L’Encyclopédie/1re édition/HOBBISME
* HOBBISME, ou Philosohie d’Hobbes, (Hist. de la Philos. anc. & moderne.) Nous diviserons cet article en deux parties ; dans la premiere, nous donnerons un abrégé de la vie de Hobbes ; dans la seconde, nous exposerons les principes fondamentaux de sa philosophie.
Thomas Hobbes naquit en Angleterre, à Malmesbury, le 5 Avril 1588 ; son pere étoit un ecclésiastique obscur de ce lieu. La flotte que Philippe II. roi d’Espagne avoit envoyée contre les Anglois, & qui fut détruite par les vents, tenoit alors la nation dans une consternation générale. Les couches de la mere de Hobbes en furent accélérées, & elle mit au monde cet enfant avant terme.
On l’appliqua de bonne heure à l’étude ; malgré la foiblesse de sa santé, il surmonta avec une facilité surprenante les difficultés des langues savantes, & il avoit traduit en vers latins la Médée d’Eurypide, dans un âge où les autres enfans connoissent à peine le nom de cet auteur.
On l’envoya à quatorze ans à l’université d’Oxford, où il fit ce que nous appellons la philosophie ; delà il passa dans la maison de Guillaume Cavendish, baron de Hardwick & peu de tems après comte de Devonshire, qui lui confia l’éducation de son fils aîné.
La douceur de son caractere & les progrès de son éleve le rendirent cher à toute la famille, qui le choisit pour accompagner le jeune comte dans ses voyages. Il parcourut la France & l’Italie, recherchant le commerce des hommes célebres, & étudiant les lois, les usages, les coûtumes, les mœurs, le génie, la constitution, les intérêts & les goûts de ces deux nations.
De retour en Angleterre, il se livra tout entier à la culture des lettres & aux méditations de la Philosophie. Il avoit pris en aversion & les choses qu’on enseignoit dans les écoles, & la maniere de les enseigner. Il n’y voyoit aucune application à la conduite générale ou particuliere des hommes. La logique & la métaphysique des Péripatéticiens ne lui paroissoit qu’un tissu de niaiseries difficiles ; leur morale, qu’un sujet de disputes vuides de sens ; & leur physique, que des réveries sur la nature & ses phénomenes.
Avide d’une pâture plus solide, il revint à la lecture des anciens ; il dévora leurs philosophes, leurs poëtes, leurs orateurs & leurs historiens : ce fut alors qu’on le présenta au chancelier Bacon, qui l’admit dans la société des grands hommes dont il étoit environné. Le gouvernement commençoit à pencher vers la démocratie ; & notre philosophe effrayé des maux qui accompagnent toûjours les grandes révolutions, jetta les fondemens de son système politique ; il croyoit de bonne-foi que la voix d’un philosophe pouvoit se faire entendre au milieu des clameurs d’un peuple rébelle.
Il se repaissoit de cette idée aussi séduisante que vaine ; & il écrivoit, lorsqu’il perdit, dans la personne de son éleve, son protecteur & son ami : il avoit alors quarante ans, tems où l’on pense à l’avenir. Il étoit sans fortune ; un moment avoit renversé toutes ses espérances. Gervaise Clifton le sollicitoit de suivre son fils dans ses voyages, & il y consentit : il se chargea ensuite de l’éducation d’un fils de la comtesse de Devonshire avec lequel il revit encore la France & l’Italie.
C’est au milieu de ces distractions qu’il s’instruisit dans les Mathématiques, qu’il regardoit comme les seules sciences capables d’affermir le jugement ; il pensoit déjà que tout s’exécute par des lois mécaniques, & que c’étoit dans les propriétés seules de la matiere & du mouvement qu’il falloit chercher la raison des phénomenes des corps brutes & des êtres organisés.
A l’étude des Mathématiques il fit succéder celle de l’Histoire naturelle & de la Physique expérimentale ; il étoit alors à Paris, où il se lia avec Gassendi qui travailloit à rappeller de l’oubli la philosophie d’Epicure. Un système où l’on explique tout par du mouvement & des atomes ne pouvoit manquer de plaire à Hobbes ; il l’adopta, & en étendit l’application des phénomenes de la nature aux sensations & aux idées. Gassendi disoit d’Hobbes qu’il ne connoissoit guère d’ame plus intrépide, d’esprit plus libre de préjugés, d’homme qui pénétrât plus profondément dans les choses : & l’historien d’Hobbes a dit du pere Mersenne, que son état de religieux ne l’avoit point empêché de chérir le philosophe de Malmesbury, ni de rendre justice aux mœurs & aux talens de cet homme, quelque différence qu’il y eût entre leur communion & leurs principes.
Ce fut alors qu’Hobbes publia son livre du Citoyen ; l’accueil que cet ouvrage reçut du public, & les conseils de ses amis, l’attacherent à l’étude de l’homme & des mœurs.
Ce sujet intéressant l’occupoit lorsqu’il partit pour l’Italie. Il fit connoissance à Pise avec le célebre Galilée. L’amitié fut étroite & prompte entre ces deux hommes. La persécution acheva de resserrer dans la suite les liens qui les unissoient.
Les troubles qui devoient bien-tôt arroser de sang l’Angleterre, étoient sur le point d’éclater. Ce fut dans ces circonstances qu’il publia son Léviathan : cet ouvrage fit grand bruit, c’est-à-dire qu’il eut peu de lecteurs, quelques défenseurs, & beaucoup d’ennemis. Hobbes y disoit : « Point de sûreté sans la paix ; point de paix sans un pouvoir absolu ; point de pouvoir absolu sans les armes ; point d’armes sans impôts ; & la crainte des armes n’établira point la paix, si une crainte plus terrible que celle de la mort excite les esprits. Or telle est la crainte de la damnation éternelle. Un peuple sage commencera donc par convenir des choses nécessaires au salut ». Sine pace impossibilem esse incolumitatem ; sine imperio pacem ; sine armis imperium ; sine opibus in unam manum collatis, nihil valent arma ; neque metu armorum quicquam ad pacem proficere illos, quos ad pugnandum concitat malum morte magis formidandum. Nempe dum consensum non sit de iis rebus quæ ad felicitatem æternam necessariæ credantur, pacem inter cives esse non posse.
Tandis que des hommes de sang faisoient retentir les temples de la doctrine meurtriere des rois, distribuoient des poignards aux citoyens pour s’entr’égorger, & prêchoient la rebellion & la rupture du pacte civile, un philosophe leur disoit : « Mes amis, mes concitoyens, écoutez-moi : ce n’est point votre admiration, ni vos éloges que je recherche ; c’est de votre bien, c’est de vous-même que je m’occupe. Je voudrois vous éclairer sur des vérités qui vous épargneroient des crimes : je voudrois que vous conçussiez que tout a ses inconvéniens, & que ceux de votre gouvernement sont bien moindres que les maux que vous vous préparez. Je souffre avec impatience que des hommes ambitieux vous abusent & cherchent à cimenter leur élévation de votre sang. Vous avez une ville & des lois ; est-ce d’après les suggestions de quelques particuliers ou d’après votre bonheur commun que vous devez estimer la justice de vos démarches ? Mes amis, mes concitoyens, arrêtez, considérez les choses, & vous verrez que ceux qui prétendent se soustraire à l’autorité civile, écarter d’eux la portion du fardeau public, & cependant jouir de la ville, en être défendus, protégés & vivre tranquilles à l’ombre de ses remparts, ne sont point vos concitoyens, mais vos ennemis ; & vous ne croirez point stupidement ce qu’ils ont l’impudence & la témérité de vous annoncer publiquement ou en secret, comme la volonté du ciel & la parole de Dieu ». Feci non eo consilio ut laudarer, sed vestri causâ, qui cum doctrinam quam affero, cognitam & perspectam haberetis, sperabam fore ut aliqua incommoda in re familiari, quoniam res humanæ sine incommodo esse non possunt, æquo animo ferre, quam reipublicæ statum conturbare malletis. Ut justitiam earum rerum, quas facere cogitatis, non sermone vel concilio privatorum, sed legibus civitatis metientes, non ampliùs sanguine vestro ad suam potentiam ambitiosos homines abuti pateremini. Ut statu præsenti, licet non optimo, vos ipsos frui, quam bello excitato, vobis interfectis, vel ætate consumptis, alios homines alio sæculo statum habere reformatiorem satius duceretis. Præterea qui magistratui civili subditos sese esse nolunt, onerumque publicorum immunes esse volunt, in civitate tamen esse, atque ab eâ protegi & vi & injuriis postulant, ne illos cives, sed hostes exploratoresque putaretis ; neque omnia quæ illi pro verbo Dei vobis vel palam, vel secretò proponunt, temerè reciperetis.
