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L’Orage (Jean de La Ville de Mirmont)

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L’ORAGE

Bien sûr, il allait pleuvoir ! Tout le présageait dans la nature, tout l’annonçait au cœur des hommes. Depuis le matin, une hirondelle sentimentale, échappée Dieu sait de quelle romance passée de mode, voletait au ras des pavés de la petite rue étroite où, parmi le crottin sec, picorait en sautillant la race turbulente et prosaïque des moineaux de gouttières. Et la même torpeur, qui, dans les jardins clos ornés de fusains en feuillage métallique, endormait les frelons sur la corolle capiteuse des giroflées, faisait miauler sans but et s’étirer sans illusion, au fond de la pénombre crépusculaire des salons provinciaux, les chattes noires des vieilles demoiselles, sur des coussins de velours d’Utrecht. Mais aussi, pendant près d’une quinzaine, s’en était-il donné à cœur joie, le soleil, le grand soleil purificateur, de brûler les herbes des prairies et de calciner la poussière blanche des routes !

Vers le milieu de l’après-midi, M. Colin, le coiffeur pour dames, sortit en pantoufles rouges sur le seuil de sa boutique vert espérance. Il tendit, avec gravité, la main droite, devant soi. Malgré la noblesse du geste, aucune larme ne tomba du zénith sur la terre.

― Ça ne va pas tarder ! prononça le négociant, pour affirmer sa manière de voir.

Effectivement, là-haut, tout là-haut, dans le ciel promis aux justes, et qui, néanmoins, à l’époque de ce récit (déjà de l’histoire ancienne !) n’était encore accessible qu’aux ballons sphériques des dimanches et jours fériés, de sombres événements paraissaient se comploter en silence. Les nuages, qui, tout à l’heure, occupaient à peine le bas de l’horizon et par leur ressemblance avec un idéal et vaporeux décor montagnard auraient suffi à procurer l’aspect d’une ville d’eaux pyrénéenne au moins poétique des chefs-lieux d’arrondissement, s’étalaient maintenant, immensément, au-dessus des arbres et des toits, comme une menace divine. Leur seule vue permettait d’admettre qu’en d’autres âges moins éclairés des peuples naïfs aient pu concevoir l’idée de bâtir des cathédrales dans l’espoir de se mettre en règle avec les puissances supérieures.

Tout à coup, un roulement s’entendit au loin. Non, ce n’était pas déjà le tonnerre. Un landau de louage qui revenait à vide d’une noce (car on se marie par n’importe quel temps) passa en tremblant de toutes ses vitres. Au fait, il n’en fallait pas davantage pour donner tout de suite un peu plus d’intérêt à l’existence. Une porte s’entr’ouvrit. Une main souleva le coin d’un rideau derrière une croisée. Et le chien du pharmacien, étendu en travers du trottoir, ouvrit les yeux, bâilla, supputa un instant le plaisir qu’il aurait pris à courir dans les jambes du cheval, puis, jugeant la température trop lourde, se rendormit.

Les choses en étaient là, sur terre comme au ciel, à l’instant précis où Mlle Édith Tantamer , la fille cadette de l’huissier le plus important de cette calme et si paresseuse petite cité imaginaire, achevait de peindre à l’aquarelle trois œillets roses sur son album. Restait seulement à unir les tiges par un ruban, et la jeune personne méditait au sujet de la teinte qu’elle emploierait. Indécise, elle suçait le bout de son pinceau. On sait bien que ces couleurs sont inoffensives. Mais l’inspiration ne venait pas. Certes, les brusques dépressions barométriques ne valent rien pour le moral d’une enfant romanesque et compliquée ! Ajoutez qu’en guise de devoir de vacances, un écolier du voisinage s’appliquait de toute son âme à jouer « Cœur de tzigane » sur son violon. La mélodie tendre et rapide, pénétrant à travers les fenêtres closes, ne pouvait manquer à la longue de faire prendre un cours passionnel et tumultueux aux pensées intimes de Mlle Tantamer. Ah ! s’il était alors apparu dans le cadre de la porte, viril et même un peu brutal, mais si sûr de soi à juste titre, le triomphateur imberbe du dernier concours de bicyclettes fleuries ! Cette image se précisa bientôt avec la netteté d’un agrandissement photographique. L’adolescent s’appuyait d’une main sur le guidon de sa machine. Il portait même, à la boutonnière, l’insigne du Touring-Club. Effrayée par l’audace de son imagination, Édith secoua sa torpeur et se dirigea vers la glace de la cheminée. Entre les deux chandeliers d’albâtre, son visage reflété lui sembla légèrement pâli, assez intéressant somme toute, et elle en fut flattée. Puis, afin de détourner ses idées, elle ouvrit la croisée et remonta la jalousie. Le vent tiède, qui venait de se lever, dispersait les moineaux et pourchassait les brins de paille et les morceaux de papier sur la chaussée. Un volet se rabattit violemment contre un mur. Cette fois, enfin, c’était pour de bon ! sans compter que de grosses gouttes s’écrasaient déjà, en bas, dans la poussière.

