L’Image de la femme nue/06

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Flammarion (p. 38-44).
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VI

La dame de la Camargue.

Dès le matin, tout avait concouru à lui donner cette ivresse qui nous monte à la tête comme du vin et nous fait voir les choses au travers d’une brume qui en change les contours et les couleurs. La réalité chancelait en lui, avec sa complicité d’ailleurs, désireux qu’il était de s’abandonner à des événements que l’on pouvait interpréter d’une façon merveilleuse, et d’évoluer dans ce monde inexplicable et presque fabuleux.

La Camargue, par le premier contact que l’on prend avec elle, dispose aisément à ce vertige de la sensibilité. Si nettes que soient les images, elles finissent par flotter dans une sorte de vapeur qui nous montre une nature inconnue, inachevée, en voie de transformation, où les terres et les eaux, ignorant leur domaine particulier, empiètent les unes sur les autres et créent une atmosphère de paysage préhistorique.

Mais combien sa rencontre avec la jeune femme ajoutait à cette langueur charmante ! Tour à tour, Dame légendaire de la Camargue ou blanche Nausicaa, elle le conduisait par des chemins invisibles et par des gués que rien n’indiquait, dans une région dont elle semblait la divinité, une région dont l’étendue n’avait pas de bornes et que limitait cependant un proche horizon de brumes.

Pour l’instant, la divinité mangeait le pain qu’il avait acheté, la veille, aux Saintes-Maries, et qui n’était ni blanc ni tendre, mais de bonne saveur et substantiel. Quand elle eut fini, Stéphane essaya deux fois de lier conversation. Elle ne répondit pas. Tout au plus, disait-elle : « À droite… à gauche. » Il y eut un marais plus profond à traverser. Sauvageon s’engagea avec prudence parmi les roseaux. Alors pour ne pas perdre l’équilibre, elle enlaça le jeune homme par la taille. Il les voyait sous ses yeux, les beaux bras nus, couleur de raisin mûr, avec les mains jointes et les doigts fuselés, longs et sans une bague.

Deux autres marais encore nécessitèrent le joli geste. Au dernier, les bras se nouèrent plus haut. Il aurait pu les baiser en inclinant la bouche vers eux. Mais les pas du cheval enfonçaient plus profondément dans un sol inégal et plus mou, et l’étreinte se resserrait. Stéphane sentait la chaleur de ce corps attaché au sien.

Puis ce fut la terre ferme, et un espace hérissé de cailloux qui prolongea le doux enlacement. Il se taisait, les tempes battantes.

Le soleil se voilait légèrement de nuages gris teintés de rose, et des lagunes s’étendaient. La jeune femme murmura en se dénouant :

— Nous approchons du palais de Nausicaa.

Il y avait trois heures que durait l’expédition. Quelques arbres ont surgi. Bucéphale, qui avait suivi sagement Sauvageon, hennit avec allégresse, et, aussitôt, à quelque distance, riposta le joyeux aboiement d’un chien.

— C’est Cerbère, que j’avais laissé en passant.

Ils arrivèrent. Une allée de petits cyprès conduisait à une clôture faite de roseaux desséchés et qui portait cette inscription : Cabane d’Amalthée. La jeune femme sauta vivement à terre. Elle ouvrit une barrière dont la clef était accrochée, avec d’autres, sur la face intérieure d’un des poteaux, et elle imposa silence à un affreux petit chien qui gambadait autour d’elle.

— Tais-toi, Cerbère !

Bucéphale et Sauvageon furent attachés dans une remise, sous la garde de Cerbère. Quelques tamaris poussaient au seuil du palais, qui n’était pas une cabane, et non plus un palais, mais un vieux logis de moellons et de cailloux, composé d’une seule pièce, avec trois réduits en retrait. La pièce était gentiment arrangée avec des meubles du pays et des étoffes provençales.

Le plus bel ornement consistait en une vaste cheminée de pierre et de tuiles posées de champ, et où s’accrochaient des cuivres étincelants comme des ors rouges ou verts.

Un feu de grosses bûches était tout préparé.

— J’allume, dit-elle. La salle est toujours un peu humide.

Agenouillée devant l’âtre, elle alluma avec la flamme d’un briquet. Stéphane admirait la grâce naturelle de ses mouvements et de ses attitudes. Aucune afféterie. Elle agissait comme si nul ne la regardait. Son manteau tombait toujours en plis harmonieux. Par moments, l’étoffe souple révélait son corps.

