L’Exposition d'horticulture et le congrès bontanique de Florence

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L’Exposition d'horticulture et le congrès bontanique de Florence
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 449-461).
L’EXPOSITION D’HORTICULTURE
ET LE
CONGRÈS BOTANIQUE DE FLORENCE

Du 11 au 25 mai 1874, Florence, la cité des fleurs, s’est trouvée doublement en fête : une exposition internationale d’horticulture y réunissait pour le plaisir des yeux les formes pittoresques ou brillantes de la végétation de tous les climats, un congrès botanique y rassemblait en de savantes conférences des naturalistes de toute nation, heureux d’affirmer, à l’encontre des tristes divisions de la politique, le caractère pacifique, universel et vraiment humain de la science. Un compte-rendu technique de ces deux choses, exposition et congrès, serait déplacé ici ; mais peut-être sera-t-il permis d’en esquisser la physionomie générale et de montrer à cette occasion comment l’esprit d’association anime de plus en plus le monde, tout en laissant à chaque peuple son originalité propre qui lui fait marquer de son génie les imitations de l’étranger. Longtemps institutrice de l’Europe dans les arts et les sciences, puis endormie dans l’énervante langueur du plaisir et de la servitude, l’Italie, aujourd’hui vivante et libre, reprend avec l’entrain d’une seconde renaissance sa place légitime dans ce mouvement général du monde moderne que désigne le mot vague de progrès.

Héritier des traditions et de la civilisation antique, déjà riche et raffiné alors que l’Europe féodale demeurait presque barbare, ce beau pays devait naturellement voir le réveil de la culture des fleurs et de l’étude scientifique des plantes. Padoue et Pise eurent, dès le milieu du XVIe siècle, les premiers jardins de simples, c’est-à-dire des espèces médicinales que l’on cherchait, tant bien que mal, à retrouver dans les écrits des médecins grecs ou romains. C’était là la part de la culture afférente à l’art médical ; mais à côté de ces jardins botaniques illustrés par les noms de Luca Ghini, d’Anguillara, de Prosper Alpin, d’André Césalpin, d’autres jardins destinés au pur agrément ornaient les résidences princières des ducs de Ferrare, des patriciens de Venise, de Rome, de Florence, de Naples et d’autres villes d€ la péninsule. Le commerce des ports italiens avec toute la Méditerranée et l’Orient favorisait singulièrement ce goût des fleurs, des fruits exotiques et des plantes d’ornement. Dès le temps des croisades, l’oranger amer et le citronnier limonier rejoignaient en Italie le cédratier, qu’y cultivaient les Romains ; plus tard, dans le cours du XVe siècle, l’oranger à fruits doux, originaire de l’Inde, était importé par les Génois en Ligurie, et les variétés de ces plantes étaient déjà si nombreuses en Italie dès la première moitié du XVIIe siècle, que le jésuite Ferrari en faisait l’objet d’un livre célèbre orné de belles gravures, et resté classique dans ce genre de publications illustrées[1]. Rien que le nom d’orangerie n’existe à cette époque dans aucune langue, la chose existait en réalité et dans des proportions considérables, témoin les serres à orangers de Farnèse à Parme, des cardinaux Xantes, Aldobrandini et Pio à Rome, toutes du XVIe siècle et par conséquent antérieures aux belles orangeries de l’électeur palatin à Heidelberg, de Louis XIII en France et du seigneur d’Hellibusi à Gand, dans les Pays-Bas. Le lilas de Perse, la cassie ou acacia de Farnèse, l’acacia qui donne la gomme arabique, le jasmin d’Arabie (nyctanthes sambac), comptent aussi parmi les arbustes d’ornement que l’Italie a fait connaître à l’Europe. Joignons-y les anémones, les renoncules, les tulipes, les tubéreuses, divers cyclamens, des colchiques, des narcisses, des iris, etc., et l’on se fera aisément l’idée des parterres de ce beau pays alors que la France en était presque aux fleurs rustiques dont les portraits encadrent sous forme d’enluminures les feuillets du livre d’heures de la reine Anne de Bretagne.

