L’Hérédo/Chapitre VI

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Nouvelle Librairie Nationale (p. 160-189).

CHAPITRE VI

le héros et son contraire

À la lumière des considérations précédentes, nous pouvons maintenant serrer de près la définition du véritable protagoniste du soi : le héros. Celui-ci n’est pas seulement l’homme représentatif dont parlait apocalyptiquement Carlyle. Il est encore et surtout l’homme du risque noble — lequel barre la route même aux bons hérédismes et renforce la personnalité consciente — il est un soi triomphant. L’impulsion créatrice, le tonus du vouloir, l’équilibre raisonné ont en lui toute leur nitidité, toute leur vigueur. Nous en concluons que l’instinct génésique, insufflateur des parasites héréditaires du moi, est chez lui réduit à son minimum, sinon complètement dompté. Il en résulte une clarté intérieure qui va jusqu’à éliminer les éléments confus, faussement qualifiés d’inconscients, et un resplendissement psychique.

On voit combien est erronée la doctrine matérialiste médicale d’après laquelle les héros seraient, par certains points, des dégénérés ou des anormaux. Ils sont au contraire une élite et une quintessence de l’idéal humain. Leur perfection est d’autant plus grande qu’elle signifie davantage la victoire du soi.

L’histoire miraculeuse et exemplaire de Jeanne d’Arc nous montre le sommet de l’héroïsme pur. On y voit avec quelle aisance la Pucelle se transportait au cœur des choses et portait, sur toutes circonstances et toutes personnes, un jugement clair et direct. Cela tient à ce qu’entre elle et la vérité religieuse, politique, humaine, il n’y avait aucune interposition de personne héréditaire, aucun écran d’origine trouble. La flamme du soi l’animait toute et la guidait. Ses réponses à ses juges, recueillies dans l’ouvrage magistral de Quicherat, montrent une âme libre d’entraves et demeurée telle qu’au sortir de l’animation par son créateur. Elle résout simplement les pires difficultés. Elle déjoue les pièges en souriant. Il y a en elle la sécurité d’une fleur ouverte à la lumière, la continuité d’une ligne d’horizon et aussi ce don virginal, stellaire, de n’être déviée de sa route par aucun obstacle. Qui vient parler ici de légende ? La légende est une déformation. Le cas de Jeanne d’Arc est une préformation, je veux dire une prédestination providentielle, mais aussi transparent qu’un cristal, et strictement historique et concret dans ses moindres épisodes. Ceux-ci étaient d’une acuité, d’un perçant tels qu’ils ont traversé les âges sans s’altérer. Nous avons, dans certains de ses propos, jusqu’à l’inflexion de la voix de Jeanne d’Arc. Elle est une personnalité sans scories et sans ombre, un dessin de feu dans l’azur moral.

Chez une semblable nature, comme d’ailleurs chez les véritables héros du soi, l’impulsion créatrice, n’étant pas entravée par les hérédismes, agit, c’est-à-dire invente perpétuellement. Elle se porte sur les problèmes de l’art militaire, comme sur ceux de la vie en société, comme sur les autres arts, comme sur les sciences, et elle les ouvre jusqu’à leur centre. L’absence d’erreur est ici conjointe à l’absence d’hésitation. Dans tous les ordres d’idée, Jeanne et ses émules reconnaissent le Roi parmi ses courtisans, le principe parmi ses conséquences, l’essentiel parmi les accessoires, la réalité parmi ses apparences et vont au Roi. Car le soi cherche ses complémentaires et ses pairs. Là où le moi, tout empêtré, tout encombré de fantômes, titube, trébuche, s’égare, revient sur ses pas, se contredit, le soi affirme et va droit devant lui.

Parfois un d’entre nous, inquiet, angoissé, cherchant sa route, après bien des tergiversations, éprouve soudain, au centre de sa conscience, une illumination comparable à l’effraction, dans une cave obscure, d’un flot de lumière. Ceux qui ont éprouvé une seule fois cette puissante sensation ne l’oublieront plus jamais. Elle se produit en général sans cause extérieure apparente, sans que se soit modifiée la conjoncture qui faisait notre perplexité, notre appréhension. Le malaise cesse. Le sentiment de la liberté, de la certitude nous emplit et nous anime. En même temps que notre poitrine est soulagée d’un poids si lourd, une hiérarchie spontanée s’opère dans notre esprit, qui met l’objet de notre peine à sa place, à son plan et, le désindividualisant, l’atténue. Voyez dans ce phénomène une réapparition instantanée du soi à travers les nuages mouvants du moi et un répit de la scène intérieure.

