L’Impératrice Livie et la fille d’Auguste

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L’Impératrice Livie et la fille d’Auguste
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 2 (p. 591-637).
L’IMPÉRATRICE LIVIE
ET
LA FILLE D’AUGUSTE

Bossuet, dans l’antiquité, ne voit que le peuple juif; Dante, lui, ne voit que Rome. Auguste est à ses yeux le souverain légitime par excellence; Auguste est de droit divin, et voici par quelle dialectique procède le grand théoricien de la monarchie. L’Évangile selon saint Luc porte que le Christ a voulu naître sous l’édit de Rome, ce qui nécessairement implique la légalité de cet édit, et, comme il n’y a qu’un légitime souverain qui soit en état de formuler un édit légal, il s’ensuit que César Auguste est le plus légitime des empereurs. Cette qualité appartiendra également à son successeur, car Jésus-Christ, né sous le règne d’Auguste, est mort sous le règne de Tibère, et pour que l’acte d’éternelle rédemption, pour que le mystère de la croix soit une vérité, il faut qu’il y ait eu là, pour prononcer l’arrêt de condamnation, un juge institué légalement, sans quoi la mort du juste, au lieu d’avoir été le juste châtiment de nos péchés, ne serait qu’une simple et vulgaire iniquité. Or ce juge fut Ponce Pilate, lequel tenait ses pouvoirs de Tibère, empereur par la grâce de Dieu ! « Une fois seulement, sous le règne d’Auguste, à l’heure choisie par le Sauveur pour descendre sur la terre, une fois seulement, écrit Dante, il fut donné aux hommes de contempler la monarchie dans la plénitude et la magnificence de son épanouissement. L’univers pacifié reconnaît la loi d’un maître unique, l’humanité respire et frémit d’aise, Paul lui-même nous l’atteste, qui proclame cette période une bénédiction. « 

Je me figure Dante (le Dante du traité de Monarchia) une sorte de pèlerin du moyen âge circulant à travers l’antiquité classique. Chemin faisant, il distribue sur ce monde du paganisme les foudres et les auréoles catholiques dont sa besace est pleine. La société qu’il parcourt ne saurait l’entamer, il reste ce qu’il est, sectaire, mystique. Il ne connaît que les armes et les récompenses de son temps, exorcise ou damne ceux qui ne répondent point à sa conception politique et religieuse, canonise les autres. Il a des nimbes pour tous les amis, transforme Auguste en précurseur de Charlemagne, avec la dalmatique au dos ; il mêle ensemble le paradis et l’élysée, et fait de Virgile un théologal in utroque. Du reste, vue de la sorte, l’antiquité a bien son charme : c’est le procédé de l’incantation, si l’on veut, de la nécromancie ; mais ce jeu d’ombres et de reflets donne à la vieille histoire je ne sais quel rajeunissement qui l’aide à se populariser parmi les générations du XVe siècle.

De nos jours, la connaissance de l’antiquité n’est le privilège exclusif de personne ; tout le monde y peut aller voir. Les musées, les collections de médailles, les bibliothèques, livrent à chacun leurs trésors, et, grâce à la photographie, les documens les plus lointains nous sont transmis. On pourrait presque se mettre en campagne sans aucun bagage de latin ni de grec, tant abondent les excellentes traductions, tant les commentateurs ont aplani la voie : poètes, orateurs, philosophes, historiens, nous les possédons tous au grand air. Ce qui flottait à l’état d’ombres dans l’obscur nuage du passé a pris corps et réalité, ces anciens siècles disparus appartiennent désormais au public, et l’homme du monde peut les aborder au même titre que le savant de profession, bien mieux, je ne jurerais pas qu’il n’y ait pour l’homme du monde un certain avantage que lui vaudra la familiarité dont il usera d’emblée vis-à-vis de personnages avec lesquels un vrai savant de bonne roche n’osera jamais se mettre à son aise. J’ai connu nombre d’honnêtes gens qui refusaient de croire que les Grecs de l’époque de Périclès et les Romains du siècle d’Auguste fussent tout simplement des hommes comme nous, et cependant l’être humain, hélas ! ne varie guère. Personne, que je sache, ne croit aujourd’hui à ces héros dont aucun intérêt mesquin, bourgeois, n’influence les actions, à ces demi-dieux qui ne se nourrissent que d’enthousiasme, ne vivent que de passion et de gloire. On bâtissait dans la cité de Romulus comme nous bâtissons sur les bords de la Seine, et les matériaux qu’employaient les maçons de Vitruve n’étaient point différens des nôtres. Les éléphans de Pyrrhus et d’Annibal mangeaient et digéraient comme ceux du Jardin des Plantes, et les fameux pavots sur lesquels Tarquin promenait sa baguette d’augure ressemblaient singulièrement à ces fleurs banales de nos champs que moissonnent les herboristes.

Notre curiosité, qu’elle s’applique à l’avenir ou au passé, n’est point un jeu frivole. Elle prouve d’abord que nous avons le sentiment des choses que nous recherchons, et c’est par le sentiment qu’on arrive à connaître. Serait-ce donc une prétention si téméraire que de vouloir interpréter l’antique d’après notre impression personnelle? Il s’agit moins de rendre la vérité dans son exactitude absolue que d’animer, de faire vivre; d’ailleurs cette vérité, qui donc parmi les plus savans se vantera de l’avoir possédée ? Écrire l’histoire, c’est donner simplement au public notre manière de voir sur l’histoire. Quand vous seriez le cerveau le mieux doué, le plus profond, le plus sagace de votre temps, vous n’empêcherez pas que d’autres viennent après vous qui liront plus avant dans le cœur de l’humanité et feront de votre point de vue si respecté jadis quelque chose de suranné, de hors d’usage. Ces événemens du passé, sous combien d’influences ne les écrit-on pas, influences de climat, de religion, de patrie, de public et de mode! Exiger d’un travail historique la reproduction photographique des personnages et des événemens, c’est émettre la plus belle des contradictions, attendu que le passé ne se compose pas seulement d’élémens matériels, qu’il est loin de nous, et que par le procédé photographique on ne prend sur le fait, on ne fixe que des corps. Donc, qu’on le veuille ou non, quiconque s’adresse à l’antique ne saurait donner que des impressions de voyage et d’étude. Et si ces impressions sont vivantes, si l’écrivain a le sentiment et l’amour du monde qu’il observe, s’il trouve un style et des images pour nous le représenter tel que son imagination le lui montre, je ne vois guère ce qu’on pourrait demander davantage. Par exemple, pour ce qui regarde l’histoire romaine telle qu’on l’écrit aujourd’hui, où mieux que jamais elle est comprise, il est certain que les Romains du siècle d’Auguste et de Tibère auraient quelque peine à se reconnaître, dans son miroir. Chacun de nous semble voir là ce qu’il veut; c’est affaire de pays, de mœurs, d’opinion politique. N’avons-nous pas eu sous l’empire un moment où les anciens césars renaissaient au monde l’un après l’autre pour endosser l’impopularité du césar moderne?

C’est que, par le fait, l’histoire est un art comme la peinture, comme la statuaire, comme la poésie. Le mensonge absolu n’existe pas, ou, pour mieux dire, au fond de tout mensonge historique se cache un brin de vérité, à ce point qu’en certains momens les procédés même de l’œuvre d’art semblent indiqués. L’écrivain, quoi qu’il fasse, ne saurait s’abstraire de l’événement qu’il raconte; il croit tenir son sujet, et c’est son sujet qui le tient. Le voilà, malgré lui, composant, arrangeant, forçant la lumière sur tel endroit qu’il s’agit de mettre en relief et plongeant le reste dans l’ombre, — si bien qu’il résulte de cette élaboration quelque chose d’entièrement nouveau, et qui vous rappelle le fait primitif dans sa crudité, à peu près comme une figure idéale placée dans un tableau vous rappelle les traits du modèle qui a posé pour le peintre. L’historien doit connaître les faits, mais il doit aussi connaître la vie, et par sa propre expérience s’être acquis certaines qualités qui lui paraissent bonnes à répandre. Quiconque s’y prend autrement se fourvoie, car ce que nous admirons chez les grands savans, c’est bien moins l’énorme bagage de leur information que ce mystérieux pressentiment qui les dirige à travers leurs études, et dans leur cerveau coordonne les résultats. L’esprit seul a le don d’évocation, et, s’il est vrai, comme on l’a dit, que sans l’œil humain le soleil serait comme s’il n’était pas, si les plus belles mélodies n’existent que parce que l’oreille humaine est là pour les comprendre, on peut affirmer également que les documens amoncelés dans toutes les bibliothèques du monde ne sont que lettre morte tant que l’esprit n’a pas soufflé dessus. Donc les figures du passé ne sauraient vivre que de la vie que notre cerveau leur communique.

Qui ne connaît une admirable estampe d’après Ingres où Virgile est représenté lisant un chant de l’Énéide devant Auguste et l’intimité de sa maison ? Cette image me paraît le modèle de ce que devrait être la reproduction d’une scène antique selon la conception moderne. C’est idéal et c’est profondément réel. Empreintes au plus haut degré du calme, de la dignité, de l’harmonie classiques, toutes les figures sont ressemblantes. Ces statues-là sont des portraits, le moment et la situation ne les absorbent pas au point de leur ôter le sens du monde extérieur; détachez-les du cadre, elles vont revivre en plein courant d’humanité; bien plus, même en ce fugitif instant qui les rassemble, chacun des personnages poursuit quelque arrière-pensée dont un œil clairvoyant saisira l’expression sous le masque de circonstance. Le doux Virgile cherche à plaire au maître, ce roseau qui pense est aussi le roseau qui ploie, la bouche aux vers mélodieux est aussi la bouche aux flatteries : tu Marcellus eris ! Louer un enfant, chose difficile ! mais avec du génie on se tire de tout, et quand on n’a point là sous la main de grandes actions à célébrer, on se contente de chanter les espérances, rhetorice spem laudat in puero quia facta non invenit! Amateur de belle poésie et familier du prince. Mécène écoute d’un air un peu distrait, car, tout en se laissant bercer à ce divin langage, il songe aux récentes confidences d’Auguste, aux troubles domestiques obscurcissant les jours de son ami. Octavie n’écoute que son deuil, et qui sait ce que ces larmes maternelles cachent d’ambition déçue, de projets de domination personnelle à jamais renversés par la mort de ce fils malingre dont l’image en pied préside à ces assises de famille? Maintenant prenez à part ce Caïus Octave préoccupé, sombre et chagrin; il vous répondra comme tantôt il répondait à Mécène : « Tout ce que l’humaine ambition peut rêver de puissance m’est acquis, je commande aux armées de terre et de mer, j’exerce sur toutes les provinces d’un empire sans bornes les droits illimités de proconsul, ma personne est inviolable ; tribun à vie, je m’impose au sénat ; censeur, j’administre les mœurs, — pontife souverain, les choses divines. Regarde, ô Mécène, regarde, c’est bien ton vieil ami, ton Auguste, qui trône au faîte des grandeurs, et qui, morne et découragé, te crie : Oh ! rends-moi ma jeunesse tranquille, rends-moi ces temps heureux où le pieux Apollodore m’enseignait le bonheur dans la modestie de la condition, et la simple et douce pratique des devoirs du citoyen et du sage ! Ces devoirs, je les ai trahis, mes pieds ont glissé dans le sang. L’ambition et ses furies m’ont emporté, et me voilà, moi, le maître du monde, regrettant et pleurant d’être devenu ce que je suis. » — Ainsi le Caïus Octave d’Ingres semble s’exprimer, et sa Livie, que nous dit-elle ? De celle-là, j’en voudrais parler tout à mon aise. Telle que le crayon du peintre l’a saisie avec son visage de camée, ses formes de déesse, habile, séduisante, rusée, pleine d’enchantemens et de précipices, je la prends pour faire de son personnage le centre d’une étude à part. Autour d’elle viendront se grouper des figures qui ne sont pas dans le tableau, mais qui sont dans Pline, dans Sénèque, dans Suétone et dans Tacite, et sur lesquelles l’érudition et la critique modernes ont projeté leurs clartés.


I.

Je m’incline devant la majesté du caractère de Livie, j’admire ces grâces décentes, cette douceur d’accueil, qui la distinguent des rudes figures du passé ; il n’en est pas moins vrai que cette vestale des matrones avait au cœur, sous une apparence de placidité, l’ambition la plus remuante et la plus atroce. Son petit-fils Caligula, ce fou qui l’avait d’enfance beaucoup et de très près observée, disait d’elle : « C’est Ulysse en robe de femme. » On ne combat point l’intrigue des autres avec cette habileté suprême sans être soi-même rompu plus ou moins à l’art de l’intrigue. Quand je vois l’histoire travailler imperturbablement pendant un demi-siècle à la fortune d’un personnage, l’idée me vient de rechercher dans quelle mesure de complicité ce personnage peut être avec les événemens, et j’avoue que trop de calme ici me donne à réfléchir. Les circonstances ne nous aident point seules, il y faut bien aussi tenir la main, et cette main, je n’aime pas qu’elle se cache. Livie avait cela de commun avec Auguste, qu’elle savait se dominer, être maîtresse de soi dans la douleur et par occasion jusque dans le crime. Je me défie de Tacite, et cependant comment ne point avoir des doutes en présence de cette suite de catastrophes qui semblent se donner le mot pour venir coup sur coup aider aux combinaisons dynastiques d’une femme? Auguste n’a point de fils, Livie a Tibère, et c’est maintenant au destin de s’arranger de manière à favoriser le plan de l’impératrice, laquelle entend et prétend que le successeur d’Auguste soit Tibère et non autre. Le destin travaillera-t-il seul? Rien ne nous empêche de le croire. L’histoire a des versions en sens contraire : pures calomnies ! Des héritiers au trône du monde ne peuvent-ils sortir jeunes et brillans de cette vie sans qu’on attribue leur mort à la violence? Louis XIV, dont les dernières années par leurs revers et leurs deuils rappellent tant la fin d’Auguste, le grand roi vit également devant ses yeux la solitude s’étendre, les lis tombèrent moissonnés tout à l’entour. On parla de crimes secrets, d’empoisonnemens ; l’histoire a depuis instrumenté, et son enquête n’a rien trouvé. C’est possible que toutes ces funérailles répétées fussent dans les décrets des dieux. Oh ! ces fameux projets des fondateurs de dynastie, éternelle déception dont l’exemple n’instruit personne ! Tant de travaux, de ruses, de scélératesses entassées, pour qu’à un jour donné tout s’effondre !

De cette femme, l’honneur, la joie et l’ornement de son trône, Auguste n’aura point d’enfant. Comment perpétuer la race, faire refleurir le précieux sang? Julie est là, sa fille unique, fille d’un premier lit. Il la donne à Marcellus, né d’Octavie, la sœur bien-aimée, et presque aussitôt Marcellus meurt. Il n’avait pas vingt ans; le peuple l’aimait de cet amour étrange, irréfléchi, qu’il témoigne aux héritiers présomptifs. On met en eux espoir et confiance, on se grise d’illusions à leur sujet; s’ils viennent à succomber jeunes, la mort pose à leur front une auréole dont les rayons brillent ensuite à travers les âges. Toutefois ne nous y trompons pas; ces hyperboliques panégyriques ne sont point les seuls courans par où s’épanche la douleur des peuples, le livre de nos mécomptes est en partie double, et l’éloge du héros défunt n’obtient tout son effet que lorsqu’il renferme un acte d’accusation contre celui des survivans auquel l’événement profite ou semble profiter. Auguste, en le mariant, avait adopté Marcellus. Déclaré prince héréditaire de l’empire, le fils d’Octavie barrait le chemin au fils de Livie. Dion Cassius a bien quelques soupçons, mais il n’insiste pas. « D’ailleurs, écrit-il, cette année et celle qui suivit comptèrent parmi les plus insalubres, nombre de gens furent enlevés. » Le jeune prince était de complexion délicate, point malade cependant; Antonius Musa, médecin d’Auguste, lui prescrivit la cure d’eau froide dont il mourut à Baïa. « Ou ce sera la maladie qui tuera le malade ou ce sera le médecin. » Nul doute que Beaumarchais, plaçant à Rome la scène de sa comédie, n’eût ajouté : « A moins que ce ne soit le poison. » Ce bruit émut, passionna la ville; il passionna surtout la cour. Qu’on se représente les ennuis de Livie au milieu de ces femmes, toutes ses rivales à divers titres, toutes de la maison et détestant en elle l’étrangère : Scribonia, l’épouse dépossédée, Julie sa fille, que le veuvage rapprochait de sa mère contre la marâtre, Octavie, que l’affection avait élevée au rang même de l’impératrice et au partage des honneurs suprêmes, Octavie, dont le désespoir jaloux ne pardonnait pas à la femme d’Auguste d’avoir deux fils pleins de force et d’éclat, tandis que son Marcellus à elle n’était plus! « Elle détestait toutes les mères, dit Sénèque, et par-dessus toutes abhorrait Livie, qui lui semblait avoir pris pour ses fils le bonheur qu’elle s’était promis. » Marcellus dura peu, et sa prompte fin s’explique aisément. L’époux n’était point de complexion à supporter l’épouse; livré en pâture aux premiers feux d’une Julie, le délicat et fragile enfant n’eut même pas le temps de se reconnaître. On le voit plier, s’affaisser. Laissons dormir les poisons de Livie, nous en retrouverons la trace ailleurs, et ne parlons ici que des brûlans triomphes de Lucine et de la consomption qui en résulte.

