L’Amant de la morte

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L’Amant de la morte
Drame en deux actes
Paris-Théâtre.

L’AMANT DE LA MORTE


ACTE PREMIER

Le boudoir de Simone Darvières. Les lampes sont allumées. Simone sert le thé à Ginette et à Maud, qui sont en visite.


Scène 1

SIMONE, GINETTE, MAUD
Par instants : LOUIS, le valet de chambre
GINETTE

À propos, Simone, tu seras libre de samedi en huit ?

SIMONE

De samedi en huit ?

GINETTE

Oui. J’aurai, ce jour-là, mon modèle espagnol.

MAUD

Ah ?

GINETTE

Vous ne vous imaginez pas ce que ce garçon est beau ! Je l’avais rencontré à Cadix, pendant notre voyage, l’an dernier. Il vendait des pastèques, à la porte d’une bodega. Il est venu à Paris chercher fortune. Je lui ai demandé de venir poser chez moi. J’ai commencé par faire des études de son profil, et puis…

MAUD

Et puis ?…

GINETTE

Et puis il a bien voulu poser l’ensemble. Ah ! quelle merveille, mes petites ! Apollon ! Apollon brun. Et une science instinctive des attitudes !

MAUD

Vous nous mettez l’eau à la bouche !

GINETTE

C’est une force de la nature ! Il vit nu comme un beau fruit, comme un galet sur la plage.

SIMONE

Ma pauvre Ginette, comme tu t’emballes !

GINETTE

Oh ! toi, tu es incapable de goûter les merveilles de l’art moderne. Tu restes sous l’influence de ton mari, qui n’a jamais pu, de son côté, oublier les leçons des Beaux-Arts. Un peintre officiel ! Guillaume Darvières ne sera jamais qu’un peintre officiel.

MAUD

Dites tout de suite que c’est un pompier !

GINETTE

Je veux dire que son talent académique…

SIMONE

Évidemment, toi et lui, ce ne sont pas les mêmes académies qui vous intéressent.

GINETTE

Enfin, je compte sur toi, ― sur vous deux, si le maître consent à t’accompagner.

SIMONE

Hélas ! ma petite Ginette, je regrette infiniment, mais, de samedi en huit, je ne serai pas à Paris.

MAUD

Vous partez ?

Simone

Oui. Ordre de la Faculté ! Je n'arrive pas à me débarrasser de ma grippe du jour de l'an ; je tousse encore le matin, et, le soir, j'ai parfois un peu de température. Alors, Guillaume a insisté pour que j'aille me reposer quelques semaines sur la Riviera.

Ginette

Il t'accompagne là-bas ?

Simone

Non. Impossible. Il a commencé le portrait de Lady Hamilton ; il ne peut pas l'interrompre.

Ginette

Eh bien ! en voilà, une nouvelle ! Le couple étonnant qui se disloque ! Les « amants légitimes », comme on vous surnomme partout, qui vont chacun de son côté !

Simone, gravement

C'est la première fois que nous nous séparons depuis notre mariage ; et il a fallu, vraiment, que le médecin me fasse peur, pour que j'accepte de quitter Paris sans Guillaume.

Maud

Vous ne resterez pas longtemps sur la Côte ?

Simone

Oh ! non. Quelques semaines seulement ; juste le temps de me reposer.

Ginette

Te reposer ? Ah ! là, là ! Est-ce qu'on va dans le Midi pour se reposer ! Je te connais : tu seras chaque jour au Casino !

Simone

Bah! tu sais, autant prendre le thé là qu'ailleurs.

Maud

Alors, votre mari, vous allez le laisser, comme ça, tout seul. Prenez garde !

Simone, simplement

J'ai confiance en lui.

Ginette

Le fait est qu’il t’aime tant !

Maud

Justement ! C'est terrible, un homme qui aime sa femme si passionnément. Il a pris l'habitude de l'amour, et cette habitude-là, mes enfants, c'est pis que toutes les autres. Moi, je ne serais pas tranquille, à la place de Simone.

Simone, ironique

Vous êtes bien bonne, ma chérie ! Je vous remercie. Je suis sans doute très orgueilleuse, mais je laisse Guillaume à Paris sans la moindre appréhension.

Ginette

D'ailleurs, il est si occupé…

Simone, sonnant

Oui : ses cours, ses leçons, le portrait de Lady Hamilton…

(Entre Louis.)

Louis

Madame a sonné ?

Simone

Enlevez le plateau… Vous avez mis les housses dans le grand salon ?

Louis

Oui, Madame ; on est en train d'envelopper le lustre.

Simone

Bien. Merci.

(Louis sort.)

Ginette

Tu boucles la maison ? Mais alors…

Simone

Guillaume compte prendre ses repas au Cercle pendant mon absence. Il s'ennuiera moins au Volney que seul dans notre salle à manger. D'ailleurs, je lui laisse le fumoir…

Ginette, avec un sourire de coin

Son grand ami, Robert Samoy, viendra bien, peut-être, lui tenir compagnie…

Simone

Je ne sais pas. Robert Samoy se fait de plus en plus rare. Il y a des siècles que nous ne l'avons vu.

Ginette, même jeu

Ça vaut peut-être mieux !

Simone

Pourquoi donc ?

Ginette

Oh ! je dis ça comme ça.

Simone

Tu as un drôle d'air… Que veux-tu dire par là ?

Ginette

Moi ? Rien… Pour qu'on dise, ensuite, que je suis une mauvaise langue !

Simone

Tu as rencontré Robert récemment ?

Ginette

Eh bien, oui, là !

Simone

Où l'as-tu rencontré ?

Ginette

Au Caveau-Géorgien.

Simone

Tu lui as parlé ?