Chez le héros, cet état est durable, et il est habituel. La trouvaille chronique, de théorie ou d’application, en est la conséquence. Rien n’est fécond comme l’héroïsme. Il n’est pas de meilleur moyen de s’en rendre compte que d’ouvrir et de feuilleter les manuscrits de Léonard de Vinci. La diversité des planches n’a d’égale que leur perfection, qu’il s’agisse de marine, de balistique, de l’éclosion d’une fleur, d’un déchargement de poids lourds, de la défense d’une ligne de tranchées, de l’équilibre d’un gymnaste, du sens d’un tourbillon d’eau, de la physionomie d’une flamme, du déroulement d’une chevelure, de l’enchâssement d’un œil dans la réflexion, d’une calligraphie appuyée, de la démarche d’un cheval, du vol de l’oiseau, de l’articulation de la tête de l’insecte, de la parabole d’un projectile, de l’éparpillement d’un nuage, du dessin d’un jardin, d’une courbe de perron ou de balustrade, d’un saut en hauteur ou en longueur, de la figure formée par un tonneau qui roule, une étoffe qui se déplisse, un poids lancé et reçu, une main qui s’ouvre et se referme. Le soi de Léonard étreint et presse l’univers, cherchant partout ces lois générales du mouvement, qui relient la naissance à la mort, et le minéral, en apparence inerte, au mobile et ductile système nerveux des animaux. Ce soi foudroyant et infatigable, pour qui un objet est toujours une nouveauté — puisque le moi héréditaire ne l’offusque ni le contrecarre, — ce soi héroïque projette, sur tout problème, une lumière oblique, douce et pleine, un halo de révélation. Il saisit les concordances éparses et brouillées aux yeux du vulgaire. Il repère les analogies qui courent à travers les règnes de la nature. Il retourne la grande tapisserie immortelle, et il examine, à l’envers, le sens des coutures, les lignes d’entrée et de sortie des aiguilles, la couleur des laines. Il ne s’agit plus ici même de clartés sublimes, mais limitées à un ordre de connaissances. Il s’agit d’une véritable irradiation.

Autre exemple de héros du soi : Louis Pasteur. Sa très intéressante biographie, par son gendre, Vallery-Radot, doit être lue attentivement à ce point de vue. La santé, l’équilibre moral de Pasteur nous donnent l’impression d’un dégagement presque total des hérédismes et de l’automatisme intellectuel qui en est la conséquence. Claude Bernard avait été proche de cet état supérieur, mais il ne l’avait pas atteint, et le poids héréditaire s’était traduit, chez lui, par l’affirmation du déterminisme, qui est une étroite doctrine de routine et de mort, et dont l’application aboutit, en quelques années, aux erreurs à longue portée de Broca et de Charcot : arbitraire des localisations, localisations de l’aphasie, symptomatologie de l’hystérie, etc. Au lieu que, chez Pasteur, l’impulsion créatrice n’étant retenue par aucun préjugé intérieur, se porte avec une vivacité fulgurante sur les phénomènes et enchaînements de la vie. On sait ce qu’il en est résulté : une refonte totale de l’étiologie des maladies infectieuses ; un traitement de ces mêmes maladies ; un transfert, dans la conception biologique, de ces infiniment petits que Leibnitz avait conçus mathématiquement. L’héroïsme pasteurien compense, à lui seul, la lourde sottise matérialiste de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, par qui furent gâchées de belles intelligences.

