L’Encyclopédie/1re édition/AMOUR
AMOUR : il entre ordinairement beaucoup de sympathie dans l’amour, c’est-à-dire, une inclination dont les sens forment le nœud ; mais quoiqu’ils en forment le nœud, il n’en sont pas toujours l’intérêt principal : il n’est pas impossible qu’il y ait un amour exempt de grossiereté.
Les mêmes passions sont bien différentes dans les hommes. Le même objet peut leur plaire par des endroits opposés. Je suppose que plusieurs hommes s’attachent à la même femme : les uns l’aiment pour son esprit, les autres pour sa vertu, les autres pour ses défauts, &c. & il se peut faire encore que tous l’aiment pour des choses qu’elle n’a pas, comme lorsque l’on aime une femme légere que l’on croit solide. N’importe, on s’attache à l’idée qu’on se plaît à s’en figurer ; ce n’est même que cette idée que l’on aime, ce n’est pas la femme légere. Ainsi l’objet des passions n’est pas ce qui les dégrade ou ce qui les anoblit, mais la maniere dont on envisage cet objet. Or j’ai dit qu’il étoit possible que l’on cherchât dans l’amour quelque chose de plus pur que l’intérêt des sens. Voici ce qui me fait le croire. Je vois tous les jours dans le monde qu’un homme environné de femmes, auxquelles il n’a jamais parlé, comme à la Messe, au Sermon, ne se décide pas toujours pour celle qui est la plus jolie, & qui même lui paroît telle : quelle est la raison de cela ? C’est que chaque beauté exprime un caractere tout particulier ; & celui qui entre le plus dans le nôtre, nous le préférons. C’est donc le caractere qui nous détermine ; c’est donc l’ame que nous cherchons : on ne peut me nier cela. Donc tout ce qui s’offre à nos sens ne nous plaît que comme une image de ce qui se cache à leur vûe : donc nous n’aimons les qualités sensibles, que comme les organes de notre plaisir, & avec subordination aux qualités insensibles dont elles sont l’expression : donc il est au moins vrai que l’ame est ce qui nous touche le plus. Or ce n’est pas aux sens que l’ame est agréable, mais à l’esprit : ainsi l’intérêt de l’esprit devient l’intérêt principal, & si celui des sens lui étoit opposé, nous le lui sacrifierions. On n’a donc qu’à nous persuader qu’il lui est vraiment opposé, qu’il est une tache pour l’ame ; voilà l’amour pur.
Cet Amour est cependant véritable, & on ne peut le confondre-avec l’amitié ; car dans l’amitié, c’est l’esprit qui est l’organe du sentiment : ici ce sont les sens. Et comme les idées qui viennent par les sens, sont infiniment plus puissantes que les vûes de la réflexion, ce qu’elles inspirent est passion. L’amitié ne va pas si loin ; c’est pourtant ce que je ne voudrois pas décider ; cela n’appartient qu’à ceux qui ont blanchi sur ces importantes questions.
Il n’y a pas d’amour sans estime, la raison en est claire. L’amour étant une complaisance dans l’objet aimé, & les hommes ne pouvant se défendre de trouver un prix aux choses qui leur plaisent, leur cœur en grossit le mérite ; ce qui fait qu’ils se préferent les uns aux autres, parce que rien ne leur plaît tant qu’eux-mêmes.
Ainsi non-seulement on s’estime avant tout, mais on estime encore toutes les choses qu’on aime, comme la chasse, la musique, les chevaux, &c. Et ceux qui méprisent leurs propres passions, ne le font que par réflexion & par un effort de raison ; car l’instinct les porte au contraire.
Par une suite naturelle du même principe, la haine rabaisse ceux qui en sont l’objet, avec le même soin que l’amour les releve. Il est impossible aux hommes de se persuader que ce qui les blesse n’ait pas quelque grand défaut, c’est un jugement confus que l’esprit porte en lui-même.
Et si la réflexion contrarie cet instinct (car il y a des qualités qu’on est convenu d’estimer, & d’autres de mépriser) alors cette contradiction ne fait qu’irriter la passion ; & plûtôt que de céder aux traits de la vérité, elle en détourne les yeux. Ainsi elle dépouille son objet de ses qualités naturelles, pour lui en donner de conformes à son intérêt dominant ; ensuite elle se livre témérairement & sans scrupule à ses préventions insensées.
Amour du Monde. Que de choses sont comprises dans l’amour du monde ! Le libertinage, le desir de plaire, l’envie de dominer, &c. L’amour du sensible & du grand ne sont nulle part si mêlés ; je parle d’un grand mesuré à l’esprit & au cœur qu’il touche. Le génie & l’activité portent à la vertu & à la gloire : les petits talens, la paresse, le goût des plaisirs, la gaieté, & la vanité, nous fixent aux petites choses ; mais en tous c’est le même instinct, & l’amour du monde renferme de vives semences de presque toutes les passions.
Amour de la gloire. La gloire nous donne sur les cœurs une autorité naturelle qui nous touche, sans doute, autant qu’aucune de nos sensations, & nous étourdit plus sur nos miseres qu’une vaine dissipation : elle est donc réelle en tout sens.
Ceux qui parlent de son néant véritable, soûtiendroient peut-être avec peine le mépris ouvert d’un seul homme. Le vuide des grandes passions est rempli par le grand nombre des petites : les contempteurs de la gloire se piquent de bien danser, ou de quelque misere encore plus basse. Ils sont si aveugles, qu’ils ne sentent pas que c’est la gloire qu’ils cherchent si curieusement, & si vains qu’ils osent la mettre dans les choses les plus frivoles. La gloire, disent-ils, n’est ni vertu ni mérite ; ils raisonnent bien en cela : elle n’en est que la récompense. Elle nous excite donc au travail & à la vertu, & nous rend souvent estimables, afin de nous faire estimer.
Tout est très-abject dans les hommes, la vertu, la gloire, la vie : mais les choses les plus petites ont des proportions reconnues. Le chêne est un grand arbre près du cerisier ; ainsi les hommes à l’égard les uns des autres. Quelles sont les inclinations & les vertus de ceux qui méprisent la gloire ! l’ont-ils méritée ?
Amour des Sciences et des Lettres. La passion de la gloire, & la passion des sciences, se ressemblent dans leur principe ; car elles viennent l’une & l’autre du sentiment de notre vuide & de notre imperfection. Mais l’une voudroit se former comme un nouvel être hors de nous ; & l’autre s’attache à étendre & à cultiver notre fonds : ainsi la passion de la gloire veut nous aggrandir au-dehors, & celle des sciences au-dedans.
