Léon Dierx (Verlaine)

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Œuvres complètes - Tome VVanier (Messein) (p. 339-344).


LÉON DIERX


Une noble figure, celle-ci, aussi compatriote de Leconte de Lisle, c’est-à-dire né à La Réunion (le 31 mars 1838), il commença — après, je crois, car il a son quant à moi et ses fiers secrets littéraires, Dierx, même et surtout avec ses amis — après dis-je, le crois, des essais à la Musset, — par imiter le grand poète qui fut, plus encore peut-être que Banville et pour le moins autant que Baudelaire, le maître de toute une génération — la mienne ! — de vrais poètes. Dans ces débuts, l’originalité perçait toutefois. Une mélancolie sui generis pénétrait ce vraiment premier volume. L’amour douloureux de la nature, le lacryma rerum, l’émotion panique que fait vibrer Ronsard dans son Elégie à la forêt de Gâtine, le panthéisme qui n’est pas dans les splendides paysages de Leconte de Lisle et que Victor Hugo, un pur déiste enfantin, a vainement tenté dans quelques pièces de ses avant-derniers poèmes, notamment dans le Satyre de la Légende des siècles, la Bouche d’ombre des Contemplations, etc., etc. ; ce sentiment frappait le lecteur de ces vers déjà corrects, d’autre part, et comme rythme, et comme rime, et comme langue. Mais où l’admiration se vit forcée parmi les compétents, ce fut à l’apparition des Lèvres closes, puis des Amants.

Le premier de ces volumes, très compact, contient des récits dont les uns remontent aux premiers âges du monde ; d’autres ressembleraient à ce que le romantisme appelait des mystères ; d’autres enfin sont tout modernes. Tout le monde qui lit a dans la mémoire le magnifique Lazare et


La grande forme aux bras levés vers l’Éternel.


Tout ce monde-là se rappelle également ces troublants paysages, les Filaos, souvenir de l’île natale, et ces Automnes


Le monotone ennui de vivre est en chemin,


et ces pièces où le vers revient sans monotonie, forme toute nouvelle, car Baudelaire qui lui-même a emprunté à Edgar Poë la réitération du vers, se borne, comme son modèle, à en faire un véritable refrain revenant toujours à la même place, tandis que Dierx promène, en écoliers buissonniers, plusieurs vers dans la même pièce, comme un improvisateur au piano qui laisse errer plusieurs notes, toujours les mêmes, à travers l’air qu’il a trouvé, ce qui produit un effet de vague d’autant plus délicieux que le vers de notre poète est particulièrement fait et très précis, toute flottante que veuille être parfois sa pensée, mystique ou sensuelle.

Car — et c’est ce qui le différencie encore de Leconte de Lisle, chaste ou du moins discret quand il parle d’amour — Dierx est un voluptueux. J’en prends à témoin d’innombrables poèmes, les Yeux de Nyssia, par exemple, où défilent tous les regards féminins possibles et leur effet, — l’effet d’un bel œil, eût dit le vieux Corneille, un voluptueux aussi dans son genre, je m’en douterais presque.

Évidemment l’amour sensuel ne va pas chez Dierx sans une pointe de mysticisme qui le relève et le redresse en quelque sorte. Mais le fond y est bien. Le goût de la femme, son « odor », son bruissement et toutes les conséquences de l’adoration d’elle : querelles douces, parfois atroces quand l’orgueil s’en mêle, émois parfois amers, confiantes jalousies, faiblesses enfin si pardonnables ! Je vous dis que tout y est.

Une étrange « scène dramatique », la Rencontre, donne bien, dans sa note sombre et violente, la clef de cette disposition.

Deux amants brouillés se rencontrent par hasard dans une fête de nuit. Explication brûlante. L’homme qui, depuis la rupture, ne cherche que « l’image de l’absente » et qui s’écrie :


Le parfum d’un fantôme est le seul que je sente,


y met bien du sien et la femme aussi, après, naturellement, les insultes et les reproches du premier tour de conversation, comme :

TULLIA


                                        Il serait trop plaisant
Que j’en fusse jalouse et tremblante à présent !
L’aimerais-je aujourd’hui ? Non.


FABIEN


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ah ! comme follement aussi je la méprise !


et les « monsieur » et les « madame » de rigueur, mais c’est bien fini. On devine, entre les lignes du dialogue magnifiquement passionné que les deux ex-amants se sont consolés chacun de son côté, mais combien ils se souviennent de s’être aimés ! La morale de ce poème, au fond, ce serait le ménage à quatre des Affinités électives de Gœthe, qui n’était pas un dieu du paganisme pour rien. En place, Dierx a trouvé ce superbe final :

FABIEN, qui s’est laissé tomber, accablé, sur le banc.


                                      Malheureux !
Je la laisse partir ! Oh ! le cœur est affreux !
Je suis seul désormais ! Tullia !


Il fait quelques pas.


TULLIA, tournée vers lui.


                                              Tu blasphèmes !
L’impossible baiser que nous fuyons nous-mêmes.
Que le vent à jamais reportera vers moi,
À jamais s’en ira de mes lèvres vers toi !
Et toujours il vivra dans notre cœur fidèle.
L’amour qui vient d’ouvrir entre nous sa grande aile.


Elle sort lentement. Fabien la regarde désespéré, semble vouloir s’élancer à sa suite, puis s’arrête et sort précipitamment de l’autre côté. — Le rideau tombe.


Dierx n’est pas d’avis que le poète doive absolument s’abstenir d’idées politiques. C’est un républicain ferme, — et je l’en estime d’autant plus équitablement que je serais plutôt dans l’autre camp, non moins ferme, — mais qui ne transparaît guère dans ses vers. Le patriotisme, par exemple, qui réunit toutes les âmes dignes de ce nom, il l’a laissé déborder dans une ode merveilleuse où résonne d’acier et d’airain ce vers extraordinaire :


Car la mort n’a point osé prendre
Son âme à ce grand Cuirassier !


Dierx est un homme jeune, encore bien que l’un des moins jeunes d’entre les Parnassiens de 1867. Tète superbe : un 1830 blond. Toujours serré dans sa redingote. Sans gestes. Rieur et très rieur par instants. Grand fumeur de cigarettes. Il vit assez retiré, occupe un emploi à l’Instruction publique, fréquente les peintres, peint lui-même avec talent.

N’est pas encore décoré !


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