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Les Rustiques/L’Argument décisif

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Les RustiquesMercure de France. (p. 127-133).


L’ARGUMENT DÉCISIF


On avait chargé le jeune Camus d’une mission de confiance et il n’en était pas fier à demi.

Comme ce matin-là, il baguenaudait par la cuisine, traînant ses sabots sur les dalles pour faire du bruit, attendant sans impatience aucune l’heure de l’école, son père, revenant de l’étable, l’interpella à brûle-poil au moment précis où il posait, en guise de tampon, son mouchoir de poche sur une poignée de noisettes adroitement subtilisées du sac où la mère les avait serrées.

— Qu’est-ce que tu f… là  ?

— Moi, rien, répondit-il.

D’un coup d’œil scrutateur, le père l’examinait et le gars, craignant d’être fouillé, commençait à n’en pas mener large, une danse soignée ne manquant jamais de punir sans sursis tout vol domestique. Aussi, fut-il ahuri d’entendre son vieux lui ordonner sans autre interrogatoire inquiétant :

— Tu vas aller tout de suite mettre tes souliers  !

S’attendant à la paire de claques, prélude de la raclée, l’avant-bras déjà presque levé pour la parade habituelle, Camus en demeura un instant muet de stupéfaction.

— Pourquoi faire ? interrogea-t-il au bout de quelques secondes, à peine rassuré, mais se ressaisissant tout de même.

— Tu vas mener not’e bique au bouc du père Gosey.

— Mener la bique ?

— Oui !

— M… !

— Hein ? De quoi ? répliqua le père ; ça ne va pas à Mocieu ! faut p’t’être que j’écrive à l’archevêque pour qu’il vienne !

— Non, mais non, papa, au contraire ; ça veut dire que j’suis bien aise d’aller et pis même que tu peux être tranquille, la Blanchette, alle s’en viendra pas sans en avoir pour ses huit sous.

— Qui c’est qui te demande des explications, sacré morveux ! Tu vas fermer ton bec d’abord, et si tu dis un seul mot de la chose à Lebrac ou à un autre de tes camarades, je te préviens que c’est à moi que tu auras affaire.

— Moi, j’leur ai jamais rien dit, protesta Camus. Pourquoi que j’leur dirais quéque chose ?

— C’est bon, file et grouille-toi un peu, hein, nom de D… !

Camus ne se fit pas répéter une injonction aussi impérieuse et, dans sa précipitation à lacer ses brodequins en cassa même les deux cordons. Mais il se garda bien de l’avouer, se contentant de réparer le mal, nouant deux bouts l’un à l’autre pour reconstituer le premier et remplaçant le second par un bout de ficelle de longueur suffisante.

Deux minutes après, un foulard de coton au cou et son béret « Le Vengeur » planté sur la tignasse épaisse, il attendait dans une posture recueillie et digne les ultimes recommandations paternelles.

— C’est bien compris, articula le père, voilà huit sous que tu donneras à Gosey. Ne les perds pas surtout et tâche moyen que j’apprenne que tu as baguenaudé le long du chemin si tu as envie que je prenne la trique. Tu monteras par le petit sentier.

Camus prit dans sa main gauche les quatre décimes et, de la droite, se saisit de la corde au bout de laquelle Blanchette bêlante, la queue animée d’un perpétuel frétillement, attendait qu’on se mit en route. Heureux comme un prince, il s’engagea dans le bois par le sentier de la Côte se tenant à quatre pour ne pas entonner son refrain favori :

Rien n’est si beau
Qu’un artilleur sur un chameau…

— C’te veine, monologuait-il ! Une classe de gouappée, et moi que j’savais justement pas ma leçon de système métrique. Les mesures de volume, c’est ça qu’est emm… bêtant ! P’t’être que Lebrac va se faire fout’e en retenue et pis Tintin aussi, et pis Boulot ; et pis, moi, j’m’en vas rigoler avec le bouc au père Gosey ; Mêe-êe-êe-êe-êe-êe. Il en fait une gueule quand il voit la bique s’amener. C’qui vont rien être épatés les autres quand j’y raconterai comment qu’il a fait ! Ah, ah ! le père i veut pas que j’y en parle aux aut’es, i veut pas que j’y dise ; eh bien, j’y dirai quand même, na !