On ne peut avoir l’ame grande, ou l’esprit un peu pénétrant, sans quelque passion pour les Lettres. Les Arts sont consacrés à peindre les traits de la belle nature ; les Arts & les Sciences embrassent tout ce qu’il y a dans la pensée de noble ou d’utile ; desorte qu’il ne reste à ceux qui les rejettent, que ce qui est indigne d’être peint ou enseigné. C’est très-faussement qu’ils prétendent s’arrêter à la possession des mêmes choses que les autres s’amusent à considérer. Il n’est pas vrai qu’on possede ce qu’on discerne si mal, ni qu’on estime la réalité des choses, quand on en méprise l’image : l’expérience fait voir qu’ils mentent, & la réflexion le confirme.
La plûpart des hommes honorent les Lettres, comme la religion & la vertu, c’est-à-dire, comme une chose qu’ils ne peuvent[1], ni connoître, ni pratiquer, ni aimer.
Personne néanmoins n’ignore que les bons Livres sont l’essence des meilleurs esprits, le précis de leurs connoissances & le fruit de leurs longues veilles : l’étude d’une vie entiere s’y peut recueillir dans quelques heures ; c’est un grand secours.
Deux inconvéniens sont à craindre dans cette passion : le mauvais choix & l’excès. Quant au mauvais choix, il est probable que ceux qui s’attachent à des connoissances peu utiles ne seroient pas propres aux autres : mais l’excès peut se corriger.
Si nous étions sages, nous nous bornerions à un petit nombre de connoissances, afin de les mieux posséder : nous tâcherions de nous les rendre familieres & de les réduire en pratique ; la plus longue & la plus laborieuse théorie n’éclaire qu’imparfaitement ; un homme qui n’auroit jamais dansé, possederoit inutilement les regles de la danse : il en est de même des métiers d’esprit.
Je dirai bien plus : rarement l’étude est utile lorsqu’elle n’est pas accompagnée du commerce du monde. Il ne faut pas séparer ces deux choses : l’une nous apprend à penser, l’autre à agir, l’une à parler, l’autre à écrire ; l’une à disposer nos actions, & l’autre à les rendre faciles. L’usage du monde nous donne encore l’avantage de penser naturellement, & l’habitude des Sciences, celui de penser profondément.
Par une suite nécessaire de ces vérités, ceux qui sont privés de l’un & de l’autre avantage par leur condition, étalent toute la foiblesse de l’esprit humain. La nature ne porte-t-elle qu’au milieu des cours & dans le sein des villes florissantes, des esprits aimables & bienfaits ? Que fait-elle pour le laboureur préoccupé de ses besoins ? Sans doute elle a ses droits, il en faut convenir. L’art ne peut égaler les hommes ; il les laisse loin les uns des autres dans la même distance où ils sont nés, quand ils ont la même application à cultiver leurs talens : mais quels peuvent être les fruits d’un beau naturel négligé ?
Amour du Prochain. L’amour du prochain est de tous les sentimens le plus juste & le plus utile : il est aussi nécessaire dans la société civile, pour le bonheur de notre vie, que dans le christianisme pour la félicité éternelle.
Amour des sexes. L’amour, partout où il est, est toûjours le maître. Il forme l’ame, le cœur & l’esprit selon ce qu’il est. Il n’est ni petit ni grand, selon le cœur & l’esprit qu’il occupe, mais selon ce qu’il est en lui-même ; & il semble véritablement que l’amour est à l’ame de celui qui aime, ce que l’ame est au corps de celui qu’elle anime.
Lorsque les amans se demandent une sincérité réciproque pour savoir l’un & l’autre quand ils cesseront de s’aimer, c’est bien moins pour vouloir être avertis quand on ne les aimera plus, que pour être mieux assûrés qu’on les aime lorsqu’on ne dit point le contraire.
Comme on n’est jamais en liberté d’aimer ou de cesser d’aimer, l’amant ne peut se plaindre avec justice de l’inconstance de sa maîtresse, ni elle de la légereté de son amant.
L’amour, aussi-bien que le feu, ne peut subsister sans un mouvement continuel, & il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.
Il n’y a qu’une sorte d’amour : mais il y en a mille différentes copies. La plûpart des gens prennent pour de l’amour le desir de la joüissance. Voulez-vous sonder vos sentimens de bonne-foi, & discerner laquelle de ces deux passions est le principe de votre attachement : interrogez les yeux de la personne qui vous tient dans ses chaînes. Si sa présence intimide vos sens & les contient dans une soûmission respectueuse, vous l’aimez. Le véritable amour interdit même à la pensée toute idée sensuelle, tout essor de l’imagination dont la délicatesse de l’objet aimé pourroit être offensée, s’il étoit possible qu’il en fut instruit : mais si les attraits qui vous charment font plus d’impression sur vos sens que sur votre ame ; ce n’est point de l’amour, c’est un appétit corporel.
Qu’on aime véritablement ; & l’amour ne fera jamais commettre des fautes qui blessent la conscience ou l’honneur.
Un amour vrai, sans feinte & sans caprice,
Est en effet le plus grand frein du vice ;
Dans ses liens qui sait se retenir,
Est honnéte-homme, ou va le devenir.
L’Enfant Prodigue, Comédie.
Quiconque est capable d’aimer est vertueux : j’oserois même dire que quiconque est vertueux est aussi capable d’aimer ; comme ce seroit un vice de conformation pour le corps que d’être inepte à la génération, c’en est aussi un pour l’ame que d’être incapable d’amour.
Je ne crains rien pour les mœurs de la part de l’amour, il ne peut que les perfectionner ; c’est lui qui rend le cœur moins farouche, le caractere plus liant, l’humeur plus complaisante. On s’est accoûtumé en aimant à plier sa volonté au gré de la personne chérie ; on contracte par-là l’heureuse habitude de commander à ses desirs, de les maîtriser & de les réprimer ; de conformer son goût & ses inclinations aux lieux, aux tems, aux personnes : mais les mœurs ne sont pas également en sûreté quand on est inquiété par ces saillies charnelles que les hommes grossiers confondent avec l’amour.
De tout ce que nous venons de dire, il s’ensuit que le véritable amour est extrèmement rare. Il en est comme de l’apparition des esprits ; tout le monde en parle, peu de gens en ont vû. Maximes de la Rochefoucauld.
Amour conjugal. Les caracteres de l’amour conjugal ne sont pas équivoques. Un amant, dupe de lui-même, peut croire aimer sans aimer en effet : un mari sait au juste s’il aime. Il a joüi : or la joüissance est la pierre de touche de l’amour ; le véritable y puise de nouveaux feux : mais le frivole s’y éteint.
L’épreuve faite, si l’on connoît qu’on s’est mépris, je ne sai de remede à ce mal que la patience. S’il est possible, substituez l’amitié à l’amour : mais je n’ose même vous flatter que cette ressource vous reste. L’amitié entre deux époux est le fruit d’un long amour, dont la joüissance & le tems ont calmé les bouillans transports. Pour l’ordinaire sous le joug de l’hymen, quand on ne s’aime point on se hait, ou tout au plus les génies de la meilleure trempe se renferment dans l’indifférence.
