L’Enfant trouvé
(p. 101-140).
L’ENFANT TROUVÉ.
Antonio Piachi, riche propriétaire à Rome, était souvent obligé de faire de longs voyages pour les affaires de son commerce. Il laissait alors sa jeune femme Elvire sous la protection de ses parens. Dans l’un de ces voyages, il emmena avec lui à Raguse son fils Paolo, enfant de onze ans, que lui avait donné sa première femme. Il se trouva que justement alors une maladie pestilentielle régnait et répandait l’effroi tant dans la ville que dans toutes les campagnes environnantes. Piachi, que cette nouvelle trouva déjà en voyage, s’arrêta dans le faubourg pour s’enquérir de la nature de ce mal. Là il apprit que la contagion devenait de jour en jour plus terrible, et qu’on allait, à cause de cela, fermer les portes ; son amour paternel l’emportant alors sur ses affaires, il prit des chevaux et partit pour retourner sur ses pas.
Lorsqu’il fut en rase campagne, il remarqua un enfant près de sa voiture, qui tendait vers lui des mains suppliantes, et semblait être dans une cruelle angoisse. Lui ayant demandé ce qu’il avait, l’enfant répondit naïvement qu’il était infecté, et que des archers le poursuivaient pour l’enfermer dans un hospice où son père et sa mère étaient déjà morts. Il le supplia, au nom de tous les saints, de le prendre avec lui, et de ne pas le laisser reconduire dans la ville. Puis saisissant la main de Piachi, il la serra contre ses lèvres, la couvrant de ses pleurs et de ses baisers. Dans le premier mouvement de sa surprise, Piachi voulut repousser loin de lui le jeune malheureux ; mais celui-ci, changeant tout-à-coup de couleur, tomba sans connaissance sur le terrain ; alors la pitié l’emporta dans le cœur du vieillard ; il prit le jeune enfant dans sa voiture, et l’emmena, sans trop savoir ce qu’il en ferait.
À la première station qu’il fit, il se concertait avec les gens de l’auberge sur la manière dont il pourrait s’en débarrasser, lorsque, sur l’ordre de la police qui eut vent de cette affaire, il fut arrêté et ramené sous escorte avec son fils et Nicolo (ainsi se nommait l’enfant malade), à Raguse. Toutes les représentations de Piachi contre l’indignité de cette mesure ne servirent à rien. Arrivés à Raguse, ils furent tous les trois conduits à l’hospice, où à la vérité Piachi demeura en bonne santé et Nicolo se guérit, mais où le jeune Paolo fut atteint du même mal dont il mourut après trois jours.
Les portes furent alors rouvertes, et Piachi, après avoir fait ensevelir son enfant, obtint de la police la permission de voyager. Plein d’une douleur profonde, il montait déjà en voiture, versant un torrent de larmes sur la place vide à côté de lui, que quelques jours auparavant occupait Paolo, lorsque Nicolo, le bonnet à la main, vint lui souhaiter un bon voyage.
Piachi, combattant alors son chagrin, lui demanda, d’une voix entrecoupée de sanglots, s’il ne voulait pas venir avec lui.
L’enfant, après s’être fait répéter cette question, qu’il ne comprenait pas d’abord, s’inclina et répondit :
« Oh, oui ! bien volontiers. »
Piachi ayant demandé au directeur de l’hospice si l’on permettrait à cet enfant de le suivre :
« C’est un enfant de Dieu, lui répondit-il en souriant ; personne ne le réclamera. » Piachi le fit donc monter dans sa voiture, et l’emmena à Rome à la place de son fils.
Arrivé hors des portes de la ville, il considéra pour la première fois avec attention le jeune enfant. Il était d’une beauté assez remarquable : ses cheveux noirs tombant en boucles se jouaient sur son front et ombrageaient un visage sérieux, dont l’expression ne changeait point. Piachi lui fit plusieurs questions auxquelles il répondit très-brièvement. Silencieux et rentré en lui-même, il promenait des regards pensifs tout autour sur la campagne. De temps en temps il tirait de sa poche une poignée de noix, et tandis que Piachi, tout entier à sa douleur, essuyait les larmes qui inondaient ses yeux, il les cassait entre ses dents avec une vivacité un peu sauvage.