Marcellus mort, pleuré, chanté, Julie redevenait un embarras. « J’ai deux filles, disait Auguste, qui me sont un égal tourment, ma Julie et la république romaine. » Le père ne se séparait pas du politique, et ce fut le grand mal. Il y perdit la joie du foyer, spéculation suprême de son égoïsme, et ne réussit qu’à pousser hors des tempéramens la plus insoumise et la plus folle des créatures. A qui la marier? Livie, dès ce moment, n’eût pas demandé mieux que de la prendre pour Tibère; mais Octavie, en bonne sœur, s’interposa. Auguste, toujours préoccupé d’intérêts dynastiques, penchait vers Agrippa. « Tu, l’as fait si grand, cet homme, lui soufflait Mécène à l’oreille, qu’il faut à présent qu’il devienne ton gendre, ou qu’il tombe! » Mais Agrippa dépassait la quarantaine, et Julie avait dix-sept ans; de plus, il était marié avec Marcella, sœur de Marcellus. N’importe, ce que voulait Auguste, Octavie le voulait non moins. Déjouer les plans secrets d’une Livie, quelle fête, et comment ne pas interrompre son deuil en pareil cas? La mère éplorée fit trêve à ses douleurs, et travailla de toute son influence au divorce, heureuse, au prix même d’un tel outrage infligé à sa fille, de couper court aux arrogantes combinaisons d’une matrone détestée.

Livie avait le calme des âmes fortes, toujours maîtresses de l’heure, même quand elles n’en profitent pas. Battue dans le présent, ses calculs se portèrent aussitôt sur l’avenir : partie remise, jamais perdue! Dans sa modération, sa patience entrait comme un pressentiment des longues années qu’elle avait à vivre. Le mariage de Julie et d’Agrippa eut lieu selon le vœu d’Auguste, et le vainqueur d’Actium ne tarda guère à connaître les bénéfices d’une si fameuse alliance. Une chose manquait à Vipsanius Agrippa, que ni les services rendus ni la faveur d’Auguste ne pouvaient donner : la naissance. Aux yeux de l’aristocratie romaine, dont sa femme allait représenter l’exquise fleur, ce fier soldat, ce grand ministre n’était en somme qu’un parvenu! Avec cela, point de jeunesse, l’humeur sévère et la rudesse d’un homme qui, ayant passé son temps au milieu des combats et des affaires, ne connaît rien de la vie, de ses plaisirs ni de ses élégances, et partant les méprise. Vir simplicitati proprior quam deliciis, écrit Pline; signalement certain, auquel répond exactement le portrait. On peut voir à Venise, dans la cour du palais Grimani, une statue superbe d’Agrippa, marbre colossal et qui jadis décorait le panthéon d’Auguste. Le héros est représenté nu, à la manière grecque, son glaive dans la main droite, sa chlamyde jetée sur l’épaule, le pas en avant comme pour l’attaque. La poitrine se développe largement, partout la force éclate, mais sans grâce aucune. Vous êtes devant le type d’un robuste laboureur de la campagne de Rome; la nuque tient du taureau, et les attaches de la tête montrent une musculature herculéenne. Le buste que nous avons au Louvre donne la même idée : masque viril, œil renfoncé, regard scrutateur, bref tout ce qui dénonce un caractère sombre et médiocrement fait pour plaire aux femmes. « La liberté dont on jouissait sous le divin Auguste fut si grande, que nombre de gens allèrent jusqu’à reprocher impunément son manque de noblesse à l’omnipotent Agrippa. » Julie en cela ne se gênait point, et du milieu de son cercle de jeunes seigneurs et de beaux esprits donnait le ton. Plus tard, Caligula renia carrément l’ancêtre; plutôt que de passer pour le petit-fils d’Agrippa, il répandit la fable d’un commerce incestueux d’Auguste avec sa propre fille. En attendant que, mort, on le désavouât, Julie rougissait de lui vivant. Sur un sujet, ils auraient pu s’entendre. Julie n’était pas simplement la fille d’Auguste, elle était aussi la personne la plus lettrée, la plus instruite. Agrippa, de son côté, appréciait infiniment les belles statues et les beaux édifices, ne rêvait pour Rome qu’embellissemens : tous deux avaient des goûts artistes, ce qui les rapprochait; mais dans la pratique le point de vue était tout différent. La femme ne songeait qu’à son agrément personnel, au luxe particulier de sa maison, tandis que lui, dont les préoccupations ne cessaient de s’étendre au-delà de la vie privée et d’embrasser l’état, n’aimait les arts que pour les avantages publics qu’ils procurent, et dépensait sa fortune à bâtir des portiques, des temples et des thermes, à construire des aqueducs, à planter des jardins où les statues, les fresques, naissaient et se multipliaient sous la pluie d’or.

Ce malheureux hymen commença pourtant par donner de beaux fruits : Caïus d’abord, Lucius ensuite, puis Julie, puis Agrippine. Auguste voyait s’accomplir ses vœux les plus chers. Sur-le-champ il adopta ses petits-fils, assurant ainsi la succession au trône dans sa race, et la prémunissant contre les attentats dont il pourrait être l’objet. On n’aborde pas impunément une Circé comme Julie. Malgré le triple airain qui l’entourait, ce cœur de soldat fut envahi. Agrippa subit le charme irrésistible, et, bientôt forcé d’ouvrir ses yeux à l’évidence, combattit le mal sans le vaincre. Sa dignité lui défendait de se plaindre et de rien laisser voir. Les expéditions militaires, les travaux et les fatigues de la vie d’état semblaient devoir offrir un refuge à son chagrin, il n’y trouva que des prétextes pour quitter la place où d’autres, plus brillans, plus heureux, se prélassaient. Vainement refoulée, la possession démoniaque le suivit partout, hâta sa fin. Agrippa meurt à cinquante-deux ans. A peine laisse-t-on à sa veuve le temps de mettre au monde un dernier enfant, — cet Agrippa posthume au sort duquel il sera dûment pourvu au jour donné. Aussitôt l’intrigue se renoue. «Bien coupé, mon fils, dira plus tard la mère de Charles IX, maintenant il s’agit de recoudre. » Livie s’entendait à recoudre. Dix ans, elle avait attendu que Julie redevînt libre, et cette fois il la lui fallait pour son Tibère. Tristes noces, plus funestes encore que les secondes!

Déjà du vivant d’Agrippa, Julie s’était distinguée par les désordres de sa conduite, désordres que facilitaient les continuelles absences d’un mari dont les affaires de l’état sollicitaient la présence tantôt au milieu d’un camp, tantôt à la tête du gouvernement d’une province reculée. Vers cette grande dame, la première dans Rome et la plus belle, affluait tout ce que la jeunesse avait de brillant, et pas n’était besoin de savoir par cœur l’Art d’aimer ou tel autre poème d’Ovide pour s’entendre à lier et mener une intrigue de galanterie avec la femme du vieil amiral. Julie, à la faveur du mariage, s’émancipait délicieusement des lourds ennuis endurés sous le toit domestique. Enlevée de bonne heure à sa mère et transportée au palais, elle avait grandi sous la direction d’un père affectant beaucoup la simplicité des mœurs bourgeoises et d’une rigidité souvent pédantesque. Tout n’était point rose dans ce gynécée entre la tante Octavie, l’austère marâtre Livie et Scribonia, la vraie mère, qu’on ne perdait pas une occasion de quereller. Auguste avait cette manie de ne vouloir porter que des vêtemens fabriqués chez lui par les siens; il fallait bon gré mal gré coudre et filer de la laine du matin au soir, et cette attitude rétrospective d’un chef d’état visant la popularité agaçait invinciblement la jeune princesse, qui n’était rien moins qu’une Nausicaa, et par ses impatiences déjà préludait à cette fameuse réponse venue plus tard : « Si mon père oublie qu’il est césar, j’ai le droit de me souvenir, moi, que je suis sa fille ! » Quant à des jeunes gens, on n’en voyait pas un seul. Tout le système d’éducation tendait à convaincre les Romains de la divinité du sang de Jules; c’était un cérémonial de sanctuaire avec quelque chose de l’étiquette de la cour d’Espagne sous Philippe II. Un jour aux bains de Baïa, un jeune homme de qualité, Lucius Vicinius, croit de son devoir de venir présenter ses hommages à la princesse, et tout de suite Auguste le remet à sa place et lui reproche « sa démarche incorrecte » dans un de ces billets qu’il rédigeait en homme d’esprit et traçait en calligraphe.

Julie étouffait à la chaîne, en elle la nature violente se révoltait, et, quand le mariage ouvrit à ses ardeurs le libre espace, elle s’y précipita d’un de ces élans cent fois accrus par la compression. Ici commencent les grands jours de ses désordres. Avec Agrippa, l’ami de jeunesse et l’intime confident d’Auguste, le ferme soutien de l’établissement impérial et le plus populaire des héros de Rome, elle avait pu garder certains ménagemens; mais qu’avait-elle à se contenir vis-à-vis de ce Claudien ténébreux et toujours s’effaçant derrière une mère intrigante, de ce fils d’une Livie, trop honoré de s’unir au sang des princes dont elle était, et qui, — incapable de lui donner cette situation véritablement suprême où l’avait mise son second mari, — à tant de disgrâces joignait celle d’avoir jadis méprisé ses avances[1]? La liaison avec Sempronius Gracchus, entamée du vivant d’Agrippa, reprit de plus belle et comme à ciel ouvert. Après, en même temps, d’autres eurent leur tour : Murena, Cœpio, Lépide, Ignatius, Antoine, fils du grand triumvir, pour le goût des plaisirs, l’ambition, tenant de son père, plus doué cependant du côté des finesses de l’esprit, un délicat, presque un poète et l’ami d’Horace, qui l’a célébré dans une de ses odes. C’était là sans aucun doute une société fort immorale et comme les pouvoirs despotiques réussissent à en établir en faisant refluer dans la vie privée toutes les énergies militantes, toutes les forces habituées à se dépenser dans la vie publique. Plus de forum, plus de politique, mais un besoin effréné de luxe et de jouissances, de misérables intérêts de coterie, la foire aux anecdotes, aux scandales, mille pernicieux canaux par lesquels la dérivation s’opère. Auguste, en constituant sa monarchie, réunit tous les pouvoirs dans sa personne. Alors commence le rôle des femmes de la maison impériale, dont les caprices et les galantes équipées deviennent affaires d’état. Sous ses dehors d’élégance et de savoir-vivre, cette société, — ce grand siècle, ainsi qu’on l’appelle, — cache des abîmes de corruption. Sa littérature, ses beaux-arts, ses raffinemens de goût, pure surface, tapis de fleurs et gazons verts couvrant et dérobant l’infect marais! Le chantre de la modération dans les plaisirs, de la vie bornée, Horace perd de sa faveur, c’est Ovide qui tient le haut pavé : l’Art d’aimer est dans toutes les mains, et l’empereur Auguste, « restaurateur des bonnes mœurs, » n’y voit point de mal. C’est qu’au fond la morale proprement dite l’occupe assez peu, il ne demande que des ménagemens extérieurs : soyez au dedans ce que vous êtes, — des libertins et des courtisanes, — mais au dehors, en public, point de scandale ! Pour le peuple, du pain et des spectacles; pour la noblesse, toutes les jouissances d’une vie de loisirs.

Il y eut cependant des natures absolument réfractaires à cet esprit de dissimulation ; on en vit qui par opposition affichèrent leurs débauches. Julie était de ces natures, toujours vraie et portant haut même ses vices, — du reste le parfait produit de son temps et de la société qui l’avait élevée. Jugée à ce point de vue, l’effroyable pécheresse ne vaut pas moins que tout ce qui l’entoure, elle vaut peut-être mieux. Outre cette droiture dont je parle, elle avait l’humanité, la bonté d’âme; prœterea mitis humanitas minimeque severus animus, dit Macrobe. Livie était assurément une plus honnête femme; elle, Julie, était un plus honnête homme. Ses crimes n’ont fait d’autres victimes qu’elle-même, jamais vous ne lui surprenez la main dans un meurtre, ce qui ne se peut dire de l’épouse d’Auguste, chaste et pudique, mais cruelle, — sang de vipère, tranquille, froid et venimeux. D’ailleurs à ces désordres que d’excuses! Son père en la mariant avait-il une seule fois considéré autre chose que la raison d’état? Des premiers battemens de son cœur, de ses vœux de jeune fille, qui s’était occupé? Julie sentait les implacables droits qu’elle avait à l’indulgence de son père ; son tempérament de feu et la dépravation de la jeune noblesse firent le reste. Ingénieuse et brillante, elle apportait à la conversation toutes les ressources de l’intelligence la plus diverse et la mieux informée. Parler de sa beauté serait facile ; nous n’avons point ici, comme pour Cléopâtre, à conjecturer sur la foi de quelques documens que l’imagination interprète. Les médailles, les pierres gravées, nous renseignent; à qui ce genre d’iconographie ne suffit point, le Louvre offre son répertoire. La statue que nous avons d’elle au musée la représente en Cérés, la couronne au front. Vous êtes vis-à-vis d’une femme abordant la trentaine, belle et d’une superbe distinction. Le visage, où se montre la fierté des races royales, n’en respire pas moins un grand charme; les traits sont fins, délicats, la vie et l’esprit les animent. Involontairement devant ce marbre vous vous dites : « Qui que tu sois, tu seras vaincue, et fille de césar bien plus encore ! » Légèreté, hauteur, coquetterie, tout l’arsenal de la provocation, et rien pour la défense; aucune volonté, point d’énergie, un large et souple pallium enveloppe le corps élancé dont le maintien trahit la grande dame. Dans ce costume, décent jusqu’à l’austérité, ne découvrant que la main gauche, tandis que le bras droit se relève sous les plis et doucement sert de support au cou, — l’œil scrupuleux d’Auguste ne trouverait pas un défaut à reprendre.

On sait quel juge morose était César et combien il avait la remontrance aisée en ces questions d’attitude et de toilette. Trop de luxe, de familiarité l’indisposait; il ne permettait pas à sa fille de paraître vêtue librement. Un jour, au théâtre, pendant un combat de gladiateurs auquel assistait la famille impériale, il constata, non sans mauvaise humeur, la différence très marquée d’impression que produisirent sur l’assemblée l’apparition de Livie et celle de Julie. L’une arrivait accompagnée d’un conseil d’hommes graves et déjà mûrs, tandis qu’autour de l’autre avait pris place une députation de la plus frivole jeunesse. Julie, à peine rentrée, eut sa semonce sous forme d’un de ces billets que son père aimait à décocher, et, comme elle avait l’esprit de famille et n’était point une personne à se déconcerter jamais, elle riposta sur-le-champ : « Patience pour mes jeunes gens, et ne me les reprochez pas tant, car eux aussi vieilliront avec moi ! » Auguste sourit et continua son métier d’épilogueur débonnaire. Au fond, il l’adorait et refusait de croire à son inconduite; tout au plus admettait-il ce que nous appellerions des inconséquences. Une autre fois il la surprit se faisant enlever quelques rares cheveux blancs poussés bien avant la saison sur cette jolie tête. La cueillette allait son train, lorsque l’arrivée soudaine de césar dérangea tout; les femmes n’eurent que le temps de s’échapper, emportant ou croyant emporter le secret de l’opération; néanmoins il resta des traces, deux ou trois cheveux égarés. L’empereur les remarqua, se mit à causer de choses diverses, et, sans en avoir l’air, amena la conversation sur l’âge de Julie. « Et penser, lui dit-il, que dans quelques années tu vas commencer à vieillir. Qu’aimeras-tu mieux alors, des cheveux blancs ou de la calvitie? — Moi, cher père, mais il me semble que je préférerais encore des cheveux blancs! — Oh! la fourbe! reprit Auguste. S’il en est ainsi, pourquoi souffres-tu que tes femmes déjà commencent à te rendre chauve ! » Je me la représente devant l’autel de sa toilette, environnée de tout le personnel, de tout le cérémonial du culte. Assise sur le siège d’or, — tandis que des servantes empressées passent aux doigts de ses pieds les anneaux de pierreries ou baignent de senteur les draperies de sa tunique, — elle jase et badine, et sa bouche fraîchement teintée de carmin ébauche un sourire à l’esclave qui lui tend le miroir. L’esclave au miroir est de toutes les filles du service la plus rapprochée de sa maîtresse. On la veut jeune, belle, et surtout irréprochablement saine de corps, chose rare à trouver au milieu de la corruption des mœurs romaines. La pureté de son haleine décide de sa fortune. Elle souffle sur le miroir, et, pour être adoptée, il faut que la surface limpide un moment ternie renvoie à l’odorat de la grande dame un parfum de rose et de violette. Comme elle a son Éthiopien pour l’accompagner et la garder, Julie a son esclave favorite préposée au miroir, aux secrets messages. Phœbé vit dans la contemplation, l’adoration de sa patronne. Cette jeune tigresse devient une gazelle apprivoisée aux genoux de l’auguste princesse, qui, selon les caprices de l’heure, la flatte, l’attife, l’enguirlande, ou s’amuse à lui darder dans les chairs son épingle à cheveux.