Il ajoûte les choses les plus fortes contre les parricides, qui rompent le lien qui attache le peuple à son roi, & le roi à son peuple, & qui osent avancer qu’un souverain soumis aux lois comme un simple sujet, plus coupable encore par leur infraction, peut être jugé & condamné.
Le citoyen & le léviathan tomberent entre les mains de Descartes, qui y reconnut du premier coup-d’œil le zele d’un citoyen fortement attaché à son roi & à sa patrie, & la haine de la sédition & des séditieux.
Quoi de plus naturel à l’homme de lettres, au philosophe, que les dispositions pacifiques ? Qui est celui d’entre nous qui ignore que point de philosophie sans repos, point de repos sans paix, point de paix sans soumission au-dedans, & sans crédit au-dehors ?
Cependant le parlement étoit divisé d’avec la cour, & le feu de la guerre civile s’allumoit de toutes parts. Hobbes, défenseur de la majesté souveraine, encourut la haine des démocrates. Alors voyant les lois foulées aux piés, le trône chancelant, les hommes entraînés comme par un vertige général aux actions les plus atroces, il pensa que la nature humaine étoit mauvaise, & de-là toute sa fable ou son histoire de l’état de nature. Les circonstances firent sa philosophie : il prit quelques accidens momentanés pour les regles invariables de la nature, & il devint l’aggresseur de l’humanité & l’apologiste de la tyrannie.
Cependant au mois de Novembre 1611 [1631], il y eut une assemblée générale de la nation : on en espéroit tout pour le roi : on se trompa ; les esprits s’aigrirent de plus en plus, & Hobbes ne se crut plus en sûreté.
Il se retire en France, il y retrouve ses amis, il en est accueilli ; il s’occupe de physique, de mathématique, de philosophie, de belles-lettres & de politique : le cardinal de Richelieu étoit à la tête du ministere, & sa grande ame échauffoit toutes les autres.
Mersenne qui étoit comme un centre commun où aboutissoient tous les fils qui lioient les philosophes entr’eux, met le philosophe anglois en correspondance avec Descartes. Deux esprits aussi impérieux n’étoient pas faits pour être long-tems d’accord. Descartes venoit de proposer ses lois du mouvement. Hobbes les attaqua. Descartes avoit envoyé à Mersenne ses méditations sur l’esprit, la matiere, Dieu, l’ame humaine, & les autres points les plus importans de la Métaphysique. On les communiqua à Hobbes, qui étoit bien éloigné de convenir que la matiere étoit incapable de penser. Descartes avoit dit : « Je pense, donc je suis ». Hobbes disoit : « Je pense, donc la matiere peut penser ». Ex hoc primo axiomate quod Cartesius statuminaverat, ego cogito, ergo sum, concludebat rem cogitantem esse corporeum quid. Il objectoit encore à son adversaire que quel que fût le sujet de la pensée, il ne se présentoit jamais à l’entendement que sous une forme corporelle.
Malgré la hardiesse de sa philosophie, il vivoit à Paris tranquille ; & lorsqu’il fut question de donner au prince de Galles un maître de Mathématique, ce fut lui qu’on choisit parmi un grand nombre d’autres qui envioient la même place.
Il eut une autre querelle philosophique avec Bramhall, évêque de Derry. Ils s’étoient entretenus ensemble chez l’évêque de Neucastle, de la liberté, de la nécessité, du destin & de son effet sur les actions humaines. Bramhall envoya à Hobbes une dissertation manuscrite sur cette matiere. Hobbes y répondit : il avoit exigé que sa réponse ne fût point publiée, de peur que les esprits peu familiarisés avec ses principes n’en fussent effarouchés. Bramhall répliqua. Hobbes ne demeura pas en reste avec son antagoniste. Cependant les pieces de cette dispute parurent, & produisirent l’effet que Hobbes en craignoit. On y lisoit que c’étoit au souverain à prescrire aux peuples ce qu’il falloit croire de Dieu & des choses divines ; que Dieu ne devoit être appellé juste, qu’en ce qu’il n’y avoit aucun être plus puissant qui pût lui commander, le contraindre & le punir de sa desobéissance ; que son droit de régner & de punir n’étoit fondé que sur l’irrésistibilité de sa puissance ; qu’ôté cette condition, ensorte qu’un seul ou tous réunis pussent le contraindre, ce droit se réduisoit à rien ; qu’il n’étoit pas plus la cause des bonnes actions que des mauvaises, mais que c’est par sa volonté seule qu’elles sont mauvaises ou bonnes, & qu’il peut rendre coupable celui qui ne l’est point, & punir & damner sans injustice celui même qui n’a pas péché.
Toutes ces idées sur la souveraineté & la justice de Dieu, sont les mêmes que celles qu’il établissoit sur la souveraineté & la justice des rois. Il les avoit transportées du temporel au spirituel ; & les Théologiens en concluoient que, selon lui, il n’y avoit ni justice ni injustice absolue ; que les actions ne plaisent pas à Dieu parce qu’elles sont bien, mais qu’elles sont bien parce qu’il lui plaît, & que la vertu tant dans ce monde que dans l’autre, consiste à faire la volonté du plus fort qui commande, & à qui on ne peut s’opposer avec avantage.
En 1649, il fut attaqué d’une fievre dangereuse ; le pere Mersenne, que l’amitié avoit attaché à côté de son lit, crut devoir lui parler alors de l’Eglise Catholique & de son autorité. « Mon pere, lui répondit Hobbes, je n’ai pas attendu ce moment pour penser à cela, & je ne suis guere en état d’en disputer ; vous avez des choses plus agréables à me dire. Y a-t-il long-tems que vous n’avez vû Gassendi ? » Mi pater, hæc omnia jamdudum mecum disputavi, eadem disputare nunc molestum erit ; habes quæ dicas ameniora. Quando vidisti Gassendum ? Le bon religieux conçut que le philosophe étoit résolu de mourir dans la religion de son pays, ne le pressa pas davantage, & Hobbes fut administré selon le rit de l’église anglicane.
Il guérit de cette maladie, & l’année suivante il publia ses traités de la nature humaine, & du corps politique. Sethus Wardus, célebre professeur en Astronomie à Séville, & dans la suite évêque de Salisbury, publia contre lui une espece de satyre, où l’on ne voit qu’une chose, c’est que cet homme quelqu’habile qu’il fût d’ailleurs, réfutoit une philosophie qu’il n’entendoit pas, & croyoit remplacer de bonnes raisons par de mauvaises plaisanteries. Richard Steele, qui se connoissoit en ouvrage de littérature & de philosophie, regardoit ces derniers comme les plus parfaits que notre philosophe eût composés.
Cependant à mesure qu’il acquéroit de la réputation, il perdoit de son repos ; les imputations se multiplioient de toutes parts ; on l’accusa d’avoir passé du parti du roi dans celui de l’usurpateur. Cette calomnie prit faveur ; il ne se crut pas en sûreté à Paris, où ses ennemis pouvoient tout, & il retourna en Angleterre où il se lia avec deux hommes célebres, Harvée & Seldene. La famille de Devonshire lui accorda une retraite ; & ce fut loin du tumulte & des factions qu’il composa sa logique, sa physique, son livre des principes ou élémens des corps, sa géométrie & son traité de l’homme, de ses facultés, de leurs objets, de ses passions, de ses appétits, de l’imagination, de la mémoire, de la raison, du juste, de l’injuste, de l’honnête, du deshonnête, &c.