Cependant, dès la fin du XVIe siècle, mais surtout dans le cours du XVIIe le centre de l’horticulture ornementale se déplaça. Des climats heureux du midi, où le soleil colore toutes choses, ce goût délicat des fleurs passa dans les contrées brumeuses où l’homme achète à force de soins, de patience et d’art, cette parure brillante que la nature avait refusée à ses pelouses naturelles. À partir du temps d’Elisabeth, l’Angleterre eut des collections.de fleurs dont le Paradisus de Parkinson nous fait comprendre la richesse. La France, au beau temps d’Henri IV, de Sully et d’Olivier de Serres, devait à Richer de Belleval le jardin des plantes de Montpellier, et à Jean Robin, de Paris, simpliciste royal, des embryons de jardins-fleuristes où le brodeur du roi Vallet cherchait des modèles pour les broderies des habits de cour. Bien plus précieux pour l’étude botanique, le jardin de Gaston d’Orléans, à Blois, étonnait et charmait les contemporains, tandis que la grande Histoire des Plantes de Morison et les beaux dessins de Nicolas Robert lui faisaient des titres permanens à l’admiration de la postérité. L’Allemagne, de son côté, s’illustrait dans cette voie par le jardin princier et épiscopal d’Eichstaedt, en Bavière (hortus Eystettentis), et par les jardins académiques de Leipzig et de Nuremberg. Mais le pays qui devait durant deux siècles rester le centre de la culture des fleurs, c’était justement le plus pauvre en élémens de pittoresque, le sol plat et en partie sablonneux vaillamment disputé par ses habitans à la mer toujours menaçante, doublement conquis et sur l’Océan et sur l’Espagnol par le génie du travail de la liberté. C’est dans cette terre de grenouilles, comme l’appelait dédaigneusement Louis XIV, que les richesses des colonies récemment arrachées aux Portugais se versaient par la voie du commerce, et faisaient naître avec l’aisance générale le goût des plaisirs nobles et élevés. A peine séparée de la Flandre et du Brabant, où le XVIe siècle avait produit deux grands botanistes, Dodoens et Mathias de l’Obel, la Hollande trouvait en Charles de l’Escluse (Clusius) d’Arras un des directeurs de son jardin de Leyde, et profitait des trésors d’érudition, d’expérience et de savoir de ce patriarche de la botanique, que ses voyages et son immense correspondance mettaient en rapport avec les savans et les amateurs de plantes du monde entier. De là le caractère à la fois scientifique et populaire de l’horticulture en Hollande. La fureur des tulipes n’en fut qu’un épisode transitoire où l’agiotage entra plus que l’amour des fleurs, car, à côté de ces maniaques collectionneurs se pâmant sur la strie rouge ou rose d’un pétale, il y eut dans le pays des Hermann, des van Rheede, des Rumphius, des Commelin, des Cliffort, des Burmann et des Boerhaave, un courant continu de science dont le monde entier profita. C’est en Hollande que les serres s’élevèrent pour abriter les plantes du cap de Bonne-Espérance, puis celles de la Guyane et de l’Inde : c’est par le jardin d’Amsterdam que le caféier fit sa première entrée en Europe (1600), et se répandit ensuite dans les régions tropicales des deux continens.

Sans poursuivre plus avant cette esquisse des vicissitudes de l’horticulture, constatons en bloc le degré d’avancement que cet art semble avoir atteint de nos jours dans les principaux pays de l’Europe. Deux pays tiennent sans conteste le premier rang dans l’horticulture contemporaine : l’Angleterre en tête, la Belgique tout à côté, celle-ci rachetant par le bon marché relatif de ses produits les avantages que donnent à sa puissante voisine la possession de vastes colonies, l’opulence de son aristocratie, et l’énorme prépondérance scientifique d’établissemens publics tels que les jardins royaux de Kew ou d’associations puissantes telles que la Société royale d’horticulture de Chiswick. Il serait très délicat d’établir à cet égard une comparaison quelconque entre la France, l’Allemagne, la Hollande, l’Autriche, l’Italie et la Russie : la question est complexe, comprenant un côté commercial et pratique en dehors du côté scientifique ou esthétique, le climat lui-même et les habitudes sociales expliquant la prépondérance de telle culture sur une autre, et rendant presque impossible tout parallèle qui ne pénétrerait pas dans les détails du sujet. Un fait général domine heureusement ces diversités, c’est l’immense progrès accompli dans l’Europe entière pour tous les genres de culture dans le cours de notre siècle, et surtout à partir de la fin des guerres de l’empire.