Ginette

Impossible.

Simone

Pourquoi ?

Ginette

Il était affalé, les coudes sur la nappe, à côté d’une affreuse petite rousse aux yeux pochés, au regard vide… Je te jure que c’était un spectacle lamentable.

Simone

Robert… Lui !

Ginette

Il avait une de ces figures ! Dame, les femmes, l’alcool, les stupéfiants… Tout lui est bon, paraît-il, pour s’étourdir.

Maud

Comment, s’étourdir ?…

Simone

Ce n’est pas possible, ce que tu me racontes ?

Ginette

Je l’ai vu !

Simone

Oh ! un garçon si gentil, si prévenant, si affectueux… En être tombé là !… Pourquoi, mais pourquoi donc a-t-il changé à ce point ?

Ginette, avec une arrière-pensée

Des embêtements, sans doute. La drogue tue les peines…

Maud, la suivant

Même les peines d’amour !

Simone

Oh ! Vous croyez que Robert…

Ginette

Maud a raison. Il n’y a qu’un grand, qu’un désespérant chagrin d’amour pour expliquer la transformation de ce garçon-là.

Simone

C’est épouvantable, Guillaume va être désolé lorsqu’il saura que son ami...

(Entre Louis.)

Louis, discrètement, avec style

Madame…

Simone

Quoi ?

Louis, même jeu

M. Robert Samoy demande si Madame peut le recevoir.

Simone, haut

Qu’il entre ! Qu’il entre ! (Aux deux jeunes femmes. ) C’est lui !

(Ginette et Maud échangent un sourire.)


Scène 2

SIMONE, GINETTE, MAUD, ROBERT
Robert, baisant la main de Simone

Ma chère Simone… J’ai rencontré Guillaume tout à l’heure. Il m’a appris votre prochain départ. Je n’ai pas voulu vous laisser quitter Paris sans vous faire mes adieux…

Simone

C’est tout à fait gentil… Vous connaissez ces dames, je crois ? Mme Ginette Barjot, Mlle Maud Risner.

Robert, s'inclinant

J’ai déjà eu l’honneur d’être présenté à Mlle Risner, au dernier vernissage des Humoristes. Quant à Mme Barjot, nous sommes de jeunes vieilles connaissances !

Simone

Alors, tout est pour le mieux.

Maud, se levant

Ma petite Simone, il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter un bon voyage…

Ginette, même jeu

Et un heureux retour.

Simone

Comment ? Vous me laissez déjà ?

Robert, aux deux jeunes femmes

Je ne pense pas que ce soit mon arrivée qui vous fasse fuir ?

Ginette

Mais non, cher ami…, j’ai rendez-vous à six heures avec un modèle.

Robert

Un modèle de vertu ?

Ginette

Vous êtes bien impertinent, Monsieur Samoy ! (À Simone.) Allons, au revoir, chérie. Ne nous oublie pas trop vite ; envoie-nous quelquefois de tes nouvelles !

Simone

Entendu. Au revoir, chérie… Au revoir, ma petite Maud.

Maud

Au revoir !

(Ginette et Maud sortent. Simone les accompagne et rentre en scène presque aussitôt.)


Scène 3

ROBERT, SIMONE
Par instants, LOUIS
Simone, rentrant

Excusez-moi. Il fallait que je reconduise mes amies…

Robert, ironique

Vos amies, ça ?

Simone, sonnant

Dame ! Je crois !

Robert

Vous n’êtes pas difficile !

Simone

C’est le secret du bonheur.

Robert

Alors, vous êtes heureuse, vous ?

Simone

Pleinement.

(Entre Louis.)

Simone, à Louis

Du porto, je vous prie. Et vous direz à Justine que M. Samoy dîne avec nous.

Louis

Bien, Madame.

Robert

Mais non, mais non…

Simone

On ne vous demande pas votre avis. Guillaume serait furieux de ne pas vous revoir… Je pense, d’ailleurs, que vous n’allez pas l'abandonner pendant mon absence ? Je compte absolument sur vous pour lui tenir compagnie.

(Louis, ayant déposé sur la table à thé un plateau chargé d’un carafon et de verres se retire pendant les répliques suivantes.)

Robert

Vous pouvez être tranquille. Je veillerai sur le pauvre solitaire… — C’est toujours demain que vous partez ?

Simone

Toujours.

Robert

Et quand revenez-vous ?

Simone

Dans cinq semaines. Exactement, le lundi gras.

Robert

Parfait, parfait ! Voilà, en effet, de l’exactitude, et je reconnais là votre nature précise, ponctuelle… soigneuse !

Simone

Un verre de porto ?

Robert

Non, merci.

Simone, s’apprêtant à sonner

Alors, une tasse de thé…

Robert, l'arrêtant

Non, non, rien. Merci… (Allumant une cigarette, non sans nervosité.) Vous permettez ?

Simone, le regardant

Mais qu’est-ce qu’il y a donc, mon pauvre ami ?

Robert

Il y a… que vous partez. Voilà ce qu’il y a.

Simone, souriant

Ce n’est pas un événement bien terrible… Nous nous sommes décidés brusquement…

Robert

La soudaineté de ce voyage n'en exclut pas le désagrément.

Simone

Pour vous, peut-être…, parce que moi, vous savez, je suis enchantée de quitter Paris, sa petite pluie, son brouillard gluant, pour ce beau pays sec qui m’attend là-bas. Si je n’avais pas le regret de laisser Guillaume à ce maudit portrait, je partirais le cœur léger.

Robert

Vous êtes égoïste, comme tous les gens heureux.

Simone

Mon Dieu ! que c’est agaçant de vous entendre gémir sans cesse !… Vous avez tout pour être heureux, vous aussi !