Bien qu’appartenant à cette mixture confuse, barbare, empêtrée qu’est la race germanique, Gœthe, exception illustre, fut de la grande lignée des héros intérieurs. Il nous dit qu’il tenait de son père la stature et la conception sérieuse de la vie ; de sa mère, la joyeuse nature et le don des fables et récits. Mais il n’eut rien d’un hérédo, et dès son adolescence, parmi des crises sentimentales et intellectuelles violentes, dont il nous a laissé l’attachant récit, il cherche la maîtrise psychique et la sérénité. Sa méthode spontanée était curieuse : il se reprenait, en se donnant ; il se dépensait sans cesse, littérairement et philosophiquement, afin de se reconquérir. Une volonté claire et méticuleuse bridait et ordonnait sa vaste imagination. La clé de toute son œuvre, le problème qui l’occupa sans cesse, et qu’il a exposé dans ses deux Faust, est celui de la reviviscence, c’est-à-dire de l’échappement du soi au moi. Il y revient dans sa correspondance, notamment avec Schiller et avec Zelter, et dans ses entretiens avec Eckermann, sous les formes les plus variées, les plus capiteuses, les plus détournées, les plus ingénieuses, comme quelqu’un qui, dès l’âge de sept ans, se serait dit : « J’apporte au monde avec moi des principes étrangers à ma nature. Comment devenir entièrement moi-même ? » Le comte d’Egmont est une recherche de la liberté intérieure, plus que de la liberté politique. Les Affinités Électives traduisent le vif désir d’échapper aux influences génésiques et à leurs chasses-croisés. Cela est d’autant plus saisissant que l’ouvrage est construit sur le modèle de certains livres du XVIIIe siècle français, notamment ces Liaisons Dangereuses, qui expriment la tendance exactement contraire, la recherche sceptique de la servitude sensuelle et de ses conséquences. Le grand mérite de Gœthe a été de comprendre ce que toute cette littérature avait de dangereux et d’abêtissant — au sens étymologique — et de rectifier le romantisme, en remettant la pondération en honneur.

Le sage de Weimar a la grande marque de ceux qui ont su éliminer le poison héréditaire : la curiosité et la compétence universelles, non à la façon d’un touche-à-tout, mais comme un homme qui lit couramment dans la nature. Botanique, biologie, géologie, ostéologie, architecture, composition des jardins, tout l’intéresse et le retient. Il n’a pas de ces marottes qui sont les tics de l’intelligence, de ces engouements qui sont la grimace du vrai. Il domine ses sujets d’étude. Si loin qu’il pousse l’analyse psychologique, il sait échapper à l’acuité confuse. L’équilibre physique paraît avoir été, chez lui, aussi remarquable que l’équilibre moral. On sait qu’il avait en horreur l’anarchie, la brutalité et la rébellion. Mais la ligne générale de son œuvre décèle en lui un ami de la violence utile et raisonnée, celle qui empêche de grands désordres. Car beaucoup trop de gens, je le répète, confondent la sagesse et l’apathie, la sérénité et l’acceptation, la bienveillance et la peur, ou font des distinctions arbitraires entre la pensée et l’action. Il faut savoir penser son acte et agir sa pensée.

On a comparé Gœthe et Frédéric Mistral. Ce suprême Latin est, lui aussi, un héros au sens défini en tête de ce chapitre, et d’une essence, à mon avis, plus rare encore. Il a cherché à préserver son peuple et son langage — par là même le langage français, dont le provençal est une racine — des injures du temps et des méfaits des mauvaises institutions. Cette vie sereine et pure, dans le petit village de Maillane, fut une longue et glorieuse lutte contre l’appauvrissement qui s’appelle centralisation et contre l’oubli. Pour mener une telle lutte, il fallait être descendu au plus profond de l’ethnoplastie, dans ces régions intellectuelles — et nullement inconscientes — où l’on apprend à relever, à restaurer. Les poèmes divins de Frédéric Mistral ne furent qu’un moyen de maintenance, qu’un appel aux forces qui préservent contre les forces qui délitent. Jamais chantre inspiré ne sut mieux ce qu’il faisait, ni comment il le faisait. Le mérite extraordinaire de Mireille et de Calendal, du Poème du Rhône et des Iles d’Or, c’est que les effets que tant d’autres, et des mieux doués, Hugo par exemple, tirent de l’indéterminé et du nébuleux, Mistral les tire de la précision. Il nomme et décrit amoureusement les trente et une pièces de la charrue. Son mystère est fait de plein soleil, du prolongement de l’exactitude par le rayon. Ainsi Homère et Virgile.

