Léonie de Montbreuse/33

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Michel Lévy frères, éditeurs (p. 260-267).


XXXIII


Les yeux fixés sur moi, Edmond garda longtemps le silence sans oser me questionner sur ce qui se passait dans mon cœur.

L’inquiétude qu’il éprouvait encore de l’état où il m’avait vue se mêlait à l’expression d’une joie secrète qu’il avait peine à cacher ; il n’attendait qu’un regard pour épancher son âme ; mais, les yeux baissés et respirant à peine, je cherchais vainement un mot à lui dire qui ne fût pas trop tendre.

Edmond, interprétant bien différemment ma contrainte, rompit enfin le silence et me dit :

— Léonie, me suis-je abusé, et ne m’avez-vous dit hier un mot si touchant que pour me rendre le courage de défendre ma vie ?

— J’ignorais qu’elle fût en danger, répondis-je en balbutiant ; vous paraissiez si… calme.

— Ah ! dites si heureux ! jamais plus douce espérance n’a pénétré mon âme ! Un moment, Léonie, j’ai cru que votre cœur répondait au mien, j’en ai frémi de joie ; le passé, l’avenir, tout a disparu devant cette pensée divine, tout, jusqu’aux obstacles qui nous séparent.

» Qui pourrait me la ravir, me suis-je écrié, si son cœur me préfère ? Ah ! si j’ai pu n’adorer qu’elle après avoir été si mortellement blessé de son refus ; si, témoin de son penchant pour un autre, ma fierté n’a pas su triompher de mon amour, puis-je espérer d’en modérer l’excès quand il est devenu la passion de ma vie, et qu’un rayon d’espoir achève d’égarer ma raison !…

» Léonie, ma chère Léonie, ajouta-t-il en me prenant la main, ne me laissez pas croire que je me sois abusé… confirmez d’un mot, d’un regard…

— Je ne le puis, interrompis-je en retirant ma main pour essuyer mes larmes.

— Ah ! malheureux, reprit Edmond d’une voix étouffée, Léonie m’a trompé… son cœur dément l’aveu que j’avais cru sincère ; l’enchantement a cessé… Mais le ciel prend pitié de moi, ajouta-t-il en retombant sur son siége, et je sens ma vie s’éteindre avec mon espérance.

— Grand Dieu ! m’écriai-je en voyant son bras couvert de sang et la pâleur de la mort sur ses traits, au secours ! il se meurt…

Mes cris attirèrent bientôt tous les gens de la maison, mon père accourut, et, jugeant que la plaie d’Edmond s’était rouverte, il le fit transporter dans son appartement, où il lui prodigua tous les secours nécessaires.

Le bruit de cet événement était parvenu jusqu’à Suzette, qui, à peine convalescente, vint s’informer de l’état de M. de Clarencey, et me trouva dans le cabinet de mon père, épiant le moment où quelqu’un sortirait de sa chambre pour savoir des nouvelles.

Un valet parut enfin et nous dit qu’Edmond était parfaitement revenu de la faiblesse causée par la perte de son sang. Alors Suzette, sans me consulter prit mon bras et me reconduisit dans mon appartement.

Frappée du tremblement que j’éprouvais, elle me fit prendre quelques boissons calmantes et me quitta quand elle me vit plus tranquille. Les soins discrets de cette bonne fille furent à peine remarqués de moi.

Tout entière au sentiment qui déchirait mon âme, je ne pensais qu’à me justifier auprès d’Edmond, et surtout à le consoler du chagrin de me perdre par le plaisir de se savoir aimé.

Fière du sacrifice que j’allais faire à mon devoir, je crus n’y pas manquer en instruisant Edmond de tout ce qui motivait ma conduite, et voici ce que je lui écrivis :

LÉONIE AU COMTE DE CLARENCEY.

« Edmond, vous m’accusez, et je brave tout pour vous prouver votre injustice. Au moment de nous séparer pour jamais, je me livre sans réserve au charme de vous peindre tout ce que j’ai souffert depuis le jour, où, reconnaissant mon erreur, vous m’avez appris à distinguer un sentiment profond d’une folie romanesque, depuis le jour où, déjà séduite par votre esprit, je découvris dans votre cœur cette affection si constante et si vive qui devait asservir le mien. Hélas ! j’ai longtemps ignoré ma faiblesse.

» Blessée des torts d’Alfred, je croyais n’avoir à craindre d’autres malheurs que son abandon, lorsqu’en secret mon cœur ne redoutait que votre indifférence ; et je pleurais encore de me voir trahie, que je tremblais déjà de vous aimer. Je sais tout ce que cette inconséquence a de coupable ; mais en la payant du bonheur de ma vie, j’ôte le droit de me la reprocher.

» Comment ne pas comparer tant de soins à tant de négligences, tant d’amour à tant de perfidie, et comment ne pas préférer celui que le malheur attache au frivole amant que le bonheur même ne peut fixer ! Mais je n’ai plus le choix, Alfred est malheureux, toute sa destinée est dans le pardon qu’il attend de moi. Je l’ai promis aux larmes de sa mère… mon sort est décidé.

» Liée par mes serments, je dois, je saurai les tenir. Cher Edmond ! c’est vous que j’implore, vous seul pouvez me donner le courage d’accomplir un si grand sacrifice. N’en soyez pas témoin, fuyez l’autel où Léonie au désespoir va jurer de vous oublier ; mais, avant de la livrer aux tourments qui l’attendent, dites-lui que vous partez convaincu de ses regrets, de son amour, et répétez-lui que, moins soumise à ses devoirs, elle ne serait plus digne de vous.

» Adieu Edmond, adieu. »


Je pensai d’abord à remettre simplement cette lettre à un des gens de mon père pour la porter au comte de Clarencey ; mais, réfléchissant que cette démarche pourrait être mal interprétée par celui que j’en chargerais, j’appelai Suzette, et lui recommandai de joindre ma lettre à celles que l’on apporterait de Clarencey, bien sûre qu’Edmond en recevrait dans la journée.

Suzette m’apprit que madame la baronne de Ravenay venait d’arriver, et qu’on avait donné l’ordre de lui préparer un appartement auprès de celui qu’occupait déjà M. de Clarencey.

— Il paraît que la baronne doit passer plusieurs jours ici, ajouta Suzette ; j’ai entendu M. le comte lui dire, lorsqu’il a été au-devant d’elle, qu’il était nécessaire, pour plusieurs raisons, que M. de Clarencey n’habitât point chez lui de quelque temps. J’imagine que l’état de M. de Frémur est la cause de cette précaution, car on le dit fort mal.

— Et M. de Clarencey ? interrompis-je.

— Il prétend ne plus souffrir depuis que son sang est arrêté, et se dispose à descendre pour l’heure du dîner.

Cet avis changea la résolution que j’avais prise de ne pas sortir de mon appartement de la journée ; je fis ma toilette pour me rendre dans le salon, et Suzette me quitta pour aller guetter l’arrivée du courrier qui devait apporter les lettres de Clarencey.