Robert, avec amertume

Oui !… (Concentré :) Croyez-vous que j’aie tout, Simone ?

Simone

Il me semble !… Que vous êtes triste, aujourd’hui ! (Changeant de ton :) Eh bien, pour vous dérider, je vais vous faire un cadeau !

Robert

Un cadeau ?

Simone, allant prendre une photographie dans le tiroir d’un meuble

Oui. Tenez : regardez ce que j’ai trouvé tout à l’heure, en rangeant des tiroirs.

Robert

Une photo de l’École !

Simone

Je vous la donne.

Robert

Je vous remercie… Quel vieux souvenir !

Simone

J’étais sûre de vous faire plaisir. Cela remonte à quelle date ?

Robert

1910. Nous faisions partie de l’atelier Lalou, votre mari et moi… Elle est un peu ridicule, cette photo ! Chacun de nous y arbore l’attribut de son talent particulier, ou fait le geste qui symbolise le mieux ses habitudes ou ses manies…

Simone

Pourquoi Guillaume porte-t-il cette couronne de navets ?

Robert

Parce que « navet » et « aquarelle » sont synonymes en argot d’atelier. La famille de votre mari exigeait qu’il devînt architecte et l’avait fourré d’autorité dans l’atelier Lalou. Mais Guillaume ne rêvait déjà que peinture. Cela explique son diadème de navets.

Simone

Et vous, pourquoi allongez-vous les deux mains vers ce petit pâlot qui est assis devant vous, les yeux fermés ?

Robert, rembruni, après une hésitation

Je commençais à m’occuper d’hypnotisme, à cette époque.

Simone, surprise

Et vous n’avez pas continué ?

Robert, même jeu

Si.

Simone

Vous ne me l’avez jamais dit. Guillaume non plus. Le sait-il ?

Robert

Non.

Simone, stupéfaite mais gaiement narquoise

Ça existe donc, l’hypnotisme ? Ça existe vraiment, les tables tournantes, les médiums, les apparitions ? Ah ! Ah ! Voyons, Robert, vous ? Vous tombez dans ce panneau ? (Elle rit.)

Robert

Ne riez pas, ne riez pas. D’abord, je ne vous parle, moi, que d’hypnotisme, et non de spiritisme. Il n’est ici question que du sommeil hypnotique, provoqué par la volonté de l’hypnotiseur, — le sommeil étrange pendant lequel des ordres sont dictés au sujet pour sa conduite future…

Simone

Est-ce possible, allons ?

Robert

Vous voyez combien j’avais raison de garder le silence. Je vous donne ma parole d’honneur que l’hypnotisme n’est pas un simple champ de mystification, et qu’il faut y voir une science, à peine naissante mais authentique, une science dont les profondeurs entrevues nous épouvantent, — une science aux limites insoupçonnables !… Pour ma part, j’ai vu, de mes yeux vu…

Simone, très intéressée

Quoi donc ?

Robert

Parlons d’autre chose, voulez-vous ?

Simone

Oh ! Racontez, Robert, je vous en prie ! Racontez, pour que je croie à l’hypnotisme. Je voudrais y croire ! Cela doit être passionnant !

Robert

C’est plus que passionnant, c’est angoissant. Ceux qu’on endort battent des paupières si éperdues, leur visage se dépouille d’expression… si totalement… que cela m’a toujours fait frémir. Cette emprise d’une volonté sur une autre, il me semble que c’est une sorte d’assassinat…

Simone

Et pourtant, cet assassinat, il vous arrive de le commettre !

Robert

Je l’avoue. Oui, je provoque l’hypnose, souvent, pour des expériences, parce que l’hypnotisme, mieux connu, peut rendre d’immenses services… Et puis, voyez-vous, rien que pour l’amour de la vérité, il faut qu’on sache, un jour, ce que c’est, au juste, que l’état magnétique ; quelle force s’y développe, fluide ou vibrations, et quelles conséquences peuvent en résulter… Car, un soir, figurez-vous…

Simone

Un soir ?… Allons, racontez, racontez…

Robert

À quoi bon vous effrayer ? Je voulais dire, simplement, que l’hypnotisme est une arme terrible et singulière.

Simone

On l’utilise pourtant en médecine ?

Robert

Comme certains poisons, comme les décharges électriques. Mais c’est un venin qu’il faut doser au millième de milligramme ; c’est un courant dont le voltage doit être soigneusement surveillé…

Simone

Oh ! que c’est énervant ! Vous savez mille choses, je le sens, et vous ne voulez rien dire !

Robert, poursuivant son idée

… Oui, l’électricité, cela ressemble beaucoup à l’hypnotisme. On s’en sert, et on ne sait pas ce que c’est. Mais peu à peu, à force de travail, d’observations, — grâce au hasard aussi, — on découvre à l’étincelle, aux courants, des énergies stupéfiantes et une… une portée incalculable…

Simone

Oh ! je voudrais assister à des expériences d’hypnotisme ! II existe des sociétés, n’est-ce pas, qui organisent des séances ? Comment cela se passe-t-il ?

Robert, assez gaiement

Décidément, vous voudriez que je vous fasse un peu peur, pour rire ? Eh bien, non ; il ne faut pas rire de ces mystères-là. Quand vous serez revenue, nous en causerons sérieusement. Aujourd’hui, je vous le demande en grâce, parlons d’autre chose.

Simone, déçue

Soit ! Comme vous voudrez ; parlons d’autre chose. Seulement, en représailles, je garde la photographie !

Robert

Simone !

Simone

Il n’y a pas de Simone qui tienne ! Je la remets dans son tiroir. Tant pis pour vous. Vous n’aviez qu’à être plus franc avec moi.