À Rome, Piachi, après avoir fait à Elvire le récit de ce qui était arrivé, le présenta à sa jeune épouse, qui ne put retenir d’abondantes larmes en pensant à ce pauvre Paolo qu’elle avait tant aimé ; cependant, tout étranger qu’il fût, elle serra Nicolo contre son cœur, lui donna le lit où Paolo couchait, les habits qu’il avait portés. Piachi l’envoya à l’école, où il apprit à lire, à écrire et à compter ; et cet enfant ayant gagné toute son affection, peu de temps après il l’adopta comme son propre fils, avec l’approbation d’Elvire, qui ne pouvait pas espérer d’avoir des enfans du vieillard. Plus tard il congédia un commis dont il avait à se plaindre, et ayant mis Nicolo à sa place dans son comptoir, il eut la satisfaction de voir qu’il saisissait et conduisait avec une intelligence remarquable toutes les nombreuses affaires dans lesquelles ses relations étendues l’avaient entraîné.
Une seule chose déplaisait à Piachi, ennemi déclaré de toute bigoterie : c’étaient ses relations avec les moines carmélites, qui flattaient et caressaient le jeune homme, dans l’espoir de participer un jour à la grande fortune que lui laisserait son père adoptif. Pour sa mère, elle ne lui reprochait qu’un penchant prématuré et violent pour le sexe féminin.
Déjà à l’âge de quinze ans il fut, grâce à ces moines, en proie à la séduction d’une certaine Xaviera Tartini, maîtresse de l’évêque ; et quoique les vives représentations de ses parens l’eussent engagé à rompre cette liaison, Elvire eut plusieurs raisons de croire qu’il n’y avait point renoncé tout-à-fait. Cependant Nicolo s’étant marié dans sa vingtième année avec Constance Parquet, jeune et aimable génoise, nièce d’Elvire, qui était élevée à Rome sous ses yeux, le mal parut être coupé à sa racine. Les parens furent unanimes dans leur satisfaction, et pour lui en donner une preuve, ils lui remirent la majeure partie de la superbe et vaste maison qu’ils habitaient. Enfin, lorsque Piachi fut entré dans sa soixantième année, il fit pour lui la dernière et la plus belle chose qu’il put faire : il lui fit une donation de toute la fortune qui formait le fonds de son commerce, à l’exception d’un petit capital qu’il se réserva ; et il se retira des affaires, pour jouir du repos avec sa fidèle et sage Elvire, qui formait peu de désirs et ne recherchait point le monde.
Elvire avait dans le caractère une certaine teinte de mélancolie qui lui était toujours restée depuis un événement arrivé dans son enfance. Philippo Parquet, son père, teinturier en draps, qui jouissait d’une agréable aisance, habitait une maison située, comme l’exigeait sa fabrique, vers les bords escarpés de la mer ; de longues poutres fixées dans le fronton, et sur lesquelles étaient étalés les draps, s’avançaient à une certaine distance sur la mer. Dans une malheureuse nuit, le feu prit à la maison, et comme si elle eût été de bitume et de soufre, en un instant ce n’était plus qu’un volcan de flammes impétueuses. La jeune Elvire, alors âgée de treize ans, poursuivie de tous côtés par cet élément destructeur, se sauva de chambre en chambre, d’escalier en escalier, et finit par arriver sans savoir comment sur l’une de ces poutres. La pauvre enfant, suspendue entre le ciel et la mer, ne savait absolument pas comment se sauver. Derrière elle la maison embrasée, dont les flammes poussées par le vent embrasaient déjà les poutres de leurs étreintes funestes ; devant elle, la mer vaste, immense, effrayante. Se recommandant à tous les saints, et de deux maux voulant choisir le moindre, elle était sur le point de se jeter dans les flots, lorsqu’un jeune Génois de race patricienne, paraissant auprès d’elle, jeta son manteau sur les poutres, la saisit entre ses bras, et se laissant glisser avec autant de force que d’adresse le long d’une des pièces de drap, l’entraîna dans la mer, d’où ils furent retirés par des gondoliers qui se trouvaient près de là ; et au milieu des acclamations du peuple, on les porta sur le rivage. Mais le jeune héros, en entrant dans la maison incendiée, avait reçu une grave blessure à la tête par la chute d’une pierre ; et ne pouvant plus maîtriser la douleur, il tomba sans connaissance sur la terre. Le marquis son père le fit transporter dans son hôtel, où les médecins les plus distingués furent appelés, et lui administrèrent tous les secours de leur art, lui faisant plusieurs opérations difficiles et dangereuses. Mais tout fut inutile. Il ne se leva que rarement, appuyé sur Elvire, que sa mère avait fait venir auprès de lui. Après une maladie douloureuse de trois années, durant laquelle cette jeune fille ne quitta pas le chevet de son lit, il lui serra encore une fois la main avec tendresse, et mourut.