Si j’en crois les récits qui m’ont été faits, son hérédité, bien que paysanne, n’était pas simple. Il n’y a pas à s’en étonner. Les plus beaux « soi » se conquièrent, de haute lutte, dans des lignées où abondent les « moi » chargés d’ancêtres. C’est alors, nous l’avons vu, que le risque se donne carrière, et sépare les vertus non héritées des vertus et facilités congénitales. Le risque que courut Mistral, peut-être le plus redoutable de tous, fut celui de l’incompréhension. Il obtint la gloire malgré lui, puisqu’il écrivit dans une langue fermée à beaucoup de ses compatriotes. Il élevait ainsi, entre eux et lui, un obstacle surajouté à celui de la haute poésie et de cette grandeur, que beaucoup d’êtres vils ou niais considèrent comme une offense personnelle. C’était son risque. Ce triomphe est un des plus surprenants de l’histoire psycholittéraire. C’est que le soi est, nous l’avons vu, directement communicable, même aux plus simples. Au lieu que le moi ne les atteint que par des intermédiaires, adaptateurs, explicateurs, commentateurs. Le soi perce comme une épée. Le moi ne se transmet que par une série d’ébranlements et de déformations, de réfractions successives. C’est un bâton plongé dans les eaux jointes de l’espace et du temps.

Le moyen par lequel Mistral se libéra de ses ancêtres fut à la fois très puissant et très original. Ce grand traditionnel écrivit le Trésor du Félibrige, ou dictionnaire franco-provençal, et repensa ainsi, un par un, tous les mots de ses parents et arrière-parents. Qu’est-ce que le mot ? Un conglomérat, transmis du passé. En scrutant et déterminant son sens, ses racines, son emploi, Mistral se délivrait de l’obsession que ce conglomérat héréditaire eût, sans cela, exercée en lui, sous la forme indistincte ou fantômale. Il le restituait à son soi, en même temps que son impulsion lyrique lui faisait, dans ses poèmes, un sort nouveau. Qu’on ne s’y trompe point, la passion de l’étymologie, dont sont animés quelques bons écrivains, d’âge en âge, n’est que l’effort sourd de leur personnalité véritable, non commandée, pour échapper aux hérédismes. Ils chassent l’automatisme verbal en vérifiant et examinant le verbe. Ils renforcent ainsi la clarté, le brillant du premier outil de la conscience, le plus usuel et le plus exposé. Il y a là une donnée dont nous devrons tenir compte dans le traitement psychoplastique de l’hérédo. Le mot, dont sont victimes les natures faibles, peut et doit être facteur de délivrance, à condition d’être repensé, ressenti et hiérarchisé. Le « jardin des racines grecques et latines » de notre enfance était une trouvaille de pédagogie. C’est en ce sens que les humanités, indispensables à l’homme cultivé, sont si favorables à l’éclosion du génie individuel, au sens « ingenium ». Elles augmentent le domaine de l’intelligible, aux dépens du prétendu inconscient, du trouble apporté par l’instinct génésique.

Chaque fois que je me suis trouvé en présence de Mistral, j’ai admiré d’abord sa haute sagesse et la façon dont il tenait en main les rênes de son imagination et de sa sensibilité. Les gens disaient de lui, comme on disait de Gœthe : « Il peut être froid et distant. » Or, Mistral était le plus sympathique et le plus ouvert des hommes, à condition qu’on ne dirigeât aucune attaque ni atteinte contre son secret, qui était la maîtrise intérieure. Il vénérait ses ascendants méritoires, comme doit le faire tout bon traditionnel, mais il ne les laissait pas intervenir, sous forme d’humeurs déviantes, ni d’excitants, dans ses jugements. Analyste comme pas un, synthétiste à la façon des grands créateurs, il tenait la balance égale entre ces deux stimulants de l’esprit. Le Poème du Rhône en est la preuve auguste, ainsi que les admirables Olivades, son dernier livre. Certaines pièces des Olivades m’apparaissent comme le sommet de l’art, d’où descendent les deux versants de la spontanéité et du labeur : un chant de pâtre sous les pures étoiles.

Mistral évitait avec soin toute perturbation, toute agitation, même morale. Quelques jours avant sa mort, il alla faire solitairement une promenade dans les Alpilles, un des sites les plus harmonieux qui soient, afin de passer en revue les beaux souvenirs de sa longue vie, d’emplir une suprême fois ses regards de la splendeur créée. Que ne pouvons-nous connaître la méditation de ce noble génie, sur le point de perdre vent et haleine — comme dit Villon — et de suer « Dieu sait quelle sueur ! » L’essentiel des âmes nous échappe toujours. C’est une des mélancolies d’ici-bas. Nous traversons ces champs d’asphodèles, avec à peine une vague idée de leurs formes et de leurs parfums.