Des vices dans le caractere, des caprices dans l’humeur, des sentimens opposés dans l’esprit, peuvent troubler l’amour le mieux affermi. Un époux avare prend du dégoût pour une épouse qui, pensant plus noblement, croit pouvoir régler sa dépense sur leurs revenus communs : un prodigue au contraire méprise une femme œconome.
Pour vivre heureux dans le mariage, ne vous y engagez pas sans aimer & sans être aimé. Donnez du corps à cet amour en le fondant sur la vertu. S’il n’avoit d’autre objet que la beauté, les graces & la jeunesse, aussi fragile que ces avantages passagers, il passeroit bien-tôt comme eux : mais s’il s’est attaché aux qualités du cœur & de l’esprit, il est à l’épreuve du tems.
Pour vous acquérir le droit d’exiger qu’on vous aime, travaillez à le mériter. Soyez après vingt ans aussi attentif à plaire, aussi soigneux à ne point offenser, que s’il s’agissoit aujourd’hui de faire agréer votre amour. On ne conserve un cœur que par les mêmes moyens qu’on a employés pour le conquérir. Des gens s’épousent, ils s’adorent en se mariant ; ils savent bien ce qu’ils ont fait pour s’inspirer mutuellement de la tendresse ; elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance, & du soin qu’ils ont eu de ne s’offrir de part & d’autre qu’avec un certain extérieur propre à couvrir leurs défauts, ou du moins à les empêcher d’être desagréables. Que ne continuent-ils sur ce ton là quand ils sont mariés ? & si c’est trop, que n’ont-ils la moitié de leurs attentions passées ? Pourquoi ne se piquent-ils plus d’être aimés quand il y a plus que jamais de la gloire & de l’avantage à l’être ? Quoi, nous qui nous estimons tant, & presque toûjours mal à propos ; nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous supposons, faut-il que sans en devenir ni plus loüables ni plus modestes, nous cessions d’être orgueilleux & vains dans la seule occasion peut-être où il va de notre profit & de tout l’agrément de notre vie à l’être ?
Amour paternel. Si la raison dans l’homme, ou plûtôt l’abus qu’il en fait, ne servoit pas quelquefois à dépraver son instinct, nous n’aurions lien à dire sur l’amour paternel : les brutes n’ont pas besoin de nos traités de morale, pour apprendre à aimer leurs petits, à les nourrir & à les élever ; c’est qu’elles ne sont guidées que par l’instinct : or l’instinct, quand il n’est point distrait par les sophismes d’une raison captieuse, répond toûjours au vœu de la Nature, fait son devoir, & ne bronche jamais. Si l’homme étoit donc en ce point conforme aux autres animaux, dès que l’enfant auroit vû la lumiere, sa mere le nourriroit de son propre lait, veilleroit à tous ses besoins, le garantiroit de tout accident, & ne croiroit pas d’instans dans sa vie mieux remplis que ceux qu’elle auroit employés à ces importans devoirs. Le pere de son côté contribueroit à le former ; il étudieroit son goût, son humeur & ses inclinations, pour mettre à profit ses talens : il cultiveroit lui-même cette jeune plante, & regarderoit comme une indifférence criminelle, de l’abandonner à la discrétion d’un gouverneur ignorant, ou peut-être même vicieux.
Mais le pouvoir de la coûtume, malgré la force de l’instinct, en dispose tout autrement. L’enfant est à peine né, qu’on le sépare pour toûjours de sa mere ; elle est ou trop foible ou trop délicate ; elle est d’un état trop honnête pour allaiter son propre enfant. En vain la Nature a détourné le cours de la liqueur qui l’a nourri dans le sein maternel, pour porter aux mammelles de sa dure marâtre deux ruisseaux de lait destinés désormais pour sa subsistance : la Nature ne sera point écoutée, ses dons seront rejettés & méprisés : celle qu’elle en a enrichie, dût-elle en périr elle-même, va tarir la source de ce nectar bienfaisant. L’enfant sera livré à une mere empruntée & mercenaire, qui mesurera ses soins au profit qu’elle en attend.
Quelle est la mere qui consentiroit à recevoir de quelqu’un un enfant qu’elle sauroit n’être pas le sien ? Cependant ce nouveau né qu’elle relegue loin d’elle sera-t-il bien véritablement le sien, lorsqu’après plusieurs années, les pertes continuelles de substance que fait à chaque instant un corps vivant auront été réparées en lui par un lait étranger qui l’aura transformé en un homme nouveau ? Ce lait qu’il a sucé n’étoit point fait pour ses organes : ç’a donc été pour lui un aliment moins profitable que n’eût été le lait maternel. Qui sait si son tempérament robuste & sain dans l’origine n’en a point été altéré ? qui sait si cette transformation n’a point influé sur son cœur ? l’ame & le corps sont si dépendans l’un de l’autre ! s’il ne deviendra pas un jour, précisément par cette raison, un lâche, un fourbe, un malfaiteur ? Le fruit le plus délicieux dans le terroir qui lui convenoit, ne manque guere à dégénérer, s’il est transporté dans un autre.
On compare les Rois à des peres de famille, & l’on a raison : cette comparaison est fondée sur la nature & l’origine même de la royauté.
Le premier qui fut Roi, fut un soldat heureux,
dit un de nos grands Poëtes (Mèrope, Tragédie de M. de Voltaire) : mais il est bon d’observer que c’est dans
la bouche d’un tyran, d’un usurpateur, du meurtrier
de son Roi, qu’il met cette maxime, indigne d’être
prononcée par un Prince équitable : tout autre que
Poliphonte eût dit :
Un pere étoit naturellement le chef de sa famille ; la famille en se multipliant devint un peuple, & conséquemment le pere de famille devint un Roi. Le fils aîné se crut sans doute en droit d’hériter de son autorité, & le sceptre se perpétua ainsi dans la même maison, jusqu’à ce qu’un soldat heureux ou un sujet rebelle devint la tige premiere d’une nouvelle race.
Un Roi pouvant être comparé à un pere, on peut réciproquement comparer un pere à un Roi, & déterminer ainsi les devoirs du Monarque par ceux du chef de famille, & les obligations d’un pere par celles d’un Souverain : aimer, gouverner, récompenser, & punir, voilà, je crois, tout ce qu’ont à faire un pere & un Roi.