Piachi, qui était en relation d’affaires avec la maison de ce seigneur, et avait fait chez lui la connaissance d’Elvire, que deux ans après il avait épousée, se gardait bien de le nommer devant elle, ou de rien rappeler qui y eût rapport, car il savait combien étaient susceptibles la délicatesse et la sensibilité de son cœur. La moindre circonstance qui eût rapport à l’époque où ce jeune homme se dévoua et mourut pour elle, lui faisait verser d’abondantes larmes, et rien absolument ne pouvait la consoler. On la laissait alors dans la solitude, parce que l’on avait éprouvé que c’était le seul moyen de calmer sa douleur. Personne autre que Piachi ne pouvait savoir la cause de cette singulière et subite altération, car jamais un mot ne sortait de sa bouche à ce sujet. Elle passait pour très-nerveuse, et l’on attribuait cette tristesse à cette affection, qui, disait-on, lui était demeurée depuis une fièvre violente dont elle avait été fort malade peu après son mariage.
Un jour, Nicolo avait été au carnaval avec cette Xaviera-Tartini, que son père lui avait fait promettre de ne jamais revoir, et sans que son épouse le sût, sous le prétexte d’être invité par un ami. Il revint masqué, dans le costume d’un cavalier génois, tandis que tout le monde reposait dans la maison.
Piachi s’étant subitement trouvé indisposé, Elvire, pour le soulager, s’était levée afin d’aller chercher un flacon dans la chambre à manger. Justement, tandis que, montée sur une chaise, elle cherchait dans une armoire au milieu de plusieurs carafes, Nicolo ouvrit la porte, une lumière à la main, et traversa la salle muni de son chapeau à plumes, de son manteau et de son épée. Sans voir Elvire, il s’avança vers la porte qui conduisait à sa chambre à coucher, et trouva avec quelque surprise qu’elle était fermée, lorsqu’Elvire, comme frappée d’un coup de foudre, tomba derrière lui sans vie sur le carreau, avec les verres et les flacons qu’elle portait. Nicolo, pâle d’effroi, se retourna et voulut se précipiter vers l’infortunée ; mais le bruit qu’avait fait sa chute ne pouvant manquer d’attirer le vieillard, il ne jugea pas à propos de s’offrir dans ce moment à sa vue, et pensa qu’il valait mieux fuir pour éviter toute question ; il lui arracha en toute hâte un trousseau de clefs qu’elle portait avec elle, et en ayant trouvé une qui ouvrait sa porte, il rejeta le trousseau dans la salle et disparut. Bientôt après, lorsque Piachi, malgré l’indisposition qu’il ressentait, se fut levé, l’eut secourue et appelé tous les domestiques, Nicolo vint aussi, enveloppé dans sa robe de chambre, s’informer de ce qui était arrivé. Mais Elvire, hors d’elle-même, tremblante d’effroi, ne pouvait parler, et nul autre qu’elle et lui ne pouvant donner le mot de cette énigme, toute cette affaire demeura dans le mystère le plus profond. On transporta Elvire dans son lit, où elle demeura plusieurs jours tourmentée d’une fièvre violente. La force de son tempérament l’emporta cependant, et il ne lui resta de cet accident qu’une dose un peu plus forte de mélancolie.