Je noterai ici une circonstance déjà lointaine — en 1890 — où m’apparurent, dans un éclair, la distinction du moi et du soi et la lutte intérieure. Nous nous trouvions, Mistral, mon père et moi, dans une ferme de Provence, aux portes d’Arles. Alphonse Daudet et l’auteur de Mireille échangeaient fraternellement leurs souvenirs de jeunesse. Je les écoutais, tout ému et vibrant de leurs récits. Mon père était déjà bien malade. Il disait : « Quelle chose singulière ! En dépit de mes souffrances et de l’âge — il atteignait alors cinquante ans — je sens, tout au fond de moi-même, quelque chose qui n’a pas vieilli, quelque chose qui m’appartient bien en propre, et qui se réveille notamment quand tu es là, toi, mon vieux compagnon, mon cher Frédéri.

— Mon bel Alphonse, répliqua Mistral, les poètes comme nous ont toujours vingt ans. »

Ils parlaient ainsi debout dans une pelouse que je vois encore, devant un vaste horizon bleuâtre, classique et fin. On eût dit deux sages conversant aux Champs-Elysées, après avoir dépassé la tombe. L’immortalité de ce « quelque chose », dont parlait mon père, m’apparut soudain comme très naturelle et aussi comme très personnelle, sans aucune image, presque sans abstraction. La mort, sur ce « quelque chose », n’avait point de prise. Ce « quelque chose » n’était point transmis héréditairement. Il était recréé, ce « quelque chose », avec chaque nouvel être humain venant au monde. Ainsi, en allant jusqu’au bout de ma pensée, c’était le transmissible et le transmis, c’est-à-dire l’héréditaire, qui vieillissait avec l’individu, disparaissait avec la lignée, au lieu que l’intransmissible, que l’individuel était quasi inaltérable pendant la vie et immortel après la mort. Ce « quelque chose » c’était le soi, dont l’immortalité ne peut être qu’une réalité absolue, au lieu que l’immortalité du moi — sa transmission héréditaire — est conditionnelle et figurative… Puis cette idée s’effaça, plongea : je ne devais la retrouver que vingt ans plus tard, comme une de ces étoiles qui reviennent au firmament visible, après un long périple à travers l’espace invisible.

Je viens d’analyser l’héroïsme chez des hommes célèbres. Mais il existe de nombreux héros, de nombreuses héroïnes, inconnus de tous et d’eux-mêmes. Ils apparaissent à l’occasion d’une circonstance tragique, d’un cataclysme, d’une épidémie, d’une grande guerre. On s’étonne alors de leur nombre et de leur valeur. C’est le soi qui, domptant le moi, fait des siennes à travers la race.

J’ai connu une pauvre infirmière, âgée d’une quarantaine d’années, en paraissant soixante, avec un visage paysan où brillaient des yeux admirables, parce que la pitié y attisait la connaissance. Elle est morte, voici quelques années, de compassion ou de contagion, je pense, car sa miséricorde était infinie. Employée dans une section de cancéreux à l’hôpital, elle les pansait et repansait sans se rebuter, dormant à peine trois heures par nuit et relevant les moribonds et les désespérés, par son humeur égale et souriante. Ensuite elle entra dans un luxueux sanatorium, d’où elle fut renvoyée pour avoir apporté en cachette du bordeaux à un homme riche et accablé, dont elle disait : « Il me fait autant de peine que le plus pauvre, car il n’est pas accoutumé à ce qu’on ne fasse rien pour lui. » Cet homme riche et généreux, afin de compenser une mesure de rigueur dont il était la cause, lui donna cinq mille francs, somme énorme pour une infirmière. Savez-vous ce que fit Marie. — Elle s’appelait Marie. — Elle distribua instantanément les cinq mille francs à cinq familles chargées d’enfants, qui habitaient la maison faubourienne où elle avait sa mansarde. Comme je la grondais doucement pour cette prodigalité, elle me répliqua : « Je ne voulais pas faire de la peine à M. X… en refusant, ni me déshonorer en gardant cet argent que je n’avais pas gagné. » Ainsi pratiquait-elle l’aumône fleurie. Son risque consistait en ceci qu’elle pouvait et devait être souvent dupe, mais cela lui était profondément égal. J’ajoute qu’elle demeurait gaie dans l’enfer, qu’elle chantait de vieilles chansons auvergnates — elle était des environs de Riom — grises et usées quant à la mélodie et à la trame des mots, et qu’elle était gourmande de chocolat à la crème. Elle chérissait ses malades, mais ne les revoyait jamais « de crainte qu’ils ne se crussent obligés à la reconnaissance ». Elle me rappelait, à son humble et magnifique étage, le professeur Potain, dont j’ai conté ailleurs la charité héroïque et sage.

