Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Livres anciens 5.

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Slatkine reprints (p. 129-138).

UN ROMAN INÉDIT DE RESTIF


Quand le pauvre Restif de la Bretonne mourut chez sa fille Marion[1] le 3 février 1806, il laissait plusieurs ouvrages inédits et achevés que la misère, la vieillesse, la maladie l’avaient empêché d’imprimer lui-même.

Le plus important, celui sur lequel il fondait toutes ses espérances était entièrement terminé depuis 1797. Nous en connaissons le titre : l’Enclos et les Oiseaux. Nous savons même assez vaguement ce qu’il devait contenir. C’était un recueil de Revies et de soixante nouvelles diverses que réunissait en un seul roman le réseau artificiel d’un conte énorme et singulier. Restif a donné sur son livre des explications confuses et parfois contradictoires au milieu desquelles nous distinguons toutefois avec clarté le sujet du premier conte[2] et le plan des Revies[3].

Qu’était-ce que les Revies ? Le dernier terme et peut-être le plus curieux de son évolution littéraire.

Restif n’avait aucune liberté d’imagination. Il ne pouvait conter que les métamorphoses du vrai. S’il ne peignait pas la réalité, il la déformait à dessein ; mais inventer un personnage et lui prêter des aventures était un travail cérébral trop complexe pour ses facultés. Lorsqu’il s’y essayait, ses récits perdaient toute vraisemblance et presque toute raison.

Il le savait, car il jugeait assez bien la valeur relative de ses divers ouvrages. Aussi n’hésitait-il pas à répéter le même récit sous plusieurs aspects différents comme un peintre fait des répliques du même tableau en changeant les accessoires. Il y a telle anecdote (sur sa fille Agnès) dont nous possédons cinq narrations distinctes depuis Ingénue Saxancour jusqu’à l’Anti-Justine, en passant par l’Année des Dames.

Lorsqu’il eut ainsi publié son histoire sous une forme romanesque dans le Paysan perverti, la Femme infidelle, etc., il entreprit de la recommencer tout entière en seize volumes sous forme de confession véritable (Monsieur Nicolas). Ce n’était pas assez. Il reprit une fois de plus toute sa biographie depuis sa première enfance, sous une forme théâtrale et ce fut le Drame de la Vie.

Mais ensuite ? Il avait écrit tour à tour le roman de sa vie, l’histoire de sa vie, le drame de sa vie. Comment renouvellerait-il l’éternel sujet de son labeur ?

Ce fut alors qu’on lui suggéra une idée assez originale et peut-être sans précédent exact : celle d’écrire le journal de sa vie passée telle qu’elle aurait pu être s’il eût été heureux.

Ne vous y trompez point : ce n’est pas tout à fait ce que tentent les vieilles dames de lettres lorsqu’elles enjolivent à leur avantage les souvenirs lointains de leur premier amour. Restif avait déjà fait cela d’ailleurs, car il est à cet égard bon nombre d’hommes qui sont femmes. Son nouveau projet tenait tellement du rêve (par les faits) et tellement de la réalité (par les personnages) que je ne connais pas d’ouvrage antérieur comparable à celui-ci.

Restif en attribue l’idée à Cazotte. Le 31 janvier 1792, ayant achevé le manuscrit des huit premières parties de Monsieur Nicolas, il le fit lire par Cazotte qui lui dit en le lui rendant :

« Que feriez-vous si vous recommenciez votre Vie et que vous fussiez maître des événements ? »[4].

Restif répondit par LES REVIES, histoires refaites sous une autre hypothèse, du CŒUR HUMAIN DÉVOILÉ.

Pour que l’homme pût être heureux, il lui faudrait une prudence qu’il ne peut avoir que par l’expérience. En conséquence il lui faudrait deux vies connexes et sans intervale. Revivre serait sa véritable vie.

… On a vu d’ailleurs quelle a été ma vie, puisqu’elle est imprimée. Le Lecteur sera donc en état de m’entendre. Quand je rectifierai tous les événemens, d’après l’expérience, et que je montrerai de cette manière, ce qu’il m’aurait falu, pour être heureux[5].

« Je ne crois pas, dit Charles Monselet, que la personnalité puisse être poussée plus loin que cela[6]. »

Seules, l’Introduction, la Ire Revie (Mme Hennebenne) et la moitié de la IIe (Jeannette Rousseau) furent imprimées par Restif en appendice aux Posthumes (1802) et elles contribuèrent sans doute à faire saisir l’ouvrage car ce sont les pages les plus libres que Restif ait signées. Au bas de la dernière il écrivit simplement :

La suite de cette REVIE se trouvera dans L’ENCLOS[7].

Dans L’ENCLOS ET LES OISEAUX, précisait-il autre part[8]. Et de même toutes les Revies suivantes.