Une année s’écoula ainsi. Constance, la femme de Nicolo, accoucha ; mais elle et l’enfant qu’elle mit au monde moururent. Cet événement, désastreux en lui-même, l’était doublement, en ce qu’il donnait libre carrière aux deux passions de Nicolo, à sa bigoterie et à son penchant pour les femmes. Sous le prétexte de chercher des consolations, il passait des journées entières dans le couvent des Carmélites, et l’on savait bien que même, durant la vie de sa femme, il l’avait peu aimée. Constance n’était pas encore enterrée, qu’Elvire, entrant le soir dans la chambre de Nicolo pour lui parler des préparatifs de la cérémonie funèbre, y trouva une jeune fille qu’elle reconnut pour la servante de Xaviera Tartini. À cette vue elle ferma les yeux et se retira sans rien dire. Piachi, ni personne au monde, n’en sut rien ; Elvire se rendit seulement auprès du corps de Constance qui avait tant aimé Nicolo, et, s’agenouillant, elle pleura. Par hasard, Piachi, rentrant dans sa maison, rencontra la jeune fille, et devina aussitôt ce qu’elle venait y faire ; moitié par ruse, moitié par force, il obtint d’elle la lettre qu’elle portait. Il se rendit dans sa chambre pour la lire, et y trouva la demande d’un rendez-vous après lequel soupirait Nicolo, qui désirait que Xaviera Tartini lui en indiquât le lieu et l’heure. Piachi s’assit et répondit avec une écriture contrefaite au nom de Xaviera.
« Cette nuit même, dans l’église de la Madelaine. »
Il la cacheta avec un sceau étranger, et la fit porter à Nicolo, comme venant d’une dame étrangère.
La ruse réussit complètement ; Nicolo prit aussitôt son manteau, et oubliant Constance, étendue dans le cercueil, il sortit de la maison. Piachi, profondément indigné, fixa au lendemain la cérémonie des funérailles, et faisant emporter le corps, accompagné seulement d’Elvire et de quelques parens, il le fit conduire en silence et au milieu des ténèbres dans l’église de la Madelaine, qui était prête pour le recevoir.
Nicolo, enveloppé de son manteau, était sous les voûtes de l’église, et à son grand étonnement, il vit avancer un convoi dont il connaissait les figures. S’approchant du vieillard qui suivait le cercueil, il lui demanda ce que cela signifiait, qui l’on emportait ainsi ? Mais celui-ci, un livre de prières à la main et sans lever la tête, répondit seulement : « Xaviera Tartini. » Puis comme si Nicolo n’eût pas été présent, le cercueil fut déposé, encore une fois découvert, béni par tous les assistans, et tout disparut dans l’obscurité.
Cette rencontre, qui était pour lui un sujet de honte, éveilla dans le sein de ce malheureux une vive haine contre Elvire ; car il croyait devoir à elle seule l’affront que le vieillard venait de lui faire en public. Durant plusieurs jours Piachi ne lui adressa pas une seule fois la parole ; mais Nicolo ayant encore besoin de sa bonté et de sa générosité pour régler la succession de Constance, il se jeta un soir aux pieds du vieillard, saisit sa main, et, d’un air contrit et repentant, lui jura qu’il renonçait pour toujours à Xaviera ; mais il n’avait pas l’intention de tenir cette promesse ; au contraire, l’opposition qu’on lui montrait ne faisait qu’augmenter son penchant et lui apprenait à circonvenir l’attention du vieillard.
Jamais Elvire ne lui avait paru plus belle que dans le moment où ouvrant la porte de sa chambre et y trouvant la jeune fille, elle l’avait subitement refermée. Le mécontentement qui s’exprima par une légère rougeur répandue sur ses joues, avait jeté un attrait infini sur sa physionomie douce et rarement affectée. Il lui semblait incroyable qu’avec tant d’attraits elle n’eût pas la fantaisie de parcourir ce sentier dont elle lui avait écrasé les fleurs d’une manière si cruelle. Il brûlait du désir, dans le cas où il en serait ainsi, de faire au vieillard le même affront qu’elle lui avait fait à lui-même, et il ne chercha plus que l’occasion de mettre ce projet en œuvre.