La dernière moitié du XVIIIe siècle et le commencement du XIXe avaient vu l’introduction de plantes intéressantes des États-Unis, de la Chine, du Japon, du cap de Bonne-Espérance et de l’Australie : les serres chaudes de Schœnbrunn, à Vienne, étaient alors sans rivales ; les jardins de Kew, l’ancien jardin du roi, les jardins de la Malmaison et de Gels en France, ceux de Herrenhausen en Hanovre, d’Amsterdam et de Leyde en Hollande, de Joseph Parmentier à Enghien en Belgique, donnent l’idée du fonds des collections de l’époque entre 1780 et 1820. Les acquisitions nouvelles se faisaient surtout par les voyageurs officiels et les grands établissemens publics. La vente des plantes était restreinte : la clientèle manquait au commerce. En Belgique par exemple, une modeste société d’agriculture et de botanique, fondée à Gand en 1808, inaugura sa première exposition florale par 50 plantes étalées sur les tables d’un cabaret ! Que l’on compare ce lot aux 30,000 plantes de l’exposition de Bruxelles en 1864, on aura l’idée du progrès accompli en un demi-siècle. C’est à partir de 1830 que le mouvement s’accentue et s’accélère ; le perfectionnement des serres chaudes et des moyens de multiplication des plantes, la facilité des transports, qui permet la vente à grande distance, le bien-être et la richesse rendant possibles les dépenses de luxe, les voyages spéciaux des collectionneurs au service de grands établissemens de commerce, l’imitation des squares anglais dans les grandes villes de l’Europe, la culture en grand des orchidées et des fougères, le goût croissant pour les conifères, la naturalisation en plein air des plantes d’orangerie dans les zones privilégiées des côtes de la Provence, de la rivière de Gênes, de Naples, de la Sicile, de l’Algérie, toutes ces causes et bien d’autres encore expliquent cet immense développement de l’horticulture, qui met à la portée de tous ce qui n’était jadis que le privilège d’un petit nombre, et fait d’une jouissance autrefois presque égoïste un moyen puissant d’adoucissement des mœurs et de saines distractions.

Avec cet accroissement de richesses, l’idée de les montrer au public, de les exposer, devait se présenter d’elle-même. Les concours de ce genre, d’abord enfermés dans l’étroite enceinte des sociétés, prirent une extension considérable. Ceux de Chiswick, près de Londres, furent depuis plus de quarante ans des fêtes pour le public en même temps que des encouragemens pour les amateurs et les jardiniers; ceux de Gand, d’Anvers, de Bruxelles, de Liège, etc., prirent les proportions de joutes courtoises entre ces cités justement fières de leur vie locale, qu’elles concilient parfaitement avec le patriotisme national. C’est sur cette terre de liberté pondérée, de neutralité politique, dans ce carrefour de l’Europe occidentale, qu’est né naturellement le plan d’un congrès international d’horticulture, comportant, avec une exposition de plantes, des conférences sur tous les sujets de botanique qu’on trouve toujours mêlés aux questions de culture proprement dite.

Organisés, dirigés par une fédération de toutes les sociétés d’horticulture de Belgique, l’exposition et le congrès eurent lieu à Bruxelles en avril 1864. Le succès en fut tel qu’il provoqua de nouvelles réunions, celles d’Amsterdam en 1865, de Londres en 1866, de Paris en 1867 (congrès botanique), de Saint-Pétersbourg au printemps de 1869, de Hambourg à l’automne de la même année; au mois de mai 1874, Florence a renoué la chaîne rompue de ces importantes réunions.

Voilà donc la botanique et l’horticulture ramenées vers leur berceau. Grandies et devenues plus difficiles, ne vont-elles pas craindre de trouver un peu rustique cette terre si naturellement féconde que l’homme néglige parfois d’en forcer la production? Eh bien! non, rassurons-nous, Florence, encore si pleine de son glorieux passé, n’en est pas moins moderne d’esprit et d’allures : elle orne volontiers de fleurs riantes ces vieux palais noirs et massifs qui servirent de forteresses à ses factions, et, toujours fidèle au culte du beau, alors même qu’elle sacrifie à l’utile, c’est dans l’enceinte de sa Halle-Neuve (Mercato Nuovo), construite dans le goût du jour, qu’elle groupe en massifs pittoresques ces belles formes végétales qui constituent partout le fonds des grandes expositions d’horticulture. Pourtant le goût ne suffirait pas pour dissimuler en ce sens une indigence réelle. Excentrique par rapport au reste de l’Europe, Florence pouvait craindre d’avoir à répéter à cette occasion le fameux Itali’a fara da se, et cette fois, il faut l’avouer à notre honte, la France l’a peu aidée. La Belgique et la Hollande seules ont payé en belles plantes leur contingent d’internationalité; l’Angleterre, la France, l’Allemagne, n’ont figuré que pour la forme; bref, le caractère international de la réunion, peu marqué dans l’exposition des fleurs, ne s’est bien dessiné que dans le congrès botanique, auquel plus de deux cents naturalistes sont accourus de tous les points de l’Europe et même des lointains continens. Ce contraste s’explique aisément, si l’on songe d’une part à la facilité de locomotion pour les hommes, à l’attrait séduisant du pays, d’autre part aux difficultés de transporter sans dommage à grande distance des spécimens de plantes dont les dimensions augmentent singulièrement le prix.