On n’en finirait pas avec ces traits anecdotiques qui nous montrent, — chacun dans son caractère et son contraste, — ces deux personnages si peu semblables, quoique si rapprochés, et malgré tout liés d’invincible tendresse : celui-là, dévotieux gardien des convenances, fauteur des vertus domestiques, circonspect, économe, frugal; celle-ci, tout à son luxe, à ses entraînemens, à ses passions, le sang impétueux du grand Jules, sa vraie nièce, et la postérité retrouvée de Vénus, l’immortelle aïeule ! Auguste, ayant un soir désapprouvé l’équipage de sa fille, la vit venir à lui le lendemain mise très simplement, et comme il la félicitait du changement : « C’est qu’aujourd’hui, répondit-elle, je me suis habillée pour mon père, et hier pour mon mari. » Chez une Romaine de la république, le mot pourrait passer; mais chez Julie comment y croire? C’est pour ses amans qu’elle s’habillait et non pour son mari, qu’elle abhorrait, et qui, farouche, à l’écart dévorait sourdement ses colères, ne se sentant point de force à porter plainte. Les bruits promenés par la ville, certains propos licencieux de Julie, lui tintaient aux oreilles. A l’observation d’un de ses amans, lequel, sachant le fond des choses, lui demandait comment il se faisait que tous les enfans d’Agrippa ressemblassent à leur père, l’épouse impudique n’avait-elle pas répondu par ce trait d’une audace dont l’honnêteté de notre langue ne souffre point la traduction : Nunquam enim nisi navi plena tollo vectorem ?


II.

Revenu depuis peu de sa dernière campagne en Germanie, Tibère, d’un simple coup d’œil, s’était rendu compte de la situation, et la mesurant bien, avait dû reconnaître qu’elle n’était pas à son avantage. L’influence de Julie régnait sans égale; une riche lignée de princes et de princesses entourait la féconde mère et déjà grandissait pour la dynastie. L’aîné de ses fils, Caïus César, héritier présomptif, s’avançait chaque jour d’un pas plus assuré dans la faveur publique. Auguste l’y aidait de tout son pouvoir, et dans son impatience à le couvrir, à l’accabler d’honneurs, lui et son frère, obtenait du sénat les dispenses d’âge nécessaires. Les infans, salués, acclamés par la foule, occupaient la scène au premier rang; ils habitaient chez Auguste, qui lui-même présidait à leur éducation, les voulait pareils à lui en toute chose et s’évertuait à leur transmettre jusqu’à son écriture. A la table de famille, il les plaçait à sa droite sur le triclinium; en voyage, ils chevauchaient près de l’empereur ou montaient dans une litière qui précédait la sienne. Tibère n’était pas seulement mis à l’ombre, il gênait. Le tribunat même, dont il venait d’être investi, ne le défendait point contre l’outrage. A trente-six ans, malgré ses victoires et ses nombreux services, il lui fallait à chaque instant subir les arrogances des jeunes princes du sang et de leur cour. Le peuple l’accueillait avec froideur et la société n’avait plus assez de sarcasmes pour cet époux si aveugle ou si tolérant, impudicitiam uxoris tolerans aut declinans.

Julie cependant réclamait davantage, la présence de Tibère l’importunait pour vingt raisons. Elle entreprit donc de persuader son père, et l’odieux fils de Livie reçut la mission d’aller en Orient guerroyer contre les Parthes. On évitait ainsi toute chance de conflit entre un mécontent dangereux et ces jeunes césars, dont l’astre naissant ne devait pas être offusqué. A l’époque du premier mariage s’était déjà produit quelque chose de pareil à cette situation. Marcellus, qui jouait alors, comme époux de Julie, ce brillant premier rôle que le prince Caïus, fils de cette même Julie, tient à l’heure où nous sommes, — l’imberbe Marcellus, ivre de sa popularité, de sa faveur auprès du maître, avait osé vouloir lutter d’influence avec un Marcus Agrippa, et, — signe caractéristique, — c’était l’enfant présomptueux qui l’avait emporté sur le vainqueur d’Actium. Auguste, malade et en danger de mort, avait remis l’anneau de l’empire à son coadjuteur illustre, de quoi le petit aiglon devint tout rouge et cria si fort que césar, aussitôt rétabli, dut s’incliner devant cette puérile prétention et lui sacrifier Agrippa, ce que Pline appelle à très juste titre la regrettable mission d’Agrippa, pudenda Agrippœ ablegatio. On sait comment le vieux soldat prit l’affaire; il accepta cette mission, en chargea des officiers de sa suite et demeura, lui, dans le voisinage de l’Italie. Tibère avait trop de piété, de soumission envers ses bons parens, pour jamais risquer de leur déplaire. D’ailleurs ce que l’indispensable ami d’Auguste pouvait se permettre n’était point là de saison. Tacite vante la modestie de Tibère; cette vertu ne l’empêchait pas de ressentir l’injure, mais elle communiquait à son ressentiment une invincible force de passivité. Le dégoût, la mélancolie aidant, il résolut de rompre à tout prix avec ces relations dont le poids l’accablait. Il en avait assez de ces misères que lui infligeaient de tous côtés la jalousie des jeunes princes et l’implacable animosité de sa femme. Il voulait l’absolue solitude, une retraite silencieuse et lointaine, et pour seules consolations la science et les lettres. Peut-être aussi qu’un secret calcul n’était pas étranger à ce dessein, et qu’il comptait provoquer de sérieuses réflexions chez son ingrat beau-père en le mettant à même de sentir le vide de son absence et de voir si c’était avec des jouvenceaux qu’on remplaçait un homme tel que lui. Il déclara donc que sa santé non-seulement ne lui permettait pas d’entreprendre une nouvelle campagne, mais le forçait de se démettre pour un temps de tous ses emplois. L’empereur refusait d’y croire, il supplia, peine perdue! La dissimulation implique toujours une certaine faiblesse, et Tibère avait l’entêtement des caractères faibles, qui lentement cheminent vers un point et jamais ensuite n’en démordent.

Il quitta Rome et l’Italie, se dirigeant vers Rhodes. Auguste ne s’y trompa point; c’était son divorce avec Julie que Tibère venait de dénoncer. Le maître du monde reçut l’outrage avec amertume. « La retraite de Tibère, remarque Pline, fut une des hontes et des grandes douleurs de la vie d’Auguste; » mais cet exil volontaire, grâce aux manœuvres de Julie et de Sempronius Gracchus, n’allait guère tarder de se changer en exil forcé. Tibère en effet laissait Livie seule aux prises avec une cabale impitoyable. Julie et Scribonia sa mère l’emportaient; derrière elles se groupaient tous les ennemis de l’impératrice et de son fils, cet odieux pédant, comme on l’appelait dans sa propre famille. Il ne s’agissait plus que de profiter de l’avantage pour creuser entre Tibère et son beau-père ulcéré un de ces abîmes qui rendent les retours impossibles et chasser une fois pour toutes cet intrus de la maison de Jules. Le but n’était pas hors de portée, seulement il eût fallu prendre au sérieux l’aventure, vouloir ce qu’on voulait, et par malheur Julie était bien légère et Livie bien forte. La partie néanmoins s’engagea.

Au premier rang de la jeune noblesse romaine figurait Sempronius Gracchus, très bien doué, très instruit, passé maître dans tous ces agrémens qui vous mettent un personnage à la mode, et d’autant plus dangereux que ces talens, qu’il possédait en quantité, lui servaient de préférence à nuire. Cet homme, l’amant de Julie sous Agrippa, et qu’elle avait voulu quitter en se remariant, ne pardonnait point à Tibère d’avoir jeté un moment le trouble dans ses relations secrètes. Après les premières couches de sa femme, Tibère, ayant perdu l’enfant, s’éloigna peu à peu, et Sempronius, habile à saisir l’occasion, reconquit sa maîtresse et sa proie. N’importe, cette rupture avait aigri le libertin non moins que l’intrigant; c’était donc entre lui et Tibère, — qui d’ailleurs savait tout, — une haine à mort. Le programme était des plus simples ; envenimer la blessure faite au cœur d’Auguste vieillissant, pousser à l’irritation, à la colère, le mécontentement contre Tibère impie envers le meilleur des pères, rebelle envers son souverain. Julie écrivait à l’empereur des lettres intimes que dictait Sempronius, correspondance pleine de griefs et de rancunes, acte d’accusation poursuivi pendant quatre ans, au bout desquels l’absent devint un proscrit. Julie avait brisé l’obstacle; débarrassée enfin de son importun surveillant, elle crut pouvoir s’affranchir de tout respect humain à l’égard d’une alliance qui légalement tenait encore. Auguste, pris d’un redoublement de tendresse, la comblait de soins, de prévenances, comme s’il l’eût chérie davantage à cause de la conduite de Tibère. « Les princes, écrit Dion Cassius, savent tout plutôt que ce qui se passe dans leur propre maison, et tandis que leurs moindres actes sont connus de chacun, rien ne leur arrive de ce qui se fait dans leur entourage. » C’était le cas d’Auguste envers sa fille. Il l’estimait un modèle d’honneur et de vertu; ses reproches ne visaient jamais que des oublis de convenance. Il avait bien, du temps d’Agrippa, jadis ouï parler de désordres, mais ces bruits ne résistaient point à la première enquête. Un simple regard promené autour de lui sur les enfans de Julie avait suffi pour le rassurer. Les chers enfans rappelaient, à s’y méprendre, les traits d’Agrippa leur père, et césar, qui naturellement ignorait certains secrets confiés aux seuls élus, ne pouvait que rougir d’avoir douté.

Elle cependant, mettant de côté toute retenue, descendait chaque jour d’un degré l’horrible échelle. Livie, impassible, observait, prête à s’avancer pour jeter au gouffre sa rivale; mais le moment, il fallait l’attendre. Froide, muette, elle guettait; le serpent dans la jungle a de ces affûts : l’oiseau frivole et toujours gazouillant tombe de branche en branche ; un mouvement encore, il est mort ! L’imprudence, trop de hâte pouvait tout perdre; allez donc disputer son trésor à ce père frappé d’aveuglement et qui, non content de traiter le bruit public de calomnie, en est venu à se faire de sa Julie un idéal de chasteté! « Ainsi, disait-il entre amis, devait être cette Claudie dont parle l’histoire, » — Claudia Quinta, qui jadis, aux temps de la seconde guerre punique, avait par un miracle confondu ses accusateurs. Un navire, apportant de Grèce la statue de la mère des dieux, s’était échoué près du port d’Ostie, et les devins annonçaient que, seule, une honnête femme pouvait le remettre à flot. Alors, d’un groupe de matrones venues au-devant de l’image sacrée, Claudia se détache, elle saisit la rame en invoquant Cybèle : ô prodige! sous cette faible main, la masse pesante s’ébranle, remonte le Tibre et gagne la ville au milieu des acclamations du peuple. Ne croirait-on pas lire une légende du moyen âge? De ce navire de Cybèle, il semble que la barque de Lohengrin soit sortie. Illusion étrange, comparer Julie à cette femme dont les dieux attestaient le mérite et qu’une statue d’airain immortalisa dans Rome!

Auguste avait soixante et un ans; sa gloire, son pouvoir, son bonheur domestique, touchaient au faîte. En revêtant la robe virile, Caïus d’abord, plus tard Lucius, son frère, avaient été présentés au peuple, et désormais, proclamés princes de la jeunesse, ces deux fils de Julie, dans leur brillante armure d’argent, conduisaient au Champ de Mars l’escadron de la chevalerie romaine. Salué lui-même par le sénat du titre de père de la patrie, le fortuné souverain entendait des millions de voix porter son nom jusqu’aux nues; c’é- tait le plus grand honneur que Rome pût décerner. A l’occasion de cet événement, des fêtes eurent lieu; Auguste les présida, partout accompagné de Julie, orgueil suprême de sa race. Et quel père en effet n’eût été fier d’une telle fille? A ne parler que de sa beauté, la distinction régnait sur tous ses traits, d’une expression ordinairement plutôt sévère; la ligne droite qui, tombant du front, dessinait le nez de forme grecque se courbait légèrement à la hauteur des yeux, et donnait au visage un air sombre, parfois dur, signe caractéristique des césars. La froideur et le dédain se lisaient sur les lèvres. Un sein sculpté dans le marbre, des épaules de déesse, prêtaient à l’ensemble de la physionomie des séductions faites pour tempérer l’excès de dignité. Au front brillait le diadème, tandis que sur la nuque trois rangées de perles cerclaient une masse de cheveux noirs tordus en un seul nœud. Au moment où son père lui présentait la main soit pour sortir du palais, soit pour y rentrer, un cri d’admiration jaillissait de toutes les poitrines, et, parmi tous ces hommes au milieu desquels elle passait impénétrable, combien n’étaient-ils pas ceux qui pouvaient se dire : « Vesta! j’ai soulevé tes voiles! » Malheureux Auguste! quel réveil l’attendait! Tandis qu’il s’abandonnait à ses paternelles effusions, d’horribles rumeurs circulaient par la ville. Il n’était bruit que des amours criminelles de Julie, de ses déportemens; on se racontait ses défis impudens portés à la morale publique, ses folles jouissances que doublait l’attrait irritant du péril.

L’orage se formait, grandissait. Ces fêtes que partageait Livie, ces odieuses solennités en l’honneur de Julie et des jeunes princes, ne lui rappelaient à elle que son Tibère disgracié. Le ramener au pied du trône, lui restituer avec son crédit les espérances d’autrefois, c’était l’œuvre où depuis longtemps s’appliquait la persévérante matrone. Julie, par l’impétuosité de ses déréglemens, semblait vouloir d’elle-même hâter sa perte. Déjà la catastrophe l’enveloppait, elle ne voyait rien; ses pas étaient suivis, de tous côtés des espions éventaient sa trace. Livie sentait son ennemie là où elle la voulait, et, quand elle eut bien reconnu que nul moyen ne lui restait de s’échapper, tira le filet sur sa proie. Le premier instant fut terrible, jamais pareil scandale n’avait soulevé Rome; les dénonciations arrivèrent foudroyantes, et, grâce aux bons offices de la magnanime impératrice, toutes portaient coup. C’est qu’il ne s’agissait pas aujourd’hui de menus griefs, de galanteries plus ou moins discrètement gouvernées, la fille de César était accusée de s’être ravalée au niveau de la dernière des créatures. Outrages répétés à la foi conjugale, impudicités de toute sorte, flétrissure portée à la maison impériale par de grossières débauches et le mépris des lois et ordonnances du souverain, intelligences politiques et complots avec plusieurs de ses amans reconnus coupables d’avoir conspiré, — tel fut l’acte d’accusation qui, frappant Julie, allait atteindre son père encore plus cruellement peut-être. Il fallait que ces divers crimes eussent pour eux des témoignages publics bien irrécusables, que tout cela fût bien patent, bien avéré, pour que Livie jugeât l’occasion venue de lancer l’attaque.

Auguste adorait cette fille; en outre il avait horreur du scandale. L’opinion lui força la main, et le maître du monde, impuissant à sauver même les apparences, dut se résigner à voir la discussion publique s’emparer de ses secrets et de ses hontes de famille. Son amertume s’accrut de cette circonstance, il se reprochait aussi tant d’affection, d’indulgence, envers cette enfant, hier l’orgueil, désormais l’opprobre de sa vie. Capable de supporter la mort des siens, mais non pas de souffrir leur honte, il se voyait en présence de la plus affreuse catastrophe; la flétrissure imprimée au front de son enfant unique, l’honneur de sa maison violé, profané aussi ce divin sang des Jules dont la pureté constituait la force de la dynastie, et par là compromise à jamais la légitimité des héritiers de son nom et de sa puissance : c’était à perdre la raison. La bonne Livie avait calculé juste. Au saisissement de la première heure succéda bientôt la colère du désespoir ; lui-même requit les poursuites, et, ne pouvant se rendre en personne au sénat, chargea son questeur d’aller y notifier l’acte d’accusation. Le témoignage de l’histoire est écrasant, Sénèque surtout vous stupéfie; les autres, Tacite, Suétone, Velleïus, dictent leurs arrêts, prononcent à distance; lui, vous diriez qu’il a devant les yeux les pièces mêmes du procès; il parle d’autorité, raconte, et quels faits il avance! Convenons que ces grandes dames romaines étaient des impures épiques. Il y a dans leurs débauches et leurs vices quelque chose de monstrueux qui rappelle la fable : on se croirait parmi leurs dieux, tant c’est horrible!