En 1660, la tyrannie fut accablée, le repos rendu à l’Angleterre, Charles rappellé au trone, la face des choses changée, & Hobbes abandonna sa campagne & reparut.
Le monarque à qui il avoit autrefois montré les Mathématiques, le reconnut, l’accueillit ; & passant un jour proche la maison qu’il habitoit, le fit appeller, le caressa, & lui présenta sa main à baiser.
Il suspendit un moment ses études philosophiques, pour s’instruire des lois de son pays, & il en a laissé un commentaire manuscrit qui est estimé.
Il croyoit la Géométrie défigurée par des paralogismes ; la plûpart des problèmes, tels que la quadrature du cercle, la trisection de l’angle, la duplication du cube, n’étoient insolubles, selon lui, que parce que les notions qu’on avoit du rapport, de la quantité, du nombre, du point, de la ligne, de la surface, & du solide, n’étoient pas les vraies ; & il s’occupa à perfectionner les Mathématiques, dont il avoit commencé l’étude trop tard, & qu’il ne connoissoit pas assez pour en être un réformateur.
Il eut l’honneur d’être visité par Cosme de Médicis, qui recueillit ses ouvrages, & les transporta avec son buste dans la célebre bibliotheque de sa maison.
Hobbes étoit alors parvenu à la vieillesse la plus avancée, & tout sembloit lui promettre de la tranquillité dans ses derniers momens, cependant il n’en fut pas ainsi. La jeunesse avide de sa doctrine, s’en repaissoit ; elle étoit devenue l’entretien des gens du monde, & la dispute des écoles. Un jeune bachelier dans l’université de Cambridge, appellé Scargil, eut l’imprudence d’en insérer quelques propositions dans une these, & de soutenir que le droit du souverain n’étoit fondé que sur la force ; que la sanction des lois civiles fait toute la moralité des actions ; que les livres saints n’ont force de loi dans l’état que par la volonté du magistrat, & qu’il faut obéir à cette volonté, que ses arrêts soient conformes ou non à ce qu’on regarde comme la loi divine.
Le scandale que cette these excita fut général ; la puissance ecclésiastique appella à son secours l’autorité séculiere ; on poursuivit le jeune bachelier ; on impliqua Hobbes dans cette affaire. Le philosophe eut beau reclamer, prétendre & démontrer que Scargil ne l’avoit point entendu, on ne l’écouta pas ; la these fut lacérée ; Scargil perdit son grade, & Hobbes resta chargé de tout l’odieux d’une aventure dont on jugera mieux après l’exposition de ses principes.
Las du commerce des hommes, il retourna à la campagne qu’il eût bien fait de ne pas quitter, & il s’amusa des Mathématiques, de la Poésie & de la Physique. Il traduisit en vers les ouvrages d’Homere, à l’âge de quatre-vingt-dix ans ; il écrivit contre l’évêque Laney, sur la liberté ou la nécessité des actions humaines ; il publia son décameron physiologique, & il acheva l’histoire de la guerre civile.
Le roi à qui cet ouvrage avoit été présenté manuscrit, le desapprouva ; cependant il parut, & Hobbes craignit de cette indiscrétion quelques nouvelles persécutions qu’il eût sans doute essuyées, si sa mort ne les eût prévenues. Il fut attaqué au mois d’Octobre 1679, d’une rétention d’urine qui fut suivie d’une paralysie sur le côté droit qui lui ôta la parole, & qui l’emporta peu de jours après. Il mourut âgé de quatre-vingt-onze ans ; il étoit né avec un tempérament foible, qu’il avoit fortifié par l’exercice & la sobriété ; il vécut dans le célibat, sans être toutefois ennemi du commerce des femmes.
Les hommes de génie ont communément dans le cours de leurs études une marche particuliere qui les caractérise. Hobbes publia d’abord son ouvrage du citoyen : au lieu de répondre aux critiques qu’on en fit, il composa son traité de l’homme ; du traité de l’homme il s’éleva à l’examen de la nature animale ; de-là il passa à l’étude de la Physique ou des phénomenes de la nature, qui le conduisirent à la recherche des propriétés générales de la matiere & de l’enchaînement universel des causes & des effets. Il termina ces différens traités par sa logique & ses livres de mathématiques ; ces différentes productions ont été rangées dans un ordre renversé. Nous allons en exposer les principes, avec la précaution de citer le texte par-tout où la superstition, l’ignorance & la calomnie, qui semblent s’être réunies pour attaquer cet ouvrage, seroient tentées de nous attribuer des sentimens dont nous ne sommes que les historiens.
Principes élémentaires & généraux. Les choses qui n’existent point hors de nous, deviennent l’objet de notre raison ; ou pour parler la langue de notre philosophe, sont intelligibles & comparables, par les noms que nous leur avons imposés. C’est ainsi que nous discourons des fantomes de notre imagination, dans l’absence même des choses réelles d’après lesquelles nous avons imaginé.
L’espace est un fantome d’une chose existente, phantasma rei existentis, abstraction faite de toutes les propriétés de cette chose, à l’exception de celle de paroître hors de celui qui imagine.
Le tems est un fantome du mouvement consideré sous le point de vûe qui nous y fait discerner priorité & postériorité, ou succession.
Un espace est partie d’une espace, un tems est partie d’un tems, lorsque le premier est contenu dans le second, & qu’il y a plus dans celui-ci.
Diviser un espace ou un tems, c’est y discerner une partie, puis une autre, puis une troisieme, & ainsi de suite.
Un espace, un tems sont un, lorsqu’on les distingue entre d’autres tems & d’autres espaces.
Le nombre est l’addition d’une unité à une unité, à une troisieme, & ainsi de suite.
Composer un espace ou un tems, c’est après un espace ou un tems, en considérer un second, un troisieme, un quatrieme, & regarder tous ces tems ou espaces comme un seul.
Le tout est ce qu’on a engendré par la composition ; les parties, ce qu’on retrouve par la division.
Point de vrai tout qui ne s’imagine comme composé de parties dans lesquelles il puisse se résoudre.
Deux espaces sont contigus, s’il n’y a point d’espace entre eux.
Dans un tout composé de trois parties, la partie moyenne est celle qui en a deux contiguës ; & les deux extrèmes sont contiguës à la moyenne.
Un tems, un espace est fini en puissance, quand on peut assigner un nombre de tems ou d’espaces finis qui le mesurent exactement ou avec excès.
Un espace, un tems est infini en puissance, quand on ne peut assigner un nombre d’espaces ou de tems finis qui le mesurent & qu’il n’excede.
Tout ce qui se divise, se divise en parties divisibles, & ces parties en d’autres parties divisibles ; donc il n’y a point de divisible qui soit le plus petit divisible.
J’appelle corps, ce qui existe indépendamment de ma pensée, co-étendu ou co-incident avec quelque partie de l’espace.
L’accident est une propriété du corps avec laquelle on l’imagine, ou qui entre nécessairement dans le concept qu’il nous imprime.
L’étendue d’un corps, ou sa grandeur indépendante de notre pensée, c’est la même chose.
L’espace co-incident avec la grandeur d’un corps est le lieu du corps ; le lieu forme toûjours un solide ; son étendue differe de l’étendue du corps ; il est terminé par une surface co-incidente avec la surface du corps.
L’espace occupé par un corps est un espace plein ; celui qu’un corps n’occupe point est un espace vuide.
Les corps entre lesquels il n’y a point d’espace sont contigus ; les corps contigus qui ont une partie commune sont continus ; & il y a pluralité s’il y a continuité entre des contigus quelconques.
Le mouvement est le passage continu d’un lieu dans un autre.
Se reposer, c’est rester un tems quelconque dans un même lieu ; s’être mu, c’est avoir été dans un lieu autre que celui qu’on occupe.
Deux corps sont égaux, s’ils peuvent remplir un même lieu.
L’étendue d’un corps un & le même, est une & la même.
Le mouvement de deux corps égaux est égal, lorsque la vîtesse considerée dans toute l’étendue de l’un est égale à la vîtesse considerée dans toute l’étendue de l’autre.