Un jour, tandis que Piachi était hors de la maison, il se rendit à la chambre d’Elvire, et entendit, à sa grande surprise, qu’on y parlait. Il appliqua aussitôt ses yeux contre la serrure pour chercher à voir ce qui se passait dans la chambre. Dieu du ciel, que vit-il ? Elvire comme en extase aux pieds de quelqu’un qu’il ne pouvait voir, et il entendit prononcer avec amour le nom de Colino. Il courut aussitôt, sans trahir son dessein, se mettre à la fenêtre du corridor, d’où il pourrait surveiller l’issue de la chambre. Déjà au bruit de la serrure qui s’ouvrit doucement, il crut que tout allait s’éclaircir, lorsqu’au lieu de l’inconnu qu’il s’attendait à voir, Elvire, elle-même, seule, la figure calme et sereine, sortit de la chambre en jetant sur lui un doux regard. Elle portait un paquet de linge sous le bras ; et après avoir fermé sa chambre à clef, elle descendit tranquillement la rampe. Ce calme, cette apparente indifférence lui parut le comble de la ruse et de la dissimulation. À peine fut-elle partie que, courant chercher quelques clefs, il ouvrit secrètement la porte de cette chambre, après avoir jeté des regards scrutateurs de tous côtés aux alentours. Mais quel fut son étonnement, lorsqu’il trouva la chambre vide, et qu’après en avoir vainement parcouru tous les coins, il ne put absolument rien découvrir qui eût l’apparence d’un homme, sauf l’image d’un jeune chevalier de grandeur naturelle qui se trouvait dans une niche recouverte d’un rideau de soie, et éclairée d’une singulière manière ! Nicolo eut peur, sans savoir seulement pourquoi, et les regards fixes de ce portrait soulevèrent mille sentimens dans son cœur ; mais avant de s’être remis de cette première crainte, il fut saisi de celle de voir revenir Elvire, et d’être surpris par elle. Il referma la porte, non sans quelque trouble, et s’éloigna.
Plus il songeait à cette singulière circonstance, plus l’image qu’il avait découverte était présente à son esprit et plus il se sentait brûlé du désir de connaître l’explication de ce mystère, car il l’avait vue se jeter à genoux, et, sans nul doute, c’était devant cette image peinte sur la toile. Dans le trouble qui agitait son esprit, il alla à Xaviera Tartini, et lui raconta les singulières circonstances qu’il avait découvertes. Celle-ci, qui était d’accord avec lui pour perdre Elvire, exprima le désir de voir le portrait qui était dans cette chambre, car elle pouvait se vanter de connaître tous les gentilshommes d’Italie, et à moins que celui-là ne fût venu qu’une fois à Rome et y eût fait peu de figure, elle espérait pouvoir le reconnaître. Quelques jours après, Piachi et Elvire partirent pour aller à la campagne visiter un parent. À peine Nicolo sut-il cela, qu’il courut auprès de Xaviera, et, l’amenant avec une petite fille qu’elle avait eue de l’évêque, l’introduisit dans la chambre d’Elvire comme une dame étrangère qui désirait voir des tableaux. Mais quelle fut la stupéfaction de Nicolo, lorsque la petite Clara (ainsi se nommait cette enfant), au moment où il soulevait le rideau, s’écria : « Dieu, mon père ! Signor Nicolo, qui est-ce, sinon vous-même ? »
Xaviera garda un morne silence. En effet, plus elle regardait le portrait, plus elle lui trouvait une forte ressemblance avec lui, surtout lorsqu’elle se le rappelait dans le costume de chevalier que quelques mois auparavant il avait mis pour aller au carnaval avec elle. Nicolo chercha à dissimuler une vive rougeur qui couvrit ses joues.
« En vérité, ma bonne petite Clara, dit-il en embrassant la jeune fille, il me ressemble autant que toi à celui qui se croit ton père. »
Mais Xaviera, dont la jalousie venait d’être tout-à-coup fortement excitée, dit, en se regardant dans la glace : « Peu importe qui que ce soit ; » puis, saluant froidement Nicolo, elle se retira.