Un jour devait arriver où le destin livrerait en pâture à quelques hommes l’univers avec toutes ses jouissances. Après la dernière guerre civile, il semble que la roue du temps cesse de tourner. C’est un silence formidable dans l’histoire, tout se tait, s’immobilise. Arrêt sinistre précédant l’inévitable écroulement du vieux monde ! Auguste règne à l’ombre du passé, les anciennes formes de la république l’aident à gouverner : s’il prospère et va jusqu’au bout, c’est pour avoir conquis le pouvoir qu’il exerce, pour s’être fait lui-même ce qu’il est; mais ses successeurs, eux, n’ont plus rien à prétendre, le monde est à jamais conquis, il ne leur reste qu’à jouir, l’humanité leur appartient, qu’en faire? Ils ne le savent, car la jouissance veut être conquise, et surtout veut être ménagée. La jouissance sans limites, sans intermittences, ne donne que des misanthropes ou des monstres. Tibère à Caprée bâille sa vie; les autres, Caligula, Claude, Néron, sont des hallucinés, des hystériques. La fille d’Auguste est de ce monde-là : insensée, insatiable!


III.

A l’une des extrémités de Rome, dans le voisinage du cirque, s’élevait le temple d’Hercule, vieil édifice d’un mauvais renom et qui datait du temps du roi Numa. Qu’on se figure une immense rotonde avec une double colonnade ionique recevant la lumière par en haut : tout autour régnait une galerie garnie de lits de repos et sur laquelle s’ouvraient les cabines et vestiaires des gladiateurs; au milieu se creusait fraîche et limpide la piscine qui servait à leurs bains et dont une statue de Phidias, — Hercule terrassant l’hydre de Lerne, — formait le rond-point. Les plus fâcheux bruits couraient sur ce temple, qui passait pour un lieu de rencontres clandestines et même pour un coupe-gorge. Une ordonnance du sénat en avait interdit l’accès aux femmes; c’était une raison pour que celles du meilleur monde se fissent un devoir d’y pénétrer. Là se rendait assidûment Julie, le visage masqué, un long voile enveloppant son corps de la tête aux pieds. La princesse emmenait avec elle dans ces expéditions son Éthiopien, grand et bel esclave fièrement découplé, devant qui s’abaissaient toutes les consignes. Reçue à la porte par le prêtre de service, elle enfilait, svelte et furtive, un escalier dérobé qui la conduisait au haut de la rotonde, où l’attendait, avec ses riches tentures, ses tapis, ses coussins de pourpre, un élégant salon, sorte de loge grillée qui par son ouverture livrait au regard tout ce qui se passait à l’intérieur. Voir sans être vue, plaisir de reine ! D’aventure, quand une amie se trouvait là, on échangeait ses idées, on se nommait les figures de connaissance qui se cachaient également dans les loges voisines, ou bien, accoudée seule, l’œil ardent et fixe, on rêvait.

Cependant les gladiateurs se préparaient aux combats du cirque, ceux-ci, plongés à mi-corps dans la piscine de porphyre, se détendant et s’étirant après le bain, ceux-là s’exerçant à l’escrime, quelques-uns frictionnant leurs membres assouplis, d’autres couchés entre les colonnes, causant et plaisantant avec leurs camarades encore dans l’eau. Rome, qui payait fort cher ses jeunes athlètes, les voulait dispos de corps et d’esprit, il fallait pour la satisfaire qu’on mourût avec de belles attitudes. Souvenons-nous ici de ce chef-d’œuvre du musée Capitolin[2] et pensons aux vers de Byron : « Sur un énorme bouclier, l’homme est gisant, blessé à mort, sa main droite, d’où le glaive s’est échappé, s’appuie au sol; l’inclinaison de la tête abandonnée et fléchissante, la fixité du regard, l’horripilation du front, tout indique l’approche du fatal instant où son dernier souffle va s’exhaler par sa bouche entr’ouverte. Il voudrait mourir seul, à l’écart, dérober au public la vue de ses traits crispés par l’agonie. Le cirque retentit d’applaudissemens et de clameurs; lui n’entend rien : ses yeux, son cœur, planent au loin. Encore quelques secondes, et son bras raidi s’affaissera, et sa tête immobile reposera dans l’éternel sommeil, en attendant il revoit sa hutte sauvage au bord du Danube, il sourit à sa jeune femme, qui le pleure au pays des Daces tandis que lui expire ici pour le gaudissement du peuple romain. »

C’était donc à régler ces effets et ces poses que s’appliquaient tous ces Antinoüs, ces Apollons, ces Hermès et ces Adonis, dont la plupart se sentaient sous le regard de leurs sultanes. Succomber avec goût, laisser le glaive s’échapper galamment de sa main, mettre de l’harmonie et du style jusque dans le spectacle de sa blessure, c’étaient les principaux attraits d’un gladiateur sur la scène; mais dans cette Rome dépravée d’autres théâtres, non publics, s’offraient à son activité, à ses talens. Comme les grands seigneurs du dernier siècle avaient leurs petites maisons, on avait au fond d’un faubourg la maison de sa nourrice : logis discret, d’apparence modeste, un sphinx de granit égyptien gardait l’entrée, nul n’y pénétrait, nul de ses yeux ne contemplait le luxe et les merveilles des appartemens intérieurs, sinon l’hôte mystérieux appelé, désiré, et qui souvent payait de sa vie la fatale initiation. Dire d’une femme qu’elle avait eu pour amant un gladiateur, aucun outrage n’égalait celui-là, mais chez ces natures dévorées d’appétits malsains le vice l’emportait. Voir fléchir sous le fer meurtrier de l’adversaire ce jeune héros qu’une heure auparavant elles serraient entre leurs bras, voir se décolorer, blêmir la pourpre de ces lèvres, où le sang naguère affluait en baisers de feu, cruauté féroce dont la seule idée vous épouvante, et que ces aimables vampires de l’antiquité goûtaient comme un raffinement de volupté ! C’était du reste pour les superbes curieuses une simple affaire de choix, car jamais plus belle collection de types ne s’offrit. A côté du Nubien taillé en Alcide, l’Africain crépu déployait sa gracilité de faune, et près d’eux se roulait par terre, — avec un tigre, — quelque blanc et nostalgique enfant de la Gaule, insoucieux des regards qui dardaient sur lui des tribunes. L’usage était qu’avant la sortie le prêtre de l’endroit vînt prendre les ordres de la fille de césar, qui négligemment du bout de son masque désignait sa proie. Avec des protections, on se tire de tout en ce monde, et le métier de gladiateur ainsi compris menait souvent un homme à la fortune, aux honneurs. Tous cependant n’acceptaient pas, et Julie elle-même, Julie, trouva sur son chemin des rebelles : chastes fils du septentrion que le souvenir de la patrie vaincue alanguissait jusqu’à la mort, barbares que le pressentiment d’un Dieu nouveau rendait indifférens aux débauches de Rome! Être la première par le rang, la beauté, pouvoir tout, braver tout, s’appeler Julie et compter avec ses caprices, en connaître d’inassouvis ! rencontrer devant soi des résistances ! Les cheveux dénoués, l’insulte aux lèvres, elle adjurait, gourmandait Vénus, invoquait le Styx, et s’égarait par les nuits obscures, les quartiers déserts.

Morne et farouche, l’Éthiopien toujours sur ses pas, où court-elle? Défier l’ingrate déesse qui la laisse souffrir au mépris de tant d’or versé dans ses temples; son instinct pervers la dirige, malgré trouble et vertige elle arrivera. Le Champ de Mars la reçoit : plaine immense vouée au dieu de la guerre et qu’habite une population à part. D’innombrables abris et constructions militaires forment dans le vaste espace un carré qui s’étend à perte de vue, et au milieu duquel se dresse en airain la statue colossale de Mars projetant sa grande ombre jusqu’au portique de la principale entrée, d’où l’œil plonge sans fin sur une avenue de colonnes. L’armée dort; partout le silence, que seul interrompt l’appel lointain des sentinelles. Tout à coup, de l’obscurité un groupe se détache; des soldats avinés regagnent leur quartier : ils sont quatre. Julie haletante leur apparaît debout sur le degré d’un marbre. Ils l’accostent effrontément. « Prêtresse d’Aphrodite, où vas-tu par ces heures nocturnes? — Et la fille de césar : — Aux mystères de Circé, où l’on voit les hommes se changer en taureaux ! »

De pareils procès s’emparent des esprits pour les occuper ensuite pendant des siècles. A tel jour, tel moment, Némésis frappe du pied le sol, et c’est alors comme une volcanique éruption de scandales dans cette atmosphère calme, étouffée. Ce qui hier encore pouvait s’appeler médisance, calomnie, aujourd’hui devient de l’histoire, et cette odieuse moisson, poussée, mûrie en un clin d’œil, des milliers de mains s’en arrachent les gerbes, les épis, jusqu’à la folle ivraie. « Horrible à la mémoire des hommes, s’écrie Velleius, effroyable à raconter ! La tempête éclata dans la propre maison de l’empereur. Oubliant tous ses devoirs envers son père, toute espèce d’égards envers son époux, Julie porta l’extravagance et le dérèglement au-delà des bornes de l’impudence, mesurant sa licence à la hauteur suprême de son rang. » Velleius, plus rapproché des personnes, s’en tient aux généralités, et, sous le coup de l’événement, n’ose aborder les détails. Si nous voulons des faits, attendons Sénèque, et demandons à ce contemporain de Claude et de Néron le brutal résumé de l’acte d’accusation. « De nuit, on la vit errer par la ville, au milieu d’une escorte d’amans, promenant ses hontes au Forum et prostituant de son dévergondage cette tribune aux harangues du haut de laquelle son père promulgua la loi contre l’adultère. De jour, c’était près de la statue décriée de Marsyas qu’elle donnait ses rendez-vous, et là, mêlée aux dernières créatures de Rome, elle partageait insolemment leurs vils plaisirs. » Et dans un monde pareil, dans cette société où vivait Julie, quelle considération l’eût arrêtée? Plus on est princesse et moins il vous reste de chance de salut. Une fois lancée sur la pente, c’en est fait. Le vice est un abîme, il attire, il a ses degrés qu’on aspire à descendre, ses secrets qu’on veut découvrir. Danser une ronde affolée autour de la statue de Marsyas, pour une princesse, quel attrait! Bientôt s’accroît la frénésie; cette statue, si on la couronnait ? La loi punit de mort cet acte infâme, donc le plaisir en serait double. L’émulation est une si belle chose que tout le monde en a, l’âme qui s’élève comme celle qui se dégrade; qui fait le bien cherche le mieux, qui fait le mal rêve le pire, et la fille de césar en vient à couronner la statue de Marsyas.

Le désespoir d’Auguste fut immense; seul retiré à l’écart au fond de ses appartemens, inabordable à ses amis, il n’avait plus devant les yeux que sa honte, et méditait de laver cette honte dans le sang de la coupable. Une des femmes de Julie, Phœbé, son affranchie et sa confidente, s’était pendue pour échapper à la main du bourreau. On rapporte la nouvelle à césar, qui s’écrie : « Pourquoi Phœbé n’est-elle point ma fille? » La princesse a moins de courage qu’une suivante, elle se cramponne à la vie, laisse vider la coupe d’amertume à son père, et lui, que tant d’infamie épouvante, ne sait plus à quel parti se résoudre. Il voudrait reculer, impossible. Cette publicité, ne l’a-t-il pas voulue? n’a-t-il pas déchaîné le scandale? Où sont les fidèles amis et conseillers des jours heureux? Agrippa, Mécène, qu’êtes-vous devenus? Si la mort les eût épargnés, rien de tout cela n’arriverait peut-être; mais à présent on avait devant soi des faits accomplis, on s’était engagé dans la voie rigoureuse, il fallait y marcher. Ici le politique se retrouve et parle; la sûreté personnelle du monarque et le salut de l’état sont en jeu, que le cœur du père se le tienne pour dit, et que jusqu’au dernier mouvement de tendresse et de pardon tout soit comprimé, étouffé. — L’instruction établit que cette brillante jeunesse de Rome ne se contentait pas d’adresser de criminels hommages à la fille d’Auguste, et que, sous couleur de galanterie, tout ce monde-là conspirait plus ou moins contre la vie de l’empereur. Auguste, à soixante et un ans, aimait à célébrer entre amis les charmes de la retraite, racontait volontiers le plaisir qu’au terme d’une si laborieuse existence il aurait à faire passer sur des épaules plus jeunes le fardeau du gouvernement. Pour le coup, il se crut pris au mot, et, si sincère que fût le souhait, s’irrita fort à l’idée que sa fille eût voulu le réaliser avec l’aide d’un de ses amans. Tous furent poursuivis, frappés, qui de la peine de mort, qui du bannissement, et quels noms ! Un Appius Claudius, un Quintus Crispinus, un Scipion ! Sempronius Gracchus alla dans l’exil, en Afrique, attendre le cadeau de joyeux avènement que lui réservait la haine de Tibère; Antoine, lui, n’attendit point, et sur l’heure même se tua. Ce fils du grand triumvir et de Fulvie était assurément le plus dangereux de la bande; Auguste, écrasant le nid de serpens, pouvait dire de celui-là qu’il l’avait réchauffé dans son sein. A la chute du père, comme si ce n’était pas assez que de le laisser vivre, il l’avait recueilli, élevé. Il l’avait fait préteur, consul, gouverneur de province, et de plus heureux époux de Marcella, fille d’Octavie, renouant ainsi d’anciens liens qui jadis unissaient les deux familles. Auguste eut nombre de ces erreurs, où du reste la magnanimité n’entrait pour rien; sa clémence lui venait moins de la bonté d’âme que d’un profond besoin de vivre en paix avec lui-même. Par malheur. Octave en avait trop fait, et presque toujours Auguste ne trouva que des ingrats. On ne réconcilie pas l’irrévocable; quand vous avez proscrit les pères, il est bien difficile que les fils vous adoptent jamais sincèrement. Ces faveurs, ces grâces propitiatoires sont peine perdue; ils accepteront les bienfaits sans moins haïr le bienfaiteur. La clémence d’Auguste n’avait qu’un but tout égoïste, l’oubli du passé, supprimer d’incommodes filiations de ressentimens ; c’était la spéculation d’un bourgeois vieillissant, et qui ne demande qu’à dormir tranquille. Aussi quelle réaction au moment de la catastrophe, et comme il va se retourner soudain contre cette fille, jadis l’objet de tant d’aveuglement et cause aujourd’hui de tout ce désarroi ! Le souverain justicier, le vengeur des morales publiques eût peut-être pardonné, le père dépossédé de ses félicités domestiques sera inexorable. Un jour, — l’exil de Julie durait déjà depuis cinq ans, — le peuple assemblé demande à grands cris, grâce pour elle. Auguste d’abord reste sourd; mais, voyant s’affirmer la démonstration : « Je souhaite, dit-il, que les dieux vous envoient de telles filles et de telles femmes, afin que vous soyez à même d’apprécier mes sentimens et de juger de ma conduite ! »

Expulsée de la maison impériale, bannie de Rome, elle ira, loin des yeux de son père et de la patrie, vivre et mourir gardée à vue dans une île déserte. Par une nuit d’automne, une litière fermée que des soldats escortent sort de la grande ville. La princesse hier si haut placée dans la lumière, celle qui naguère de son rayonnement éclipsait tout, s’en va flétrie, dégradée; l’exil l’attend, non, le tombeau, car c’est une sépulture qu’un pareil exil, et plus effroyable châtiment n’atteint pas la vestale impie qu’on enterre vivante. En Campanie, dans ce merveilleux golfe de Gaëte, à six milles environ de la côte, surnagent les îles de Ponza, lieux inhospitaliers qui, sous les derniers Bourbons de Naples, servaient à l’emprisonnement des condamnés politiques. À ce groupe de méchans îlots appartient l’antique Pandataria, vieux cratère éteint dont un millier de pas mesure la largeur, et qui peut avoir une lieue de long : terre pétrie et de lave et de pierres poreuses, sans ombrage, sans verdure, où rien ne pousse à l’exception de quelques carrés de légumes et de quelques plants de vigne, seule ressource des pauvres habitans. Ce misérable roc pelé, désert, battu des flots, la dernière des servantes de Julie eût tenu à supplice d’y séjourner une saison, et c’était là qu’une princesse du sang d’Auguste, la reine du goût, du ton, des élégances., venait échouer pour jamais. Un tel changement et si imprévu, si rapide, a de quoi terrifier. Comment alors ne pas mourir? Le poignard n’est-il plus de ce monde, et dans cet affreux îlot, en cherchant bien, en fouillant les ronces, les broussailles, ne trouverait-on pas un pauvre aspic? C’est que chez les femmes de l’antiquité le suicide est un héroïsme, et presque toujours procède d’une idée morale. Arria se tue pour donner du cœur à son mari, Porcia pour ne pas survivre à Brutus, Cléopâtre pour sauver son honneur de reine. Julie n’avait à sauver que son honneur de femme, ce qui devait être à ses yeux bien peu de chose. Quant à son honneur de princesse, cela regardait l’empereur et l’empire, que probablement elle n’aimait point jusqu’à leur faire le sacrifice de sa vie. Les grands désespoirs ne secourent que les grandes âmes, et les seuls avantages de la beauté, de l’élégance et de l’esprit ne font pas les Cléopâtre. N’importe, si scandaleusement que Julie eût péché, le châtiment fut terrible. On se représente l’état d’esprit de cette malheureuse posant le pied sur ce coin de terre désolé. Je cherche ici Shakspeare; il me manque. Rien n’était omis de ce qui pouvait aggraver la peine : suppression absolue du bien-être dans l’ordinaire de la vie; nourriture, vêtemens, mobilier, tout cela réduit au strict nécessaire, ainsi le veut Auguste, dont c’est de plus l’ordre formel que nul individu, quel qu’il soit, esclave ou libre, n’ait accès près de la prisonnière à moins d’un permis de l’empereur portant signalement de la personne. À cette exorbitante surveillance, Sénèque donne pour motif l’éternelle raison d’état. A l’en croire, Julie avait dans Rome de nombreux partisans, toujours prêts à tenter un coup de main, si bien que lorsque, cinq ans plus tard, la triste victime de Pandataria fut transportée à Rhegium, cette mesure eut moins pour objet d’adoucir que d’assurer sa captivité en la mettant sous la garde d’une ville forte. La vieille Scribonia, jusqu’à la fin, partagea cet exil sans espoir, mais non pas sans consolation, car, dans ce tragique tête-à-tête la mère et la fille confondant leurs regrets, confondant aussi leur haine, Julie pouvait se flatter et croire qu’à la mort d’Auguste les choses s’apaiseraient; mais la rude matrone Scribonia connaissait mieux sa Livie, et durant ces quinze atroces années ne se fit pas une illusion. Auguste quitta ce monde, et son testament, loin de renfermer une parole d’amnistie, vint confirmer l’anathème. Julie, de même que sa fille, était exclue de la maison impériale, et le mausolée de famille ne devait pas recevoir ses cendres. Dans la mort comme dans la vie, le père implacable rompait toute communauté avec les indignes rejetons de son sang.