Heureusement, même avec ce déficit inévitable dans le contingent de grands spécimens venus du dehors, le pavillon du Mercato Nuovo n’écrasait pas de ses vastes dimensions les groupes d’arbustes et de fleurs abrités sous son toit. Un large bassin à jet d’eau dans le centre, des pavillons élégans servant de serre aux plantes délicates, une rocaille décorée de fougères et de plantes à beau feuillage, puis des massifs où les frondes des palmiers, des fougères, des cycadées, se détachaient du fond plus compacte des arbustes et des plantes variées, çà et là des corbeilles de fleurs brillantes, tulipes de Hollande, azalées de l’Inde, géranium, ou des groupes étranges de plantes grasses, voilà pour l’ensemble du coup d’œil à l’intérieur. C’était l’aspect d’un immense jardin d’hiver avec ses larges promenoirs laissant librement circuler la foule, quelque chose du salon mondain dans lequel l’œil du botaniste savait pourtant retrouver l’élément scientifique dissimulé sous ce brillant apparat. En dehors même du corps principal du bâtiment, des massifs d’arbustes verts, des corbeilles de plantes variées lui faisaient comme une riche ceinture; enfin des pièces annexes, toutes de plain-pied, recevaient les spécimens peu nombreux de fruits, les collections très remarquables de bois, le matériel varié de l’apiculture, les meubles et vases de jardin, en un mot tous les accessoires habituels que comporte une exposition horticole[2].

Mille raisons me défendent de hasarder un jugement sur le détail de ces concours : toucher aux noms propres, dans ce cas, c’est marcher entre les écueils des susceptibilités particulières et risquer de paraître injuste alors même qu’on ne serait qu’impartial. Ce que je puis et dois faire, c’est de rendre un public hommage aux organisateurs de la fête, à la société florentine tout entière, qui nous a montré la bonne grâce italienne dans son charme de générosité noble et d’aimable prévenance[3]. Pise, la ville universitaire, a fait aussi aux botanistes venus pour visiter son antique jardin des plantes un accueil digne de son nom et de ses glorieux souvenirs.

Les expositions d’horticulture vivent aujourd’hui sur un fonds commun qui se retrouve plus ou moins dans toutes; c’est ce qu’on appelle des spécialités : palmiers, fougères, cycadées, azalées, orchidées, caladium, aroïdes en général, plantes à beau feuillage, à panachures étranges; on n’en finirait pas dans cette énumération presque banale. L’Italie, déjà riche en toutes choses, les avait envoyées à profusion. Elle aurait pu même, en une saison plus précoce, nous montrer comme bien à elle les camélias qu’elle sème et crée pour tous les autres centres horticoles; mais cette lacune ne paraissait pas dans la masse des autres plantes envoyées par les jardins botaniques, surtout par les riches particuliers qui se font de leurs jardins la plus noble et la plus saine des distractions[4]. Je retiens à regret au bout de ma plume le nom de ces Mécènes de l’horticulture, ceux des membres de la Société royale toscane d’horticulture, de la Société entomologique italienne, des clubs philologique, scientifique et alpin, qui nous ont fait un accueil si sympathique, ceux de nos confrères qui ont été l’âme de la fête et dont le chef, le professeur Parlatore, empêché par une maladie bien intempestive, n’a pu diriger que de loin l’œuvre qu’il avait préparée avec tant d’amour. Ce n’est pas, on le sait, dans les réunions publiques que se font ou se révèlent les découvertes importantes; la tribune d’un congrès est tout autre chose qu’un laboratoire d’idées, c’est trop souvent un théâtre ouvert à de petites vanités; mais, ces défauts reconnus, restent tout entiers les avantages : échange de connaissances sur des sujets variés, discussion parfois élevée des questions à l’ordre du jour, contact personnel d’hommes qui ne se connaissaient que de loin et se retrouvent avec bonheur dans ces rendez-vous successifs, causeries entre pairs sur des objets d’études communes, occasion de consulter les musées, de parcourir la campagne sous la direction des savans du lieu qui peuvent en quelques heures vous donner le fruit des recherches de plusieurs siècles sur la flore ou la faune du pays, il n’est pas jusqu’aux fêtes mondaines qui ne jouent entre les séances de travail le rôle d’agréables intermèdes, jetant entre les amateurs et les travailleurs officiels ce pont de la bonne grâce mutuelle qui n’est pas ouvert tous les jours même entre gens qui se coudoient dans la même ville, à plus forte raison entre étrangers enfermés dans leurs préjugés de race et leur amour-propre national. Qu’on le veuille ou non du reste, la science est sortie des sanctuaires, elle doit vivre dans le monde, non pour lui emprunter sa frivolité, mais pour lui infuser de son sérieux. Le temps n’est pas loin où notre Académie des Sciences s’effarouchait comme d’une innovation dangereuse de la publication hebdomadaire de ses séances; il semblait aux plus timorés que la science perdait de sa dignité en se distribuant au jour le jour au public, et pourtant l’épreuve n’a pas justifié ces craintes, et malgré le danger réel de la production trop fiévreuse sous l’aiguillon d’une publicité hâtive, ce danger, auquel échappent les travailleurs sérieux, est largement compensé par les avantages de la diffusion lente, mais sûre, des connaissances positives dans une société naguère encore presque étrangère au mouvement du monde scientifique.