Or, Marie avait le don de l’introspection. Fille d’une mère nerveuse et d’un père usé, elle me racontait comment elle dépistait et pourchassait dans sa conscience toute tentation, de quelque ordre qu’elle fut, afin — ajoutait-elle — « de ne pas être esclavagée ». C’était là sa grande préoccupation. Elle savait que ce qu’il y avait de meilleur en elle était né avec elle, et elle veillait jalousement sur ce trésor moral, dont elle devinait l’importance. Elle répétait aussi que la mort lui était indifférente, « puisqu’elle demeurerait telle quelle après ». Comme je lui demandais quelle représentation elle se faisait du Paradis, elle me répondit : « On y jouit de la présence de Dieu et l’on n’a pas besoin de se débattre pour demeurer libre »… Quand j’évoque un soi complet, je pense à Marie l’infirmière et à mon maître Potain.

L’un et l’autre étaient sans orgueil. Le véritable héros, le véritable soi ignore l’orgueil, lequel nest autre chose q’un sentiment de fausse force, d’illusoire plénitude, procuré par le nombre et la diversité des hérédismes. L’orgueilleux se croit riche et puissant, parce qu’il distingue confusément les reflets de son héritage, sans distinguer les dangers de cet héritage. Il songe : « Comme je suis peuplé ! » Dans le délire des grandeurs caractérisé, qui marque l’épouvantable victoire des hérédismes sur le soi, le patient déchaîne cette outrecuidante illusion, il tombe en proie à sa lignée, il s’aliène. La logique intérieure continuant à fonctionner sous le désordre mental, il conclut bientôt de cette supériorité immense à l’envie et à la jalousie quelle doit soulever. Ainsi débute le délire complémentaire de la persécution. Le raisonnement morbide est le suivant :

1° Que de monde en moi, quelle foule, quelle valeur, combien je suis riche et important !

2° Supérieur ainsi à tous les autres hommes, je dois exciter leur rage envieuse. Que d’ennemis !

3° Le seul moyen de m’en tirer, c’est de supprimer ces ennemis.

Or, il faut savoir que, même chez l’homme sain, l’orgueil est toujours homicide. Il croit qu’on ne règne que par la destruction. Au lieu que l’humilité, sentiment du soi, est féconde. Potain était humble comme Pascal, auquel il ressemblait physiquement. Il apportait au lit du malade une atmosphère de sagesse recueillie, très favorable à la guérison. Le grand médecin agit par l’état de sa conscience, au moins autant que par sa science. Ce n’est pas du tout une allégorie que de reconnaître aux saints le pouvoir de guérir.

Le sacrifice est la floraison du risque noble. Par le sacrifice — qui est toujours une opération raisonnée de l’esprit et un acte volontaire — le soi donne délibérément l’individu en holocauste à son idéal. L’exemple le plus frappant est celui du soldat qui meurt pour son pays, en pleine jeunesse et en pleine force. Mais c’est au moment de ce don et de ce choix délibéré que la liberté intérieure est sans doute le plus complète. D’où l’euphorie qui l’accompagne. La guerre actuelle a fait lever une telle moisson de héros lucides, et, principalement en face de la mort, ces héros ont laissé de tels témoignages de leur clairvoyance ultime que leur psychologie en est éclairée. L’école matérialiste enseignait que l’héroïsme militaire est inférieur et le sacrifice militaire une duperie. L’école intuitiviste expliquait le sacrifice par une sorte de crise supérieure de la sensibilité, par une extravasion de l’Inconscient. Il s’agit, au contraire, d’une extrême clarification de l’intelligence, d’une libération complète du vouloir, d’une délibération sage et de la définitive victoire du soi sur le moi. J’ai interrogé de nombreux combattants, de tous milieux et de toutes professions, n’ayant échappé au glorieux trépas que par miracle. Tous ont insisté sur la lumière instantanée qui s’était faite en eux au moment où ils croyaient que « ça y était », sur la joie mystérieuse concomitante — suivie de près de la joie d’être encore vivant, paradoxalement fondue dans la précédente — sur cet éclair de haute certitude, de logique dépassant la logique. L’état de trouble et de confusion mentale, qui appartient à l’appréhension, cesse avec elle. Contrairement à l’axiome de La Rochefoucauld, la mort, sur le champ de bataille, peut se regarder fixement. La sérénité est la première récompense du héros. Impavidum ferient