Les flammes s’élevèrent soudain, en gerbes crépitantes. C’était un embrasement dans la salle un peu basse, et où les quatre fenêtres à petits carreaux verdâtres ne dispensaient qu’une clarté parcimonieuse,

Elle se releva, comme brûlée par l’incendie. Stéphane lui conseilla, sans arrière-pensée :

— Enlevez votre manteau… Vous devez étouffer.

Elle répondit en souriant :

— Je n’ai jamais trop chaud, même en plein soleil d’été et je n’ai jamais froid, même l’hiver, ou sous le mistral… L’habitude…

— Tout de même… ce lainage épais…

— Non… non… je vous assure…

Il la contemplait des pieds à la tête. Il se souvenait des jambes, nues sous le manteau. L’écharpe étant rejetée sur le dos pour la liberté des gestes, les bras étaient nus aussi, et une idée l’envahit, qui le déconcertait et qu’elle devina aussitôt.

Elle rougit légèrement, à peine gênée. Puis, ayant allumé deux longues bougies, elle poussa les quatre volets de bois, tira d’un buffet des gâteaux secs, du fromage de chèvre, du vin blanc, un flacon de vin sucré couleur de topaze.

— Voilà notre festin, dit-elle. Faites-y honneur, mon compagnon.

Elle étala du fromage sur une galette salée qu’elle lui offrit, et s’en prépara une aussi. Il vit ses larges dents éblouissantes.

Tout en buvant du vin sucré, elle parlait avec une animation qui marquait un peu de fièvre.

— Que dites-vous de mon palais ?

— Il est digne de la Nymphe Amalthée qui était, j’en suis sûr, moins belle que vous.

— Je ne suis ni nymphe, ni belle, mais j’ai besoin d’un abri où je passe quelquefois, comme dans celui-ci, une journée… où je peux coucher même, sur un divan, si je suis surprise par la nuit ou par un orage. J’aime tant ce pays désolé ! C’est ma vie… ma vraie et ma seule vie. Je ne suis heureuse que là.

— On m’a dit que vous aviez d’autres demeures dans la Camargue ?

— Non.

Elle s’éloigna pour jeter au brasier des sarments de vigne qu’elle allait prendre dans un des réduits, ou bien des bûches d’olivier noueux, qui meurtrissaient la chair de ses bras.

Stéphane ne la quittait pas des yeux. Depuis qu’il avait eu l’idée qu’elle était peut-être nue sous ce vêtement, il ne pouvait plus penser à autre chose. Il avait la gorge sèche. Le rythme de son cœur se précipitait.

— Mais parlez donc ! dit-elle, non sans quelque agacement.

Il ne parlait pas. Lui, si gai devant l’amour, et chez qui le désir, si violent qu’il fût, n’altérait pas l’allégresse, il demeurait inquiet et ramassé sur lui-même.

À son tour, elle se tut. Assise en face des grandes flammes, elle se tenait le visage entre les mains. Dehors, la pluie tombait. Le jour devait s’assombrir. Nul bruit tout autour de la maison solitaire.

Des minutes s’écoulèrent ainsi dans cette intimité où ils étaient si loin l’un de l’autre, et si près par les circonstances mystérieuses et par leur émotion. À la fin, elle se leva et s’approcha, indécise encore, puis repartit, marcha dans la pièce, s’asseyant et se relevant.

— Pourquoi ne venez-vous pas à côté de moi ? dit-il,

Elle y vint, resta debout en face de lui, et chuchota, les yeux sincères, avec un doux sourire :

— Je suis comme vous… troublée, moi aussi.

C’était charmant de confiance cet aveu imprévu. Stéphane lui demanda :

— Pourquoi êtes-vous troublée, Nausicaa ?

Elle hésita et soupira :

— Comme c’est grave de montrer le fond de soi !

— Moins grave que de montrer ses bras et ses jambes.

— Oh ! bien davantage, dit-elle. Je n’ai pas plus de pudeur pour mes bras et mes jambes que pour ma figure. Mais mon âme !… ma vie intime ! Et cependant, je suis sur le point de vous dire… ce que je ne sais pas moi-même.

— Ce que vous ne savez pas ?