Il ne s’agit pas du reste de plaider ici la cause des congrès scientifiques en général; cette cause est gagnée par le succès même de cette forme de l’activité moderne : l’essentiel est que les vrais savans tiennent la tête du mouvement, et qu’au lieu de le laisser dégénérer en charlatanisme bavard et vaniteux, ils s’en servent pour propager dans le monde les saines méthodes et la haute curiosité. C’est là le rôle des grandes associations dites pour l’avancement des sciences. Plus limités dans leur objet, d’autres congrès périodiques s’adressent à un public spécial mieux préparé par des études antérieures à suivre les discussions sur des points définis d’une science. C’est dans cette catégorie que se range le congrès botanique de Florence. Les amateurs mêmes y comprenaient, en partie au moins, les questions traitées par les savans de profession : de là l’intérêt particulier de ces réunions, mais aussi la difficulté d’en donner ici autre chose qu’une idée générale.

Les séances se sont tenues dans une des salles du musée de physique et d’histoire naturelle de Florence, à deux pas de cette tribune de Galilée où la gloire du grand initiateur de la méthode expérimentale resplendit dans une sorte d’apothéose. Modeste et sévère dans son élégance sobre, la salle du congrès n’a d’autre ornement que ses armoires uniformes, laissant voir l’herbier de Webb, dont le buste encore voilé attend une consécration solennelle. Tout respire ici la science sérieuse ; 300 personnes peut-être participent au congrès. L’Italie y figure naturellement par ses principaux botanistes ou naturalistes en général, l’Angleterre y est représentée par tes présidens de la société royale et de la société linnéenne, l’Allemagne, la Russie, la Suisse, l’Autriche, la France, la Belgique, la Suède, la Norvège, le Danemark, la Grèce, l’Egypte, l’Australie même, par des professeurs d’université, des botanistes, des horticulteurs, dont il serait trop long de citer les noms. Dans une allocution en français pleine de tact et de distinction, M. Peruzzi, syndic de Florence, nous souhaite la bienvenue; une adresse du professeur Parlatore définit le but du congrès et propose au nom du comité d’organisation les nombreux vice-présidens qui doivent choisir entre eux le président de chaque séance. Tout se passe à l’amiable sans froissemens apparens, chacun tenant à honneur de justifier par sa bonne volonté l’accueil empressé de nos hôtes.

Un programme publié plusieurs mois d’avance proposait à l’attention des invités des sujets de discussion déterminés. Le choix en est excellent ; mais, comme toujours en pareil cas, on passe à pieds joints sur ces questions, chacun allant au sujet qui lui tient à cœur et sur lequel ses études ont porté : liberté nécessaire, tout à l’avantage de la science, car mieux vaut l’exposé de faits bien élaborés que la discussion improvisée de questions litigieuses sur lesquelles les gens sérieux observent une juste réserve, laissant aux esprits superficiels le plaisir des divagations hardies. Quelques lectures ont mis à l’épreuve, comme à l’ordinaire, la patience des auditeurs. La première loi des réunions de ce genre devrait être d’exiger une exposition verbale, enfermée dans d’étroites limites de temps et réduite aux conclusions, ou tout au plus au strict nécessaire en fait de développemens. Le français a dominé, même en cette enceinte, où sonnait si bien la langue harmonieuse du Dante; pourtant l’italien, l’allemand, l’anglais, ont eu leur part, accusant ainsi le caractère un peu babélique de ces réunions internationales.