Une mention spéciale doit être faite aux sacrifices héroïques, lents et continus, fréquents surtout chez les femmes, que représentent la nourriture et l’éducation d’une famille nombreuse, la tenue décente d’une maison peu fortunée. Il y faut l’application d’une volonté et d’une sagesse de tous les instants, le déploiement d’un courage chronique. Verlaine l’a dit avec une légère erreur :

La vie humble, aux travaux ennuyeux et faciles,
Est une œuvre de choix, qui veut beaucoup d’amour.

La légère erreur consiste en ceci que lesdits travaux ne sont pas faciles. Ils sont pénibles et quelquefois rebutants. Le risque qui émane d’eux fait atteindre la risqueuse à la grandeur morale, la soustrait à ses hérédismes les plus généreux et personnalise ses vertus. Politiquement la France fut l’œuvre de ses Rois, moralement l’œuvre de ses mères patientes et sensées, si laborieuses qu’elles ne se reposaient que dans la prière quotidienne.

Le héros a son contraire, qui est le traître.

Le traître représente la victoire des éléments héréditaires et tiraillements du moi sur le soi, la confusion de la volonté, la dislocation de l’équilibre sage. Cela à un point tel que souvent le traître ne se rend pas bien compte qu’il trahit. Ce type humain apparaît donc de préférence dans les hérédités chargées et les âmes faibles, dispersées, errantes. On n’est pas seulement traître envers son pays, et dans tous les ordres d’idées, on l’est encore envers les siens, envers soi-même. On l’est chroniquement ou accidentellement, partiellement ou totalement. Il s’agit là d’une véritable interversion de l’héroïsme, de sorte qu’on retrouve, chez le traître, les principales caractéristiques retournées du héros, chacune des vertus étant remplacée par le vice correspondant. Au lieu que le risque noble personnalise le héros, le risque ignoble du jeu dépersonnalise le traître davantage, en le dispersant dans son ascendance intérieure. Il joue continuellement le scandale d’être découvert à pile ou face, avec une anxiété mêlée au plaisir, qui est lui-même une caricature de l’euphorie héroïque. Il vit sur le tranchant du couteau. Son affreux secret le travaille et le sculpte, à la façon d’une lésion morbide. Comme il lui est malaisé de s’en délivrer par la confession littéraire ou artistique, il le dépèce — tel un assassin — en un certain nombre de confidences, qu’il fait aux gens les plus indifférents et qui, rejointes, donneraient la clé de sa trahison. Il en résulte un sentiment de honte diffuse, comparable, bien qu’antithétique, au sentiment de gloire qui accompagne le héros. Le traître se confronte sans répit et orgueilleusement. La simplicité, l’humilité lui sont totalement inconnues.

La vie m’a fait rencontrer un de ces damnés — appelons-le Judas — qui a joué, pendant de longues années, un certain rôle dans la société parisienne, en raison même de son métier. Il appartenait à une race nomade et dispersée chez les autres peuples. Ce n’était pas un méchant homme. En dehors de la vanité poussée jusqu’à la caricature et d’un snobisme vertigineux, on ne remarquait en lui rien d’extrême, ni de saillant. Il pouvait à l’occasion rendre un service, à condition d’en tirer une attitude. Cependant le besoin de trahir était chez lui poussé au degré qu’atteignent chez d’autres la faim et la soif. Cette concupiscence le prenait par bouffées, par crises mêlée à des images de cupidité d’argent, qui lui faisaient la bouche sèche et les yeux vagues, incapables de se poser ici ou là. Dans ces minutes ethnoplastiques, Judas appartenait visiblement à une longue lignée de marchands, qui avaient vendu à faux poids tout ce qu’il est possible de vendre, de guides de l’ennemi, de livreurs de plans de forteresses, etc. Les circonstances firent qu’un jour, à l’occasion d’un événement tragique, je le pris sur le fait dans l’exercice de son penchant. Il tremblait de tous ses membres. Il retenait avec peine, sur ses lèvres pâles, un aveu qui l’empoisonnait. La curiosité psychologique l’emportait chez moi sur le dégoût et je distinguais, comme sur un théâtre, derrière ce pantin désarticulé, une vingtaine d’ancêtres vils et mercantiles, qui le tiraient comme autant de ficelles. Ses paupières, les ailes de son nez, ses joues, étaient parcourues de ces hérédomouvements, que la clinique nerveuse appelle fibrillaires, et qui sont comme autant de sonneries, muettes mais visibles, des fantômes du moi.