Lorsque Xaviera fut partie, Nicolo tomba dans la plus vive agitation. Il se rappelait avec une grande joie la singulière et vive impression que son apparition fantastique avait produite sur Elvire. La pensée d’avoir excité l’amour d’une femme citée comme exemple de vertu ne lui souriait pas moins que le désir de se venger d’elle ; et entrevoyant la perspective de satisfaire en même temps ces deux passions, qui toutes deux le tourmentaient, il attendit avec impatience le retour d’Elvire, et le moment où un regard d’elle viendrait mettre le comble à sa conviction encore mal affermie. Une seule chose semblait ne pas s’accorder avec le reste de ses illusions, c’était le nom de Colino qu’il lui avait entendu prononcer lorsqu’il la vit à genoux devant le portrait ; ce nom était étranger ; mais, malgré cela, son cœur était bercé de douces illusions qui flattaient ses désirs.
Cependant Elvire revint de la campagne quelques jours après, et ramena avec elle une jeune parente qui désirait voir Rome. En descendant de voiture elle jeta à peine un regard fugitif sur Nicolo qui tenait la portière. Quelques semaines furent sacrifiées à la jeune convive, durant lesquelles un mouvement inaccoutumé régna dans la maison. On fit et reçut des visites, on alla voir tout ce qu’une jeune fille vive et charmante comme elle l’était avait la curiosité de connaître. Nicolo, tout occupé de ses affaires, n’étant pas invité dans ces petites réunions, sentit bientôt renaître son indisposition contre Elvire. Il se remit à penser avec colère et dépit à l’inconnu dont elle adorait en secret l’image ; et ce sentiment le maîtrisa surtout un soir après le départ tant désiré de la jeune étrangère, qu’Elvire demeura près de lui sans ouvrir la bouche ni lever les yeux de dessus son travail.
Quelques jours auparavant, le vieux Piachi avait eu l’intention de donner à un petit enfant du voisinage une boîte de lettres avec lesquelles Nicolo avait autrefois appris à lire. La servante chargée d’aller chercher cette boîte parmi d’autres vieux objets entassés dans une armoire, ne put retrouver que les six lettres qui formaient le nom de Nicolo. Ces lettres étaient depuis lors restées sur la table. Nicolo, enfoncé dans ses sombres pensées, jouait avec elles sans trop savoir ce qu’il faisait, et tandis qu’il les arrangeait et les dérangeait en tous sens, il trouva tout-à-coup, avec l’étonnement le plus extraordinaire, que ces mêmes lettres faisaient aussi Colino. Nicolo, à qui cette propriété logogryphique de son nom était inconnue, se vit de nouveau en proie à l’espoir le plus vif, et jeta sur Elvire un regard perçant. L’accord de ces deux noms lui parut être plus qu’un simple jeu du hasard ; il se réjouit de cette belle découverte, et, s’éloignant de la table, il laissa les lettres ainsi arrangées, espérant qu’Elvire les apercevrait en se levant. Mais son attente ne fut pas longue : Elvire ayant tourné par hasard ses yeux de ce côté-là, vit les lettres, et aussitôt, vivement émue, elle s’approcha pour les lire, puis jeta un regard sur Nicolo, qui affecta la plus profonde indifférence. Alors baissant de nouveau la tête sur son ouvrage, avec un trouble qu’on ne saurait décrire, et croyant que personne ne la regardait, elle laissa couler des larmes sur son sein, tandis qu’une douce rougeur couvrait ses joues. Nicolo, qui, sans qu’elle le vît, observait tous ces mouvemens intérieurs, fut persuadé que cet arrangement des lettres ne signifiait autre chose que son propre nom. Il la vit de nouveau mêler les lettres, et toutes ses espérances furent au comble quand elle se leva, et, jetant de côté son ouvrage, se retira dans sa chambre à coucher. Il était sur le point de se lever pour la suivre, lorsque Piachi entra en demandant où était Elvire : « Elle n’est pas bien, répondit une femme de chambre, elle vient de se mettre au lit. » Piachi, sans montrer beaucoup de surprise, sortit pour voir ce qu’elle avait ; et comme un quart-d’heure après il rentra en disant qu’elle ne paraîtrait pas au souper, Nicolo pensa avoir trouvé le mot de toute l’énigme qu’il avait découverte.