Un pere qui n’aime point ses enfans est un monstre : un roi qui n’aime point ses sujets est un tyran. Le pere & le roi sont l’un & l’autre des images vivantes de Dieu, dont l’empire est fondé sur l’amour. La Nature a fait les peres pour l’avantage des enfans : la société a fait les Rois pour la félicité des peuples : il faut donc nécessairement un chef dans une famille & dans un État : mais si ce chef est indifférent pour les membres, ils ne seront autre chose à ses yeux que des instrumens faits pour servir à le rendre heureux. Au contraire, traiter avec bonté ou sa famille ou son État, c’est pourvoir à son intérêt propre. Quoique siége principal de la vie & du sentiment, la tête est toûjours mal assise sur un tronc maigre & décharné.
Même parité entre le gouvernement d’une famille & celui d’un État. Le maître qui régit l’une ou l’autre, a deux objets à remplir : l’un d’y faire régner les mœurs, la vertu & la piéte : l’autre d’en écarter le trouble, les desastres & l’indigence : c’est l’amour de l’ordre qui doit le conduire, & non pas cette fureur de dominer, qui se plaît à pousser à bout la docilité la mieux éprouvée.
Le pouvoir de récompenser & punir est le nerf du gouvernement. Dieu lui-même ne commande rien, sans effrayer par des menaces, & inviter par des promesses. Les deux mobiles du cœur humain sont l’esprit & la crainte. Peres & Rois, vous avez dans vos mains tout ce qu’il faut pour toucher ces deux passions. Mais songez que l’exacte justice est aussi soigneuse de récompenser, qu’elle est attentive à punir. Dieu vous a établis sur la terre ses substituts & ses représentans : mais ce n’est pas uniquement pour y tonner ; c’est aussi pour y répandre des pluies & des rosées bienfaisantes.
L’amour paternel ne differe pas de l’amour propre. Un enfant ne subsiste que par ses parens, dépend d’eux, vient d’eux, leur doit tout ; ils n’ont rien qui leur soit si propre. Aussi un pere ne sépare point l’idée de son fils de la sienne, à moins que le fils n’affoiblisse cette idée de propriété par quelque contradiction ; mais plus un pere s’irrite de cette contradiction, plus il s’afflige, plus il prouve ce que je dis.
Amour filial et fraternel. Comme les enfans n’ont nul droit sur la volonté de leurs peres, la leur étant au contraire toûjours combattue, cela leur fait sentir qu’ils sont des êtres à part, & ne peut pas leur inspirer de l’amour propre, parce que la propriété ne sauroit être du côté de la dépendance. Cela est visible : c’est par cette raison que la tendresse des enfans n’est pas aussi vive que celle des peres ; mais les lois ont pourvû à cet inconvénient. Elles sont un garant aux peres contre l’ingratitude des enfans, comme la nature est aux enfans un ôtage assûré contre l’abus des Lois. Il étoit juste d’assûrer à la vieillesse ce qu’elle accordoit à l’enfance.
La reconnoissance prévient dans les enfans bien nés ce que le devoir leur impose, il est dans la saine nature d’aimer ceux qui nous aiment & nous protegent, & l’habitude d’une juste dépendance fait perdre le sentiment de la dépendance même : mais il suffit d’être homme pour être bon pere ; & si on n’est homme de bien, il est rare qu’on soit bon fils.
Du reste qu’on mette à la place de ce que je dis, la sympathie ou le sang ; & qu’on me fasse entendre pourquoi le sang ne parle pas autant dans les enfans que dans les peres ; pourquoi la sympathie périt quand la soûmission diminue ; pourquoi des freres souvent se haïssent sur des fondemens si légers, &c.
Mais quel est donc le nœud de l’amitié des freres ? Une fortune, un nom commun, même naissance & même éducation, quelquefois même caractere ; enfin l’habitude de se regarder comme appartenant les uns aux autres, & comme n’ayant qu’un seul être ; voilà ce qui fait que l’on s’aime, voilà l’amour propre, mais trouvez le moyen de séparer des freres d’intérêt, l’amitié lui survit à peine ; l’amour propre qui en étoit le fond se porte vers d’autres objets.
Amour de l’estime. Il n’est pas facile de trouver la premiere & la plus ancienne raison pour laquelle nous aimons à être estimés. On ne se satisfait point là-dessus, en disant que nous desirons l’estime des autres, à cause du plaisir qui y est attaché ; car comme ce plaisir est un plaisir de réflexion, la difficulté subsiste, puisqu’il reste toûjours à savoir pourquoi cette estime qui est quelque chose d’étranger & d’éloigné à notre égard, fait notre satisfaction.
On ne réüssit pas mieux en alléguant l’utilité de la gloire ; car bien que l’estime que nous acquérons nous serve à nous faire réüssir dans nos desseins, & nous procure divers avantages dans la société, il y a des circonstances où cette supposition ne sauroit avoir lieu. Quelle utilité pouvoient envisager Mutius, Léonidas, Codrus, Curtius, &c. & par quel intérêt ces femmes Indiennes qui se font brûler après la mort de leurs maris, cherchent-elles en dépit même des lois & des remontrances, une estime à laquelle elles ne survivent point ?
Quelqu’un a dit sur ce sujet, que l’amour propre nourrit avec complaisance une idée de nos perfections, qui est comme son idole, ne pouvant souffrir ce qui choque cette idée, comme le mépris & les injustices, & recherchant au contraire avec passion tout ce qui la flatte & la grossit, comme l’estime & les loüanges. Sur ce principe, l’utilité de la gloire consisteroit en ce que l’estime que les autres font de nous confirme la bonne opinion que nous en avons nous-mêmes. Mais ce qui nous montre que ce n’est point là la principale, ni même l’unique source de l’amour de l’estime ; c’est qu’il arrive presque toûjours que les hommes font plus d’état du mérite apparent qui leur acquiert l’estime des autres, que du mérite réel qui leur attire leur propre estime ; ou si vous voulez, qu’ils aiment mieux avoir des défauts qu’on estime, que de bonnes qualités qu’on n’estime point dans le monde ; & qu’il y a d’ailleurs une infinité de personnes, qui cherchent à se faire considérer par des qualités qu’elles savent bien qu’elles n’ont pas, ce qui prouve qu’elles n’ont pas recours à une estime étrangere, pour confirmer les bons sentimens qu’elles ont d’elles-mêmes.
Qu’on cherche tant qu’on voudra les sources de cette inclination, je suis persuadé qu’on n’en trouvera la raison que dans la sagesse du Créateur. Car comme Dieu se sert de l’amour du plaisir pour conserver notre corps, pour en faire la propagation, pour nous unir les uns avec les autres, pour nous rendre sensibles au bien & à la conservation de la société ; il n’y a point de doute aussi que sa sagesse ne se serve de l’amour de l’estime, pour nous défendre des abaissemens de la volupté, & faire que nous nous portions aux actions honnêtes & loüables, qui conviennent si bien à la dignité de notre nature.