— Non… ou bien alors je n’ose pas parler. C’est si déconcertant ! J’y pense depuis l’instant même de notre rencontre.

— Parlez, Nausicaa.

Elle obéit, et, en phrases brèves, toute songeuse, elle chercha à dégager pour lui, et plus encore pour elle, semblait-il, le secret de sa pensée qui balbutiait.

— Je suis troublée parce que vous êtes arrivé dans ma vie tout à coup, et que, au bout de si peu de temps, nous sommes là, tous les deux, enfermés. Je suis troublée parce que je devine votre désir… et parce que je sens le mien.

Elle baissa la voix :

— Et, parce que, si je suis sûre de résister à votre désir… je ne crois pas… je ne crois pas que je veuille résister au mien… Vous voyez combien c’est grave de se dévoiler tout entière !

Puis, vivement, elle reprit :

— Oh ! je vous en supplie, ne me jugez pas encore ! Ne prenez pas de moi une idée quelconque ! Évidemment, on vous a parlé de la Dame de la Camargue, avec mépris, peut-être… Quelque coureuse de dunes, bizarre, fantasque, pas très farouche à l’occasion. Oui, oui, je sais… Eh bien, oubliez tout cela. Ce que j’ai à vous dire sur moi, c’est autre chose. Écoutez, dans ce pays on est impressionnable, superstitieux. Je ne suis pas superstitieuse, mais, comme tout le monde à l’entour, les présages et les prédictions m’impressionnent. Or, une vieille Bohémienne m’a dit, un jour : « Ma belle demoiselle, quand le bonheur passera, vous mettrez la main dessus. » Était-ce un conseil qu’elle me donnait ? ou l’annonce d’une décision que je prendrais à une heure grave de ma vie ? Bien souvent, je me le suis demandé. Aujourd’hui, je sais… Oui, aujourd’hui, sans vous connaître et sans voir clair en moi, je suis sur le point d’agir comme si le bonheur passait, et comme si j’avais peur de le voir passer sans mettre la main sur lui.

Elle se penchait et regardait Stéphane ardemment :

— Est-ce que je me trompe ?… Doit-on se connaître davantage, et ne peut-on risquer toute sa vie sur une impression ?

Il ne comprenait pas encore bien ce qu’elle voulait dire, et, au fond, ne s’en souciait peut-être pas beaucoup. Il convoitait, comme une proie magnifique, cette belle créature, savoureuse, sensuelle, en qui s’unissaient tant d’ombre et tant de clarté, et dont il n’était éloigné que par l’épaisseur d’un vêtement que retenaient, seules, une agrafe d’argent à l’épaule gauche et une ceinture nouée à la taille. Les idées de Stéphane n’étaient jamais très nettes quand le tourbillon du désir l’entraînait.

Elle continuait, de plus en plus bas :

— On croit réfléchir… On croit obéir à sa raison… et c’est peut-être l’instinct qui commande. Mon Dieu ! ajouta-t-elle plus gaiement, comme tout s’obscurcit ! La tête me tourne. Quel vertige ! et cependant… cependant…

Elle était au seuil d’une détermination qui s’affirmait de plus en plus, et qui, dans son désarroi physique, lui semblait juste et naturelle. Stéphane attendait, avec la joie éperdue de l’homme en face de qui fléchissent toutes les résistances d’une femme. Et l’attente ne fut pas longue. Résolument, elle lui tendit les mains, avec un air d’offrande, ingénu à la fois et hardi. Quand il les eut enfermées, toutes chaudes, dans les siennes, il se rendit compte qu’elle tendait aussi les bras. Et lorsqu’il eut baisé la chair frémissante, du poignet jusqu’à l’épaule, ce fut la bouche qui se prêta aux caresses.

Jamais, lors de ses amours passées, il n’avait respiré plus profondément au cœur même d’une femme qui donne son âme et sa vie par ses lèvres entr’ouvertes. Et, néanmoins, dans cette complaisance, il y avait une certaine maladresse et comme l’étonnement d’une adolescente à qui l’on apprend des choses qu’elle ignore.

Son élan s’accompagnait d’une sorte de pudeur, et elle livrait sa bouche avec une telle naïveté qu’il se détacha pour la regarder au fond des yeux.

Il les vit, tout attendris d’une grâce si mélancolique qu’il lui en demanda la raison.