Mais quatre ans plus tard, quand Restif mourut, l’Enclos et les Oiseaux restait inédit ; il l’est encore ; il est même perdu et depuis longtemps. En 1858, Monselet disait le manuscrit « égaré » (p. 70).

En 1875, Lacroix n’en avait découvert aucun vestige et pourtant il ne voulait pas croire à sa destruction. « On peut espérer, disait-il, que le manuscrit se retrouvera »[9].

L’espoir, il est vrai, nous soulage. Toutefois Monselet ne nous en avait guère laissé. Au cours d’une conversation avec les héritiers de Restif, il avait pris cette note inquiétante :

Sa fille Marion, qui habitait le domicile paternel[10], essaya bien de tirer parti d’une masse de manuscrits renfermés dans une grande armoire, elle les fit voir à quelques littérateurs ; mais Rétif seul eût pu se reconnaître au milieu d’un pareil désordre[11].

Et comme il ajoutait aussitôt :

Ses autographes sont très rares

l’hypothèse la plus vraisemblable était que l’Enclos et les Oiseaux, refusé par les libraires de L’Empire, avait servi à faire des cornets dans la boutique d’un épicier.

Il y a quelques années, je revenais de Bourgogne où j’avais fait des recherches assez fructueuses sur Restif, sur sa famille et sur ses amies d’enfance quand j’ouvris le catalogue d’un savant expert en autographes qui annonçait « une page d’un manuscrit de Restif. »

J’allai voir la page. On m’en présenta plusieurs. Je demandai de quel manuscrit elles étaient tirées. On n’avait pas cherché à les identifier. L’œuvre de Restif est immense. Comment retrouver une page entre soixante mille ? Cependant je regardai l’autographe que l’on m’avait mis sous les yeux et je lus dans un éblouissement : IXe Revie.

La neuvième Revie ! mais on n’en connaissait que deux ! La neuvième ?… Sans aucun doute, c’était une page du manuscrit perdu. C’était l’Enclos et les Oiseaux !

« Combien de feuilles possédez-vous ? — Une vingtaine. — Je les prends toutes. En avez-vous déjà vendu ? — Quelques-unes seulement, qui nous ont été demandées d’Allemagne. »

Rentré chez moi, je me gardai bien de conter ma trouvaille à personne et j’attendis le hasard qui me permettrait de compléter autant que possible le manuscrit. J’espérais découvrir un autre dépôt.

Hélas ! je l’ai retrouvé aussi, mais trop tard, celui-là. J’avais laissé passer deux ans… Le second marchand d’autographes, à la même époque, avait possédé une partie du manuscrit non identifié. Les feuillets en avaient été dispersés peu à peu, vendus à des amateurs isolés, entre autres « à un monsieur qui en a pris beaucoup » et dont on ignore le nom.

J’ai acquis là ce qui restait, c’est-à-dire peu de chose, et maintenant mon petit dossier se compose ainsi qu’il suit :

Revies.

P. 53 à 72 — 82 à 85 — 115, 116 — 119 à 126. — Soit : 34 pages.

Nouvelles.

P. 1 à 8 d’une première nouvelle. P. 3, 4, 7 et 8 d’une autre nouvelle. — Soit : 12 pages.

En tout, 46 pages de divers formats : 16 x 21 et 18 x 24.

On en retrouvera d’autres, cela est certain. Celles qui manquent sont dispersées, mais elles ne sont pas toutes perdues.

Je fais appel aux collectionneurs d’autographes. Les amateurs qui possèdent des feuilles provenant d’un manuscrit de Restif sont désormais prévenus que ces pages peuvent appartenir, comme les miennes, à un ouvrage inédit, l’Enclos et les Oiseaux, dont on s’occupe de reconstituer l’ensemble et de publier les fragments.

Je serai reconnaissant de toute communication que l’on voudra bien m’adresser, à la suite de cet article.

Nous reproduisons ci-contre la première des 46 pages que j’ai réunies. Comme l’écriture de Restif est parfois difficile à déchiffrer, on ne sera peut-être pas fâché d’en trouver ici la transcription.


IXe Revie. — Cécile Lecomte.