La jeune fille comprit vite le caractère romantique de la situation. Elle ne s’arrêta pas à calculer le nombre de secondes séparant le premier éclair du coup de tonnerre qui le suivit. Elle ne se demanda point si la foudre allait tomber sur le clocher ou sur la mairie. Elle ne songea pas davantage à critiquer la mise en scène vieux jeu non plus qu’à contester les effets trop prévus de la figuration céleste. Mais penchée à mi-corps par-dessus l’entablement de la fenêtre, elle se livra toute, avec amour, à la fureur des éléments.

Car subitement l’orage creva, comme le désespoir d’une femme incomprise qui n’en peut plus, qui ne veut plus rien entendre, qui, vraiment, en a trop supporté depuis trop longtemps et que jamais, jamais on ne consolera. Ce fut du reste un orage classique. Il fit beaucoup de tapage pour pas grand’chose. Ainsi que des ciseaux fantasques, les éclairs en zigzag tailladaient la rue. L’averse ricochait sur les tuiles, débordait des gouttières engorgées, fouettait les vitres et traçait peu à peu de larges cercles humides au plafond des chambres de bonnes, sous les combles. Nul n’aurait pu prévoir que la rue affecterait un jour une physionomie à ce point éloquente et tourmentée parmi le fracas du tonnerre et le crépitement de la pluie. Il fallait une âme de la nature de celle d’Édith pour affronter toute l’horreur du spectacle et pour y prendre un plaisir aussi supérieur et aussi aigu. Combien loin il avait reculé dans sa pensée, le jeune cycliste avantageux ! Seul un explorateur ou un poète lyrique, sinon quelque héros de Walter Scott aurait su, en un semblable moment, se présenter sans ridicule devant le regard de Mlle Tantamer. Elle qui, chaque matin, employait tant de soin à régulariser au moyen d’une baguette de bois les tendances capricieuses de ses cheveux (dont aucun clerc d’avoué ne pouvait à bon droit se flatter de posséder une boucle d’or dans son portefeuille) laissait l’aquilon réduire au néant l’ordre savant de sa coiffure. Au surplus, la bourrasque inondait son visage de pleurs. Mais de telles larmes ne sont point les plus amères…

― « Orage, orage », répétait la fille cadette de l’huissier, « emporte sur tes ailes dévastatrices mon pauvre cœur brûlant et inassouvi destiné à d’autres aventures que le train-train de cette existence tranquille ! »

Comme bien on pense, l’ouragan avait d’autres idées en tête. Il continua d’affoler tour à tour les diverses girouettes de la localité, sans s’arrêter à de pareils arguments. Les éclats s’espacèrent. Et bientôt sa rumeur s’en fut vers les lointains où d’autres petites villes attendaient leur part d’héroïsme et de passion. Il ne demeura plus que le grand apaisement de l’ondée monotone.

― « Mon Dieu ! cette enfant ! a-t-on jamais vu ! » s’écria Mme Tantamer en entrant dans la chambre de sa fille. « Mais c’est ainsi que l’on prend le coup de la mort ! Dépêche-toi donc d’aller changer de vêtements, ton père s’impatiente à cause du dîner ».