Robert

Allons donc ! Est-ce qu’un homme peut être franc avec une femme !

Simone

Mais pourquoi pas ?

Robert

N’est-il pas poussé au mensonge par les nécessités de la vie quotidienne ? Vous imaginez-vous ce que seraient les rapports des hommes et des femmes entre eux, si le mensonge n’était pas à la base de leurs gestes, de leurs paroles, de leurs pensées ?

Simone

Mais oui ; j’imagine très bien le monde débarrassé du mensonge.

Robert

Vous plaisantez ! Sans le mensonge social, indispensable, où serions-nous en ce moment, vous et moi ?

Simone

Que voulez-vous dire ?

Robert, troublé

Rien… Au revoir, Simone.

Simone

Quoi ! Vous partez ?

Robert

Oui… Au revoir, ma petite Simone… Soyez heureuse là-bas !…

Simone

Comme votre voix tremble…

Robert

… Soyez heureuse, vous qui le pouvez ! Amusez-vous… Et pensez quelquefois à ceux qui restent, à ceux qui…

Simone

Eh bien ! Robert… Votre visage est bouleversé. Qu’avez-vous donc ?

Robert

Rien !

Simone, émue et perplexe

À bientôt. Robert… À mon retour.

Robert

Non !

Simone

Quoi ?

Robert

Non !… Je ne viendrai plus. Je ne veux plus vous revoir.

Simone

Mais pourquoi, Robert ? Pourquoi ?

Robert, avec une sombre exaltation

Parce que je vous aime.

Simone, comme insultée

Robert !

Robert

Non, non, ne m’ordonnez pas de me taire ! Je n’en puis plus ! J’étouffe ! Je ne peux plus garder pour moi ce secret qui me tue ! Je vous aime, Simone ! Je vous aime depuis le premier jour où je vous ai vue !

Simone, désorientée

Taisez-vous !

Robert

Ah ! ce premier jour ! Ce premier jour !… Nous avions été invités, Guillaume et moi, à passer la soirée chez les Morel…

Simone

Chez les Morel ?…

Robert

Oui. Une soirée de musique. Une soirée en votre honneur. Je me souviens. Je me souviens de tout !… Guillaume est venu me chercher en taxi. Sur le quai des Grands-Augustins, un autobus nous a frôlés. La voiture a fait une embardée. Guillaume m’a dit : « Nous l’avons échappé belle ! »… J’ai regretté souvent, depuis ce soir-là, que cet autobus ne nous ait pas broyés !

Simone

Ah ! ne dites pas une chose pareille ! Vous n'avez pas le droit de parler ainsi, Robert !

Robert

Et puis : le vide des jours qui ont suivi !… J'étais comme frappé de stupeur. Je ne travaillais plus. Je n’avais plus qu’une seule pensée : vous revoir !… Et, un matin, Guillaume qui frappe à ma porte et qui me dit : « Tu sais, la belle blonde de l’autre soir, qui jouait du piano chez les Morel… » — « Oui ! » — « Eh bien ! je l’épouse, mon vieux !… » Et voilà. C'était fait. Le malheur de ma vie était consommé !

Simone, apitoyée

Mon pauvre ami !

Robert

Ne me plaignez pas !… Votre mariage avec Guillaume était une chose toute naturelle… Guillaume est riche, n’est-ce pas ?

Simone

Ho ! Vous n’avez pas cru…

Robert

Un Darvières ! Qu’étais-je, auprès de mon camarade ? Un misérable petit architecte de quatre sous, une sorte de maçon distingué, — moins que rien, n’est-ce pas ?… Alors, il n’y avait rien à dire !… Et je n’ai rien dit.

Simone, profondément émue

Robert !

Robert

Je n’ai rien dit. Et j’ai même été témoin à votre mariage… Mais oui ; le sort a de ces ironies. J’ai mis des gants blancs et j’ai signé sur le registre, à la mairie, puis à l’église… « Tous mes vœux de bonheur ! » Bravo !… Ah ! ils étaient sincères, les vœux que je formais pour vous, à ce moment-là !

Simone

Robert, taisez-vous ! Vous me faites peur !

Robert

Peur ? Allons donc ! C’est à ce moment-là que vous auriez dû avoir peur, en devinant mon désespoir et mon affolement… Mais vous ne vous souciiez guère de moi ! Vous étiez toute à votre bonheur !… À votre bonheur !… Et peu vous importait qu'un misérable restât sur le quai, à se ronger les poings, tandis que le train vous emportait pour votre voyage de noces !… Ah ! si j’avais pu, à cet instant, vous arracher à Guillaume, m’enfuir avec vous !… Quelle joie ! Quelle joie !

Simone

Taisez-vous ! Mais taisez-vous donc !

Robert

Ah ! les semaines abominables ! Les semaines que vous ayez passées en Algérie, avec votre mari… J'ai tout essayé pour m’étourdir, durant ces semaines-là : les filles, le jeu… J’ai passé des nuits dans des bouges. J’ai fréquenté un tripot ; et j'ai gagné. Gagné ! Ça, c’était encore une des ironies du sort, ce gain tenace, cette chance qui s'accrochait à moi et qui m’accablait. « Heureux au jeu… » Ah ! Ah ! Toute la lie, quoi !… Et quand le jeu n'a plus suffi, quand l’alcool m’a dégoûté, je me suis rabattu sur les stupéfiants…

Simone

Oh !

Robert

Ça vous épouvante ? Il n’y a pas de quoi !