Et enchanté, d’une voix suraiguë, poussant de tous ses poumons il beugla aussi haut qu’il put :

Rien n’est si vilain
Qu’un fantassin, sur…

Mais ce hurlement de joie, auquel ne s’attendait guère Blanchette, l’épouvanta tellement qu’elle fit un écart terrible, et, bondissant en avant, envoya son conducteur rouler les quatre fers en l’air, toutes paumes ouvertes, en plein milieu du taillis.

Un blasphème de rage jaillit de la gorge de Camus, mais songeant avant tout à sa chèvre, sitôt redressé, il se précipita sur la corde. L’ayant ressaisie, il ramena bien vite Blanchette sur le lieu de l’accident et l’attacha solidement au premier baliveau venu.

— Sale vache, chameau, « murie, » hurlait-il ; j’t’en vais flanquer, moi, des coups de trique ; attends, vieille charogne.

Et mes sous, bon Dieu de bon Dieu ! mes sous que j’ai laissé tomber ! où qui sont, maintenant, mes huit ronds ?

Un frisson froid courut dans le dos du gamin : s’il allait ne pas retrouver son argent ? Comment aller sans la somme réglementaire trouver ce vieux rapia de Gosey qui ne transigeait pas sur de telles questions ; d’un autre côté comment revenir à la maison sans avoir rempli la mission dont on l’avait chargé !

— Faut que j’les retrouve ; y a pas de bon Dieu ! décida Camus et, tout en se frictionnant les côtes, ayant bien délimité le canton où devraient se circonscrire ses recherches, il se mit sans tarder à la besogne.

— Y a du pied, s’exclama-t-il joyeusement, au bout d’une minute, en découvrant un gros sou.

Nul doute que les autres allaient apparaître à leur tour.

De fait, après quelques investigations savantes, un nouveau décime apparut encore entre deux souches et il s’en saisit précipitamment.

Enfiévré, il continua à fureter avec ardeur, tandis que Blanchette, furieusement impatiente, bêlait sur son ton lamentable et suppliant :

— Braille donc, vache ! marmonnait Camus, ça t’apprendra !

Mais le malheureux conducteur eut beau multiplier ses sondages, découvrir pouce par pouce le sol, détourner toutes les feuilles et toutes les branches l’une après l’autre, pas une piécette nouvelle n’apparut, et, un quart d’heure après, morne et désolé, il pleurait à côté de sa chèvre.

— Comment faire, grands dieux, comment faire ?

Des envies folles lui venaient de rosser Blanchette à coups de trique ; mais cela ne changerait rien à la situation, et, furibond il sacrait comme un païen pour se soulager un peu.

Le front barré des plis de la plus douloureuse perplexité, il était là, immobile demandant, après l’avoir vigoureusement blasphémé, un miracle à son Dieu, quand apparut au loin la silhouette de m’sieu le curé de Rocfontaine qui venait déjeuner avec son collègue de Longeverne.

Camus crut aux miracles et remercia le ciel.

Pleurant à chaudes larmes, invoquant tous les saints du Paradis il symbolisait la désolation la plus intégrale quand le voyageur approchant, ému d’un tel désespoir, le rejoignit enfin :

— Qu’est-ce que tu as, mon enfant ?

En phrases entrecoupées, noyées de larmes, hachées de sanglots, Camus exposa la situation, narrant à sa façon l’accident.

— J’ai pus que quat’ sous et j’peux pas aller comme ça chez Gosey, et pis, si j’rent’e chez nous, c’est mon père qui va m’fiche la pile.

— C’est bien ennuyeux, en effet, concéda l’interlocuteur.

— Ah ! si j’avais encore quatre autres sous, insinua dolemment Camus.

Mais m’sieu le curé ne comprit pas sans doute le sens de cette insidieuse allusion ; toutefois comme il ne voulait pas abandonner dans les eaux de la tribulation le jeune paroissien de son confrère, il lui donna quelques salutaires encouragements.

— Ne pleure pas comme ça, mon gros : le père Gosey est un brave homme ; il comprendra très bien le malheur qui t’arrive et il se contentera des quatre sous qui te restent !

— Oh, ça non, m’sieu le curé, protesta Camus qui savait déjà ce que c’est que la vie et connaissait le prix des choses.

— Mais si !

— Je vous dis que non !

— Je te dis que si !

— Ah ! vous croyez, reprit le gosse ; et vous croyez ça !

Et voulant à tout prix trouver une raison qui convainquît son partenaire, qui le mît au pied du mur, il lui lança en pleine figure cette irréfutable apostrophe :

— Voyons, m’sieu le curé, est-ce que vous le feriez bien, vous, pour quat’ sous !