Ainsi que sur l’écran du cinéma, défilèrent donc, dans l’espace d’une demi-minute, sur ce faciès dépersonnalisé, une petite troupe de maquilleurs et truqueurs d’Orient, qui rappelait les Mille et Une Nuits. Je songeais : « Comme le monde est étrange ! Voilà un bonhomme habitant Paris, sur les boulevards, au XXe siècle, et qui me donne la comédie d’un tohu-bohu d’ascendants de bazar, dans leurs oripeaux multicolores. » La voix aussi me frappait beaucoup, constituée de trois glapissements, désharmonisés entre l’aigu et le grave, et semblable à une querelle de complices. Mais bientôt Judas se ressaisit, se rassura, s’apaisa, et j’avais devant moi un homme du monde qui saluait perpendiculairement, dans un veston des plus corrects.

On conçoit que le phénomène dit d’autofécondation — intervention dans le moi d’un ascendant complet, sous l’influence du sens génésique — aboutisse souvent, sur le plan physico-moral, à l’extrême fourberie et à la trahison. L’homme double, auquel nous avons alors affaire, a tendance à tenir un langage qui soit le contraire de sa pensée, à poursuivre un plan opposé à celui qu’il proclame ou avoue, à déjouer perpétuellement autrui. Cette hypocrisie frénétique lui est tantôt un soulagement, tantôt une fatigue, selon qu’il est en excitation ou en dépression.

J’ai rencontré aussi ce type assez rare et d’un diagnostic malaisé, quand on n’a pas étudié le drame intérieur. Physiquement Arbate était comme tout le monde, et même assez beau garçon. Néanmoins deux tares d’hérédo apparaissaient en lui : le regard invraisemblablement fuyant ; les mains courtes, aux doigts fuselés en pointe, comme des estompes, et très mous. Il était brave et sans loyauté, menteur et laborieux, de culture très médiocre et fort vaniteux. Mais, à certains jours, l’ancêtre de ses mains et de ses yeux s’installait dans son moi comme chez lui et s’y livrait à des combinaisons odieuses, auxquelles personne ne comprenait rien. On eût dit qu’il s’autofécondait à volonté. Il s’agissait, cette fois, non d’un hérédisme ou d’un fragment d’individualité congénitale, mais d’une individualité complète, d’une quasi métempsycose, ne laissant qu’une courte frange de l’Arbate habituel. Ce pauvre garçon devait connaître son mal et en souffrir, car il donnait dans toutes les sottises dangereuses de l’occultisme, comme pour y chercher la solution d’un problème qui le tourmentait. Son personnage normal m’aimait bien. Son double héréditaire me détestait. Je n’oublierai jamais de quel accent il me parla de mon roman la Lutte, à son apparition. La Lutte l’intéressait, comme récit d’un combat à l’intérieur de la personnalité. Je l’aurais bien étonné si je lui avais alors expliqué sa propre psychoplastie.

Le romancier anglais Stevenson a étudié un cas analogue dans son célèbre ouvrage Monsieur Hyde et le Docteur Jekyll. Il s’agit d’un dédoublement de la personnalité sous l’influence d’une drogue. Il n’est malheureusement pas besoin de drogue pour obtenir un tel résultat, quand le soi raisonnable se trouve masqué par une autofécondation soudaine. Que de fois n’entend-on pas, devant les tribunaux, cette explication, cette excuse : « J’étais un autre homme, je ne m’appartenais plus ! »

Ici une question grave, et même douloureuse, se pose : la substitution intrapsychique d’un traître à un héros est-elle possible, par un brusque retournement de la personnalité ? Je la crois possible, bien qu’assez rare, vu la complexité des conditions héréditaires requises pour une telle transformation. C’est ce qu’on pourrait appeler le coriolanisme, en souvenir de l’exemple historique que Shakespeare a mis à la scène. En ce cas, le risque ignoble du jeu prend la place du risque noble et, sous une influence génésique violente et déterminante, l’autofécondation masque presque entièrement le soi, sauf une bordure où jouera quelquefois le remords. En même temps l’orgueil se débride, un orgueil démoniaque, qui fait saccage de tous les bons sentiments.