Simone

Robert, je vous en conjure…

Robert

Eh bien, rien n’y a fait ! Rien n’a pu me guérir de vous. Je me suis retrouvé, les nerfs à vif, mais aussi malheureux qu’auparavant… Tout ! Tout ! J’ai tout essayé, même les sciences maudites… Hélas ! Il n’y a pas de dérivatif possible à une peine comme la mienne. Je vous aime trop, Simone ! Je vous aime trop ! (Il tombe assis sur un fauteuil et sanglote convulsivement.)

Simone

Taisez-vous ! Si on vous entendait !

Robert, se levant brusquement, et lui prenant les mains :

Et après ?… Cela m’est bien égal qu'on m'entende ! (Il la regarde avec une douloureuse intensité.) Je ne veux plus revenir ici ! Jamais ! Jamais ! (Elle tente vainement de se dégager. Il y a de la pitié dans sa faiblesse. Et puis, le regard profond de Robert retient le sien, malgré elle.) Ah ! vos yeux ! Vos yeux !… Baissez-les… Mais baissez-les donc ! Vous me faites mal… Vous prenez plaisir à me faire mal… Un mal horrible… Tournez la tête… Mais voulez-vous tourner la tête… Ah ! mon Dieu, qu’avez-vous ?… (Il laisse retomber les deux mains, et recule d’un pas ; car Simone, immobile et silencieuse, les yeux fixes, semble sa propre statue.) Qu'avez-vous ? Simone !… (À lui-même :) Non ! Non ! Ce n’est pas possible !… Comme cela ? Sans le vouloir ? Rien qu'en la fixant ?… Allons donc ! Elle simule !… (Appelant :) Simone !… (Il éprouve, d’une main experte, le front de la jeune femme, au-dessus des sourcils.) Si, pourtant ! Elle dort !… (Une mauvaise tentation contracte ses traits. Une lutte intérieure vient s’y révéler.) Non ! Il ne faut pas !… Ce serait infâme !… Et pourtant, pourtant…

(Impulsif, rejetant d’un geste toutes les objections de sa conscience, il se rapproche de Simone, et d’une voix autoritaire, plongeant son regard dans les yeux de la dormeuse :)

Robert

Simone ! Obéis-moi. Je le veux. Dans cinq semaines, tu seras de retour. Dans cinq semaines, à cette heure-ci, tu viendras chez moi. Et tu seras à moi. Toute à moi ! (Lui reprenant les mains pour un instant :) Réveillez-vous.

(Simone, qui a légèrement tressailli en recevant l’ordre criminel, sort peu à peu de l'hypnose. Elle porte une main à son front. Sa pose s’assouplit. Elle va sourire, inconsciente de ce qui vient de se passer. Robert, cachant son trouble, joue le jeu que lui dicte la situation.)

Robert, d’un ton qui s’efforce de paraître dégagé

Eh bien, vous avez raison, Simone. C’est vrai. J’étais fou !

Simone

Ah ! enfin ! Vous voilà redevenu vous-même !… C'est que vous me faisiez peur, tout à l’heure, avec vos yeux brillants, vos gestes saccadés…

Robert

Je vous demande pardon.

Simone

Ah ! je vous pardonne bien volontiers ! Mais à une condition : c’est que jamais — vous m’entendez bien, Robert ! — jamais vous ne me reparlerez de toutes ces folies !

Robert

Je vous le promets.

Simone, lui tendant la main, qu’il serre

C'est parfait. (On entend une porte se fermer.) Voilà Guillaume.

(Simone va jusqu’à la porte, au-devant de son mari.)


Scène 4

ROBERT, SIMONE, GUILLAUME,
à la fin : LOUIS
Guillaume, embrassant sa femme

Bonsoir, chérie !

Simone

Mon grand !

Guillaume, apercevant Robert, très joyeusement

Tiens ! te voilà, toi !

Robert

Mais oui, mon vieux. Simone a bien voulu me retenir à dîner…

Guillaume

Elle a bien fait ! Et alors, quoi de neuf ?

Robert

Rien de sensationnel. Je suis tombé ici en plein branle-bas de départ, et j’ai joué une fois de plus mon rôle de raseur familier !

Guillaume

Que vas-tu chercher là ? Tu sais bien que tu n’es jamais de trop à la maison. N’est-ce pas, Simone ?

Simone, versant à Guillaume un verre de porto

Bien sûr !

Guillaume, à Simone

J’ai retenu ta place pour demain.

Simone

Tu n’as pas eu trop de peine ?

Guillaume

Ouais ! Tout est pris jusqu’au douze. Mais, avec un pourboire glissé à bon escient, on arrive toujours à se caser ! En ce moment, c’est comme un exode vers la Côte d’Azur.

Robert, à Simone

Vous serez plus à l’aise quand vous reviendrez.

Guillaume

Certainement. Les gens restent sur la Riviera jusqu’à la fin du Carnaval, et c’est, je crois, une excellente idée de rentrer à Paris la veille même du mardi gras.

Robert, à Simone, avec intention

Vous n’êtes pas tentée de rester là-bas pour les fêtes ?

Simone, passant presque distraitement la main sur son front

Ah ! non. J’ai horreur des mascarades. Tout ce bruit, ce mouvement, c’est si loin de la vraie joie !

Robert

La joie est comme le bonheur ; elle varie selon les tempéraments.

Simone, qui ne regarde — et très tendrement — que son mari

Vous avez raison. Je sais que, pour ma part, je ne la conçois que d’une seule manière : chez moi, dans ma maison, près de Guillaume.

Guillaume, l’enveloppant d’un regard d’adoration

Simone !

Simone

Il n’y a pas d’autre joie, il ne peut y en avoir d’autre… (Portant la main à son front :) … pour moi… (Sa main étreint son front, et son visage exprime la souffrance.)