[Plusieurs mots barrés] — Je suis à Paris en 1757. J’y ai l’état de ma 1re vie en apparence ; mais j’ai cultivé l’amitié de Gaudet d’Arras, dont le père avait apporté des Indes une fortune immense. J’ai à cette époque 50 mile livs. de revenu. Je n’en ai distrait depuis 3 ans que les sommes nécessaires pour acheter les près des Roies et toute la terre de Saci et celle du Vaudupuits ; j’ai fait un Enclos, depuis la Levée jusqu’aux Fontaines de Joux, c’est-à-dire d’une lieue de long sur 500 pieds de large l’un portant l’autre ; car, vis-à-vis le Boutparc, je l’ai englobé dans mon Enclos. J’ai passé là des momens délicieux avec Jeannette-Rousseau, puis avec Marie-Jeanne. Mais ensuite je les ai établies, l’une à Courgis dont j’ai acheté la Terre, l’autre à Laloge, que j’ai acquise pour l’y établir, ainsi que Courtenai, les Bois-l’Abbé et l’intermédiaire entre Laloge et les Vauxgermains, que j’ai également acquis. Ainsi mes deux maîtresses, mères chacune de deux Enfants, fils et fille, étaient également dotées. Les fermes de Laloge, les Bois-l’Abbé, les terres et les bois de Vauxgermain et le franc alleu de Courtenai, égalant au moins la Baronnie des Courgis et Charmelieu et la Métairie Rouge, avec ses bois. J’avais quitté le pays, non de peur d’être tourmenté par mes deux concubines, pour les épouser ; heureuses avec leurs enfans et la fortune que je leur abandonnais, elles m’aimaient et m’avaient accordé leurs faveurs sans me parler jamais de mariage, ni me faire de reproches sur ma bigamie ; mais c’était mes parens à moi, qui me pressaient, par probité, d’épouser l’une ou l’autre.

Ils ne connaissaient pas ma fortune ; je n’avais acquis la terre de Saci et du Vaudupuits, avec leurs bois, leurs prés, leurs terres et leurs vignes, pour en laisser jouir et disposer mon Père, qu’avec mes revenus et quelques présens de mon Ami. Je feignis donc le dépit, et je dis à mes parens de Saci et de Courgis : — Je ne veux pas me marier. Je vous laisse une fortune, à vous et aux deux mères de mes enfans ; et pour moi, je vais disparaître et ne vivre que du produit de mon travail. Vous ne saurez pas où je serai. — Ils furent interdits. Mais ils ne croyaient pas l’exécution…

Pauvre Restif ! voilà donc quel était son rêve : « Acheter les prés des Roies, la terre de Saci (son Village natal) et celle de Vaudupuits, » en faire un enclos, le donner à son père, et ayant ainsi assuré le bonheur des siens, aller conquérir Paris avec cinquante mille livres de rente… Le malheureux ! faut-il rappeler en face de cette page les lignes lamentables qui terminent son dernier » roman ? — « L’homme qui vient de s’épuiser ici pour imprimer cet ouvrage n’a que son prompt débit pour tout moyen de subsister[12] avec 3 orfelins en bas âge. Miseremini mei, miseremini mei, saltem vos, Amici mei (vous dirait Job). Aidez-moi du moins à imprimer 4 ou 5 ouvrages mss. dont j’hypothéquerais sur la 1re rentrée pour les frais. Ô Corbeau !… Suisse respectable, viens à mon secours s’il est possible ! Jamais on n’en eut autant de besoin ! »[13].

Personne ne se présenta pour aider le pauvre vieux à publier son œuvre. Le chagrin qu’il en eut hâta sa fin. Son manuscrit lui-même a péri en grande partie.


Nous devons à la Mort et nous et nos ouvrages,
Nous mourons les premiers. — Le long reply des âges
En roulant engloutit nos œuvres à la fin.


Sauvons du moins ce qui reste de l’Enclos et les Oiseaux pendant que ces feuillets bleus existent encore.

  1. Rue de la Bûcherie, dans une vieille maison qui survit et porte le n° 16. Aucune plaque commémorative ne la signale.
  2. Monsieur Nicolas, t. XVI (1797), p. 4754 sqq.
  3. Les Posthumes,.1802, t. IV, p. 303, 314 et 315 à 334.
  4. Les Posthumes, 1802, IV, 314.
  5. ibid, IV, 315.
  6. CH. MONSELET, Rétif de la Bretonne, 1858, p. 186.
  7. Les Posthumes, 1802, IV, 334. Les titres, sans plus, de dix Revies, sont indiqués p. 303. D’après cette liste, celle de Jeannette Rousseau serait la IIIe. Celle de Cécile Lecomte n’y est pas annoncée.
  8. Ibid. IV, 314.
  9. P. LACROIX. Bibliographie… de Restif de la Bretonne, 1875, 8° p. 442.
  10. C’est le contraire qu’il faut dire. Restif demeurait chez sa fille.
  11. Monselet, op. cit., p. 208. — Actuellement, on ne connaît que deux petits mss. autographes du Restif. Tous deux sont à la bibliothèque de l’Arsenal. L’un a été publié en 1889 par M. Paul Cottin ; l’autre a été retrouvé et identifié par M. Funck-Brentano.
  12. Il n’en tira aucun bénéfice. Le Premier Consul fit saisir toute l’édition que Restif avait imprimée de ses propres mains.
  13. Les Posthumes, 1802, IV, 335.