Cette précaution n’auroit point été nécessaire, si la raison de l’homme eût agi seule en lui, & indépendamment du sentiment ; car cette raison pouvoit lui montrer l’honnête, & même le lui faire préférer à l’agréable : mais, parce que cette raison est partiale, & juge souvent en faveur du plaisir, attachant l’honneur & la bienséance à ce qui lui plaît ; il a plû à la sagesse du Créateur de nous donner pour juge de nos actions, non-seulement notre raison, qui se laisse corrompre par la volupté, mais encore la raison des autres hommes, qui n’est pas si facilement séduite.
Amour-propre & de nous-mémes. L’amour est une complaisance dans l’objet aimé. Aimer une chose, c’est se complaire dans sa possession, sa grace, son accroissement ; craindre sa privation, ses déchéances, &c.
Plusieurs Philosophes rapportent généralement à l’amour-propre toute sorte d’attachemens ; ils prétendent qu’on s’approprie tout ce que l’on aime, qu’on n’y cherche que son plaisir & sa propre satisfaction ; qu’on se met soi-même avant tout ; jusques-là qu’ils nient que celui qui donne sa vie pour un autre, le préfere à soi. Ils passent le but en ce point ; car si l’objet de notre amour nous est plus cher, que l’existence sans l’objet de notre amour, il paroît que c’est notre amour qui est notre passion dominante, & non notre individu propre ; puisque tout nous échappe avec la vie, le bien que nous nous étions appropriés par notre amour, comme nôtre, être véritable. Ils répondent que la possession nous fait confondre dans ce sacrifice notre vie & celle de l’objet aimé ; que nous croyons n’abandonner qu’une partie de nous-mêmes pour conserver l’autre : au moins ils ne peuvent nier que celle que nous conservons nous paroît plus considérable que celle que nous abandonnons. Or, dès que nous nous regardons comme la moindre partie dans le tout, c’est une préférence manifeste de l’objet aimé. On peut dire la même chose d’un homme, qui volontairement & de sans-froid meurt pour la gloire : la vie imaginaire qu’il achete au prix de son être réel, est une préférence bien incontestable de la gloire, & qui justifie la distinction que quelques Ecrivains ont mise avec sagesse entre l’amour propre & l’amour de nous-mêmes. Avec l’amour de nous-mêmes, disent-ils, on cherche hors de soi son bohneur ; on s’aime hors de soi davantage, que dans son existence propre ; on n’est point soi-même son objet. L’amour-propre au contraire subordonne tout à ses commodités & à son bien-être : il est à lui-même son objet & sa fin ; desorte qu’au lieu que les passions qui viennent de l’amour de nous-mêmes nous donnent aux choses, l’amour-propre veut que les choses se donnent à nous, & se fait le centre de tout.
L’amour de nous-mêmes ne peut pécher qu’en excès ou en qualité ; il faut que son déreglement consiste en ce que nous nous aimons trop, ou en ce que nous nous aimons mal, ou dans l’un & dans l’autre de ces défauts joints ensemble.
L’amour de nous-mêmes ne peche point en excès : cela paroît de ce qu’il est permis de s’aimer tant qu’on veut, quand on s’aime bien. En effet, qu’est-ce que s’aimer soi-même ? c’est desirer son bien, c’est craindre son mal, c’est rechercher son bonheur. Or j’avoue qu’il arrive souvent qu’on desire trop, qu’on craint trop, & qu’on s’attache à son plaisir, ou à ce qu’on regarde comme son bonheur avec trop d’ardeur : mais prenez garde que l’excès vient du défaut qui est dans l’objet de vos passions, & non pas de la trop grande mesure de l’amour de vous-même. Ce qui le prouve, c’est que vous pouvez & vous devez même desirer sans bornes la souveraine félicité, craindre sans bornes la souveraine misere ; & qu’il y auroit même du déreglement à n’avoir que des desirs bornés pour un bien infini.
En effet, si l’homme ne devoit s’aimer lui-même que dans une mesure limitée, le vuide de son cœur ne devroit pas être infini ; & si le vuide de son cœur ne devoit pas être infini, il s’ensuivroit qu’il n’auroit pas été fait pour la possession de Dieu, mais pour la possession d’objets finis & bornés.
Cependant la religion & l’expérience nous apprennent également le contraire. Rien n’est plus légitime & plus juste que cette insatiable avidité, qui fait qu’après la possession des avantages du monde, nous cherchons encore le souverain bien. De tous ceux qui l’ont cherché dans les objets de cette vie, aucun ne l’a trouvé. Brutus qui avoit fait une profession particuliere de sagesse, avoit crû ne pas se tromper en le cherchant dans la vertu : mais comme il aimoit la vertu pour elle-même, au lieu qu’elle n’a rien d’aimable & de loüable que par rapport à Dieu ; coupable d’une belle & spirituelle idolatrie, il n’en fut pas moins grossierement déçû ; il fut obligé de reconnoître son erreur en mourant, lorsqu’il s’écria : O vertu, je reconnois que tu n’es qu’un misérable fantôme, &c !
Cette insatiable avidité du cœur de l’homme n’est donc pas un mal. Il falloit qu’elle fût, afin que les hommes se trouvassent par-là disposés à chercher Dieu. Or ce que dans l’idée métaphorique & figurée, nous appellons un cœur qui a une capacité infinie, un vuide qui ne peut être rempli par les créatures, signifie dans l’idée propre & littérale, une ame qui desire naturellement un bien infini, & qui le desire sans bornes, qui ne peut être contente qu’après l’avoir obtenu. Si donc il est nécessaire que le vuide de notre cœur ne soit point rempli par les créatures, il est nécessaire que nous desirions infiniment ; c’est-à-dire, que nous nous aimions nous-mêmes sans mesure. Car s’aimer, c’est desirer son bonheur.
Je sai bien que notre nature étant bornée, elle n’est pas capable, à parler exactement, de former des desirs infinis en véhémence : mais si ces desirs ne sont pas infinis en ce sens, ils le sont en un autre ; car il est certain que notre ame desire selon toute l’étendue de ses forces : que si le nombre des esprits nécessaires à l’organe pouvoit croître à l’infini, la véhémence de ses desirs croîtroit aussi à l’infini ; & qu’enfin si l’infinité n’est point dans l’acte, elle est dans la disposition du cœur naturellement insatiable.
Aussi est-ce un grand égarement d’opposer l’amour de nous-mêmes à l’amour divin, quand celui-là est bien réglé : car qu’est-ce que s’aimer soi-même comme il faut ? C’est aimer Dieu ; & qu’est-ce qu’aimer Dieu ? C’est s’aimer soi-même comme il faut. L’amour de Dieu est le bon sens de l’amour de nous-mêmes ; c’en est l’esprit & la perfection. Quand l’amour de nous-mêmes se tourne vers d’autres objets, il ne mérite pas d’être appellé amour ; il est plus dangereux que la haine la plus cruelle : mais quand l’amour de nous-mêmes se tourne vers Dieu, il se confond avec l’amour divin.