La quantité de mouvement considerée sous cet aspect, s’appelle aussi force.
Ce qui est en repos est conçu devoir y rester toûjours, sans la supposition d’un corps qui trouble le repos.
Un corps ne peut s’engendrer ni périr ; il passe sous divers états successifs auxquels nous donnons différens noms : ce sont les accidens du corps qui commencent & finissent ; c’est improprement qu’on dit qu’ils se meuvent.
L’accident qui donne le nom à son sujet, est ce qu’on appelle l’essence.
La matiere premiere, ou le corps consideré en général n’est qu’un mot.
Un corps agit sur un autre, lorsqu’il y produit ou détruit un accident.
L’accident ou dans l’agent ou dans le patient, sans lequel l’effet ne peut être produit, causa sine qua non, est nécessaire par hypothèse.
De l’aggrégat de tous les accidens, tant dans l’agent que dans le patient, on conclut la nécessité d’un effet ; & réciproquement on conclut du défaut d’un seul accident, soit dans l’agent soit dans le patient, l’impossibilité de l’effet.
L’aggrégat de tous les accidens nécessaires à la production de l’effet s’appelle dans l’agent cause complette, causa simpliciter.
La cause simple ou complette s’appelle après la production de l’effet, cause efficiente dans l’agent, cause matérielle dans le patient ; où l’effet est nul, la cause est nulle.
La cause complette a toûjours son effet ; au moment où elle est entiere, l’effet est produit & est nécessaire.
La génération des effets est continue.
Si les agens & les patiens sont les mêmes & disposés de la même maniere, les effets seront les mêmes en différens tems.
Le mouvement n’a de cause que dans le mouvement d’un corps contigu.
Tout changement est mouvement.
Les accidens considerés relativement à d’autres qui les ont précédés, & sans aucune dépendance d’effet & de cause, s’appellent contingens.
La cause est à l’effet, comme la puissance à l’acte, ou plûtôt c’est la même chose.
Au moment où la puissance est entiere & pleine, l’acte est produit.
La puissance active & la puissance passive ne sont que les parties de la puissance entiere & pleine.
L’acte à la production duquel il n’y aura jamais de puissance pleine & entiere, est impossible.
L’acte qui n’est pas impossible est nécessaire ; de ce qu’il est possible qu’il soit produit, il le sera ; autrement il seroit impossible.
Ainsi tout acte futur l’est nécessairement.
Ce qui arrive, arrive par des causes nécessaires ; & il n’y a d’effets contingens que relativement à d’autres effets avec lesquels les premiers n’ont ni liaison ni dépendance.
La puissance active consiste dans le mouvement.
La cause formelle ou l’essence, la cause finale ou le terme dépendent des causes efficientes.
Connoître l’essence, c’est connoître la chose ; l’un suit de l’autre.
Deux corps different, si l’on peut dire de l’un quelque chose qu’on ne puisse dire de l’autre au moment où on les compare.
Tous les corps different numériquement.
Le rapport d’un corps à un autre consiste dans leur égalité ou inégalité, similitude ou différence.
Le rapport n’est point un nouvel accident ; mais une qualité de l’un & de l’autre corps, avant la comparaison qu’on en fait.
Les causes des accidens de deux correlatifs, sont les causes de la correlation.
L’idée de quantité naît de l’idée de limites.
Il n’y a grand & petit que par comparaison.
Le rapport est une évaluation de la quantité par comparaison, & la comparaison est arithmétique ou géométrique.
L’effort ou nisus est un mouvement par un espace & par un tems moindres qu’aucuns donnés.
L’impetus, ou la quantité de l’effort, c’est la vîtesse même considérée au moment du transport.
La résistance est l’opposition de deux efforts ou nisus au moment du contact.
La force est l’impetus multiplié ou par lui-même, ou par la grandeur du mobile.
La grandeur & la durée du tout nous sont cachées pour jamais.
Il n’y a point de vuide absolu dans l’univers.
La chûte des graves n’est point en eux la suite d’un appétit, mais l’effet d’une action de la terre sur eux.
La différence de la gravitation naît de la différence des actions ou efforts excités sur les parties élémentaires des graves.
Il y a deux manieres de procéder en philosophie ; ou l’on descend de la génération aux effets possibles, ou l’on remonte des effets aux générations possibles.
Après avoir établi ces principes communs à toutes les parties de l’univers, Hobbes passe à la considération de la portion qui sent ou l’animal, & de celle-ci à celle qui réfléchit & pense ou l’homme.
De l’animal. La sensation dans celui qui sent est le mouvement de quelques-unes de ses parties.
La cause immédiate de la sensation est dans l’objet qui affecte l’organe.
La définition générale de la sensation est donc l’application de l’organe à l’objet extérieur ; il y a entre l’un & l’autre une réaction, d’où naît l’empreinte ou le fantome.
Le sujet de la sensation est l’être qui sent ; son objet, l’être qui se fait sentir ; le fantome est l’effet.
On n’éprouve point deux sensations à-la-fois.
L’imagination est une sensation languissante qui s’affoiblit par l’éloignement de l’objet.
Le réveil des fantomes dans l’être qui sent, constate l’activité de son ame ; il est commun à l’homme & à la bête.
Le songe est un fantome de celui qui dort.
La crainte, la conscience du crime, la nuit, les lieux sacrés, les contes qu’on a entendus, réveillent en nous des fantomes qu’on a nommés spectres ; c’est en réalisant nos spectres hors de nous par des noms vuides de sens, que nous est venue l’idée d’incorporéité. Et metus & scelus & conscientia & nox & loca consecrata, adjuta apparitionum historiis phantasmata horribilia etiam vigilantibus excitant, quæ spectrorum & substantiarum incorporearum nomina pro veris rebus imponunt.
Il y a des sensations d’un autre genre ; c’est le plaisir & la peine : ils consistent dans le mouvement continu qui se transmet de l’extrémité d’un organe vers le cœur.
Le desir & l’aversion sont les causes du premier effort animal ; les esprits se portent dans les nerfs ou s’en retirent ; les muscles se gonflent ou se relâchent ; les membres s’étendent ou se replient, & l’animal se meut ou s’arrête.
Si le desir est suivi d’un enchaînement de fantomes, l’animal pense, délibere, veut.
Si la cause du desir est pleine & entiere, l’animal veut nécessairement : vouloir, ce n’est pas être libre ; c’est tout au plus être libre de faire ce que l’on veut, mais non de vouloir. Causa appetitus existente integrâ, necessariò sequitur voluntas ; adeoque voluntati libertas à necessitate non convenit ; concedi tamen potest libertas faciendi ea quæ volumus.
De l’homme. Le discours est un tissu artificiel de voix instituées par les hommes pour se communiquer la suite de leurs concepts.
Les signes que la nécessité de la nature nous suggere ou nous arrache, ne forment point une langue.
La science & la démonstration naissent de la connoissance des causes.
La démonstration n’a lieu qu’aux occasions où les causes sont en notre pouvoir. Dans le reste, tout ce que nous démontrons, c’est que la chose est possible.
Les causes du desir & de l’aversion, du plaisir & de la peine, sont les objets mêmes des sens. Donc s’il est libre d’agir, il ne l’est pas de haïr ou de désirer.
On a donné aux choses le nom de bonnes, lorsqu’on les désire ; de mauvaises, lorsqu’on les craint.
Le bien est apparent ou réel. La conservation d’un être est pour lui un bien réel, le premier des biens. Sa destruction un mal réel, le premier des maux.
Les affections ou troubles de l’ame sont des mouvemens alternatifs de desir & d’aversion qui naissent des circonstances & qui balotent notre ame incertaine.
Le sang se porte avec vîtesse aux organes de l’action, en revient avec promptitude ; l’animal est prêt à se mouvoir ; l’instant suivant il est retenu ; & cependant il se réveille en lui une suite de fantomes alternativement effrayans & terribles.
Il ne faut pas rechercher l’origine des passions ailleurs que dans l’organisation, le sang, les fibres, les esprits, les humeurs, &c.