IV.

Après avoir de son côté huit ans langui en exil, Tibère est de retour dans Rome. Il s’agit maintenant de reconquérir le terrain perdu, il s’agit surtout de déblayer la place, car, si les circonstances l’ont débarrassé de l’odieuse créature à laquelle la politique d’Auguste l’avait uni, si l’infâme Julie est mise à l’écart, ses enfans encombrent les avenues. Combien sont-ils? Comptons : d’abord Caïus et Lucius César, héritiers présomptifs, puis Agrippa, leur frère, à peine âgé de quatorze ans, plus une fille, Julie également, héritière des droits de sa mère. C’est trop de monde tout cela pour Tibère. Peu de mois se sont écoulés depuis sa rentrée, et voilà que soudain Lucius César meurt à Marseille, étant sur le point de se rendre à l’armée d’Espagne. Tibère prononce le discours funèbre, et déploie à cette occasion des trésors d’éloquence et de pathétique, les yeux se mouillent à l’entendre, on se dit : « Quel terrible coup vient de le frapper là, fassent les dieux qu’il s’en relève! » Dix-huit mois se passent, et Caïus, l’aîné des trois frères, expire en Lycie. Rendre Livie et Tibère responsables de ces deux morts, dont l’une a lieu dans les Gaules et l’autre dans l’extrême Orient, ce serait affirmer beaucoup; mais le poison n’a-t-il point ses mystères, et voyons-nous que ses opérations soient toujours bien soumises aux lois de l’espace et du temps?

Ce double accident coïncide avec l’époque où Tibère revint de Rhodes, et, dit l’historien Dion Cassius, « il n’en fallait pas davantage pour que chacun y crût surprendre la main de Livie. » Restait Agrippa, un prince de seize ans, incontinent de mœurs et de langage, garçon vigoureux et dépravé, d’une force herculéenne et d’un médiocre intellect, brutal dans ses appétits et ses colères, ne ménageant ni l’impératrice, qu’il invectivait à tout propos, ni césar, dont l’économie contrecarrait ses prodigalités, et qu’il accusait de détenir son héritage paternel. D’ailleurs pour la fainéantise un lazzarone, la pêche était son plaisir favori et Neptune le nom qu’il aimait à s’appliquer. Point de crime à lui reprocher, mais son attitude offensait la dignité de la maison. On mit à son compte un projet d’entreprise contre Auguste, ou plutôt contre Livie et Tibère. Il s’agissait d’arracher Julie, sa mère, à la terre d’exil et de prendre le commandement des cohortes insurgées. Au nombre des personnages compromis dans cette sotte aventure, qu’on dirait montée par des agens provocateurs, nous trouvons le poète de l’Art d’aimer, si goûté jadis par la belle Julie, et qui rendait en dévoûment à son infortunée patronne les bienfaits qu’il avait reçus d’elle. Banni de Rome sans jugement et trop heureux de conserver sa tête sur ses épaules, Ovide n’eut qu’à s’enfuir vers les rivages de la Mer-Noire pour y rêver, sous un ciel inclément, au triste sort que les petits encourent à vouloir se mêler aux grands dans leurs intrigues de famille. Quant à ce fou d’Agrippa et à sa sœur Julie, un décret du sénat les atteignit l’un et l’autre. De tout ce sang de Jules destiné à la survivance d’Auguste, ô chef-d’œuvre! il n’en restait plus dans Rome une seule goutte. A Pandataria, la mère, — à Planasia, le fils, — à Trimeri, la fille !

Livie enfin respirait; des trois femmes dont elle avait à redouter l’influence, aucune désormais n’était là pour l’entraver. Octavie morte depuis des années, Julie et Scribonia en exil, les enfans de Julie également écartés, qui donc lui porterait ombrage? Dirigé, soutenu par elle, Tibère s’acheminait vers l’empire d’un pas tranquille et sûr; elle voyait dans l’avenir sa destinée indissolublement liée à celle de son fils, et se sentait si forte qu’elle prodiguait à ses victimes les témoignages d’une bienveillance presque émue. La fille de Julie recevait au loin les secours de son impératrice, dont le public louait ainsi la grandeur d’âme. Auguste ne jurait que par Tibère; sa plus douce consolation parmi tant de désastres était de pouvoir, avant de mourir, passer les rênes de l’état aux mains d’un tel homme de guerre et de gouvernement; sentant venir sa fin, il abdiquait chaque jour davantage. La froide Livie, pour le mener à sa guise, n’avait plus besoin d’employer la ruse et l’artifice. Brisé d’ennuis, de lassitude, vaincu par l’âge, les malheurs de sa vie domestique, et ces terribles adversités (qu’on les appelle la défaite de Varus ou Malplaquet) qui éclatent au dénoûment des longs règnes, il en était à ce point où l’on se laisse faire. Le vrai génie de Livie fut de savoir gouverner cette faiblesse du vieillard et de l’exploiter avec audace après l’avoir laborieusement amenée. Ses colères séniles, qui sans elle eussent avorté, par elle se changeaient en résolutions capitales, en décrets de bannissement ou de mort. Auguste, en proie au premier accès, se retire au fond de son palais, et, pendant qu’il laisse croître sa barbe et ses cheveux, qu’il use son ressentiment à se lamenter en citant des vers d’Homère, Livie tourne au profit de sa politique personnelle l’accident dès longtemps entrevu, de telle sorte que le vieil empereur, en se réveillant de sa crise, trouve devant lui des faits accomplis.

Auguste se montra-t-il toujours si résigné? Après avoir de son propre mouvement commis tant de crimes dans sa jeunesse, accepta-t-il sans remords tous ceux qui plus tard furent commis en son nom? Sans remords, oui, peut-être, mais non point sans impatience; autrement Tacite n’aurait pas écrit ce qui suit : « La santé d’Auguste empirant, plusieurs soupçonnèrent quelque attentat de sa femme; le bruit courait en effet que, peu de mois auparavant, Auguste, de concert avec divers hauts personnages, et seulement accompagné de Fabius Maximus, s’était rendu à Planasia pour y visiter Agrippa Posthumus. Dans cette entrevue, l’empereur aurait versé beaucoup de larmes et donné des signes de tendresse et d’émotion de nature à faire concevoir des espérances sur un prochain retour du jeune prince dans la maison de son grand-père. Le secret fut confié par Maximus à sa femme Marcia, qui n’eut rien de plus pressé que de le rapporter à Livie. L’empereur eut vent de la chose, et lorsque bientôt après Maximus mourut, — peut-être par le fait d’un suicide, — on entendit à ses funérailles Marcia s’accuser en gémissant d’avoir causé la perte de son mari. » Quoi qu’il en soit, rappelé par une dépêche de sa mère, Tibère dut quitter l’Illyrie en toute hâte. En arrivant à Nola, que trouva-t-il? Auguste vivait-il encore, était-il déjà mort? C’est ce qu’on ne saurait dire avec certitude, car Livie avait, à grand renfort de troupes, intercepté les abords de la maison et des rues avoisinantes; de temps en temps, on faisait circuler des nouvelles, puis, toutes les mesures de précaution étant prises, on annonça du même coup la mort d’Auguste et l’avènement de Tibère. Dion Cassius raconte également ce bruit, et, parlant de la maladie de cet empereur de soixante-dix-sept ans et de son décès à Nola, il ajoute : « Un soupçon pesa sur Livie à ce propos. Instruite d’un secret voyage à l’île de Planasia, l’idée lui vint que c’était le dessein d’Auguste de se réconcilier avec Agrippa, et il paraîtrait qu’elle saupoudra de poison plusieurs figues d’un arbre dont Auguste aimait à cueillir les fruits de sa propre main. Tous les deux ensuite mangèrent ensemble de ces figues, Livie ne touchant qu’aux fruits sains et présentant à son époux ceux qu’elle avait médicamentés. »

Nous venons d’entendre l’auteur des Annales, puis Dion Cassius, écoutons maintenant Plutarque. « Flavius, ami de l’empereur Auguste, l’entendit un jour se plaindre de l’isolement auquel il était condamné dans sa vieillesse. Ses deux petits-fils, Caïus et Lucius, étaient morts, et le seul qui lui restât désormais, Agrippa Posthumus, vivait proscrit par suite d’une accusation calomnieuse. Ainsi le malheureux empereur en était réduit à prendre pour successeur un fils adoptif, alors qu’il déplorait l’absence de son petit-fils légitime et ne pensait qu’à le rappeler près de lui. Flavius confia cet entretien à sa femme, laquelle en fit part à Livie, sur quoi l’empereur essuya d’amers reproches. Un matin que Flavius, à son ordinaire, se présentait devant son maître pour lui souhaiter le bonjour : — Quant à toi, Flavius, répondit Auguste, je te souhaite un bon entendement. — Flavius comprit. Rentré à la maison, il dit à sa femme : — L’empereur sait que je t’ai livré son secret, je n’ai plus qu’à m’ôter la vie. — Tu n’as que ce que tu mérites, répliqua sa femme. Depuis le temps que nous sommes mariés, n’était-ce pas à toi de connaître mon penchant au bavardage et de t’en garer? En attendant, laisse-moi mourir la première. — Et, s’emparant du poignard, elle se frappa aux yeux de son époux. » L’écrivain le plus rapproché des événemens qui nous occupent, Pline le naturaliste, venu au monde neuf ans après la mort d’Auguste, mentionne également le désir de l’empereur de rappeler Agrippa, sa défiance à l’égard de Fabius, qu’il soupçonnait de l’avoir trahi, enfin « les pensées et les plans » de Livie et de Tibère, objet de ses derniers soucis. Que cet empereur, dont l’énergie allait s’affaiblissant, se soit déchargé de ses regrets, de ses remords, dans le sein d’un ami, qu’il en ait voulu à cet ami d’avoir livré d’intimes confidences, il n’y a rien dans cela que la critique la plus sévère ne puisse admettre, et l’on n’en peut conclure qu’une chose, à savoir que la mort tragique d’Agrippa fut l’œuvre de Livie et point celle d’Auguste. Ordre avait été donné d’avance pour que Posthumus Agrippa eût la tête tranchée à l’instant même où la nouvelle de la mort de l’empereur arriverait à Planasia. Cet ordre fut exécuté, mais non sans peine, car le prince, doué d’une vigueur athlétique, se défendit comme un beau diable, et, quoique pris à l’improviste et sans armes, força le tribun militaire d’appeler à son aide un de ses plus intrépides centurions.

Tibère, au premier abord, déclina toute espèce de responsabilité. Au centurion qui vint en personne lui faire son rapport, il répondit froidement : « Je n’ai rien ordonné, et l’auteur de cet acte criminel aura à s’en expliquer devant le sénat. » Il voulait décréter l’enquête, et l’affaire ne changea de cours que sur l’entremise pressante de Livie et de Crispus Salluste, neveu de l’historien. Initié aux moindres secrets d’intérieur[3], homme d’état sans emploi distinct, ce Crispus. soutenait avoir remis au tribun militaire un ordre de cabinet signé de la propre main de l’empereur défunt. Sitôt en apprenant la résolution de Tibère, il courut chez Livie pour la mettre en garde contre les inconvéniens qu’il y aurait à livrer ainsi à la publicité les mystères de famille, les délibérations du conseil privé, les bons offices rendus par la force armée, disant que de pareilles démarches ne pouvaient que discréditer l’autorité du chef de l’état, et que la bonne constitution d’un gouvernement monarchique voulait qu’un seul eût à demander des comptes; parler de la sorte à Livie, c’était prêcher la plus ardente des converties. Sur ses représentations, le nouvel empereur jugea sage de ne point pousser plus avant, et se contenta de déclarer au sénat que l’exécution d’Agrippa avait eu lieu par ordre spécial d’Auguste.

De tout cela, que faut-il croire? Question délicate et qui se reproduit à chaque instant, quand on se trouve en présence d’un historien romain. Nulle méthode où la critique se puisse appuyer, jamais de notes ni de commentaires justificatifs : credidere, referunt. Ainsi vous parlent Tacite, Suétone, et si vous prétendez en savoir davantage, si vous leur demandez : Mais qui a cru cela? qui le rapporte? ils vous répondent : Le bruit public; rumor ! Avec un tel système, altérer la vérité ou, ce qui revient au même, ne l’employer qu’à sa convenance, devient une besogne aisée; mais nous qui sommes l’impartiale postérité, nous qui sommes le tribunal que tout ce monde invoquait de son vivant, comment nous y reconnaître, comment saisir, trier les parcelles d’histoire que roulent en leurs flots ces torrens de rhétorique? Entre Tacite, qui dit oui, et Suétone, qui dit non, quel arbitre prononcera? La psychologie; c’est en effet, dans certaines circonstances, le seul guide à consulter. Prenons ce fait de la mort d’Agrippa, n’envisageons que les acteurs du drame, bornons-nous à conjecturer d’après ce que nous savons de leurs caractères. Cet ordre concernant l’exécution de son petit-fils, il est vraisemblable qu’Auguste avait dû se le laisser arracher par les obsessions de Livie ; mais ce qui reste non moins évident, c’est que dans un de ces momens où la voix de la conscience avertit les plus grands scélérats, le père de Julie, l’aïeul d’Agrippa avait voulu ravoir cet ordre. L’intermédiaire employé par lui à ce dessein fut sans doute l’homme sur le nom duquel Plutarque et Tacite ne sont pas d’accord, et que l’un appelle Flavius, l’autre Fabius. Après avoir accompli sa mission et repris l’arrêt des mains du centurion, cet homme était revenu prendre sa place à la cour, et bientôt, cédant à quelque intempérance de langue, il avait trahi le secret de son maître, ce dont Auguste s’était aperçu par les mouvemens de Tibère et de Livie. Maintenant l’empereur au lit de mort se laissa-t-il extorquer de nouveau cet ordre, et Livie dirigea-t-elle sa main inconsciente, ou le verdict fut-il, de connivence avec Sallustius Crispus, fabriqué et expédié par elle-même au tribun militaire ? Ceci demeure un secret que nous n’essaierons point d’éclaircir.