J’ai insinué dans ce que je viens de dire, que l’amour de, nous-mêmes allume toutes nos autres affections, & est le principe général de nos mouvemens. Voici la preuve de cette vérité : en concevant une nature intelligente, nous concevons une volonté ; une volonté se porte nécessairement à l’objet qui lui convient : ce qui lui convient est un bien par rapport à elle, & par conséquent son bien : or aimant toûjours son bien, par-là elle s’aime elle-même, & aime tout par rapport à elle-même ; car qu’est-ce que la convenance de l’objet auquel elle se porte, sinon un rapport essentiel à elle ? Ainsi quand elle aime ce qui a rapport à elle, comme lui convenant, n’est-ce pas elle-même qui s’aime dans ce qui lui convient ?
J’avoue que l’affection que nous avons pour les autres, fait quelquefois naître nos desirs, nos craintes, & nos espérances : mais quel est le principe de cette affection, si ce n’est l’amour de nous-mêmes ? Considérez bien toutes les sources de nos amitiés, & vous trouverez qu’elles se réduisent à l’intérêt, la reconnoissance, la proximité, la sympathie, & une convenance délicate entre la vertu & l’amour de nous-mêmes, qui fait que nous croyons l’aimer pour elle-même, quoique nous l’aimions en effet pour l’amour de nous ; & tout cela se réduit à l’amour de nous-mêmes.
La proximité tire de-là toute la force qu’elle a pour allumer nos affections : nous aimons nos enfans parce qu’ils sont nos enfans ; s’ils étoient les enfans d’un autre, ils nous seroient indifférens. Ce n’est donc pas eux que nous aimons, c’est la proximité qui nous lie avec eux, Il est vrai que les enfans n’aiment pas tant leurs peres que les peres aiment leurs enfans : mais cette différence vient d’ailleurs. Voyez Amour paternel & filial. Au reste, comme il y a proximité de sang, proximité de profession, proximité de pays, &c. il est certain aussi que ces affections se diversifient à cet égard en une infinité de manieres : mais il faut que la proximité ne soit point combattue par l’intérêt ; car alors celui-ci l’emporte infailliblement. L’intérêt va directement à nous ; la proximité n’y va que par réflexion : ce qui fait que l’intérêt agit toûjours avec plus de force que la proximité. Mais en cela, comme en toute autre chose, les circonstances particulieres changent beaucoup la proposition générale.
Non-seulement la proximité est une source d’amitié, mais encore nos affections varient selon le degré de la proximité : la qualité d’homme que nous portons tous, fait cette bienveillance générale que nous appellons humanité : homo sum, humani nihil à me alienum puto.
La proximité de la nation inspire ordinairement aux hommes une bienveillance, qui ne se fait point sentir à ceux qui habitent dans leur pays, parce que cette proximité s’affoiblit par le nombre de ceux qui la partagent ; mais elle devient sensible, quand deux ou trois personnes originaires d’un même pays se rencontrent dans un climat étranger. Alors l’amour de nous-mêmes qui a besoin d’appui & de consolation, & qui en trouve en la personne de ceux qu’un pareil intérêt & une semblable proximité doit mettre dans la même disposition, ne manque jamais de faire une attention perpétuelle à cette proximité, si un plus fort motif pris de son intérêt ne l’en empêche.
La proximité de profession produit presque toûjours plus d’aversion que d’amitié, par la jalousie qu’elle inspire aux hommes les uns pour les autres : mais celle des conditions est presque toûjours accompagnée de bienveillance. On est surpris que les Grands soient sans compassion pour les hommes du commun ; c’est qu’ils les voyent en éloignement, les considérant par les yeux de l’amour propre. Ils ne les prennent nullement pour leur prochain ; ils sont bien éloignés d’appercevoir cette proximité ou ce voisinage, eux dont l’esprit & le cœur ne sont occupés que de la distance qui les sépare des autres hommes, & qui font de cet objet les délices de leur vanité.
La fermeté barbare que Brutus témoigne en voyant mourir ses propres enfans, qu’il fait exécuter en sa présence, n’est pas si desintéressée qu’elle paroît : le plus grand des Poëtes Latins en découvre le motif en ces termes :
mais il n’a pas démélé toutes les raisons d’intérêt qui font l’inhumanité apparente de ce Romain. Brutus étoit comme les autres hommes ; il s’aimoit lui-même plus que toutes choses : ses enfans sont coupables d’un crime qui tendoit à perdre Rome, mais beaucoup plus encore à perdre Brutus. Si l’affection paternelle excuse les fautes, l’amour propre les aggrave, quand il est directement blessé : sans doute que Rome eut l’honneur de ce que Brutus fit pour l’amour de lui-même, que sa patrie accepta le sacrifice qu’il faisoit à son amour propre, & qu’il fut cruel par foiblesse plûtôt que par magnanimité.
L’intérêt peut tout sur les ames ; on se cherche dans l’objet de tous ses attachemens ; & comme il y a diverses sortes d’intérêts, on peut distinguer aussi diverses sortes d’affections que l’intérêt fait naitre entre les hommes. Un intérêt de volupté fait naître les amitiés galantes : un intérêt d’ambition fait naître les amitiés politiques : un intérêt d’orgueil fait naître les amitiés illustres : un intérêt d’avarice fait naître les amitiés utiles. Le vulgaire qui déclame ordinairement contre l’amitié intéressée, ne sait ce qu’il dit. Il se trompe en ce qu’il ne connoît généralement parlant, qu’une sorte d’amitié intéressée, qui est celle de l’avarice ; au lieu qu’il y a autant de sortes d’affections intéréssées, qu’il y a d’objets de cupidité. Il s’imagine que c’est être criminel que d’être intéressé, ne considérant pas que c’est le desintéressement & non pas l’intérêt qui nous perd. Si les hommes nous offroient d’assez grands biens pour satisfaire notre ame, nous ferions bien de les aimer d’un amour d’intérêt, & personne ne devroit trouver mauvais que nous préférassions les motifs de cet intérêt à ceux de la proximité & de toute autre chose.
La reconnoissance elle-même n’est pas plus exempte de ce principe de l’amour de nous-mêmes ; car quelle différence y a-t-il au fond entre l’intérêt & la reconnoissance ? C’est que le premier a pour objet le bien à venir, au lieu que la derniere a pour objet le bien passé. La reconnoissance n’est qu’un retour délicat de l’amour de nous-mêmes, qui se sent obligé ; c’est en quelque sorte l’élévation de l’intérêt : nous n’aimons point notre bienfaiteur parce qu’il est aimable, nous l’aimons parce qu’il nous a aimés.