Le lendemain matin, tandis que, dans sa joie, il était occupé à chercher le moyen d’utiliser sa découverte, il reçut une lettre de Xaviera, qui le priait instamment de venir auprès d’elle, ayant quelque chose d’important à lui communiquer au sujet d’Elvire. Par le moyen de l’évêque qui l’entretenait, Xaviera était en relation intime avec les Carmélites, et Elvire allant à ce couvent pour se confesser, il ne douta pas qu’il n’eût été possible à Xaviera de découvrir sur l’histoire de ses sentimens secrets quelque nouvelle favorable à ses impétueux désirs. Mais quel fut son désappointement, quand, après la réception la plus amicale, Xaviera, le faisant asseoir auprès d’elle, lui apprit que l’objet de l’amour d’Elvire était déjà dans le tombeau depuis douze années. Aloys, marquis de Montferrat, à qui un oncle auprès duquel il avait été élevé à Paris, avait donné le surnom de Collin, changé plus tard en Italie en celui de Colino, était l’original du portrait suspendu dans la niche de la chambre d’Elvire. C’était le jeune chevalier génois qui l’avait sauvée de l’incendie et était mort de ses blessures.
Elle ajouta qu’elle le priait de ne faire aucun usage de ce mystère, qui lui avait été confié dans le couvent sous le sceau du plus profond secret. Nicolo, tandis que ses joues changeaient de couleur, lui assura qu’elle n’avait rien à craindre ; et tout-à-fait incapable, dans l’état où il était, de cacher son trouble au regard scrutateur de Xaviera, il s’excusa sous le prétexte d’avoir des affaires importantes qui réclamaient sa présence, et sortit.
La honte, le désir et la vengeance s’unirent alors pour accomplir le forfait déjà résolu. Il sentait bien que l’âme pure d’Elvire ne pouvait être séduite que par un mensonge ; et Piachi lui ayant laissé le champ libre en allant passer quelques jours à la campagne, il se prépara à exécuter son plan infernal. Il se procura tout le déguisement qu’il avait porté au carnaval, l’habit de chevalier, le manteau, le collet, le chapeau à plumes, en ayant soin de les disposer exactement comme dans le tableau, puis, se rendant à la chambre d’Elvire en son absence, il couvrit le portrait d’un voile noir, et se mit au-devant dans la même attitude. Il ne s’était pas trompé dans ses calculs. Elvire entra bientôt, et après s’être débarrassée d’une grande partie de ses vêtemens, elle vint tirer les rideaux de la niche, et l’apercevant, s’écria : « Ô Colino ! mon ami ! » puis tomba sans connaissance sur le parquet. Nicolo sortit de la cellule ; il demeura quelques instans à admirer ses attraits, sur lesquels était répandue une pâleur mortelle ; mais il se remit bientôt, et, pensant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, il la transporta sur son lit. Cela fait, il alla fermer la porte, mais elle l’était déjà ; et, persuadé que, même après être revenue à elle-même, Elvire ne ferait aucune difficulté de s’abandonner à une illusion surnaturelle, il s’efforça de la tirer de son évanouissement en la couvrant de baisers. Mais Némésis, qui suit toujours le crime pas à pas, voulut que Piachi, que le malheureux croyait encore absent pour quelques jours, rentrât justement à cette heure dans sa maison. Croyant Elvire endormie, il traversait doucement le corridor ; et ayant toujours dans sa poche une clef, il entra subitement dans la chambre, sans qu’aucun bruit trahît son approche. Nicolo fut comme frappé de la foudre ; son infamie ne pouvant être excusée d’aucune manière, il se jeta aux pieds du vieillard et le supplia de lui accorder son pardon, en lui jurant qu’il ne regarderait plus jamais sa femme.