Le caractere naît du tempérament, de l’expérience, de l’habitude, de la prospérité, de l’adversité, des réflexions, des discours, de l’exemple, des circonstances. Changez ces choses, & le caractere changera.
Les mœurs sont formées lorsque l’habitude a passé dans le caractere, & que nous nous soumettons sans peine & sans effort, aux actions qu’on exige de nous. Si les mœurs sont bonnes, on les appelle vertus ; vice, si elles sont mauvaises.
Mais tout n’est pas également bon ou mauvais pour tous. Les mœurs qui sont vertueuses au jugement des uns, sont vicieuses au jugement des autres.
Les loix de la société sont donc la seule mesure commune du bien & du mal, des vices & des vertus. On n’est vraîment bon ou vraîment méchant que dans sa ville. Nisi in vita civili virtutum & vitiorum communis mensura non invenitur. Quæ mensura ob eam causam alia esse non potest præter unius cujusque civitatis leges.
Le culte extérieur qu’on rend sincérement à Dieu, est ce que les hommes ont appellé religion.
La foi qui a pour objet les choses qui sont au-dessus de notre raison, n’est sans un miracle qu’une opinion fondée sur l’autorité de ceux qui nous parlent. En fait de religion, un homme ne peut exiger de la croyance d’un autre que d’après miracle. Homini privato sine miraculo fides haberi in religionis actu non potest.
Au défaut de miracles, il faut que la religion reste abandonnée aux jugemens des particuliers, ou qu’elle se soutienne par les loix civiles.
Ainsi la religion est une affaire de législation, & non de philosophie. C’est une convention publique qu’il faut remplir, & non disputer. Quod si religio ab hominibus privatis non dependet, tunc oportet, cessantibus miraculis, ut dependeat à legibus. Philosophia non est, sed in omni civitate lex non disputanda sed implenda.
Point de culte public sans cérémonies ; car qu’est-ce qu’un culte public, sinon une marque extérieure de la vénération que tous les citoyens portent au Dieu de la patrie, marque prescrite selon les tems & les lieux, par celui qui gouverne. Cultus publicus signum honoris Deo exhibiti, idque locis & temporibus constitutis à civitate. Non à natura operis tantum, sed ab arbitrio civitatis pendet.
C’est à celui qui gouverne à décider de ce qui convient ou non dans cette branche de l’administration ainsi que dans toute autre. Les signes de la vénération des peuples envers leur Dieu ne sont pas moins subordonnés à la volonté du maître qui commande, qu’à la nature de la chose.
Voilà les propositions sur lesquelles le philosophe de Malmesbury se proposoit d’élever le système qu’il nous présente dans l’ouvrage qu’il a intitulé le leviathan, & que nous allons analyser.
Du léviathan d’Hobbes. Point de notions dans l’ame qui n’aient préexisté dans la sensation.
Le sens est l’origine de tout. L’objet qui agit sur le sens, l’affecte & le presse, est la cause de la sensation.
La réaction de l’objet sur le sens & du sens sur l’objet, est la cause des fantômes.
Loin de nous, ces simulacres imaginaires qui s’émanent des objets, passent en nous & s’y fixent.
Si un corps se meut, il continuera de se mouvoir éternellement, si un mouvement différent ou contraire ne s’y oppose. Cette loi s’observe dans la matiere brute & dans l’homme.
L’imagination est une sensation qui s’appaise & s’évanouit par l’absence de son objet & par la présence d’un autre.
Imagination, mémoire, même qualité sous deux noms différens. Imagination, s’il reste dans l’être sentant image ou fantôme. Mémoire, si le fantôme s’évanouissant, il ne reste qu’un mot.
L’expérience est la mémoire de beaucoup de choses.
Il y a l’imagination simple & l’imagination composée qui different entre elles, comme le mot & le discours, une figure & un tableau.
Les fantômes les plus bizarres que l’imagination composent dans le sommeil, ont préexisté dans la sensation. Ce sont des mouvemens confus & tumultueux des parties intérieures du corps, qui se succédant & se combinant d’une infinité de manieres diverses, engendrent la variété des songes.
Il est difficile de distinguer les fantômes du rêve, des fantômes du sommeil, & les uns & les autres de la présence de l’objet, lorsqu’on passe du sommeil à la veille sans s’en appercevoir, ou lorsque dans la veille l’agitation des parties du corps est très-violente. Alors Marcus Brutus croira qu’il a vû le spectre terrible qu’il a rêvé.
Otez la crainte des spectres, & vous bannirez de la société la superstition, la fraude & la plûpart de ces fourberies dont on se sert pour leurrer les esprits des hommes dans les états mal gouvernés.
Qu’est-ce que l’entendement ? la sorte d’imagination factice qui naît de l’institution des signes. Elle est commune à l’homme & à la brute.
Le discours mental, ou l’activité de l’ame, ou son entretien avec elle-même, n’est qu’un enchaînement involontaire de concepts ou de fantômes qui se succedent.
L’esprit ne passe point d’un concept à un autre, d’un fantome à un autre, que la même succession n’ait préexisté dans la nature ou dans la sensation.
Il y a deux sortes de discours mental, l’un irrégulier, vague & incohérent. L’autre régulier, continu, & tendant à un but.
Ce dernier s’appelle recherche, investigation. C’est une espece de quête où l’esprit suit à la piste les traces d’une cause ou d’un effet présent ou passé. Je l’appelle réminiscence.
Le discours ou raisonnement sur un évenement futur forme la prévoyance.
Un évenement qui a suivi en indique un qui a précédé, & dont il est le signe.
Il n’y a rien dans l’homme qui lui soit inné, & dont il puisse user sans habitude. L’homme naît, il a des sens. Il acquiert le reste.
Tout ce que nous concevons est fini. Le mot infini est donc vuide d’idée. Si nous prononçons le nom de Dieu, nous ne le comprenons pas davantage. Aussi cela n’est-il pas nécessaire, il suffit de le reconnoître & d’adorer.
On ne conçoit que ce qui est dans le lieu, divisible & limité. On ne conçoit pas qu’une chose puisse être toute en un lieu & toute en un autre, dans un même instant, & que deux ou plusieurs choses puissent être en même tems dans un même lieu.
Le discours oratoire est la traduction de la pensée. Il est composé de mots. Les mots sont propres ou communs.
La vérité ou la fausseté n’est point des choses, mais du discours. Où il n’y a point de discours, il n’y a ni vrai ni faux, quoiqu’il puisse y avoir erreur.
La vérité consiste dans une juste application des mots. De-là, nécessité de les définir.
Si une chose est désignée par un nom, elle est du nombre de celles qui peuvent entrer dans la pensée ou dans le raisonnement, ou former une quantité, ou en être retranchée.
L’acte du raisonnement s’appelle syllogisme, & c’est l’expression de la liaison d’un mot avec un autre.
Il y a des mots vuides de sens, qui ne sont point définis, qui ne peuvent l’être, & dont l’idée est & restera toujours vague, inconsistente & louche ; par exemple, substance incorporelle. Dantur nomina insignificantia, hujus generis est substantia incorporea.
L’intelligence propre à l’homme est un effet du discours. La bête ne l’a point.
On ne conçoit point qu’une affirmation soit universelle & fausse.
Celui qui raisonne cherche ou un tout par l’addition des parties, ou un reste par la soustraction. S’il se sert de mots, son raisonnement n’est que l’expression de la liaison du mot tout au mot partie, ou des mots tout & partie, au mot reste. Ce que le géometre exécute sur les nombres & les lignes, le logicien le fait sur les mots.
Nous raisonnons aussi juste qu’il est possible, si nous partons des mots généraux ou admis pour tels dans l’usage.
L’usage de la raison consiste dans l’investigation des liaisons éloignées des mots entre eux.
Si l’on raisonne sans se servir de mots, on suppose quelque phénomene qui a vraisemblablement précédé, ou qui doit vraisemblablement suivre. Si la supposition est fausse, il y a erreur.
Si on se sert de termes universaux, & qu’on arrive à une conclusion universelle & fausse, il y avoit absurdité dans les termes. Ils étoient vuides de sens.
