europe était encore plongée dans les ténèbres. Nous avons généralement dans la tête un faux type d’Italien qui nous cache le véritable caractère de ce peuple, l’Italien lazzarone, paresseux, gourmand, mangeur de macaroni et dilettante sensuel, l’Italien du théâtre et des mascarades ! Nul peuple au contraire n’a été plus sérieux et plus ardent dans les choses sérieuses. La foi morale, l’intrépidité intellectuelle, la passion portée dans la science, nul n’a eu toutes ces qualités, nous dirions presque ces vertus, autant que le peuple italien. Leurs spéculations ne sont pas froides comme l’intelligence, mais chaudes comme la vie qui les inspira et le climat sous lequel elles se produisirent. En vérité, la placidité, la sérénité de Leibnitz et de Newton me semblent glaciales, comparées à la fougue scientifique et au génie brûlant de Galilée. Les ingénieuses dissertations de Montesquieu sont admirables de pénétration judicieuse ; mais il est probable que l’Esprit des Lois ne fera jamais éprouver de bien fortes émotions à personne, tandis qu’il est impossible de lire Machiavel sans se sentir déchiré, affligé, troublé comme à la représentation d’un drame. Albuquerque, Vasco de Gama, l’infant don Henri, furent des héros, mais jamais ils ne le furent au même degré que le Génois Christophe Colomb, l’âme la plus religieuse et la plus naïvement dévouée aux œuvres de Dieu qui ait jamais été. Le sublime Milton paraît presque pédantesque, compassé, mesquin à côté de Dante. Les peintres espagnols et hollandais sont de grands artistes qui expriment admirablement, les premiers le fanatisme catholique, les seconds la trivialité de la vie bourgeoise ; mais les peintres italiens ne sont pas seulement des artistes : ce sont de très grands hommes ayant des conceptions, des conceptions qui ne sont pas le reflet de préjugés populaires ou la copie exacte des trivialités de la vie de chaque jour, qui sont éternelles comme le monde idéal et moral dont elles nous reproduisent les personnages.

Voilà pourquoi j’aime l’Italie et le peuple italien ; c’est le peuple qui a été le plus ardemment sérieux, et personne ne l’a remplacé sous ce rapport. Depuis les Italiens des XVe et XVIe siècles, l’humanité a eu encore de très grands hommes, mais elle a eu une note de moins, la plus puissante, la plus grave de toutes. Cette ardeur sérieuse n’est pas cependant éteinte en Italie ; vous la retrouvez encore chez les Italiens, mais exagérée et pervertie comme leur peinture après les Carrache ; vous la retrouvez, mais envenimée, enfiellée, pleine de rages impuissantes, de blasphèmes, de colère et de tristesse sombre et fiévreuse chez un Alfieri et un Foscolo. L’étincelle est recouverte sous d’épaisses couches de cendres, mais elle n’est pas morte ; elle brillera de nouveau aux regards pour allumer, nous l’espérons, non pas un incendie, mais un flambeau bienfaisant.


EMILE MONTEGUT.