Guillaume, alarmé

Qu’est-ce qu’il y a ? Tu es toute pâle…

Simone, se laissant tomber sur un canapé, l’air égaré et se tenant la tête

Rien… Une espèce de migraine… C’est extraordinaire ; ça m’a pris tout d’un coup…

Guillaume, penché sur elle, à Robert

Robert, veux-tu sonner ?

Robert, fronçant les sourcils

Certainement.

Guillaume, à Simone

Tu t’es éreintée à vouloir mettre toi-même ta maison en état…

Simone, de plus en plus égarée, anxieuse et gémissante

Oui… Oui… C’est cela, sûrement… C’est cela…

(Entre Louis.)

Guillaume, à Louis

Vite, un cachet, un verre d’eau !

(Louis sort.)

(Simone lutte douloureusement contre l’angoisse mystérieuse qui l’envahit.)

Guillaume, affolé

Ma chérie ! Qu’est-ce qu’il y a ?… Simone !… Qu’est-ce que tu as ?

Simone, (Elle s’abat dans les coussins, et, éclatant en sanglots, se tordant les bras, malmenée par une crise de nerfs, elle répète désespérément :)

Je ne sais pas ! Je ne sais pas ! Je ne sais pas !

Rideau

ACTE DEUXIÈME

Un atelier d’architecte, au rez-de-chaussée, à Montmartre. Au fond, à droite ; fenêtre donnant sur le boulevard. Porte à droite. À gauche, au bas d’une bibliothèque plaquée contre le mur, un divan. Près du divan, une petite table avec une lampe allumée. Dans le soir qui tombe, la chambre n’est éclairée que par la faible lumière de cette lampe et la clarté du feu qui brûle dans la cheminée. À la fin de l'acte, la nuit s’est faite complètement.

Au lever du rideau, Robert, soucieux, est assis sur une chaise, au coin de la cheminée.


Scène 1

ROBERT, seul
Robert, dans un murmure

Cela n’est pas possible… Cela n’est pas ! C’est un cauchemar… (Il se lève et va au hasard, lentement, autour des meubles. Puis, brusquement :) Ah ! j’étouffe ! J’étouffe ici !… (Il ouvre la fenêtre dont les rideaux flottent au vent. Un bruit de chants et de rires, venant de la rue, envahit la chambre.) Des chants ! Des masques ! Toute la gaieté grossière du Carnaval !… Quelle misère !… (Le bruit s’éloigne. Robert, laissant la fenêtre ouverte, prend un livre sur la petite table, le feuillette et lit :)

« Les secrets de la Mort sont terribles et sombres

« Et Jésus devant Elle a lui-même pâli.

« Sépulcre ! Qui dira, dans tes abîmes d’ombres,

« Ce qui s’est accompli ? »

La Mort !… (Il pose le livre et, avec épouvante :) La Mort !…

(Soudain, deux masques, déguisés en clowns, l’un noir, l’autre rouge, enjambent la barre d’appui de la fenêtre et font irruption dans l’atelier, bruyamment. À leur vue, Robert se lève, d’un jet.)


Scène 2

ROBERT, LE PREMIER MASQUE, LE SECOND MASQUE
Premier masque, à Robert

Bonjour !

Deuxième masque, même jeu

Vôlez-vos jouer avec moâ ?

Robert, d’une voix sèche et coupante

Quoi ? Qu’est-ce que c’est ?

Premier masque, très gaiement

Mais c’est nous !… Tiens ! pas très aimable avec les copains, aujourd’hui ! Pas vrai, Master Bob ?

Deuxième masque, hilare

Yes, Master !

Robert, brutal

Enfin, que voulez-vous ? Quelle est cette plaisanterie ?

Premier masque, s’apercevant de la méprise

Oh ! pardon !… Excusez-nous, Monsieur… C’est donc pas ici le sculpteur Pradel ?

Robert

Mais non, Messieurs ! Retirez-vous.

Deuxième masque, interloqué

Nous sommes invités à la fête costumée…

Robert

Ce n’est pas ici. C’est là… dans le pavillon à côté…

Deuxième masque, au premier

On s’est trompés...

Premier masque, à Robert, et pour s’excuser

Voyant cette fenêtre ouverte…

Robert

Oui… oui… (Il désigne la porte.) L’atelier de Pradel est au fond du jardin. Passez par là. Ça vous évitera de faire le tour…

Premier masque, se retirant
Merci, Monsieur. Nous regrettons sincèrement…
Deuxième masque, même jeu

Monsieur… excuses…

Robert, souriant avec tristesse

C’est le Carnaval ; vous êtes tout excusés…

(Les deux masques sortent. Un temps, une bouffée lointaine de musique et de cris joyeux parvient aux oreilles. Robert s'est approché de la fenêtre.)

Le Carnaval !… Ils dansent… Ils chantent !…

(Il ferme la fenêtre avec violence. Tout se tait. Puis, dans ce calme, on frappe à la porte. Robert sursaute. On frappe de nouveau. Après une hésitation où se manifeste l'état nerveux de Robert, il va à la porte, anxieusement, et l'ouvre, d'abord en l’entre-bâillant, puis toute grande, quand il a reconnu le visiteur.)


Scène 3

ROBERT, GUILLAUME
Robert, très ému

Guillaume !

(Guillaume est en grand deuil. Il entre lentement, traverse l’atelier et va s’asseoir en silence sur le divan.)

Robert

Mon pauvre Guillaume !

Guillaume

Oui. Ton pauvre Guillaume. Je viens du cimetière. J'ai été prier.

Robert

Mon pauvre ami !

Guillaume

Je viens te dire adieu.

Robert

Comment, adieu ?

Guillaume

Oui. Je ne peux plus vivre ainsi. J’ai essayé… Mais non. Impossible !