Il n’en est pas de la raison, comme du sens & de la mémoire. Elle ne naît point avec nous. Elle s’acquiert par l’industrie & se forme par l’exercice & l’expérience. Il faut savoir imposer des mots aux choses ; passer des mots imposés à la proposition, de la proposition au syllogisme, & parvenir à la connoissance du rapport des mots entre eux.
Beaucoup d’expérience est prudence ; beaucoup de science, sagesse.
Celui qui sait est en état d’enseigner & de convaincre.
Il y a dans l’animal deux sortes de mouvemens qui lui sont propres ; l’un vital, l’autre animal ; l’un involontaire, l’autre volontaire.
La pente de l’ame vers la cause de son impetus, s’appelle desir. Le mouvement contraire, aversion. Il y a un mouvement réel dans l’un & l’autre cas.
On aime ce qu’on desire ; on hait ce qu’on fuit. On méprise ce qu’on ne desire ni ne fuit.
Quel que soit le desir ou son objet, il est bon ; quelle que soit l’aversion ou son objet, on l’appelle mauvais.
Le bon qui nous est annoncé par des signes apparens, s’appelle beau. Le mal dont nous sommes menacés par des signes apparens, s’appelle laid. Les especes de la bonté varient. La bonté considérée dans les signes qui la promettent, est beauté ; dans la chose, elle garde le nom de bonté ; dans la fin, on la nomme plaisir, & utilité dans les moyens.
Tout objet produit dans l’ame un mouvement qui porte l’animal ou à s’éloigner, ou à s’approcher.
La naissance de ce mouvement est celle du plaisir ou de la peine. Ils commencent au même instant. Tout desir est accompagné de quelque plaisir ; toute aversion entraîne avec elle quelque peine.
Toute volupté naît ou de la sensation d’un objet présent, & elle est sensuelle ; ou de l’attente d’une chose, de la prévoyance des fins, de l’importance des suites, & elle est intellectuelle, douleur ou joie.
L’appétit, le desir, l’amour, l’aversion, la haine, la joie, la douleur, prennent différens noms, selon le degré, l’ordre, l’objet & d’autres circonstances.
Ce sont ces circonstances qui ont multiplié les mots à l’infini. La religion est la crainte des puissances invisibles. Ces puissances sont-elles avouées par la loi civile, la crainte qu’on en a retient le nom de religion. Ne sont-elles pas avouées par la loi civile, la crainte qu’on en a prend le nom de superstition. Si les puissances sont réelles, la religion est vraie. Si elles sont chimériques, la religion est fausse. Hinc oriuntur passionum nomina. Verbi gratia, religio, metus potentiarum invisibilium, quæ si publice acceptæ, religio ; secus, superstitio, &c.
C’est de l’aggrégat de diverses passions élevées dans l’ame, & s’y succédant continuement jusqu’à ce que l’effet soit produit, que naît la délibération.
Le dernier desir qui nous porte, ou la derniere aversion qui nous éloigne, s’appelle volonté. La bête délibere. Elle veut donc.
Qu’est-ce que la félicité ? un succès constant dans les choses qu’on desire.
La pensée qu’une chose est ou n’est pas, se fera ou ne se fera pas, & qui ne laisse après elle que la présomption, s’appelle opinion.
De même que dans la délibération, le dernier desir est la volonté ; dans les questions du passé & de l’avenir, le dernier jugement est l’opinion.
La succession complette des opinions alternatives, diverses, ou contraires, fait le doute.
La conscience est la connoissance intérieure & secrette d’une pensée ou d’une action.
Si le raisonnement est fondé sur le témoignage d’un homme dont la lumiere & la véracité ne nous soient point suspectes, nous avons de la foi ; nous croyons. La foi est relative à la personne ; la croyance au fait.
La qualité en tout est quelque chose qui frappe par son degré, ou sa grandeur ; mais toute grandeur est relative. La vertu même n’est que par comparaison. Les vertus ou qualités intellectuelles sont des facultés de l’ame qu’on loue dans les autres & qu’on desire en soi. Il y en a de naturelles ; il y en a d’acquises.
La facilité de remarquer dans les choses des ressemblances & des différences qui échappent aux autres, s’appelle bon esprit ; dans les pensées, bon jugement.
Ce qu’on acquiert par l’étude & par la méthode, sans l’art de la parole, se réduit à peu de chose.
La diversité des esprits naît de la diversité des passions, & la diversité des passions naît de la diversité des tempéramens, des humeurs, des habitudes, des circonstances, des éducations.
La folie est l’extrème degré de la passion. Tels étoient les démoniaques de l’évangile. Tales fuerunt quos historia sacra vocavit judaïco stylo dæmoniacos.
La puissance d’un homme est l’aggrégat de tous les moyens d’arriver à une fin. Elle est ou naturelle, ou instrumentale.
De toutes les puissances humaines, la plus grande est celle qui rassemble dans une seule personne, par le consentement, la puissance divisée d’un plus grand nombre d’autres, soit que cette personne soit naturelle comme l’homme, ou artificielle comme le citoyen.
La dignité ou la valeur d’un homme, c’est la même chose. Un homme vaut autant qu’un autre voudroit l’acheter, selon le besoin qu’il en a.
Marquer l’estime ou le besoin, c’est honorer. On honore par la louange, les signes, l’amitié, la foi, la confiance, le secours qu’on implore, le conseil qu’on recherche, la préséance qu’on cede, le respect qu’on porte, l’imitation qu’on se propose, le culte qu’on paye, l’adoration qu’on rend.
Les mœurs relatives à l’espece humaine consistent dans les qualités qui tendent à établir la paix, & à assurer la durée de l’état civil.
Le bonheur de la vie ne doit point être cherché dans la tranquillité ou le repos de l’ame, qui est impossible.
Le bonheur est le passage perpétuel d’un desir satisfait à un autre desir satisfait. Les actions n’y conduisent pas toutes de la même maniere. Il faut aux uns de la puissance, des honneurs, des richesses ; aux autres du loisir, des connoissances, des éloges, même après la mort. De-là, la diversité des mœurs.
Le desir de connoître les causes attache l’homme à l’étude des effets. Il remonte d’un effet à une cause, de celle-ci à une autre, & ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il arrive à la pensée d’une cause éternelle qu’aucune autre n’a devancée.
Celui donc qui se sera occupé de la contemplation des choses naturelles, en rapportera nécessairement une pente à reconnoître un Dieu, quoique la nature divine lui reste obscure & inconnue.
L’anxiété naît de l’ignorance des causes ; de l’anxiété, la crainte des puissances invisibles ; & de la crainte de ces puissances, la religion.
Crainte des puissances invisibles, ignorance des causes secondes, penchant à honorer ce qu’on redoute, événemens fortuits pris pour prognostics ; semences de religions.
Deux sortes d’hommes ont profité de ce penchant, & cultivé ces semences ; hommes à imagination ardente devenus chefs de sectes ; hommes à révélation à qui les puissances invisibles se sont manifestées. Religion partie de la politique des uns. Politique partie de la religion des autres.
La nature a donné à tous les mêmes facultés d’esprit & de corps.
La nature a donné à tous le droit à tout, même avec offense d’un autre ; car on ne doit à personne autant qu’à soi.
Au milieu de tant d’intérêts divers, prévenir son concurrent, moyen le meilleur de se conserver.
De-là le droit de commander acquis à chacun par la nécessité de se conserver.
De-là, guerre de chacun contre chacun, tant qu’il n’y aura aucune puissance coactive. De-là une infinité de malheurs au milieu desquels nulle sécurité que par une prééminence d’esprit & de corps ; nul lieu à l’industrie, nulle récompense attachée au travail, point d’agriculture, point d’arts, point de société ; mais crainte perpétuelle d’une mort violente.
De la guerre de chacun contre chacun, il s’ensuit encore que tout est abandonné à la fraude & à la force, qu’il n’y a rien de propre à personne ; aucune possession réelle, nulle injustice.
Les passions qui inclinent l’homme à la paix, sont la crainte, sur-tout celle d’une mort violente ; le desir des choses nécessaires à une vie tranquille & douce, & l’espoir de se les procurer par quelque industrie.