Quel crime n’a cherché son excuse dans la raison d’état ? Il paraîtrait que le salut du monde exigeait cette fois qu’on en finît par un massacre immédiat. Agrippa vivant menaçait le trône de Tibère, et le besoin d’un prétendant se faisait tellement sentir, que tout de suite l’Italie en vit surgir un. Le lion égorgé haletait encore, qu’un jeune loup cherchant aventures se glissa dans sa peau. Les circonstances réclamaient un Agrippa quelconque, — la chose s’est depuis rééditée à tout moment : faux Néron, faux Édouard, faux Démétrius ; — mais alors l’exemple était neuf, et, disons aussi, consolant, car il prouve qu’en politique une atrocité ne résout rien. L’esclave qui forma ce plan était un homme. À peine informé de la mort d’Auguste, il s’embarque secrètement et vogue vers Planasia pour enlever son prince ; mais la galère impériale portant l’ordre d’exécution émané de Nola file plus vite, le devance, et, lorsqu’il arrive, le glaive du centurion a fait sa besogne. Cet homme, — il se nommait Clément, — avait une certaine ressemblance avec le prince. N’ayant pu le sauver, il le vengera ; bien mieux encore, il prendra sa place. Pour commencer, il déterre le mort, facile tâche, la petite garnison s’étant enfuie aussitôt le meurtre consommé. Ensuite il passe en Étrurie, se cache dans un trou de rocher, laisse croître sa barbe et ses cheveux. Cependant les chefs du parti veillent, et la nouvelle se répand. « Agrippa n’est pas mort, les dieux l’ont conservé pour la patrie ! » Il se montre alors sur divers points, paraît et disparaît ; les populations de la Gaule et de la Haute-Italie vont au-devant de lui. Ostie l’acclame, à Rome les têtes s’échauffent ; sa présence est annoncée, il vient revendiquer l’héritage de son grand-père.

Tibère fut imperturbable, et pourtant la situation avait ses périls: dans Rome, la conspiration de Libo, dans les provinces d’Illyrie et de Germanie les légions ameutées. N’importe, il en coûtait trop à son orgueil de s’opposer militairement à semblable entreprise. Envoyer des troupes contre un esclave, jamais il n’eût daigné, car Tibère savait, à n’en pas douter, que ce prétendant n’était qu’un imposteur. Sallustius Crispus fournissait là-dessus à son empereur les renseignemens les plus certains. On s’en remit donc à la ruse. D’honnêtes gens qui se donnaient pour des transfuges se présentèrent au camp du prétendant. Celui-ci les crut sur parole : armes, argent, prit tout ce qu’on offrait, et se tint si peu sur ses gardes, qu’une nuit ses nouvelles recrues, l’ayant enveloppé, saisi et garrotté, le traînèrent à Rome et jusqu’au palais de l’empereur. L’intrépide comédien ne faillit pas une minute au personnage, et la torture, loin de le contraindre au désaveu, ne servit qu’à surexciter son audace. « Comment t’es-tu fait Agrippa? lui demanda Tibère. — Juste comme toi tu t’es fait césar, » répondit-il. On l’égorgea dans un coin du palais. Il n’y eut aucune enquête, l’empereur aima mieux étouffer l’affaire. Des membres de sa famille et nombre de sénateurs s’y fussent trouvés compromis. Livie appuya cette résolution de toute l’autorité de son crédit, alors au faîte.


V.

Pline raconte qu’un peu avant son mariage avec Auguste Livie Drusilla, tranquillement assise à prendre l’air, vit tomber des cieux dans son giron une poule éblouissante de blancheur, qu’un aigle venait de laisser échapper. Émue, mais non troublée, elle admirait ce présage étrange, quand elle s’aperçut que la poule blanche tenait dans son bec un rameau de laurier chargé de graines. Les aruspices consultés déclarèrent que l’oiseau serait élevé à part ainsi que sa couvée, et la branche de laurier soigneusement plantée et surveillée. « L’expérience eut lieu dans la résidence impériale, dans un terrain situé tout près du Tibre, vers la neuvième borne de la voie flaminienne, et qu’on appelle encore aujourd’hui « le champ aux poules. » Quant au brin de laurier, la poussée tint du miracle, et bientôt ce fut tout un bois où l’empereur et ses successeurs vinrent s’approvisionner pour leurs triomphes. L’usage voulut aussi qu’on replantât les rameaux que les empereurs avaient portés à leur main pendant la cérémonie, et ces diverses souches formèrent à leur tour des bosquets qui furent désignés sous les divers noms des césars. Suétone, un demi-siècle après, reprend le mythe en le variant.

Les augures avaient donc parlé dès l’origine, et, s’ils eussent voulu mentir, Livie s’était comportée de manière à les en empêcher. Son fils occupait le trône du monde, et sur ce trône nulle autre qu’elle ne s’assoirait, le nouvel empereur n’ayant point contracté de mariage depuis qu’il s’était séparé de Julie. Quelle femme oserait désormais se porter sa rivale? Auguste, par son testament, l’avait introduite dans la famille de César; elle était Julia Augusta, De toutes les antagonistes du passé, il n’en restait pas une. L’autre Julie, la vraie Julie, venait de mourir dans son exil, princesse déplorable, à qui cette longue suite d’attentats commis sur elle et sur sa race par l’implacable marâtre méritera bien des indulgences, et que tant d’infortunes jointes à tant d’esprit, de beauté, d’élégance, rendent presque intéressante. malgré ses vices. Les suprêmes dispositions de son père, l’avènement de Tibère, la fin tragique d Agrippa Posthumus, le dernier de ses fils, c’était plus qu’il n’en fallait pour briser une existence, au moral comme au physique si cruellement torturée depuis quinze ans, et on n’a pas besoin de croire au poison de Tibère pour s’expliquer un pareil dénoûment. Quelques mois à peine cette malheureuse avait survécu à son père, et sa fille, également déshéritée et proscrite, gémissait pour le reste de ses jours dans l’île de Trimeri. Quant à Scribonia, elle non plus ne pouvait nuire. Rentrée à Rome après avoir fermé les yeux de sa fille, la stoïque matrone avait eu pour première consolation le procès de son neveu Libo et le spectacle de sa mort. C’était une Romaine des vieux temps de la république, la mère génératrice d’une lignée de césars. Comme elle s’était associée au long supplice de sa fille, elle voulut aussi sa part dans la chute de son neveu. A quatre-vingt-dix ans, elle parcourt la ville en suppliante; on dirait une Niobé debout sur le seuil de l’empire et pleurant l’outrage commis envers elle par Auguste.

Livie en attendant s’emparait de l’heure présente et la gouvernait à son gré. Tibère avait l’empire, mais elle seule désormais allait régner. Pendant les cinquante-deux ans qu’avait duré son union, Livie s’était attribuée une large part dans les affaires; néanmoins cette influence avait des bornes que la sagesse du maître ne permettait guère de franchir. Ces limites ne tomberaient-elles pas d’elles-mêmes aujourd’hui qu’à la place d’Auguste montait ce fils dont elle avait depuis plus d’un demi-siècle préparé, façonné de ses mains la destinée, et dans lequel elle se complaisait à ne voir que le premier ses sujets? Sa longue expérience politique, l’autorité de son âge, lui donnaient des droits absolus à l’exercice du pouvoir. Cet avènement de Tibère au trône, Livie le considérait comme son œuvre à elle, et peut-être avait-elle bien ses raisons. Si, du vivant d’Auguste, Tibère avait présidé au gouvernement et fait à côté du souverain son apprentissage, si tant de jeunes princes qui semblaient fermer à ses pas le chemin étaient tombés à tour de rôle : Marcellus, Caïus et Lucius César, Agrippa Posthumus, Germanicus, le mérite en devait cependant revenir à quelqu’un, et cela, Tibère le savait, et sa conscience ne cessait de lui parler de tant de crimes commis pour la conquête d’un pouvoir dont ses exploits et ses services l’eussent fait digne. Aussi de quel poids écrasant pesait sur lui cette mère! L’aveugle sénat, en proie à sa fièvre d’adulation, hébété de platitude, se prosternait devant l’idole; Livie fut proclamée mère de la patrie : mater patriœ, genitrix orbis, magna mater. La flatterie alla dévaliser en son honneur tous les vestiaires des divinités protectrices. Elle apparut en Junon, en Cybèle, en Cérès : déesse du salut, de la piété, de la justice, de la pudeur! Pour consacrer la mémoire de son admission dans la famille de Jules, elle eut un autel où son nom serait adoré, et des licteurs qui l’accompagneraient en public. A ne croire que la moitié et même que le quart de ce que les historiens ont écrit touchant les susceptibilités, les caprices et les prétentions de l’illustre dame, on admire déjà la patience de Tibère. « Ses exigences, remarque Dion, dépassaient tout ce qu’une femme s’était jamais permis; il fallait que le sénat vint lui faire la cour; les décrets impériaux furent contre-signés par elle, et les fonctionnaires eurent à lui soumettre leurs dépêches et leurs rapports comme à l’empereur. Enfin, si ce n’est au sénat, aux assemblées populaires et dans les camps, on la voyait partout se montrer et faire la souveraine. » Inaugurant un jour, devant le théâtre Marcellus, une statue dédiée à son époux défunt, elle mit dans l’inscription votive son nom au-dessus de celui de l’empereur régnant : Tiberii nomen suo postscripserat. Tibère se contenta de sourire, mais une autre fois, quand le sénat vint lui demander de placer son nom de prince sous l’invocation de la divine Augusta et d’ajouter au titre suprême, dans les actes publics, le titre de fils de Julie, — le maître, qui semblait dormir, se redressa brusquement, et quelques paroles froides et sévères rappelèrent à la modération ces trop zélés dispensateurs d’hommages.

Comme il savait garder la mesure, il voulait qu’on la gardât aussi pour sa mère; d’ailleurs il détestait l’apparat, et toutes ces divinisations de famille le trouvaient incrédule. « C’est affaire aux dieux de venger leurs propres injures, » répondait-il à je ne sais quel délateur accusant un chevalier romain d’offense envers la divinité d’Auguste. L’épigramme pourrait être du grand Frédéric; Tibère avait ce tour d’esprit malin, sceptique, un peu pédant. Assez longtemps après la mort de son fils, il reçut des habitans d’Ilium une adresse assurément fort tardive à ses yeux, et dit à leurs députés que « lui aussi avait des condoléances à leur offrir sur la perte d’Hector. » Simple de mœurs, endurant mal la flatterie, il répugnait à ces prosternemens des corps politiques. On dit « le sénat de Tibère, » et ce mot vaut une double injure qui vise en même temps et l’assemblée et le tyran; c’est trop, le sénat de Tibère ne fut point l’œuvre personnelle de Tibère, il fut l’œuvre du régime détestable intronisé par Auguste et surtout de ses proscriptions. Nous avons vu ce que deviennent les corps politiques sous le despotisme; à contempler leur abaissement, leur servilisme, on attribue au tyran tout le mal. Erreur! le tyran lui-même n’y peut rien; quelque peine qu’il se donne à vouloir ranimer ce troupeau, il y perdra son initiative, et le despotisme prévaudra contre le despote. Tibère était un assez grand politique pour n’avoir point à redouter d’associer à son gouvernement des hommes libres. Ce sénat, qu’il avait connu sous Auguste et qu’il méprisait longtemps avant d’arriver au trône, ce sénat, loin d’être façonné à son image, fut au contraire la cause constante de ses plus amers découragemens. Tristissimum, ut constat, hominum, s’écrie Sénèque en parlant de lui. Combien de sujets ne s’offraient pas à sa misanthropie, à commencer par cette mère dont les obsessions le harcelaient!

Livie, avec toute sa pénétration, se trompa sur le caractère de son fils : homme de pouvoir, entendant gouverner à sa manière et n’aimant point les ingérences, il la consultait cependant, mais lorsqu’il le jugeait à propos, et lui laissait bien voir que prendre son avis dans l’occasion n’était point l’autoriser à se mêler directement des affaires. Il évita même peu à peu les rapports trop fréquens et supprima les entretiens longs et secrets d’où l’opinion pouvait tirer des conclusions erronées. Cette fureur de se montrer partout, d’affirmer à chaque instant son crédit par sa présence, l’importunait outre mesure. Au plein d’un incendie qui venait d’éclater dans les environs du temple de Vesta, comme elle accourait entourée de peuple et de soldats, dirigeant, ordonnant en impératrice régnante, ainsi qu’elle aurait fait au temps d’Auguste, il la prit à partie et l’invita sévèrement à rentrer chez elle, attendu que cette place n’était point celle d’une femme, et qu’elle avait à pourvoir à d’autres soins. Livie sentit le coup et riposta; entre cette impérieuse princesse et ce tyran jaloux, une lutte sourde et systématique s’établit, elle essayant toujours d’empiéter, lui toujours l’écartant, mais d’une main respectueuse et comme il sied au meilleur des fils vis-à-vis de la plus tendre des mères. Cette déférence hypocrite n’était pour Livie qu’un outrage de plus; son impatience, sa colère, s’en augmentaient : éconduite, elle cherchait à nuire, des scènes déplorables se renouvelaient à chaque instant. Elle accablait de récriminations et de menaces ce fils qu’elle se reprochait d’avoir tant aimé, l’ingrat qu’elle seule avait fait empereur. Nulle rupture cependant n’éclata. Tibère, grave et froid, poursuivait sa marche solitaire, supportant ce qu’il ne pouvait, ne voulait empêcher, et laissant à ses intempérances d’humeur la matrone dont il se contentait de rogner tous les jours davantage la part d’influence dans les affaires.

Ainsi refoulée, Livie changea d’attitude. Elle resta chez elle, son palais devint le centre d’une coterie, les mécontens s’y donnèrent rendez-vous : anciens débris de la république, politiques désœuvrés, coureurs de places et quémandeurs, il en venait de tous les points de l’horizon. Tous les partis, même celui des Jules, pour lequel Livie, — de quoi l’esprit d’opposition n’est-il capable! — se sentait un faible tardif, tous les antagonismes s’empressaient autour de l’auguste Claudienne, que les plus intrépides partisans de la légitimité monarchique traitaient en descendante d’Énée depuis qu’elle vivait en mésintelligence avec son fils. Au nombre des beaux esprits de cette camarilla figurait un certain Fufius Geminus, discoureur agréable, sachant tourner un distique et non moins habile dans l’art de séduire le cœur des femmes ; c’est Tacite qui nous le dit : aptus adliciendis feminarum animis. Cet ami des femmes était surtout le protégé de l’impératrice, qui trouva plus tard moyen de le faire consul. On a de lui quelques épigrammes sur Tibère, il suffit de les parcourir pour juger ce qu’était l’esprit de médisance et de haine qui s’exerçait dans le cercle de Livie. Ces morceaux qu’on se passait de main en main, et qui voyageaient sous l’anonyme, s’inspiraient tantôt du désaccord entre le fils et la mère, tantôt des vices et des cruautés de Tibère. Il y en avait sur son exil à Rhodes, sur les humiliations à lui infligées par Auguste, sur son ivrognerie, soif de vin où la soif de sang se mêlait[4], sur son inhumanité, sa barbarie, « causes du présent âge de fer succédant à l’âge d’or d’autrefois. » Et ces méchans propos, ces pamphlets égayaient le forum, les carrefours, sans que l’empereur, qui en connaissait les auteurs, qui savait tout, recherchât personne et songeât à rien empêcher. C’est que Tibère avait au fond moins de scélératesse qu’on ne nous raconte. Volontiers je dirais de lui ce que M. Cousin disait de Napoléon III : « C’était un bon tyran ! » L’homme, de même que le souverain, nous rappelle Louis XI : défiant, fermé, soupçonneux, plus bourgeois que prince, en tout et partout un avisé et malin compère.

