L’Arc d’Ulysse/Angleterre, Angleterre !

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L’Arc d’UlysseÉditions Georges Crès et Co (p. 75-80).

ANGLETERRE, ANGLETERRE !

À Jean d’Armor.


Aux bords, d’où contre toi et ton sonore fief,
Sœur de Gaule, jamais ne cingleront nos nefs,
Écoute-moi t’aimer ! Regarde sur la Manche
Mes vers souples au vent vers tes falaises blanches,
Angleterre, Angleterre !
— Sœur de Gaule à jamais, — cingler comme des nefs.

Ma détresse à vingt ans regardant le lointain,
Je rêvai d’embarquer à ton bord mon destin,
Quand mon pays m’eut fait largesse de sa terre
Juste pour mes genoux sur le corps de ma mère.
Angleterre, Angleterre !
Je rêvais d’embarquer à ton bord mon destin.

J’étais Normand ; le sang des Danois et des Saines,
Ton sang inapaisé s’irritait dans mes veines.
Mes narines humaient l’aventure et le loin
Dans ton tabac qui sent la marée et le foin.
Angleterre, Angleterre !
Ton sang inapaisé s’irritait dans mes veines.

Blocs de quartz, billes d’or, tintements de cristal,
J’aimais ton parler souple, énergique et dental,
Que Kate le gazouille et l’insinue aux moelles,
Ou qu’un rauque gabier le chante dans les voiles,
Angleterre, Angleterre !
J’aimais ton parler souple, énergique et dental.

Je partis ; j’entrai dans tes fleuves ; du beaupré,
Je reconnaissais l’herbe, et le ciel et le pré ;
Car ta campagne moite et d’ondée attiédie
Prolonge en vert la Manche et notre Normandie.
Angleterre, Angleterre !
Je reconnaissais l’herbe, et le ciel, et le pré.

Manoirs de brique rose, aux portiques de marbre,
J’ai vu l’Essex, le Kent, la terre des beaux arbres,
Où sur le parc illustre et le blason de pierre
Jamais ne s’allongea l’ombre d’un Robespierre.
Angleterre, Angleterre !
J’ai vu l’Essex, le Kent, la terre des beaux arbres.

J’ai chanté dans tes bois les airs de ma jeunesse ;
Sous la feuille un rayon trahissait la faunesse,
Qui du hêtre, à demi, dégageant son épaule,
Effarée, écoutait cette chanson de Gaule.
Angleterre, Angleterre !
Sous la feuille un rayon trahissait la faunesse.

Et la nymphe disait à la fontaine : « Vère !
« Wace est-il de retour ? Et quel est ce trouvère
« Qui ramène l’oïl au fief du Conquéror ?
« Pleureuse sœur, tais-toi, que je l’écoute encor !
« Angleterre, Angleterre !
« Wace est-il de retour ? Et quel est ce trouvère ? »

Puis du Sylvain captif, de la source, et de l’arbre,
J’allais à Westminster vers tes hommes de marbre,
Dont le rêve, le bras, le conseil ou l’oracle,
À des siècles sans foi rendirent le miracle.
Angleterre, Angleterre !
J’allais à Westminster vers tes hommes de marbre.

Mais mieux qu’au temple froid de ces grandeurs qui furent,
Et mieux qu’un nom sonore au vide d’une armure,
Mieux que Fox expirant, mieux qu’un guerrier d’airain
Sous la chlamyde grecque ou le manteau romain,
Angleterre, Angleterre !
Mieux qu’un grand nom sonore au vide d’une armure,

J’aimai ta vie et ton visage dans la joie
Des jouvencelles d’or et de flottante soie,
Transparence de lys qu’un sang de lune inonde,
Svelte calice où prie une veilleuse blonde,
Angleterre, Angleterre
Des jouvencelles d’or et de flottante soie !

Sang loyal, sang royal de l’Anglaise fidèle,
Active et saine, souple et forte, sûre d’elle,
Digne que dorme un jour sur son tombeau sculpté
L’élégant lévrier de la fidélité.
Angleterre, Angleterre !
Active et saine, souple et forte, sûre d’elles,

Pour leur lit pur sont faits ces tenaces héros,
Tes grands garçons rasés, dentés et gutturaux,
Pieds nomades, et cœurs casaniers, dont le home
Concentre la tendresse et répand le royaume ;
Angleterre, Angleterre
Des grands garçons rasés, dentés et gutturaux.

Ô trident de la mer, coule l’orgueil teuton,
Pêche les îles d’or comme de beaux poissons,
Car partout ta justice à la liberté jointe
Régit les continents dont tu gardes les pointes.
Angleterre, Angleterre !
Pêche les îles d’or comme de beaux poissons.

Et sur toutes, Jersey sera la plus fidèle ;
À ton collier marin sa perle est la plus belle.
Là, relique normande à ta gorge saxonne,
Le droit des conquérants dans leur langue encor sonne.
Angleterre, Angleterre !
À ton collier marin sa perle est la plus belle.

Oh ! qu’à Sainte-Brelade, au bord du flot vermeil,
La terre eût été douce à mon dernier sommeil !
Mais ma tombe y perdrait la fréquente douceur
Des genoux de ma fille appuyés sur mon cœur.
Angleterre, Angleterre !
Ta terre eût été douce à mon dernier sommeil !

Mais, je suis prisonnier de mon futur tombeau,
Ma piété nourrit de funèbres flambeaux.
Car le mort tient le vif, en la foi survivante ;
La cendre des aïeux fait la terre parente.
Angleterre, Angleterre !
Ma piété nourrit de funèbres flambeaux.

Et c’est le seul reflet, qui sur ma tempe ait lui !
J’ai chanté sans échos, et j’ai planté sans fruit.
Déjà, je vois, du môle où s’accoude mon rêve,
Le noir flot stygien déferler sur la grève,
Angleterre, Angleterre !
J’ai chanté sans échos, et j’ai planté sans fruit.

À mon dernier matin que la brise saline,
Musicale d’avoir chanté sur tes collines,
Apporte son butin de miel, et sur mes dents
De mon âme en exil cueille le souffle ardent,
Angleterre, Angleterre !
Musicale d’avoir chanté sur tes collines.

Mais qu’aux sous-bois d’Epping, dernier pèlerinage,
Je te dédie encore une rose sauvage,
Une pâle corolle où je te donnerais
Un suprême baiser d’amour et de regret ;
Angleterre, Angleterre !
Je te dédie encore une rose sauvage.


24 janvier 1915.