Dans le fait, le vieillard était aussi porté à tenir la chose secrète ; sans pouvoir proférer une parole, car quelques mots prononcés par Elvire, qui s’était réveillée entre ses bras en jetant un regard terrible sur Nicolo, l’avaient rendu muet, il saisit un pistolet suspendu à la muraille, ouvrit la porte, et montra à Nicolo le chemin qu’il devait suivre. Mais celui-ci, tartufe consommé, ne vit pas plutôt la tournure que prenaient les choses, qu’il se releva, et déclara que c’était au vieillard à quitter la maison, qui lui appartenait, comme le prouvaient des documens irrécusables, et qu’il était prêt à faire valoir contre qui que ce fût.
Piachi ne pouvait en croire ses sens ; comme désarmé par cette lâche perfidie, il posa le pistolet, prit son chapeau et sa canne, et se rendit sur-le-champ auprès de son ancien ami, le docteur Valerio. Arrivé dans sa chambre, il se précipita hors de lui-même sur son lit.
Le docteur, qui plus tard le garda, ainsi qu’Elvire, dans sa maison, sortit dès le lendemain matin pour obtenir l’arrestation de l’infâme Nicolo. Mais tandis que Piachi cherchait le moyen de dépouiller ce misérable des biens dont il l’avait comblé, celui-ci se rendit auprès de ses amis, les moines, avec un mémoire sur tout ce qui s’était passé, et implora leur protection contre la vengeance du vieillard. Bref, ayant promis d’épouser Xaviera, qui commençait à craindre de perdre le prélat, la méchanceté triompha, et le gouvernement, cédant à l’intercession de ce saint personnage, rendit un décret par lequel Nicolo fut déclaré vrai possesseur de tous ses biens, et Piachi désisté de tout recours contre lui.
La veille du jour où ce décret fut publié, Piachi avait rendu les derniers devoirs à Elvire, qu’une fièvre chaude avait emportée. Exaspéré par ce double sujet de douleur, il se rendit, le décret dans sa poche, dans la maison de Nicolo, et la fureur lui donnant des forces surprenantes, il terrassa ce faible misérable, et lui écrasa la tête contre la muraille. Les gens de la maison ne l’aperçurent que lorsque tout fut terminé ; ils le trouvèrent tenant Nicolo entre ses genoux et lui enfonçant le décret dans la bouche. Cela fait, il se leva, remit ses armes, et fut conduit en prison. Bientôt après il fut jugé et condamné à être pendu.
Dans les États de l’Église, il est une loi qui défend de conduire aucun criminel à la mort avant qu’il ait reçu l’absolution. Piachi, lorsqu’on lui eut signifié son jugement, refusa obstinément de recevoir l’absolution. Après avoir épuisé tous les moyens religieux pour lui faire sentir l’indignité de son crime, on pensa que l’aspect de la mort pourrait le mettre sur la voie du repentir, et on le conduisit à la potence. Un prêtre, assis à ses côtés, lui dépeignait toute l’horreur des enfers, s’efforçant d’en pénétrer son âme ; un autre lui présentait le corps du Seigneur comme un sûr moyen de réconciliation, et lui vantait les demeures de la paix éternelle.
« Veux-tu participer au bienfait de la délivrance ? lui demandèrent-ils tous deux.
— Veux-tu recevoir la cène ?
— Non, répondit Piachi.
— Pourquoi ?
— Je ne veux pas être sauvé. Je veux me précipiter dans le fond des enfers. Je veux retrouver Nicolo, qui ne peut être dans le ciel, et assouvir sur lui ma vengeance, qui n’a pu se satisfaire dans ce monde. »
Puis il supplia le bourreau de faire son office.
On se vit donc obligé de retarder encore l’exécution, et de reconduire en prison celui que la loi protégeait.
On fit durant trois jours consécutifs la même tentative, qui eut toujours le même résultat. Le troisième jour, Piachi, voyant qu’on refusait encore de l’exécuter, maudit, avec les plus horribles blasphèmes la loi inhumaine qui voulait l’empêcher d’aller en enfer. Il appela à son secours toute la gent infernale, jura que son unique souhait était d’être damné, et assura qu’il se jetterait au coup du premier prêtre pour aller retrouver Nicolo dans les enfers.
Lorsqu’on annonça cela au pape, il ordonna de l’exécuter sans absolution ; aucun prêtre ne l’accompagna, et on le pendit sans bruit sur la place del Popolo.