Les sujets traités sont trop spéciaux pour pouvoir être analysés ou même simplement énumérés. Dans la troisième séance, M. Alphonse de Candolle a exposé avec sa haute compétence une question d’intérêt très général, l’origine de la végétation des Alpes[5]. Parmi les communications des deux premiers jours, deux surtout méritent d’être citées comme preuves de l’intérêt de la session : d’abord un fait capital de paléontologie, puis une discussion pleine d’actualité sur la nature des lichens.

Botaniste, géologue, naturaliste dans le plus large sens du mot, familier avec la paléontologie de tous les terrains, M. le professeur W. Schimper, de Strasbourg, a pu déterminer avec certitude un fossile découvert, je crois, par M. Sismonda, et conservé comme pièce unique et précieuse dans le musée de l’université de Turin. Bien que réduit à une seule rosette ou verticille de feuilles dont la substance est transformée en charbon anthracitique, ce fossile n’est rien autre que l’annularia sphenophylloïdes, végétal peut-être aquatique, très répandu dans le terrain houiller du système du Mont-Blanc : l’intérêt très particulier du spécimen en question gît dans la nature de la roche qui l’englobe; c’est un morceau de protogine venu sous forme de bloc erratique des flancs du Mont-Blanc dans les plaines du Piémont. Or la protogine, en sa qualité de roche cristalline granitoïde, a longtemps été regardée comme étant essentiellement plutonique, c’est-à-dire comme sortie du sol à l’état de fusion ignée. Avec une telle hypothèse, la présence d’un fossile est inexplicable; au contraire, dans l’hypothèse d’une origine neptunienne, par dépôt dans l’eau des élémens de la roche ultérieurement modifiés dans leur structure par l’action métamorphique des terrains ignés contigus, les faits s’expliquent d’eux-mêmes, et l’annularia devient comme une médaille d’origine d’un terrain controversé.

Un autre sujet de controverse agite et passionne presque en ce moment le monde des botanistes voués à la séduisante et pacifique étude des cryptogames. Il s’agit d’être fixé sur la vraie nature des lichens, singuliers organismes qui couvrent d’expansions foliacées ou fruticuleuses, ou de croûtes diversement colorées, les écorces d’arbres, les rochers, la terre même. Quelle qu’en soit la coloration extérieure, blanc mat, gris, bleuâtre, verdâtre, jaune ou orangée, ces lichens présentent toujours dans l’épaisseur de leur thalle (on appelle ainsi les expansions diverses qui les constituent) un certain nombre de granulations ou plutôt de cellules vertes, ou plus rarement jaunes, bleues ou brunes. C’est ce qu’on appelle des gonidies. Le tissu qui les entoure est formé, en partie du moins, par des cellules filamenteuses appelées hyphes, cellules incolores constituant un lacis feutré, sur lequel les gonidies tranchent vivement par leur couleur. Pendant longtemps, on a regardé les gonidies comme parties constitutives et essentielles des lichens. Plus tard seulement la ressemblance de ces cellules avec certaines algues inférieures vivant de leur vie propre sur la terre, sur les pierres, sur les écorces, cette ressemblance a suggéré l’idée singulière que les gonidies pourraient n’être que ces mêmes algues enchâssées dans le tissu des lichens et liées à la vie de ces derniers par des relations dont il s’agissait de déterminer la nature. Y avait-il là simple cohabitation, simple commensalisme, pour employer le mot appliqué à certaines associations d’animaux, celle par exemple de l’huître et des petits crustacés déjà connus d’Aristote sous le nom de pinnothères ? Y aurait-il au contraire dépendance mutuelle entre le lichen et l’algue, et, dans ce cas, quel serait le parasite de l’autre, l’algue du lichen ou le lichen de l’algue? La première hypothèse est a priori très peu probable, puisque les diverses algues avec lesquelles on identifie les gonidies sont connues comme vivant à part, en dehors du tissu du lichen. Le parasitisme du lichen sur l’algue ou, pour mieux dire, de l’hypha filamenteux sur les gonidies semble résulter au contraire de ce fait que les filamens de l’hypha s’implantent en quelque sorte sur les cellules gonidiennes, qu’ils les enlacent de leurs replis, s’appliquent à leur surface, contractent des adhérences avec leurs membranes et semblent exercer sur elles une action débilitante qui en diminue le volume et en trouble l’évolution.

