L’Encyclopédie/1re édition/APOTHÉOSE

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Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 538-539).
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APOTHÉOSE, s. f. (Hist. anc.) ou consécration ; du Grec ἀποθειν, diviniser ; elle est plus ancienne chez les Romains qu’Auguste, à qui l’on en attribue communément l’origine. M. l’Abbé Mongault a démontré que du tems de la République, on avoit institué en Grece & dans l’Asie mineure des fêtes & des jeux en l’honneur des Proconsuls Romains ; qu’on avoit même établi des sacrificateurs & des sacrifices, érigé des autels & bâti des temples, où on les honoroit comme des divinités. Ainsi les habitans de Catane en Sicile avoient consacré leur Gymnase à Marcellus ; & ceux de Chalcide associerent Titus Flaminius avec Hercule & Apollon dans la dédicace des deux principaux édifices de leur ville. Cet usage qui avoit commencé par la reconnoissance, dégénéra bien-tôt en flatterie, & les Romains l’adopterent pour leurs Empereurs. On éleva des temples à Auguste de son vivant, non dans Rome ni dans l’Italie, mais dans les provinces. Les honneurs de l’apothéose lui furent déferés après sa mort, & cela passa en coûtume pour ses successeurs. Voici les principales cérémonies qu’on y observoit.

Si-tôt que l’Empereur étoit mort, toute la ville prenoit le deuil. On ensevelissoit le corps du Prince à la maniere ordinaire, cependant avec beaucoup de pompe ; & l’on mettoit dans le vestibule du palais sur un lit d’ivoire couvert d’étoffes d’or, une figure de cire, qui représentoit parfaitement le défunt, avec un air pâle, comme s’il étoit encore malade. Le Sénat en robe de deuil restoit rangé au côté gauche du lit, pendant une grande partie du jour ; & au côté droit étoient les femmes & les filles de qualité avec de grandes robes blanches, sans colliers ni bracelets. On gardoit le même ordre sept jours de suite, pendant lesquels les Medecins s’approchoient du lit de tems en tems, & trouvoient toûjours que le malade baissoit, jusqu’à ce qu’enfin ils prononçoient qu’il étoit mort. Alors les Chevaliers Romains les plus distingués avec les plus jeunes Sénateurs le portoient sur leurs épaules par la rue qu’on nommoit sacrée jusqu’à l’ancien marché, où se trouvoit une estrade de bois peint. Sur cette estrade étoit construit un péristyle enrichi d’ivoire & d’or, sons lequel on avoit préparé un lit d’étoffes fort riches, où l’on plaçoit la figure de cire. Le nouvel Empereur, les Magistrats s’asseyoient dans la place, & les Dames sous des portiques, tandis que deux chœurs de musique chantoient les loüanges du mort ; & après que son successeur en avoit prononcé l’éloge, on transportoit le corps hors de la ville dans le champ de Mars, où se trouvoit un bucher tout dressé. C’étoit une charpente quarrée en forme de pavillon, de quatre ou cinq étages, qui alloient toûjours en diminuant comme une pyramide. Le dedans étoit rempli de matieres combustibles, & le dehors revêtu de draps d’or, de compartimens d’ivoire, & de riches peintures. Chaque étage formoit un portique soûtenu par des colonnes ; & sur le faîte de l’édifice on plaçoit assez ordinairement une représentation du char doré, dont se servoit l’Empereur défunt. Ceux qui portoient le lit de parade le remettoient entre les mains des Pontifes, & ceux-ci le plaçoient sur le second étage du bucher. On faisoit ensuite des courses de chevaux & de chars. Le nouvel Empereur une torche à la main, alloit mettre le feu au bucher, & les principaux Magistrats l’y mettant aussi de tous côtés, la flamme pénétroit promptement jusqu’au sommet, & en chassoit un aigle où un paon, qui s’envolant dans les airs, alloit selon le peuple porter au ciel l’ame du feu Empereur ou de la feue Impératrice, qui dès-lors avoient leur culte & leurs autels comme les autres dieux.

On accorda aussi l’apothéose aux favoris des Princes, à leurs maîtresses, &c. mais en général on ne déféroit cet honneur en Grece, que sur la réponse d’un oracle ; & à Rome, que par un decret du Sénat.

Les anciens Grecs déifierent ainsi les Princes, les Héros, les inventeurs des arts ; & nous lisons dans Eusebe, Tertullien & S. Chrysostome, que sur le bruit des miracles de Jesus-Christ, Tibere proposa au Sénat de Rome de le mettre au nombre des dieux ; mais que cette proposition fut rejettée, parce qu’il étoit contraire aux lois d’introduire dans Rome le culte des dieux étrangers : c’est ainsi qu’ils nommoient les divinités de tous les peuples, à l’exception de celles des Grecs, qu’ils ne traitoient point de barbares.

Le grand nombre de personnes auxquelles on accordoit les honneurs de l’apothéose avilit cette cérémonie, & même d’assez bonne-heure. Dans Juvenal, Atlas fatigué de tant de nouveaux dieux, dont on grossissoit le nombre des anciens, gémit & déclare qu’il est prêt d’être écrasé sous le poids des cieux : & l’empereur Vespasien naturellement railleur, quoiqu’à l’extrémité, dit en plaisantant à ceux qui l’environnoient, je sens que je commence à devenir dieu, faisant allusion à l’apothéose qu’on alloit bien-tôt lui décerner. (G)