L’Esprit chrétien et le patriotisme/Chapitre 4

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IV


On peut avec un sentiment de pitié prêter l’oreille aux sottises que dit un vieux fou faible et sans armes, vêtu d’une robe de chambre et d’un bonnet de nuit ; on peut même ne pas le contredire et, en manière de plaisanterie, lui donner raison ; mais, quand il s’agit d’une multitude de fous robustes, échappés de leurs cellules et armés des pieds à la tête de couteaux, de sabres et de revolvers chargés, qu’ils brandissent au hasard, — alors, non seulement on ne peut les laisser faire, mais on ne peut même rester calme un seul instant en leur présence. C’est en cet état d’exaltation, produit par les fêtes franco-russes, que se trouvent à présent la société française et la société russe. Or, ces gens que vient d’atteindre l’épidémie psychopathique ont en leurs mains les plus terribles instruments de mort et de destruction.

Oui, sans doute, dans tous les discours, dans tous les toasts prononcés durant les fêtes, dans tous les comptes rendus qui en ont été faits, on n’a cessé de répéter que tout ce qui se passait devait avoir pour effet d’assurer la paix du monde. Et même, les partisans de la guerre n’ont pas parlé de leur haine pour les ravisseurs de provinces, mais seulement de je ne sais quel amour qui hait.

Mais on connaît la ruse des gens atteints de maladies mentales : elle consiste ici à répéter sans cesse que nous ne voulons pas la guerre et à passer sous silence ce à quoi pense tout le monde : c’est là le phénomène le plus inquiétant.

Dans le toast qu’il porta à la fin du dîner à l’Élysée, l’ambassadeur de Russie s’exprima en ces termes : « Avant de prononcer un toast qui trouvera un écho non seulement au fond du cœur de tous ceux qui se trouvent dans ces murs, mais aussi chez tous ceux qui, de près ou de loin, sur tous les points de la grande et belle France, ainsi que de la Russie, sentent leurs cœurs battre à l’unisson avec le nôtre, — permettez-moi de vous exprimer notre reconnaissance pour les paroles de bienvenue que vous avez adressées à l’amiral chargé par le tsar de rendre la visite de Cronstadt. Dans votre haute situation, vos paroles caractérisent la signification sincère des fêtes pacifiques qui ont été célébrées avec un si bel accord, avec tant de franchise et de loyauté. »

Dans le discours du président de la République, nous trouvons aussi une allusion à la paix que rien ne justifie : « Les liens d’amour qui unissent la Russie et la France, dit-il, et qui ont été fortifiés, il y a deux ans, par les touchantes manifestations dont notre flotte a été l’objet à Cronstadt, se sont resserrés chaque jour, et l’échange honnête de nos sentiments d’amitié doit transporter tous ceux qui ont à cœur les bienfaits de la paix, de la confiance mutuelle, de la sécurité, » etc.

Dans ces deux discours, on parle, d’une façon tout à fait inattendue et sans raison aucune, des bienfaits de la paix et des fêtes pacifiques.

Il en fut de même dans les télégrammes échangés entre l’empereur de Russie et le président de la République. Le tsar télégraphia :

« Au moment où l’escadre russe quitte la France, il me tient à cœur de vous exprimer combien je suis touché et reconnaissant de l’accueil chaleureux et splendide que mes marins ont trouvé partout sur le sol français. Les témoignages de vive sympathie qui se sont manifestés encore une fois avec tant d’éloquence joindront un nouveau lien à ceux qui unissent les deux pays, et contribueront, je l’espère, à l’affermissement de la paix générale, objet de leurs efforts et de leurs vœux les plus constants. »

Le président de la République répondit :

« La dépêche dont je remercie Votre Majesté m’est parvenue au moment où je quittais Toulon pour rentrer à Paris. La belle escadre sur laquelle j’ai eu la vive satisfaction de saluer le pavillon russe dans les eaux françaises, l’accueil cordial et spontané que vos braves marins ont rencontré partout en France affirment une fois de plus avec éclat les sympathies sincères qui unissent nos deux pays. Ils marquent en même temps une foi profonde dans l’influence bienfaisante que peuvent exercer ensemble deux grandes nations dévouées à la cause de la paix. »

Ici encore, sans raison, ces deux télégrammes parlent de la paix, qui, en réalité, n’a rien à faire avec les fêtes données aux marins.

Il n’y a pas un discours, pas un compte rendu, où l’on ne dise que le but de ces orgies est d’assurer la paix de l’Europe. À la fin du dîner offert par les représentants de la presse russe, tout le monde parle de la paix. M. Zola qui, peu de temps auparavant, écrivait que la guerre est inévitable et même utile, et M. de Voguë, qui, plus d’une fois, a exprimé la même idée, ne disent pas un mot de la guerre et ne parlent que de la paix. On ouvre la session de la Chambre par des discours sur les fêtes passées : tous les orateurs déclarent que ces fêtes sont une déclaration de paix à l’Europe.

On dirait un homme qui entre dans une société pacifique et déclare avec insistance qu’il n’a l’intention de briser les dents, de pocher les yeux, de rompre les os à qui que ce soit, mais qu’il veut au contraire passer tranquillement la soirée. — « Mais personne n’en doute, » a-t-on envie de lui répondre. « Si vous avez des intentions de ce genre, inutile de nous en parler. »

Dans quelques comptes rendus, on voit exprimée directement et avec candeur la joie que l’on a éprouvée à constater que, nulle part, on n’avait prononcé le mot que, d’accord tacite, il était convenu de taire. Une fois seulement un maladroit, que d’ailleurs la police a arrêté sur-le-champ, cria ce que tous avaient dans l’esprit : « À bas l’Allemagne ! » Tels des enfants, si heureux de dissimuler une espièglerie, que leur joie même les trahit.

Voyons, pourquoi se réjouir si fort de ce que personne n’ait parlé de la guerre, si en réalité nous n’y pensons pas ?