Tacite a trop forcé la note. Cette manie qu’on a dans l’université de tout admirer chez les anciens est une des choses qui nuisent le plus à la considération des lettres classiques, car plus tard, lorsque notre esprit, une fois émancipé, rapproche les jugemens qu’il s’est formés de ceux qu’on lui servait jadis tout accommodés, il se déconcerte à l’idée des innombrables préjugés dont on l’a nourri. Il s’érige alors en arbitre suprême, et des acquisitions du passé répudie tout, le bon comme le mauvais. Encore faut-il savoir discerner, même dans Tacite. Louons chez lui l’ordre chronologique, le mouvement, les réflexions profondes, les vues d’ensemble, le tableau; mais quant à parler de son impartialité d’historien, autant vaudrait célébrer le pittoresque de Suétone, admirable collectionneur d’anecdotes, biographe correct auquel il ne manque pour être un véritable historien qu’un rayon de cette faculté créatrice, de ce sens artiste dont Tacite a tout un foyer. Aussi, comment le grand poète (des Annales résisterait-il à l’inspiration de ses colères? Haine vengeresse, mais trop facilement portée à voir partout l’horrible, à croire l’incroyable. Lisez ce qu’imprimait Chateaubriand sur le général Buonaparte; un légitimiste passionné écrivant l’histoire de la monarchie de juillet ne nous peindrait pas autrement le roi Louis-Philippe. Lorsque Tacite vous émeut, laissez-vous faire, car, si vous prenez le temps de réfléchir, gare aux mécomptes! Orateur, poète, historien, il est à lui seul une littérature; les traditions du passé, les tendances du présent, ce mouvement de renaissance qui, sous les Flaviens, s’empare à la fois de la langue et des âmes, il contient tout. Son génie, enfiévré de liberté, rue par bonds et par saccades, pareil à un jeune taureau; il brise tous les jougs, même la langue. La période cicéronienne, sous son marteau, vole en éclats, et, comme les morceaux en sont bons, il les refond dans sa phrase condensée, pittoresque, archaïque et moderne, mêlant à certaine âpreté républicaine cette exquise fleur littéraire qu’on a pu appeler « le divin poison de Tacite, » poison dont on aime à se laisser pénétrer, et qui au besoin servirait de contre-poison à toute sorte d’infections que dégage l’atmosphère où nous sommes. Le lecteur émerveillé néglige la plupart du temps de se demander ce qui se cache de vérité sous tant de génie et de haine dont cette histoire est faite. C’était aux critiques anglais et allemands d’éclairer la question, car pour nous ce grand et superbe style nous suffisait; l’idée ne venait point à nos savans de se défier d’un si beau texte, où les citations se cueillent à pleine main. Montaigne pourtant, dès 1569, s’en était avisé; il n’y a que les sceptiques pour avoir de ces pressentimens. Bien avant les Charles Merivale, les Krüger, les Stahr, les Sievers et les William Ihne, l’auteur des Essais touchait à ce thème de la vérité historique dans Tacite. « Que ses narrations soient naïfves et droictes, il se pourroit à l’adventure argumenter de ceci mesme, qu’elles ne s’appliquent pas tousjours aux conclusions de ses jugemens, lesquels il suit selon la pente qu’il y a prinse, souvent oultre la matière qu’il nous montre, laquelle il n’a daigné incliner d’un seul air. J’ai principalement considéré son jugement, et n’en suis pas bien esclaircy partout. »

Ce n’est là qu’un rayon de lumière, mais il suffit pour nous montrer le côté critique de l’historien. Il me semble qu’autant on en pourrait dire de la science psychologique de Tacite. Parlons des traits de style, des fulgurations dans le langage; mais n’allons pas plus loin. La psychologie veut des esprits impartiaux. Shakspeare, Molière, sont des observateurs vrais de l’âme humaine; Tacite n’obéit qu’à son indignation, à travers laquelle il voit tout; c’est Juvénal en prose, et penser que ce même homme se donne pour devise : sine ira et studio[5] ! Comme on se juge cependant! Aborderons-nous maintenant le chapitre des contradictions? Comment concilier les monstrueuses débauches de Caprée avec ce que Tacite nous raconte du train de vie de Tibère et de ses mœurs, « irréprochables jusqu’à l’âge de cinquante-six ans? » On connaît les maîtresses d’Auguste, on sait les femmes qu’il pensionnait de ses largesses; Tibère n’eut point de ces favorites, ou, s’il en eut, son jeu fut bien caché, car l’histoire n’a conservé le nom d’aucune, et la seule femme qui jamais ait eu sur lui quelque influence fut Livie. Il y a plus, Tibère vécut très vieux, et jusque dans son âge le plus avancé, continua, — toujours au dire de Tacite, — à jouir d’une santé presque imperturbable, phénomène assurément bien curieux chez un vieillard, soumis à l’hygiène de Caprée. La corruption des mœurs, pas plus que l’abaissement des consciences, ne vint de lui. Ce monde où trembler devant le maître passait pour le commencement de la sagesse, où la servilité, fruit des longues terreurs d’une époque de proscriptions, le disputait à l’avide soif des jouissances, Tibère l’avait reçu tout façonné des mains d’Auguste, et peut-être Plutarque nous eût-il appris ce que cet héritage lui valut au cœur d’amertume. Malheureusement le témoignage de Plutarque est perdu; nous n’avons ni sa vie d’Auguste, ni sa vie de Tibère : grand dommage, car celui-là s’entend à lire dans les âmes, et, si les invectives ne sont pas des raisons, on n’en peut dire autant de l’analyse.

Ces impures délices de Campanie, cette île de Caprée transformée en caverne de Vénus, quelle mise en scène pour expliquer le volontaire exil d’un homme porté d’enfance à la retraite, et qui jadis, au plein des espérances et des honneurs, — de son propre gré s’en allait à Rhodes ! Les motifs ne lui manquaient pas; il avait, hélas ! tous ceux des grands ennuyés de ce monde : l’homme ne me plaît pas, ni la femme non plus! Bien d’autres encore s’y pouvaient ajouter d’un ordre personnel. Ce pouvoir l’accablait, le passé l’écrasait de son poids. Il lui fallait renoncer à cette illusion qu’il avait eue de régénérer, — non, de galvaniser ce cadavre d’empire au moyen d’un absolutisme modéré, presque humain : ce sénat, ce peuple, l’écœuraient. « Vil troupeau affolé de servitude, » murmurait-il au sortir de la curie en se rappelant un vers grec! Il sentait son impuissance à faire le bien, et se l’expliquait par cette idée, qu’il n’était pas du sang de Jules, qu’il n’était qu’un intrus dans la famille souveraine légitime. En outre le destin frappait sur lui à coups redoublés, son fils unique venait de mourir, Germanicus déjà depuis longtemps n’existait plus; de ses arrière-neveux, un seul survivait, Caligula, espèce de méchant drôle troublé d’esprit, être féroce, énigmatique, dont le seul aspect l’intimidait, l’épouvantait. Ai-je tout dit? Non, car Tibère avait aussi sa mère.

Aucun doute que dans les raisons qui le poussèrent à s’exiler le besoin de se soustraire à la présence de Livie n’entrât pour beaucoup. Ne voulant bannir cette mère importune, mais au fond considérée et respectée, il s’éloigna. De ce côté, la situation n’était plus tenable. Livie avait outre-passé les bornes; ses manœuvres perfides, ses récriminations, ses colères et ses menaces rendaient tout commerce impossible. Un jour, comme elle exigeait un poste pour quelqu’un qui n’y avait nul droit, l’empereur obsédé répondit oui, mais à la condition de consigner dans son décret que cette faveur lui était arrachée par sa mère. Livie aussitôt rebondit sous l’injure. Ouvrant une armoire secrète, elle en tira d’anciennes lettres d’Auguste toutes remplies d’amers griefs contre Tibère, de plaintes au sujet de son intolérable caractère, et les lui mit devant les yeux. Libre au défunt souverain d’exhaler ses reproches et ses dissentimens; mais qu’une mère eût précieusement conservé cette correspondance pour s’en faire dans l’occasion une arme si cruelle contre son fils, c’était un de ces traits qui ne se pardonnent point. A dater de ce moment, Tibère prit la résolution de quitter Rome, et cependant cette mère qu’il ne voulait plus revoir et dont la mort lui fut une délivrance, il l’avait tendrement aimée. Séjan lui-même, au plus fort de son crédit, n’eût osé s’attaquer à l’autorité de Livie, « tant chez Tibère était invétéré le culte de sa mère. » Là-dessus nous pouvons en croire Tacite, qui ne prodigue pas ses complimens. Cette attitude pleine d’égard, de déférence, est partout systématiquement maintenue, il se montre obligeant même alors qu’il voudrait le plus demeurer à l’écart. Prenons pour exemple l’épisode de Plancine dans le procès des empoisonnemens de Germanicus. Au sortir du sénat, Pison, voyant sa cause perdue, rentre chez lui, écrit à l’empereur, se met au bain, soupe à son ordinaire. Sur le tard, il ordonne qu’on ferme, et, resté seul, se coupe la gorge; mais Plancine, sa femme et sa complice, qui ne veut pas d’une pareille mort, Plancine, l’amie de cœur de Livie, se retourne alors vers son impératrice, laquelle interviendra près de Tibère. Il ne s’agissait point ici d’une inculpation secondaire. Le crime de Pison était surtout le crime de Plancine, caractère violent, dur, acharné, très grande dame d’ailleurs, un peu sorcière et corsant au besoin la préparation pharmaceutique d’une dose de surnaturel. En inventoriant la maison d’Antioche où Germanicus rendit l’âme, on découvrit, caché dans les murs et le sous-sol, tout un attirail de nécromancie : ossemens à moitié calcinés et rongés de moisissure, disques de plomb agrémentés de signes cabalistiques et portant le nom du jeune prince, nombre d’autres ustensiles qui servaient, selon les croyances du temps, à vouer une vie humaine aux dieux infernaux. Cet abominable sacrilège, Pison l’a payé de sa vie; mais Plancine, elle, n’a rien payé, et pourtant son crime n’était pas moindre. Si le mari a donné le poison, c’est la femme qui l’a préparé avec l’aide de la stryge Marcilla. Donc il faut que Plancine meure, ainsi le veut Agrippine, et Plancine mourra, si la mère de l’empereur ne se charge de la sauver.

Livie comprit ce qu’elle avait à faire et marcha droit. Pour Tibère, la question était délicate, il savait les bruits répandus sur lui et sur sa mère par Agrippine, qui les accusait l’un et l’autre d’être de complicité dans le crime. Assiégé de démonstrations calomnieuses qui la nuit venaient éclater jusque sous les murs de son palais, où ce cri : « rends-nous Germanicus ! » l’empêchait de dormir, il aurait voulu laisser son libre cours à la justice; mais Livie, à force d’insister, triompha de sa résistance. Il céda, et Plancine fut renvoyée de la plainte par égard pour l’intervention de l’impératrice-mère : ainsi prononça le verdict du sénat. Plancine était sauvée, du moins pour le moment, car l’expiation qui cette fois vainement l’avait cherchée devait l’atteindre treize ans après. Menacée de nouvelles poursuites, et, sa toute-puissante protectrice n’étant plus là pour la défendre, elle en finit de sa propre main avec la vie. Quantité de traits prouvent non moins que celui-là combien Tibère poussa loin ses condescendances envers les créatures de sa mère. A la camarilla de la vieille Livie appartenait également une personnalité fort excentrique, un de ces types d’aristocratique impertinence qui du reste ne disparaîtront jamais de ce monde, et dont vers le début de notre siècle la cour d’Autriche offrait encore de si plaisantes reproductions. Je veux parler de cette sérénissime Urgulania que l’amitié de sa souveraine avait élevée au-dessus des lois et qui ne manquait pas une occasion d’affirmer ses droits de prédominance et de bon plaisir. Invitée à se rendre devant le sénat pour y témoigner dans un procès, — sommation à laquelle obéissaient les vestales même, — elle répondit qu’elle ne se dérangerait point, et que, si le préteur voulait l’entendre, il n’avait qu’à venir. Intenter à si haute et si puissante dame une action civile n’était pas une simple histoire. Il s’agissait d’une revendication d’argent; Urgulania, — cela va sans dire, — dédaigna la citation et s’en alla porter plainte chez sa souveraine. Alors Tibère paraissant arrêta que de toute façon Urgulania aurait à se soumettre, et qu’elle se présenterait au tribunal; mais, pour donner à sa mère un témoignage public de bon vouloir, il ajouta qu’il viendrait lui-même en personne assister Urgulania devant le préteur. En effet, à l’heure dite, il sortit de son palais accompagné de ses gardes, qui le suivaient à distance respectueuse, et ce ne fut pas pour le peuple un médiocre étonnement de voir l’empereur, causant et flânant, s’acheminer vers l’audience d’un pas grave et ralenti. C’est que Tibère entendait laisser à sa mère le temps de la réflexion, et son calcul eut plein succès. L’impératrice, mieux avisée, coupa court à l’incident, et par un des officiers de sa maison fit remettre la somme au préteur. Ainsi se termina le litige au plus grand honneur de Tibère, qui sous les dehors d’un justicier imperturbable aimait parfois à laisser voir au peuple l’homme de tact et d’esprit. C’était d’ailleurs, à tout prendre, une âme vigoureuse, cette Urgulania; quand son neveu Plautius Silvanus fut décrété d’accusation pour avoir assassiné sa femme, elle lui envoya le poignard afin qu’il eût à se soustraire par le suicide à l’opprobre d’une condamnation. Mutilia Prisca et son amant Julius Posthumus, le futur empereur Galba, combien d’autres on en citerait de ce cercle intime qui durent à la vigilante influence de Livie les honneurs, la richesse et la sécurité de leur existence!


VI.

Livie touchait à ses quatre-vingts ans, et son activité restait la même. Elle avait une de ces natures foncièrement saines que le temps respecte, lui qui se plaît à briser souvent les plus robuste. Nulle infirmité, jamais de maladie; elle attribuait cet heureux équilibre à certain vin de la côte d’Istria qu’elle buvait à l’exclusion de tout autre, bien qu’il eût, disait-elle, un, goût très âpre : merveilleux élixir de longue vie dont un régime absolument végétal complétait l’efficacité. L’impératrice-mère ne vivait que de légumes et de fruits. On cultivait dans ses jardins une espèce de figues qui portaient son nom et que Pline trouve excellentes. Il parle aussi d’un pied de vigne gigantesque ombrageant de son immense frondaison les vastes arcades de Livie et donnant douze muids de moût. L’esprit sans cesse en éveil, oisivement affairée de politique, s’occupant à la fois d’intrigues et de bonnes œuvres, instituant des écoles pour les orphelins de race noble, bâtissant des portiques, mère d’empereur, maîtresse de maison, prêtresse du temple d’Auguste, elle s’affirmait par tous les côtés, et sa popularité n’avait point d’égale. Voici pourtant qu’un jour le bruit se répand que Livie est gravement malade. Aussitôt la ville s’émeut,, les forums se remplissent d’une foule inquiète, avide de nouvelles.

Le fait est qu’elle n’en mourut pas. Informé du danger, Tibère, qui se trouvait alors en Campanie, revint à Rome en grande hâte, et devant l’entrevue si pathétique de cette mère et de ce fils, — qui dès cette époque se détestaient cordialement, — Pluton désarmé lâcha sa proie. Les manifestations publiques avaient accompagné la crise, ce fut bien autre chose lorsqu’il s’agit de célébrer le rétablissement. Cérémonies votives, fêtes religieuses, l’hommage s’éleva jusqu’à l’apothéose. Par décret du sénat, Livie eut le droit, toutes les fois qu’elle paraîtrait au théâtre, d’aller prendre place au rang des vestales. Il était aussi question de lui dresser un temple et des autels en Espagne, quand Tibère, fort à propos, enraya le mouvement. On dira ce qu’on voudra, ce tyran avait du bon. Tacite a beau surcharger le tableau, pousser au noir, telle est la puissance de la vérité qu’elle éclate aux yeux malgré l’effort du grand artiste. Beaucoup de sens commun, d’équité, de sagesse, un grand fonds de patience et de modération, je défie les plus chaleureux partisans de Tacite de nier chez Tibère ces qualités qui se dégagent virtuellement de l’ensemble du portrait, si atroce qu’il soit d’ailleurs. Tibère connaissait bien les hommes de son temps, et, les connaissant, il les méprisait, ce qui pour un gouvernant est un malheur; mais en revanche quel philosophe, ce mélancolique de Caprée n’acceptant des honneurs que la part qui lui revient ! On a dit depuis : « L’état, c’est moi. » Lui disait : « Les princes passent, et l’état reste. » Il tenait pour une des plus monstrueuses inventions de la vanité humaine cette façon de diviniser après leur mort des êtres entachés de toutes les misères de notre pauvre espèce. « Il était inflexible dans son dédain pour les honneurs, écrit Tacite, et son bon sens répudiait tout ce qu’on lui offrait en ce genre. » Il n’employait que dans ses correspondances avec les rois et dynastes d’Orient le nom d’Auguste, qui pourtant était bien le sien par droit d’hérédité, et paraissait toujours hésitant sur le titre à s’attribuer. « On n’est, disait-il, empereur qu’en présence de ses soldats, et seigneur que de ses esclaves; prince tout court vaudrait mieux : princeps, premier, le premier entre ses concitoyens. » Son discours prononcé au sénat à l’occasion de la dédicace d’un temple dont la province d’Espagne le voulait gratifier témoigne des clartés d’esprit qu’il avait là-dessus. « Je ne suis qu’un être périssable; ce que je fais, ce que je laisserai ne saurait être que d’un simple mortel, et je n’entrevois pas de plus belle gloire que celle de remplir dignement la première place dans l’état. Que la postérité dise de moi que j’ai bien mérité de mes aïeux, bien pourvu à vos intérêts, qu’on m’a toujours trouvé calme dans le danger, imperturbable dans le gouvernement, et je ne réclame rien davantage. Que ce soient là mes temples, mes statues, je n’en connais pas de plus durables, car devant les autres, édifices de pierre ou de marbre, la foule passe indifférente comme devant des sépultures, lorsque plus tard les jugemens ont varié; c’est pourquoi j’implore mes contemporains et les dieux afin qu’ils m’accordent, ceux-ci le calme et les connaissances nécessaires à mon œuvre de justice, et ceux-là, quand je ne serai plus, le sympathique souvenir que mes actes et mon nom auront mérité. » Un homme qui pensait, parlait et se comportait de la sorte devait assurément passer pour un trouble-fête au milieu d’une pareille cour et d’un pareil peuple. Auguste, le plus vain des tyrans sous son masque de paterne simplicité, avait mis à la mode cette espèce de candidature à l’immortalité. Monarque, princes et princesses, tout le monde en voulait; c’était à qui de son vivant passerait dieu ou déesse, et Rome applaudissait à ces métempsycoses, qui lui procuraient des cérémonies, et se passionnait à ces intermèdes comme elle se passionnait pour les combats du cirque et tous les autres jeux de la vie et de la mort. Avec leurs démonstrations joyeuses ou funèbres, ces populations du midi n’en finissent jamais. Quand Rome perdit Germanicus, elle ne voulait plus être consolée; quatre mois durant se prolongea cette affliction éperdue, quatre mois pendant lesquels il ne fut question ni de politique ni d’affaires, et les dieux savent seuls jusqu’où seraient allées ces lamentations, si le morose empereur, un beau matin, n’eût décrété qu’il était temps d’arrêter ce deuil et de courir aux fêtes de Cybèle, ce qu’on ne se fit pas dire deux fois. « Les princes sont mortels, il n’y a d’éternel que l’état. Donc, que la vie reprenne son cours accoutumé, et, comme c’est justement aujourd’hui la fête des Mégalésiens, tâchons un peu de nous distraire. »