Ce fait et d’autres encore ont porté M. de Bary en Allemagne, M. Schwendener à Bâle, à admettre le parasitisme du lichen sur l’algue inférieure que renferme son tissu. Le lichen, dans cette théorie, devient un être complexe ou plutôt un composé de deux êtres, dont l’un, le substratum, est une algue, et l’autre une sorte de champignon vivant aux dépens du premier, hypothèse hardie sans doute, paradoxale même, mais qui, si elle trouve des opposans chez de savans lichénographes tels que le docteur Nylander, a rencontré un défenseur convaincu dans le docteur Bornet, d’Antibes, auquel d’admirables travaux sur les sujets de micrographie les plus délicats donnent une grande autorité[6].

C’est après avoir vu ainsi que moi les belles préparations microscopiques de M. Bornet que le docteur Weddell, correspondant de l’Académie des Sciences, a porté devant le congrès de Florence la question de la nature des gonidies. Très décidé sur ce point que les gonidies sont des algues, il s’est montré plein de réserves et de doutes quant au parasitisme de l’hypha sur la gonidie : la vérité, c’est que le parasitisme lui-même comporte bien des nuances et des degrés, depuis la dépendance absolue du parasite complet, ne pouvant lui-même préparer sa subsistance et la prenant toute faite sur sa victime (orobanches, cuscutes, etc.), jusqu’à la demi-dépendance des espèces à feuilles vertes qui s’attachent par des ventouses aux racines d’autres plantes, mais qui puisent en partie dans le sol par d’autres racines sans ventouses les matériaux bruts de la sève qu’ils élaborent (osyris alba). Les réserves au sujet du rôle des hyphes et des gonidies des lichens sont donc permises tant que le dissentiment dure à cet égard entre des savans distingués. Ce qui semble en tout cas être hors de doute, c’est l’autonomie des gonidies, c’est-à-dire leur existence comme algues décrites et définies, pouvant vivre hors du lichen, mais aussi vivre dans l’intérieur de ce dernier. Ce fait est à lui seul une des plus curieuses surprises que la nature pût réserver à la sagacité des botanistes.

Dans l’intervalle des séances de discussion est intervenue comme une fête touchante l’inauguration du buste de marbre consacré à la mémoire d’un homme modeste et bon qui réunit en sa personne des qualités souvent séparées, celle du savant qui voit et travaille par lui-même, celle du Mécène qui consacre aux progrès d’une science aimée les avantages de la fortune, de l’indépendance et des nobles loisirs. Anglais de naissance, mais cosmopolite de goûts, Philippe Barker Webb donna les plus belles années de sa jeunesse à l’exploration botanique des contrées les plus curieuses du bassin de la Méditerranée, la Grèce, la Troade, l’Italie, l’Espagne, le Portugal; puis, dans un long séjour aux Canaries, il recueillit, de concert avec notre compatriote Sabin Berthelot, les élémens d’un grand et bel ouvrage, une histoire naturelle de ces îles, ouvrage dont la France eut la gloire d’aider la publication, comme elle l’avait fait jadis pour le voyage de Humboldt et Bonpland. Longtemps établi à Paris, où il mourut en 1854, Webb s’était fait un herbier et une bibliothèque botanique libéralement ouverts aux travailleurs. Son amabilité personnelle doublait le prix de ce bienfait. Il avait des encouragemens pour les novices, des attentions charmantes pour ses pairs, des protections efficaces pour les collectionneurs de plantes qui réclamaient l’appui de son crédit et de sa bourse. Son herbier, renfermant ceux de Labillardière et de Desfontaines, semblait avoir sa place en France. Il le légua à Florence, ainsi que ses livres, en y joignant une rente d’accroissement et d’entretien. Peut-être jugeait-il Paris assez riche, ou plutôt, séduit par ses souvenirs d’Italie et secondant une pensée généreuse de son ami Parlatore, voulut-il que le pays de Césalpin et de Micheli, condamné presqu’à tourner dans le cercle étroit d’études botaniques locales, trouvât dans ces riches collections un premier fondement pour des études plus larges : pensée heureuse et bien vite réalisée, car, à côté de cette salle, où la mémoire de Webb est consacrée, d’autres salles ouvrent aux travailleurs un herbier général déjà très vaste, un musée économique de produits utiles, établi sur le modèle de Kew, le tout d’une installation commode, élégante sans luxe, engageant au travail par la facilité d’avoir sous la main et les plantes et les livres[7].