La sympathie, qui est la quatrieme source que nous avons marquée de nos affections, est de deux sortes. Il y a une sympathie des corps & une sympathie de l’ame : il faut chercher la cause de la premiere dans le tempérament, & celle de la seconde dans les secrets ressorts qui font agir notre cœur. Il est même certain que ce que nous croyons être une sympathie de tempérament, a quelquefois sa source dans les principes cachés de notre cœur. Pourquoi pensez-vous que je hais cet homme à une premiere vûe quoiqu’il me soit inconnu ? C’est qu’il a quelques traits d’un homme qui m’a offensé, que ces traits frappent mon ame & réveillent une idée de haine sans que j’y fasse réflexion. Pourquoi au contraire aimé-je une personne inconnue dès que je la vois, sans m’informer si elle a du merite ou si elle n’en a pas ? c’est qu’elle a de la conformité ou avec moi ou avec mes enfans & mes amis, en un mot avec quelque personne que j’aurai aimée. Vous voyez donc quelle part a l’amour de nous-mêmes à ces inclinations mystérieuses & cachées, qu’un de nos Poëtes décrit de cette maniere :
Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par les doux accords les ames assorties, &c.
Mais si après avoir parlé des sympathies corporelles,
nous entrions dans le détail des sympathies
spirituelles, nous connoîtrions qu’aimer les gens par
sympathie, n’est proprement que chérir la ressemblance
qu’ils ont avec nous : c’est avoir le plaisir de
nous aimer en leurs personnes. C’est un charme pour
notre cœur de pouvoir dire du bien de nous sans
blesser la modestie. Nous n’aimons pas seulement
ceux à qui la Nature donne des conformités avec
nous, mais encore ceux qui nous ressemblent par
art & qui tâchent de nous imiter : ce n’est pas qu’il
ne puisse arriver qu’on haïra ceux de qui l’on est mal
imité : personne ne veut être ridicule ; on aimeroit
mieux être haissable ; ainsi on ne veut jamais de bien
aux copies dont le ridicule réjaillit sur l’original.
Mais sur quels principes d’amour propre peut être fondée cette affection que les hommes ont naturellement pour les hommes vertueux, auxquels néanmoins ils ne se soucient pas de ressembler ? car le vice rend à cet égard des hommages forcés à la vertu ; les hommes l’estiment & la respectent.
Je répons qu’il y a fort peu de personnes qui ayent pour jamais renoncé à la vertu, & qui ne s’imaginent que s’ils ne sont pas vertueux en un tems, ils ne puissent le devenir en un autre. J’ajoûte que la vertu est essentiellement aimable à l’amour de nous-mêmes, comme le vice lui est essentiellement haïssable. La raison en est que le vice est un sacrifice que nous nous faisons des autres à nous-mêmes ; & la vertu un sacrifice que nous faisons au bien des autres de quelque plaisir ou de quelqu’avantage qui nous flattoit. Comment n’aimerions-nous pas la clémence ? elle est toute prête à nous pardonner nos crimes : la libéralité se dépouille pour nous faire du bien : l’humilité ne nous dispute rien ; elle cede à nos prétensions : la tempérance respecte notre honneur, & n’en veut point à nos plaisirs : la justice défend nos droits, & nous rend ce qui nous appartient : la valeur nous défend ; la prudence nous conduit ; la modération nous épargne ; la charité nous fait du bien, &c.
Si ces vertus font du bien, dira-t-on, ce n’est pas à moi qu’elles le font ; je le veux : mais si vous vous trouviez en d’autres circonstances elles vous en feroient : mais elles supposent une disposition à vous en faire dans l’occasion. N’avez-vous jamais éprouvé, qu’encore que vous n’attendiez ni secours ni protection d’une personne riche, vous ne pouvez vous défendre d’avoir pour elle une secrete considération ? Elle naît, non de votre esprit, qui méprise souvent les qualités de cet homme, mais de l’amour de vous-mêmes, qui vous fait respecter en lui jusqu’au simple pouvoir de vous faire du bien ? En un mot, ce qui vous prouve que l’amour de vous-même entre dans celui que vous avez pour la vertu, c’est que vous éprouvez que vous aimez davantage les vertus, à mesure que vous y trouvez plus de rapport & de convenance avec vous. Nous aimons plus naturellement la clémence que la sévérité, la libéralité que l’œconomie, quoique tout cela soit vertu.
Au reste, il ne faut point excepter du nombre de ceux qui aiment ainsi les vertus, les gens vicieux & déréglés : au contraire, il est certain que par cela même qu’ils sont vicieux, ils doivent trouver la vertu plus aimable. L’humilité applanit tous les chemins à notre orgueil, elle est donc aimée d’un orgueilleux ; la libéralité donne, elle ne sauroit donc déplaire à un intéressé ; la tempérance vous laisse en possession de vos plaisirs, elle ne peut donc qu’être agréable à un voluptueux, qui ne veut point de rival ni de concurrent. Auroit-on crû que l’affection que les hommes du monde témoignent pour les gens vertueux eût une source si mauvaise ? & me pardonnera-t-on bien ce paradoxe, si j’avance qu’il arrive souvent que les vices qui sont au-dedans de nous, font l’amour que nous avons pour les vertus des autres ?
Je vais bien plus avant, & j’oserai dire que l’amour de nous-mêmes a beaucoup de part aux sentimens les plus épurés que la morale & la religion nous font avoir pour Dieu. On distingue trois sortes d’amour divin ; un amour d’intérêt, un amour de reconnoissance, & un amour de pure amitié : l’amour d’intérêt se confond avec l’amour de nous-mêmes ; l’amour de reconnoissance, a encore la même source que celui d’intérêt, selon ce que nous en avons dit ci-dessus ; l’amour de pure amitié semble naître indépendamment de tout intérêt & de tout amour de nous-mêmes. Cependant si vous y regardez de près, vous trouverez qu’il a dans le fond le même principe que les autres : car premierement il est remarquable que l’amour de pure amitié ne naît pas tout d’un coup dans l’ame d’un homme à qui l’on fait connoître la religion. Le premier degré de notre sanctification est de se détacher du monde ; le second, c’est d’aimer Dieu d’un amour d’intérêt, en lui donnant tout son attachement, parce qu’on le considere comme le souverain bien ; le troisieme, c’est d’avoir pour ses bienfaits la reconnoissance qui leur est dûe ; & le dernier enfin, c’est d’aimer ses perfections. Il est certain que le premier de ces sentimens dispose au second, le second au troisieme, le troisieme au quatrieme : or comme tout ce qui dispose à ce dernier mouvement, qui est le plus noble de tous, est pris de l’amour de nous-mêmes, il s’ensuit que la pure amitié dont Dieu même est l’objet, ne naît point indépendamment de ce dernier amour.