En fait de consécrations, Livie-Augusta les eut toutes. Elle eut celles de la beauté, du pouvoir et de la fortune, elle eut aussi celle de l’âge. Nous l’avons vue à quatre-vingt-deux ans tomber malade et gravement. Elle se releva; plus de six ans encore, elle assista vivante au spectacle des choses de ce monde qu’elle devait ensuite, comme divinité, considérer d’un œil moins facile à s’émouvoir. Le spectacle allait en s’assombrissant ; Drusus mourait au plein de la jeunesse, Drusus, l’unique fils de Tibère, l’héritier de son trône, et pendant ce temps la remuante Agrippine et ses fils manœuvraient pour la ruine de la famille régnante. C’était comme un réveil du sang de Jules, la sève remontait aux branches, et le bois sacré commençait à rendre des oracles. Tibère, battu de la foudre, consumé de chagrins, de misanthropie, avait décidément pris le chemin de Caprée. Sur ce roc solitaire, que le flot mouillait de tous côtés, le vieillard tâchait d’oublier. Il régnait toujours cependant : servitude affreuse à laquelle ces maîtres du monde romain ne pouvaient se soustraire que par la mort ! Ou le trône, ou le monument, point de milieu ! Cette adorable retraite de Caprée, qu’il eût tant goûtée au sein d’un groupe d’amis, de philosophes, il lui fallait s’y retrancher comme une bête fauve, montrant ses griffes, amoncelant les ossemens humains sur le seuil de son antre, condamné qu’il était à vivre par la terreur pour ne pas mourir par la trahison !

Là fut le secret des tardives cruautés de Tibère; s’il eût dans Séjan, au lieu d’un scélérat, rencontré un ministre capable de gouverner sous son nom pour le bien de l’état, que de forfaits épargnés à cette fin de règne! Il y a dans les actes sanglans qui marquent les dernières années du séjour à Caprée je ne sais quelle furie d’un désespoir sans bornes. Partout trahi, déçu, le vieillard à la fin sort de ses gonds : sa misanthropie, qui n’était que d’un tyran somme toute assez débonnaire et fort enclin aux belles-lettres, — sa misanthropie se change en fièvre chaude. Le mélancolique ne voit plus en noir, il voit rouge, tue à distance, et ces exécutions auxquelles il n’assiste plus ont quelque chose d’abstrait. Il frappe à coups redoublés pour tous ses sentimens méconnus, pour tous les efforts de sa politique, pour tous les bons mouvemens de son âme rendus impuissans par la bassesse et la méchanceté des hommes. La coupe d’amertumes était pleine, la trahison de Séjan la fit déborder : dès lors s’ouvrit l’ère des proscriptions, sorte de sacrifice in extremis aux dieux infernaux.

En attendant, il goûtait ses premières délices de Caprée, jouissait de l’île fortunée dont l’enchantement le plus doux était de lui procurer l’oubli. Se souvenait-il seulement d’avoir encore sa mère ? Depuis six ans, elle et lui ne s’étaient revus qu’une fois en Campanie, où Tibère passant vint pour quelques jours. Livie, à l’heure de sa mort, ne comptait pas moins de quatre-vingt-huit ans, mais Tibère en avait soixante-dix, à cet âge on ne se déplace guère ; d’ailleurs l’hypocondrie, le souci des affaires, le dévoraient. Il voulut d’abord se rendre près de l’auguste mourante, puis remit au lendemain, et si bien différa qu’il fut trop tard ; même pour les funérailles, il ne parut point. Rome attendit, elle eût attendu davantage ; mais la nature, qui ne s’émeut de rien et ne respecte aucun cadavre, n’admettait point d’atermoiement ; force fut donc de procéder sans la présence de l’empereur, lequel n’intervint du fond de sa retraite que pour mettre à la raison les sénateurs qui s’étaient chargés de mener le deuil en son absence. Cette attitude de Tibère ainsi que sa mercuriale furent généralement peu goûtées des Romains. Les mécontens parlèrent d’ingratitude et d’impiété. Tacite met le mot sur la chose : nihil mulata amœnitate vit ; foncièrement désagréable de caractère, le vieillard entendait ne démordre en aucun cas de ses habitudes, et puis, circonstance bien atténuante, il souffrait de corps et d’esprit et s’était vis-à-vis de lui-même engagé par serment à ne plus jamais rentrer dans Rome, une fois après en être sorti.

Rome néanmoins se montra magnifique dans ses hommages. Malgré l’absence de Tibère et son humeur maugréante, les démonstrations éclatèrent. Celle qu’on ne pouvait déifier fut proclamée mère de la patrie, et le sénat décréta qu’un arc de triomphe s’élèverait à sa mémoire, honneur que jusque-là aucune femme n’avait partagé et que Livie recevait pour avoir, selon l’exposé des motifs, « sauvé la vie à nombre de ses concitoyens, nourri, établi en quantité des jeunes garçons et des jeunes filles pauvres. » L’heure fut donc solennelle où les restes mortels de la première impératrice des Romains allèrent dans le mausolée se mêler aux cendres d’Auguste, et les larmes n’y manquèrent pas ; il y en eut beaucoup de sincères, d’autres qui l’étaient moins. Tant de gens assistaient à ce deuil, et semblaient le porter dans le cœur, qui ne pardonnaient point à l’illustre dame d’avoir mis au monde cet empereur Tibère, abatteur entêté des vieux privilèges héréditaires, toujours et partout enclin à préférer le mérite à la naissance, et dont le bras pesait si lourd sur l’antique aristocratie. « Une femme en toute chose plus comparable aux dieux qu’aux hommes, et qui savait n’employer sa puissance que pour détourner le péril de vos têtes et faire avancer les plus dignes, » ainsi parle de Livie son contemporain Velleïus Paterculus. Laissons de côté les exagérations de circonstance. Cependant l’histoire ne nous dit pas un mot des toilettes de cette impératrice ni de ses bijoux, tandis que tous s’accordent à célébrer la façon dont elle usait d’une fortune colossale : main ouverte aux petits comme aux grands et ne comptant avec personne, grande dame ayant partout ses pauvres, à la cour comme ailleurs, et du cercle de son affection n’excluant pas les plus infimes. Son affranchie Andromède, une naine, l’adorait; pour ses bontés, ses esclaves la portaient aux nues, et de récens témoignages nous prouvent qu’ils n’avaient pas tort. Il y a quelques années, dans un immense columbarium, on découvrit les cendres d’innombrables serviteurs ayant appartenu à sa maison ; esclaves des deux sexes, affranchis, employés de toute espèce et de tout rang, ils avaient par millions apporté là leur brin de poussière dûment classée, étiquetée, grâce aux bons soins de l’auguste maîtresse. En considérant la sépulture, on songe à ce que devait être le palais quand cet essaim, enfoui depuis des siècles dans la ruche morte, vivait, bruissait, foisonnait autour du diadème. Tout cela sans doute ne fait pas que Livie fût une sainte, et ces vertus privées, dûment et commodément pratiquées au rang suprême, ne sauraient cependant racheter les crimes par lesquels le rang suprême fut conquis. Il est vrai qu’on peut dire à l’excuse de cette âme, à la fois bonne au pauvre monde et passablement scélérate, que ni l’époque où elle vécut ni la place où le choix d’Auguste l’avait mise ne se prêtaient à la culture du sens moral. Environnée de haines et d’intrigues, elle usa des armes dont ses ennemis se servaient contre elle. Oui, mais ces ennemis acharnés, implacables, qui les alla chercher, les défia? Pour cette fille d’un simple chevalier, pour cette compagne errante d’un soldat d’aventure, ce n’était point assez de partager l’empire du monde avec Auguste; il fallait encore que son fils, à elle, héritât du trône des césars. Esprit dominateur et capable de tout, même de céder quand il s’agissait de préparer la victoire, soixante-sept ans elle soutint la lutte. Sa personnalité occupe deux règnes, toujours et partout la bien accueillie sous Auguste, importune, encombrante sous Tibère. Après avoir depuis son mariage, c’est-à-dire pendant une période de cinquante-deux ans, travaillé à fonder le règne de son fils, elle eut ensuite pendant les quinze années qui lui restaient à vivre, à lutter, à déblatérer contre ce règne, « écroulement de ses espérances. » Tacite, si dur pour Tibère, lui fait pourtant la part très belle quant aux deux premiers tiers de sa carrière. Les cruautés, les débauches, ne seraient, à l’en croire, venues que sur le tard, d’où il suit que l’homme mûr, le politique ayant bien mérité, Némésis n’aurait à demander des comptes qu’au seul vieillard. Livie alors nous offrirait l’exemple du contraire; criminelle d’abord, elle aurait terminé ses jours dans la pleine satisfaction du but atteint. Tacite va plus loin ; il veut que ce soit purement et simplement par égard pour cette mère vénérée que Tibère ait gardé tant de modération pendant la première partie de son règne, et que ses mauvais instincts aient dû pour éclater attendre qu’elle fût morte. Il est vrai que l’auteur des Annales ne cite aucun fait à l’appui de cette prétendue bonne influence d’une personne représentée ailleurs sous les traits d’une horrible empoisonneuse. Livie fut le tracas, le chagrin, le désespoir du règne de Tibère, et cela devait être; elle avait calculé faux : dans ce fils, qu’elle comptait gouverner à son gré, Livie avait trouvé son maître.

Le destin a de ces leçons, toujours renouvelées, mais dont personne ne profite. Livie n’était point la première à qui cette histoire d’ambition maternelle déçue fût arrivée. Agrippine, elle aussi, prendra de longue main la cause de Néron ; à ce jeu de l’intrigue et du crime, elle apportera plus encore que Livie, laquelle au moins sut réserver sa pudeur de femme. La fille de Germanicus ne réservera rien; par le fer et par le poison, par l’adultère et par l’inceste, elle poursuivra son idéal d’absolue domination. — Eh bien! et après? Les mêmes démêlés, la même histoire. Tibère d’abord éconduit Livie avec toute sorte de révérences, puis, n’en pouvant plus, quitte Rome pour se débarrasser de ses obsessions. Moyen de comédie ! Néron emploie le procédé tragique, tue Agrippine; mais la situation ni la moralité ne diffèrent.

Livie n’est pas un caractère; ceux qui prétendent qu’elle avait en vue de réconcilier les deux grandes factions aux prises par ses œuvres, — d’unir et de fusionner le sang des Claude avec le sang des Jules, — lui font très gratuitement honneur de la politique de Tibère. Livie n’eut jamais l’esprit tourné que du côté de ses intérêts. Si l’intrigue est le commencement de la politique, elle ne dépassa point ce vestibule du temple; une fois installée, elle s’y tint et pour la vie. Auguste, bien que sous le charme, la forçait à transcrire sur le moment tout ce qui se disait dans leurs entretiens intimes, ce qui prouve qu’il n’y avait guère à se fier à la parole de Livie. Cette Romaine-là me rappelle une certaine Florentine de notre XVIe siècle : Catherine de Médicis était, comme Livie, née avec d’immenses appétits de domination qui ne furent jamais satisfaits. Incapables de s’imposer aux circonstances, elles eurent toutes deux l’art de les prendre par le dessous, habiles à tracer des circonvallations, à creuser des mines, et sachant au besoin s’effacer pour reparaître au moment favorable. Plonger du regard dans l’avenir, saisir les connexions qu’il peut avoir avec le présent, entrevoir le fruit dans le germe, facultés viriles également absentes chez l’une et chez l’autre! Les résultats mesquins, les petits profits, voilà ce qui les contente. Leur caractère est d’observer, de laisser courir les choses, leur politique d’en tirer avantage sans jamais se découvrir que le moins possible, leur jeu d’imiter le chat qui pelote, puis tout à coup de sauter sur la proie et de l’étouffer. Livie demeura fidèle à ce programme. Sa lutte avec la fille d’Auguste nous l’a montrée au plein de son activité, de sa puissance et de ses maléfices. La femme honnête et la courtisane se rencontrant dans un de ces conflits tragiques dont l’histoire offre tant d’exemples, — la courtisane fut vaincue. C’était justice; disons mieux, c’était dans l’ordre naturel ; entre la beauté, la grâce, l’élégance, l’esprit de frivolité, et la froide, sévère, implacable raison, le combat ne saurait être longtemps douteux. L’austérité, la dignité, le calme des sens, finiront toujours par l’emporter; seulement ayons pour certain que l’exemple n’en sera pas plus moral, car dix fois sur douze l’honnête femme, pour mieux assurer sa victoire sur la courtisane, emploiera des armes déshonnêtes, et je ne vois guère en quoi les dieux et les hommes auront à se réjouir lorsque, tout compte fait, l’hypocrisie, la calomnie, l’esprit d’audace et d’intrigue, seront venus à bout de l’esprit de désordre et de luxure. Les faiblesses humaines vengées par la scélératesse qui se donne carrière sous le masque de la vertu, quelle conscience tant soit peu douée du sens moral un pareil spectacle peut-il satisfaire ? Telle fut pourtant la comédie montée à son propre bénéfice par l’impératrice Livie. La fille d’Auguste y succomba; mais, patience, Julie ne meurt pas tout entière. Elle lègue son sang et sa vengeance à sa fille, chez qui l’emportement et la furie vont remplacer l’inconséquence et la légèreté de la mère; puis, pour que la trilogie soit bien complète et que le châtiment ait son cours, à cette première Agrippine succédera la seconde, celle des Mémoires, d’où sortiront à leur tour les Annales. Tout vient donc à point dans l’histoire, et Livie, après avoir eu du terrible justicier plus qu’elle ne méritait, semble n’avoir désormais qu’à se recommander aux équitables réhabilitations de la critique moderne, qui verra ce qu’elle peut faire pour elle.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Parmi les aventures de Julie qui déjà faisaient bruit, on se racontait un caprice qu’elle avait eu (étant la femme d’Agrippa) pour le fils de Livie, un des hommes les plus beaux et les plus robustes de ce temps ; mais Tibère négligea l’invite. En place du jeune lion qu’elle cherchait, la chasseresse au bois ne trouva qu’un sanglier grogron, et quitta le jeu sans pardonner.
  2. Progrès ou décadence, cette statue du Gladiateur marque un pas vers le vrai historique, national, typique. A la beauté abstraite du pur hellénisme, à l’idéal de la forme humaine généralisée, succède l’individuel, le caractéristique. Ce guerrier mourant est bien un Dace. Nous sommes sur la voie du naturalisme, du portrait. Lysippe et son école ont passé par là.
  3. Voyez Tacite, III, 30.
  4. Pline raconte que dans sa jeunesse Tibère aimait fort le vin. Qu’un soldat en campagne aime à fêter Bacchus, c’est pourtant assez l’ordinaire. De là néanmoins cette plaisanterie inventée sur son nom, qui de Claudius Tiberius Nero devint par sobriquet Caldius Tiberius Mero. Il n’en fallait pas davantage pour établir à travers les siècles la réputation de Tibère. Après l’épigramme, la légende, — celle de Pison par exemple, nommé gouverneur de Rome pour avoir trois jours et trois nuits su tenir tête, le pot en main, à son pantagruélique empereur, ou bien encore celle de Novellius Torquatus, l’homme aux dix bouteilles, tricongius, — Sheridan n’en comportait que sept (sevenbottleman), — et qui fut mandé de Milan à Caprée pour distraire son gracieux maître en lui donnant le spectacle d’une virtuosité sans modèle.
  5. C’est bien plutôt à Suétone que la devise conviendrait, au méthodique et laborieux compilateur du cabinet et des archives de l’empereur Hadrien, à l’imperturbable magister epistolarum qui froidement, sincèrement, scrute, copie, collige les faits et les éclaire avec le calme et l’indifférence d’un rayon de soleil! Caïus Suétonius Tranguillus, jamais nom ou surnom ne dit plus vrai!