Le droit naturel n’est autre chose que la liberté à chacun d’user de son pouvoir de la maniere qui lui paroîtra la plus convenable à sa propre conservation.
La liberté est l’absence des obstacles extérieurs.
La loi naturelle est une regle générale dictée par la raison en conséquence de laquelle on a la liberté de faire ce que l’on reconnoît contraire à son propre intérêt.
Dans l’état de nature, tous ayant droit à tout, sans en excepter la vie de son semblable, tant que les hommes conserveront ce droit, nulle sûreté même pour le plus fort.
De-là une premiere loi générale, dictée par la raison, de chercher la paix, s’il y a quelque espoir de se la procurer ; ou dans l’impossibilité d’avoir la paix, d’emprunter des secours de toute part.
Une seconde loi de raison, c’est après avoir pourvû à sa défense & à sa conservation, de se départir de son droit à tout, & de ne retenir de sa liberté que la portion qu’on peut laisser aux autres, sans inconvénient pour soi.
Se départir de son droit à une chose, c’est renoncer à la liberté d’empêcher les autres d’user de leur droit sur cette chose.
On se départ d’un droit, ou par une renonciation simple qui jette, pour ainsi dire, ce droit au milieu de tous sans l’attribuer à personne, ou par une collation, & pour cet effet il faut qu’il y ait des signes convenus.
On ne conçoit pas qu’un homme confere son droit à un autre, sans recevoir en échange quelque autre bien ou quelque autre droit.
La concession réciproque de droits est ce qu’on appelle un contrat.
Celui qui cede le droit à la chose, abandonne aussi l’usage de la chose, autant qu’il est en lui de l’abandonner.
Dans l’état de nature, le pacte arraché par la crainte est valide.
Un premier pacte en rend un postérieur invalide. Deux motifs concourent à obliger à la prestation du pacte, la bassesse qu’il y a à tromper, & la crainte des suites fâcheuses de l’infraction. Or cette crainte est religieuse ou civile, des puissances invisibles ou des puissances humaines. Si la crainte civile est nulle, la religieuse est la seule qui donne de la force au pacte, de-là le serment.
La justice commutative est celle de contractans ; la justice distributive est celle de l’arbitre entre ceux qui contractent.
Une troisieme loi de la raison, c’est de garder le pacte. Voilà le fondement de la justice. La justice & la sainteté du pacte commencent, quand il y a société & force coactive.
Une quatrieme regle de la raison, c’est que celui qui reçoit un don gratuit, ne donne jamais lieu au bienfaiteur de se repentir du don qu’il a fait.
Une cinquieme, de s’accommoder aux autres, qui ont leur caractere comme nous le nôtre.
Une sixieme, les sûretés prises pour l’avenir, d’accorder le pardon des injures passées à ceux qui se repentent.
Une septieme, de ne pas regarder dans la vengeance à la grandeur du mal commis, mais à la grandeur du bien qui doit résulter du châtiment.
Une huitieme, de ne marquer à un autre ni haine, ni mépris, soit d’action, soit de discours, du regard ou du geste.
Une neuvieme, que les hommes soient traités tous comme égaux de nature.
Une dixieme, que dans le traité de paix générale, aucun ne retiendra le droit qu’il ne veut pas laisser aux autres.
Une onzieme, d’abandonner à l’usage commun ce qui ne souffrira point de partage.
Une douzieme, que l’arbitre, choisi de part & d’autre, sera juste.
Une treizieme, que dans le cas ou la chose ne peut se partager, on en tirera au sort le droit entier, ou la premiere possession.
Une quatorziéme, qu’il y a deux especes de sort ; celui du premier occupant ou du premier né, dont il ne faut admettre le droit qu’aux choses qui ne sont pas divisibles de leur nature.
Une quinzieme, qu’il faut aux médiateurs de la paix générale, la sûreté d’aller & de venir.
Une seizieme, d’acquiescer à la décision de l’arbitre.
Une dix-septieme, que personne ne soit arbitre dans sa cause.
Une dix-huitieme, de juger d’après les témoins dans les questions de fait.
Une dix-neuvieme, qu’une cause sera propre à l’arbitre toutes les fois qu’il aura quelque intérêt à prononcer pour une des parties de préférence à l’autre.
Une vingtieme, que les lois de nature qui obligent toûjours au fore intérieur, n’obligent pas toûjours au fore extérieur. C’est la différence du vice & du crime.
La Morale est la science des lois naturelles, ou des choses qui sont bonnes ou mauvaises dans la société des hommes.
On appelle celui qui agit en son nom ou au nom d’un autre, une personne ; & la personne est propre, si elle agit en son nom ; représentative, si c’est au nom d’un autre.
Il ne nous reste plus, après ce que nous venons de dire de la philosophie d’Hobbes, qu’à en déduire les conséquences, & nous aurons une ébauche de sa politique.
C’est l’intérêt de leur conservation & les avantages d’une vie plus douce, qui a tiré les hommes de l’état de guerre de tous contre tous, pour les assembler en société.
Les loix & les pactes ne suffisent pas pour faire cesser l’état naturel de guerre ; il faut une puissance coactive qui les soumette.
L’association du petit nombre ne peut procurer la sécurité, il faut celle de la multitude.
La diversité des jugemens & des volontés ne laisse ni paix ni sécurité à espérer dans une société où la multitude gouverne.
Il n’importe pas de gouverner & d’être gouverné pour un tems, il le faut tant que le danger & la présence de l’ennemi durent.
Il n’y a qu’un moyen de former une puissance commune qui fasse la sécurité ; c’est de résigner sa volonté à un seul ou à un certain nombre.
Après cette résignation, la multitude n’est plus qu’une personne qu’on appelle la ville, la société, ou la république.
La société peut user de toute son autorité pour contraindre les particuliers à vivre en paix entre eux, & à se réunir contre l’ennemi commun.
La société est une personne dont le consentement & les pactes ont autorisé l’action, & dans laquelle s’est conservé le droit d’user de la puissance de tous pour la conservation de la paix & la défense commune.
La société se forme ou par institution, ou par acquisition.
Par institution, lorsque d’un consentement unanime, des hommes cedent à un seul, ou à un certain nombre d’entre eux, le droit de les gouverner, & vouent obéissance.
On ne peut ôter l’autorité souveraine à celui qui la possede, même pour cause de mauvaise administration.
Quelque chose que fasse celui à qui l’on a confié l’autorité souveraine, il ne peut être suspect envers celui qui l’a conférée.
Puisqu’il ne peut être coupable, il ne peut être ni jugé, ni châtié, ni puni.
C’est à l’autorité souveraine à décider de tout ce qui concerne la conservation de la paix & sa rupture, & à prescrire des regles d’après lesquelles chacun connoisse ce qui est sien, & en jouisse tranquillement.
C’est à elle qu’appartient le droit de déclarer la guerre, de faire la paix, de choisir des ministres, & de créer des titres honorifiques.
La monarchie est préférable à la démocratie, à l’aristocratie, & à toute autre forme de gouvernement mixte.
La société se forme par acquisition ou conquêtes, lorsqu’on obtient l’autorité souveraine sur ses semblables par la force ; ensorte que la crainte de la mort ou des liens ont soumis la multitude à l’obéissance d’un seul ou de plusieurs.
Que la société se soit formée par institution ou par acquisition, les droits du souverain sont les mêmes.
L’autorité s’acquiert encore par la voie de la génération ; telle est celle des peres sur leurs enfans. Par les armes ; telle est celle des tyrans sur leurs esclaves.
L’autorité conférée à un seul ou à plusieurs est aussi grande qu’elle peut l’être, quelque inconvénient qui puisse résulter d’une résignation complette ; car rien ici bas n’est sans inconvénient.
La crainte, la liberté & la nécessité qu’on appelle de nature & de causes, peuvent subsister ensemble. Celui-là est libre qui peut tirer de sa force & de ses autres facultés tout l’avantage qu’il lui plaît.