D’ailleurs, l’expérience nous apprend qu’entre les attributs de Dieu, nous aimons particulierement ceux qui ont le plus de convenance avec nous : nous aimons plus sa clémence que sa justice, sa bénéficence que son immensité ; d’où vient cela ? si ce n’est de ce que cette pure amitié, qui semble n’avoir pour objet que les perfections de Dieu, tire sa force principale des rapports que ces perfections ont avec nous.
S’il y avoit une pure amitié dans notre cœur à l’égard de Dieu, laquelle fût exempte du principe de l’amour de nous-mêmes, cette pure amitié naîtroit nécessairement de la perfection connue, & ne s’éleveroit point de nos autres affections. Cependant les démons connoissent les perfections de Dieu sans les aimer, les hommes connoissent ces perfections avant leur conversion, & personne n’oseroit dire que dans cet état ils aient pour lui cette affection que l’on nomme de pure amitié ; il s’ensuit donc qu’il faut autre chose que la perfection connue pour faire naître cet amour.
Pendant que nous regardons Dieu comme notre juge, & comme un juge terrible qui nous attend la foudre à la main, nous pouvons admirer ses perfections infinies, mais nous ne saurions concevoir de l’affection pour elles. Il est bien certain que si nous pouvions refuser à Dieu cette admiration, nous nous garderions bien de la lui rendre : & d’où vient cette nécessité d’admirer Dieu ? C’est que cette admiration naît uniquement de la perfection connue : si donc vous concevez que la pure amitié a la même source, il s’ensuit que la pure amitié naîtra dans notre ame comme l’admiration.
1o. De ce que nous nous aimons nous-mêmes nécessairement, il s’ensuit que nous avons certains devoirs à remplir qui ne regardent que nous-mêmes : or les devoirs qui nous regardent nous-mêmes, peuvent se réduire en général à travailler à notre bonheur & à notre perfection ; à notre perfection, qui consiste principalement dans une parfaite conformité de notre volonté avec l’ordre ; à notre bonheur, qui consiste uniquement dans la joüissance des plaisirs, j’entens des solides plaisirs, & capables de contenter un esprit fait pour posséder le souverain bien.
2o. C’est dans la conformité avec l’ordre que consiste principalement la perfection de l’esprit : car celui qui aime l’ordre plus que toutes choses, a de la vertu ; celui qui obéit à l’ordre en toutes choses, remplit ses devoirs ; & celui-là mérite un bonheur solide, qui sacrifie ses plaisirs à l’ordre.
3o. Chercher son bonheur, ce n’est point vertu, c’est nécessité : car il ne dépend point de nous de vouloir être heureux ; & la vertu est libre. L’amour propre, à parler exactement, n’est point une qualité qu’on puisse augmenter ou diminuer. On ne peut cesser de s’aimer : mais on peut cesser de se mal aimer. On peut par le mouvement d’un amour propre eclairé, d’un amour propre soutenu par la foi & par l’espérance, & conduit par la charité, sacrifier ses plaisirs présens aux plaisirs futurs, se rendre malheureux pour un tems, afin d’être heureux pendant l’éternité ; car la grace ne détruit point la nature. Les pécheurs & les justes veulent également être heureux ; ils courent également vers la source de la félicité : mais le juste ne se laisse ni tromper ni corrompre par les apparences qui le flattent ; au lieu que le pécheur, aveuglé par ses passions, oublie Dieu, ses vengeances & ses récompenses, & employe tout le mouvement que Dieu lui donne pour le vrai bien, à courir après des fantômes.
4o. Notre amour propre est donc le motif qui secouru par la grace nous unit à Dieu, comme à notre bien, & nous soûmet à la raison comme à notre loi, ou au modele de notre perfection : mais il ne faut pas faire notre fin ou notre loi de notre motif. Il faut véritablement & sincerement aimer l’ordre, & s’unir à Dieu par la raison ; il ne faut pas desirer que l’ordre s’accommode à nos volontés : cela n’est pas possible ; l’ordre est immüable & nécessaire : il faut haïr ses desordres, & former sur l’ordre tous les mouvemens de son cœur ; il faut même venger à ses dépens l’honneur de l’ordre offensé, ou du moins se soûmettre humblement à la vengeance divine : car celui qui voudroit que Dieu ne punît point l’injustice ou l’ivrognerie, n’aime point Dieu ; & quoique par la force de son amour propre éclairé, il s’abstienne de voler & de s’enivrer, il n’est point juste.
5o. De tout ceci il est manifeste premierement, qu’il faut éclairer son amour propre, afin qu’il nous excite à la vertu : en second lieu, qu’il ne faut jamais suivre uniquement le mouvement de l’amour propre : en troisieme lieu, qu’en suivant l’ordre inviolablement, on travaille solidement à contenter son amour propre : en un mot, que Dieu seul étant la cause de nos plaisirs, nous devons nous soûmettre à sa loi, & travailler à notre perfection.
6o. Voici en général les moyens de travailler à sa perfection, & d’acquérir & conserver l’amour habituel & dominant de l’ordre. Il faut s’accoûtumer au travail de l’attention, & acquérir par-là quelque force d’esprit ; il ne faut consentir qu’à l’évidence, & conserver ainsi la liberté de son ame ; il faut étudier sans cesse l’homme en général, & soi-même en particulier, pour se connoître parfaitement ; il faut méditer jour & nuit la loi divine, pour la suivre exactement ; se comparer à l’ordre pour s’humilier & se mépriser ; se souvenir de la justice divine, pour la craindre & se réveiller. Le monde nous séduit par nos sens ; il nous trouble l’esprit par notre imagination ; il nous entraîne & nous précipite dans les derniers malheurs par nos passions. Il faut rompre le commerce dangereux que nous avons avec lui par notre corps, si nous voulons augmenter l’union que nous avons avec Dieu par la raison.
Ce n’est pas qu’il soit permis de se donner la mort, ni même de ruiner sa santé : car notre corps n’est pas à nous ; il est à Dieu, il est à l’Etat, à notre famille, à nos amis : nous devons le conserver dans sa force, selon l’usage que nous sommes obligés d’en faire : mais nous ne devons pas le conserver contre l’ordre de Dieu, & aux dépens des autres hommes : il faut l’exposer pour le bien de l’Etat, & ne point craindre de l’affoiblir, le ruiner, le détruire, pour exécuter les ordres de Dieu. Je n’entre point dans le détail de tout ceci, parce que je n’ai prétendu exposer que les principes généraux sur lesquels chacun est obligé de régler sa conduite, pour arriver heureusement au lieu de son repos & de ses plaisirs.