Robert

Que vas-tu faire ? Voyager ?

Guillaume, d’un ton étrange

Oui, c’est cela : voyager. Loin, Très loin.

Robert, après un lourd silence

Depuis cinq semaines… depuis l'affreux malheur, je t’attendais… puisque tu ne voulais recevoir personne…

Guillaume, farouche

Personne !

Robert

… Pas même moi…

Guillaume, même jeu

Pas même toi ! (Se reprenant :) Je te demande pardon… Vois-tu, il ne faut pas m’en vouloir. Mon malheur m’a exaspéré. Je vis dans une sorte d’égarement… et aussi de révolte ! J’en veux au monde entier !… Je suis injuste, je le sais. Mais ma douleur est si atroce ! Il me semble que c’est de ma faute ; que j’aurais pu prévoir cette catastrophe ; que je n’aurais pas dû la laisser partir, elle que j’adorais, qui était toute ma vie… et que j’ai retrouvée brûlée, défigurée…

Robert

Ah ! Tais-toi !

Guillaume

Quel cauchemar ! qui me poursuivra jusqu’à ma tombe ! Quel calvaire !

Robert

Tais-toi ! Tais-toi !… (Un temps.) Lorsque j’ai appris par les journaux du soir, la terrible catastrophe du train par lequel ta femme était partie à Nice, j’ai couru chez toi… Tu savais déjà le malheur, tu n’étais plus là…

Guillaume

Oui. J'étais au Cercle quand j’ai entendu crier dans la rue l'épouvantable nouvelle. Je suis descendu comme un fou. Une auto passait. J’ai dit au chauffeur : « Laroche ! » Il ne comprenait pas. Il a fallu que je le supplie pour qu’il me conduise… Nous sommes arrivés le lendemain matin !… Ah ! mon pauvre ami, quelle horreur ! Quelle horreur !… Des heures et des heures, je me suis traîné parmi les décombres, les cadavres, pour chercher son corps… J’avais les vêtements, les mains rouges de sang… Ah ! ces faces défoncées ! Ces yeux crevés qui pendaient sur les joues broyées ! Ces mâchoires aux dents cassées, qui semblaient encore hurler au secours !… Tiens ! à un moment, parmi les débris, j’ai aperçu une main blanche qui se tendait vers moi, — une main de femme… Je l’ai prise… j’ai tiré… J’ai ramené la main avec le bras !… Et je n’ai jamais su à qui celle pauvre petite main-là appartenait.

Robert

C’est épouvantable !

Guillaume

Comment ai-je eu la force de continuer mes recherches à travers ce charnier ? Je ne sais pas ! Les ressources nerveuses sont inépuisables… Enfin, je l'ai reconnue… parmi les morts. On avait transporté son pauvre corps défiguré dans une salle de la gare. On l’avait recouvert d’un drap mortuaire… Tout mon bonheur tenait, sous ce linceul !…

Robert

Tu es sûr ?… C’était elle ?… Tu l’as bien reconnue ?

Guillaume

Oui.

Robert

Son visage ?…

Guillaume

Oh ! bien sûr, je n’ai pas reconnu ses traits… ni son corps… puisqu’elle était écrasée… Elle avait été serrée, paraît-il, entre deux banquettes…

Robert

Oh !

Guillaume

Oui, c’est horrible… Mais, à certains détails, je ne pouvais pas me tromper… Tiens, voilà ce que j’ai retrouvé sur elle.

Robert

Quoi ?

Guillaume, lui montrant plusieurs objets qu’il a pris dans sa poche

Ceci.

Robert

Un porte-cigarettes en or ? Mais cela pouvait appartenir à une autre femme. Si tu n'as trouvé que…

Guillaume

Et cela ?

Robert

Son petit sac !

Guillaume

Tu vois ! Il ne peut pas y avoir de doute. Tu reconnais toi-même que ce sac appartenait à Simone… Elle crispait — là — ses doigts raidis… Il a fallu briser les petits os pour avoir le sac !…

Robert

Ah !

Guillaume

Le lendemain, je suis reparti pour Paris avec le corps de ma pauvre chérie… Je l’ai fait enterrer dans notre caveau, auprès de ma mère. Je n’ai voulu avertir personne…

Robert

Et depuis, qu’as-tu fait ?

Guillaume, exalté

Depuis, je me suis enfermé chez moi. J’y ai connu des heures de révolte, de folie… J’étalais ses robes, ses bijoux, toutes les choses qu’elle a portées. Je les respirais. Et je restais là, des heures, comme un maniaque, comme un fou, à chercher le parfum de son âme, son âme si droite…

Robert

Oui, oui, c’était une adorable créature !

Guillaume

Tu ne peux pas savoir, toi !

Robert

Mais si ! C’est une affreuse perte…

Guillaume

Une perte irréparable !… (Un temps.) Tiens, regarde sa petite glace… Tu sais : cette petite glace qu’elle avait si peur de casser. Elle était là, intacte, — avec ce revolver, que je lui avais donné par précaution, à cause de la villa isolée de là-bas…

Robert, avec une sourde inquiétude

Il est chargé ?

Guillaume, gravement

Oui, il est chargé. Il y a là-dedans de quoi se défendre contre la vie, contre le souvenir, contre la douleur…

Robert

Guillaume !

Guillaume

… Et le jour où je ne pourrai plus la supporter, cette douleur…, ce jour-là… (Il appuie le canon du revolver contre sa poitrine.)

Robert, lui saisissant le poignet et s’efforçant de lui arracher l’arme

Guillaume !

Guillaume, lui résistant

La vie n’est plus possible ! Laisse-moi !