Dernière lueur de lucidité qui précède l’abandon total. On s’interroge, encore, par une curiosité suprême, et une envie passagère et presque douloureuse de se connaître avant de s’appartenir. Elle répondit, en souriant :

— Je ne suis pas triste. Mais je vais vous donner plus que vous n’attendez de moi. Je ne le regrette pas, parce que j’ai confiance en l’avenir. Tout de même, c’est dire adieu à mon passé de jeune fille ! Dans un instant, comme il sera loin, ce passé !

Elle portait sa main droite vers l’agrafe d’argent et demeurait là, en un geste gracieux d’hésitation.

Stéphane n’aurait pas eu beaucoup de mal, s’il l’avait voulu, à découvrir la signification de ces paroles, et sans doute, incrédule et sceptique, eût-il haussé les épaules. Mais toute son existence était suspendue à cette agrafe qui se défaisait, et il y attachait tant de prix qu’il voulut aider la jeune fille.

— Non, murmura-t-elle. C’est à moi d’agir, et je veux agir sans réserve.

Le manteau glissa. La ceinture se dénoua. Si grande que fût sa hâte, Stéphane suspendit son désir pour prendre de tout son regard émerveillé le corps qui se dressait, svelte et plein de grâce. Elle était comme la blanche Nausicaa, « élancée ainsi qu’une jeune tige de palmier », et si pure d’aspect que c’est à peine s’il osait effleurer de sa main tremblante la chair soyeuse des hanches et des seins. Elle frémissait sous cette main, et, confuse d’être regardée avec une telle convoitise, elle attira Stéphane contre elle en le suppliant ingénument. Aurait-il pu d’ailleurs tarder davantage ? Elle ferma les yeux, recueillie et docile. Mais quand il se fut aperçu que c’était vraiment un corps de vierge qui se livrait à lui, il l’étreignit dans un transport où il y avait autant d’amour et de tendresse que de désir victorieux,

C’est de la sorte que la Dame de la Camargue fut initiée au mystère de la volupté par le voyageur inconnu qu’elle avait choisi, et c’est dans les bras de ce voyageur que, au cours de la nuit, tandis que des bourrasques chargées de pluie rageuse accompagnaient leurs caresses, elle finit par s’endormir, heureuse, apaisée et pleinement satisfaite…

Il contempla dans la pénombre le visage aux yeux clos, tout imprégné d’une allégresse et d’une douceur sans mélange. Elle n’avait pas pleuré. Plusieurs fois, à voix basse, elle lui avait dit qu’elle ne s’était pas trompée et que l’avenir lui souriait. Il la caressa tendrement, enveloppant de sa main les formes rondes et tièdes, et il s’assoupit à son tour.

La nuit s’écoula dans un bruit d’eau qui s’abattait en masses lourdes sur le toit de roseaux tressés fin comme du chaume. Le silence, qui suivit ce déchaînement de tempête, fut si profond que Stéphane commença de se réveiller peu à peu. Il portait encore sur sa poitrine l’impression du jeune corps qui s’y était abandonné, mais, quand il eut repris conscience, il s’aperçut que le doux fardeau n’y était plus. Il allongea le bras autour de lui : personne sur le divan. S’étant levé, il constata, à la clarté des bougies vacillantes, que la pièce était vide.

Il s’enveloppa dans sa pèlerine déroulée, ouvrit la porte et appela. Aucune réponse. Sous la pluie, qui tombait maintenant molle et nonchalante, il courut jusqu’à la remise. Seul restait Sauvageon.

Indifférente à l’assaut des rafales et aux pièges de la nuit, sa maîtresse d’un soir avait disparu, en compagnie de son cheval et de son chien.

Courir après elle, dans les ténèbres, et sans même savoir la direction prise, c’eût été folie. Stéphane rentra, alimenta de bûches les braises du foyer, et retourna s’étendre sur le divan. De nouveau, les grandes flammes jouèrent au creux de la vaste cheminée. Dans cette même lumière joyeuse qu’elles répandaient, il revécut les heures divines et, amoureusement, évoqua sa mystérieuse maîtresse. Elle n’avait pas l’ampleur et la magnificence de la Vénus, et certainement point son extase impudique. Mais elle était de la même race épanouie et provocante, et la gorge surgissait avec la même fierté dans son double essor.