N’envions pas à une nation amie les avantages qu’elle sait se donner en vue de son avenir scientifique : tout ce qui se sème dans ce sens fructifie un jour au bénéfice de la science générale; mais profitons de l’exemple des nations qui marchent pour sortir un peu de la contemplation satisfaite de nous-mêmes. Faute de quelques milliers de francs, la France a laissé acheter par l’Angleterre l’herbier de Jacques Gay, fruit de cinquante ans de recherches assidues. Voyant si peu de place dans les galeries encombrées du Muséum, les Delessert ont donné à Genève l’immense herbier où deux générations ont puisé tant de sujets d’étude. Qu’importe, diront peut-être quelques détracteurs des sciences qui ne sont pas expérimentales, qu’importent des momies de plantes à décrire ou à disséquer! Ceux qui parlent ainsi n’ont jamais su quelle importance ont dans les sciences naturelles des collections qui servent de base aux travaux monographiques, seul fondement de toute généralisation sérieuse. D’ailleurs cette perte de nos ressources dans une science isolée est moins grave en elle-même que comme symptôme d’un mal plus profond : l’illusion que notre supériorité naturelle peut se passer des moyens matériels de recherche. En attendant, les autres progressent, et, pendant que nous dissertons sur la valeur souveraine du thème grec ou du vers latin, nous oublions que dans ce monde le prix est non pas à ceux qui parlent, mais à ceux qui savent agir.


J.-E. PLANCHON.

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  1. Hesperides sive de Malorum aureorum cultura et usu, etc. Romæ 1646, in-folio.
  2. Parmi ces annexes, une des plus intéressantes assurément, sinon la plus en vue, était la collection de coupes des tiges et rameaux d’un groupe de sapindacées (serjania et genres voisins), plantes ayant le port de lianes et présentant les plus remarquables anomalies de structure. Un grand nombre de ces coupes, réunies sur un même plan et placées sous un même verre grossissant, se présentaient ainsi toutes à la fois à l’œil du public curieux. Ces objets si bien préparés, et exposés par M. Radikofer, de Munich, n’étaient du reste que les pièces à l’appui d’un savant travail que ce professeur a communiqué au congrès.
  3. Sa majesté le roi d’Italie était venu exprès de Rome pour inaugurer l’exposition et recevoir les délégués du jury et les membres du congrès. Tous les établissemens publics et beaucoup d’établissemens privés nous ont été libéralement ouverts. La visite aux jardins Gherardesca, Torrigiani, Corsi et Demidof, figurait dans le programme officiel, et n’en a pas été la partie la moins attrayante. Mentionnons aussi en passant une intéressante herborisation à Prato, sous la direction de MM. Caruel, Levier, Marcucci et Sommier.
  4. Le catalogue général de l’exposition ne comprend pas moins de 574 lots. La Société royale toscane d’horticulture offrait aux différens concours 100 médailles d’or, 221 d’argent, 131 de bronze. Ajoutons-y 5 grands prix d’honneur offerts par le roi d’Italie, le ministère de l’agriculture et du commerce, l’association des dames patronnesses, la province de Florence et la ville de Florence, plus 2 grandes médailles d’or de 500 francs offertes par le prince Paul Demidof, et 1 médaille d’or offerte par le professeur Parlatore. Nous citons ces chiffres pour donner une idée de l’importance de l’exposition.
  5. « L’idée de mon mémoire, nous écrit M. de Candolle, est que les localités riches en espèces rares ou nombreuses, dans toute l’étendue de la chaîne des Alpes, sont celles où l’époque glaciaire a cessé le plus tôt. Je montre le fait. Je conclus en disant que ce n’est probablement pas un effet du hasard. Tout porte à croire que le revers méridional, dégagé des glaciers quand toute la Suisse en était encore recouverte, a conservé les restes d’une flore antérieure, alpine et subalpine, qui s’ajoutent aux plantes modernes. Du reste dans d’autres cas l’ancienneté de la végétation sur un point du globe est une cause de richesse : voyez le Cap, le Brésil, comparés à la pauvreté des îles nouvelles ou des régions arctiques naguère sous glaces. »
  6. Voyez Bornet, Recherches sur les gonidies des lichens, Annales des sciences naturelles, 5e série, t. XVII.
  7. Il n’est que juste de rappeler que ce beau musée botanique de Florence a été fondé, sur les conseils de M. Parlatore, par les libéralités du dernier grand-duc de Toscane, Léopold II. Cette justice, des patriotes italiens, le docteur Bubani et le professeur Cesati, ont su la rendre à l’ancien souverain de la Toscane en rappelant au congrès que, persécutés jadis pour leurs opinions politiques, ils avaient néanmoins trouvé dans ce prince un protecteur éclairé de leurs études. On est heureux de voir de tels témoignages se dégager du milieu des conflits des partis, et faire de la reconnaissance un devoir supérieur aux mobilités de l’opinion.