Robert, même jeu

Tu es fou ! Je ne veux pas…

Guillaume, même jeu

Tu n’as pas le droit de m’empêcher…

Robert, même jeu

Si !

Guillaume, cédant

Puisque je te dis que je n’en peux plus !

Robert, mettant l’arme dans la poche de sa veste

À la longue, ta douleur s’apaisera. Guillaume, je t’en supplie, calme-toi !

Guillaume

Rends-moi ce revolver !

Robert

Non !

Guillaume

Si tu as un peu de pitié pour moi, rends-le-moi !

Robert

Plus tard. Quand tu seras tout à fait calme ; Guillaume, il faut vivre ! Du moins, il faut essayer de vivre !

Guillaume

Ah ! c’est fini, maintenant. Ma vie est brisée… Je l’aimais tant !… Adieu !

(Ils se serrent la main avec une grande émotion. Guillaume sort.)


Scène 4

ROBERT seul

La nuit est venue. La lampe et le foyer ne répandent sur la scène qu’une faible lumière rougeâtre. Beaucoup d’ombre dans les coins, derrière les choses.

Robert, après un temps de sombre méditation

Ma douleur vaut la tienne, va !… Mais moi, je n’ai pas le droit de la crier !… Quelle chose abominable, mon Dieu ! Aimer un être plus que tout au monde, le voir disparaître, et ne pouvoir crier la souffrance qu’on endure !

(Scène muette. Au paroxysme de la douleur, Robert semble lutter contre une tentation. Il hésite quelques instants, et se détermine. Il va s’asseoir sur le divan, fouille dans le tiroir de la petite table, prépare une seringue de Pravaz, relève sa manche gauche, et se fait une piqûre à l’avant-bras. Puis il rabat lentement sa manche, s’allonge à demi sur les coussins, et bientôt parle dans un rêve :)

On l’a trouvée… écrasée entre deux banquettes… Et… pour reprendre son sac, il a fallu… briser… les petits os… de ses doigts !… Ah ! je les entends craquer !…

Je ne veux pas… Je ne veux plus les entendre craquer ! (Il enfonce sa tête dans les coussins. Puis, saisi peu à peu par une idée désespérante :) Dire que si tu étais vivante…, je t’attendrais !… C’est le jour, c’est l’heure que je t’avais fixés…

(Sous une poussée de bourrasque, la fenêtre, mal refermée, s’ouvre tout à coup, les carreaux se brisent. Robert, horrifié, se dresse, hagard, comme si quelqu’un venait d’entrer avec le vent, — quelqu’un dont il semble fixer l’horreur, dans le vide, — quelqu’un qu’il écoute, dans le silence.)


Scène 5

ROBERT, LA VOIX DE SIMONE
La Voix

Robert !… Robert !!… Robert !!!…

Robert, frémissant

Qui est là ?

La Voix

Moi, Simone.

Robert, éperdu

Simone ?… Ce n’est pas vrai !

La Voix

Si, c’est moi. Tu ne reconnais plus ma voix ?

Robert, suivant des yeux sa vision

Mais c’est impossible !

La Voix

Je t’ai obéi.

Robert

Partez ! Partez !

La Voix

C’est toi qui m’as ordonné… J’avais peur d’être en retard. J’ai eu tant de peine à sortir de là-bas !

Robert, terrifié

Sortir de là-bas !… (Essayant de raisonner et s’armant de scepticisme :) Ah ! Ah ! c’est un cauchemar ! Il n’y a pas de loi qui prolonge au delà de la mort les ordres donnés dans l’hypnose !

La Voix, riant d’une manière atroce

Ah ! Ah ! Ah !… La mort !…

Robert, perdant pied

Va-t’en !

La Voix

Tu me chasses ?

Robert, reculant

N’approchez pas !

La Voix

Je t’ai obéi. Je serai à toi, toute à toi !

Robert, à lui-même

Oui, c’est un cauchemar abominable. (Mais il recule encore :) Grâce ! Va-t’en ! Grâce !

La Voix

Es-tu coupable de quelque chose ?

Robert

Oui !… Par pitié, laisse-moi… laisse-moi !

La Voix

Je t’appartiens, comme tu le voulais.

Robert

N’approchez pas !

La Voix

L’amour doit survivre à tout, même à la mort !

Robert, s’efforçant de raffermir sa volonté

Je vous ordonne de retourner là-bas…

La Voix

On ne commande pas aux morts. On leur obéit.

Robert

Oh ! je me délivrerai de ce cauchemar ! Car c’est, c’est un cauchemar, une folie de mon cerveau !…

La Voix

Tu ne peux plus rien contre moi : je suis morte.

Robert, sombrant dans l'hallucination

Mais je puis vous échapper, moi ! moi qui suis vivant !

La Voix

Toi, m’échapper ? Tu ne pourras pas. Je vais vers toi... Je vais vers toi...

(Robert, fou d’épouvante, recule encore devant l’irréelle visiteuse. Il heurte la petite table, tombe au pied du divan et entraîne dans sa chute la lampe, qui s’éteint. Ténèbres, où les lueurs du feu ne jettent qu’un rougeoiement.)

Robert

Ah ! non ! Pas cela !

La Voix, inexorable

Je vais vers toi !

(À ce moment, dans l’obscurité, les spectateurs distinguent, à leur tour, la vision qui est apparue à Robert : la morte hideuse qui, penchée vers lui, le touche déjà de ses mains décharnées.)

Robert

Non ! Pas cela ! Pas cela ! Laissez-moi ! Aaaah ! Non ! Pas cela !

(Il se tire un coup de revolver au cœur. Pendant qu’il expire, la vision s’efface avec la pensée qui l’a enfantée. On entend, par la fenêtre, les rires et les chants du Carnaval.)


RIDEAU