Les lois de la société circonscrivent la liberté ; mais elles n’ôtent point au souverain le droit de vie & de mort. S’il l’exerce sur un innocent, il peche envers les dieux ; il commet l’iniquité, mais non l’injustice : ubi in innocentem exercetur, agit quidem iniquè, & in deum peccat imperans, non vero injustè agit.
On conserve dans la société le droit à tout ce qu’on ne peut résigner ni transférer, & à tout ce qui n’est point exprimé dans les lois sur la souveraineté. Le silence des lois est en faveur des sujets. Manet libertas circa res de quibus leges silent pro summo potestatis imperio.
Les sujets ne sont obligés envers le souverain que tant qu’il lui reste le pouvoir de les protéger. Obligatio civium erga eum qui summam habet potestatem tandem nec diutius permanere intelligitur, quam manet potentia cives protegendi.
Voilà la maxime qui fit soupçonner Hobbes d’avoir abandonné le parti de son roi qui en étoit réduit alors à de telles extrémités, que ses sujets n’en pouvoient plus espérer de secours.
Qu’est-ce qu’une société ? un aggrégat d’intérêts opposés ; un système où par l’autorité conférée à un seul ces intérêts contraires sont tempérés. Le système est régulier ou irrégulier, ou absolu ou subordonné, &c.
Un ministre de l’autorité souveraine est celui qui agit dans les affaires publiques au nom de la puissance qui gouverne, & qui la représente.
La loi civile est une regle qui définit le bien & le mal pour le citoyen ; elle n’oblige point le souverain : Hàc imperans non tenetur.
Le long usage donne force de loi. Le silence du souverain marque que telle a été sa volonté.
Les lois civiles n’obligent qu’après la promulgation.
La raison instruit des lois naturelles. Les lois civiles ne sont connues que par la promulgation.
Il n’appartient ni aux docteurs ni aux philosophes d’interpréter les lois de la nature. C’est l’affaire du souverain. Ce n’est pas la vérité, mais l’autorité qui fait la loi : Non veritas, sed auctoritas facit legem.
L’interprétation de la loi naturelle est un jugement du souverain qui marque sa volonté sur un cas particulier.
C’est ou l’ignorance, ou l’erreur, ou la passion, qui cause la transgression de la loi & le crime.
Le châtiment est un mal infligé au transgresseur publiquement, afin que la crainte de son supplice contienne les autres dans l’obéissance.
Il faut regarder la loi publique comme la conscience du citoyen : Lex publica civi pro conscientia subeunda.
Le but de l’autorité souveraine, ou le salut des peuples, est la mesure de l’étendue des devoirs du souverain : Imperantis officia dimetienda ex fine, qui est salus populi.
Tel est le système politique d’Hobbes. Il a divisé son ouvrage en deux parties. Dans l’une, il traite de la société civile, & il y établit les principes que nous venons d’exposer. Dans l’autre, il examine la société chrétienne, & il applique à la puissance éternelle les mêmes idées qu’il s’étoit formées de la puissance temporelle.
Caractere d’Hobbes. Hobbes avoit reçu de la nature cette hardiesse de penser, & ces dons avec lesquels on en impose aux autres hommes. Il eut un esprit juste & vaste, pénétrant & profond. Ses sentimens lui sont propres, & sa philosophie est peu commune. Quoiqu’il eût beaucoup étudié, & qu’il sût, il ne fit pas assez de cas des connoissances acquises. Ce fut la suite de son penchant à la méditation. Elle le conduisoit ordinairement à la découverte des grands ressorts qui font mouvoir les hommes. Ses erreurs même ont plus servi au progrès de l’esprit humain, qu’une foule d’ouvrages tissus de vérités communes. Il avoit le défaut des systématiques ; c’est de généraliser les faits particuliers, & de les plier adroitement à ses hypothèses ; la lecture de ses ouvrages demande un homme mûr & circonspect. Personne ne marche plus fermement, & n’est plus conséquent. Gardez-vous de lui passer ses premiers principes, si vous ne voulez pas le suivre par-tout où il lui plaira de vous conduire. La philosophie de M. Rousseau de Genève, est presque l’inverse de celle de Hobbes. L’un croit l’homme de la nature bon, & l’autre le croit méchant. Selon le philosophe de Genève, l’état de nature est un état de paix ; selon le philosophe de Malmesbury, c’est un état de guerre. Ce sont les lois & la formation de la société qui ont rendu l’homme meilleur, si l’on en croit Hobbes ; & qui l’ont dépravé, si l’on en croit M. Rousseau. L’un étoit né au milieu du tumulte & des factions ; l’autre vivoit dans le monde, & parmi les savans. Autres tems, autres circonstances, autre philosophie. M. Rousseau est éloquent & pathétique ; Hobbes sec, austere & vigoureux. Celui-ci voyoit le trône ébranlé, ses citoyens armés les uns contre les autres, & sa patrie inondée de sang par les fureurs du fanatisme presbytérien, & il avoit pris en aversion le dieu, le ministre & les autels. Celui-là voyoit des hommes versés dans toutes les connoissances, se déchirer, se haïr, se livrer à leurs passions, ambitionner la considération, la richesse, les dignités, & se conduire d’une maniere peu conforme aux lumieres qu’ils avoient acquises, & il méprisa la science & les savans. Ils furent outrés tous les deux. Entre le système de l’un & de l’autre, il y en a un autre qui peut-être est le vrai : c’est que, quoique l’état de l’espece humaine soit dans une vicissitude perpétuelle, sa bonté & sa méchanceté sont les mêmes ; son bonheur & son malheur circonscrits par des limites qu’elle ne peut franchir. Tous les avantages artificiels se compensent par des maux ; tous les maux naturels par des biens. Hobbes, plein de confiance dans son jugement, philosopha d’après lui-même. Il fut honnête homme, sujet attaché à son roi, citoyen zélé, homme simple, droit, ouvert & bienfaisant. Il eut des amis & des ennemis. Il fut loué & blâmé sans mesure ; la plûpart de ceux qui ne peuvent entendre son nom sans frémir, n’ont pas lu & ne sont pas en état de lire une page de ses ouvrages. Quoi qu’il en soit du bien ou du mal qu’on en pense, il a laissé la face du monde telle qu’elle étoit. Il fit peu de cas de la philosophie expérimentale : s’il faut donner le nom de philosophe à un faiseur d’expériences, disoit-il, le cuisinier, le parfumeur, le distillateur sont donc des philosophes. Il méprisa Bayle, & il en fut méprisé. Il acheva de renverser l’idole de l’école que Bacon avoit ébranlée. On lui reproche d’avoir introduit dans sa philosophie des termes nouveaux ; mais ayant une façon particuliere de considérer les choses, il étoit impossible qu’il s’en tînt aux mots reçûs. S’il ne fut pas athée, il faut avouer que son dieu differe peu de celui de Spinosa. Sa définition du méchant me paroît sublime. Le méchant de Hobbes est un enfant robuste : malus est puer robustus. En effet, la méchanceté est d’autant plus grande que la raison est foible, & que les passions sont fortes. Supposez qu’un enfant eût à six semaines l’imbécillité de jugement de son âge, & les passions & la force d’un homme de quarante ans, il est certain qu’il frappera son pere, qu’il violera sa mere, qu’il étranglera sa nourrice, & qu’il n’y aura nulle sécurité pour tout ce qui l’approchera. Donc la définition d’Hobbes est fausse, ou l’homme devient bon à mesure qu’il s’instruit. On a mis à la tête de sa vie l’épigraphe suivante ; elle est tirée d’Ange Politien.
Qui nos damnant, histriones sunt maximi,
Nam Curios simulant & bacchanalia vivunt.
Hi sunt precipuè quidam clamosi, leves,
Cucullati, lignipedes, cincti funibus,
Superciliosi, incurvi-cervicum pecus,
Qui, quod ab aliis habitu & cultu dissentiunt,
Tristesque vultu vendunt sanctimonias
Censuram sibi quamdam & tyrannidem occupant,
Pavidamque plebem territant minaciis.
Outre les ouvrages philosophiques d’Hobbes, il y en a d’autres dont il n’est pas de notre objet de parler.