L’enfant mystérieux/Tome II/Où la Démone passe de main en main

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J. A. Langlais, éditeur (p. 158-177).

CHAPITRE XI

où la démone passe de main en main.


À peu près vers onze heures de la même nuit, une scène bien étrange se passait chez Ambroise Campagna.

La maison de ce dernier, au lieu d’être située, comme celle de Pierre Bouet, au sud du chemin, s’élevait du côté nord, adossée à un renflement de terrain, qui court parallèlement au fleuve pour aller se confondre avec les berges de la rivière Dauphine. De même que la plupart des habitations de l’Île d’Orléans, elle était en pierre, basse de carré, — le tout blanchi à la chaux.

Grâce à la disposition du terrain et au peu d’élévation des pans, on comprend que le côté de la maison regardant le nord offrait bien moins de développement que celui qui donnait sur le chemin royal. À moitié enfouie sous la terre, cette façade n’avait guère plus de six pieds de hauteur, de façon qu’un homme de taille ordinaire pouvait aisément atteindre le rebord de la toiture, en allongeant seulement le bras. Du reste, ce côté de la maison était presque entièrement caché par de hauts pommiers, dont quelques-uns des rameaux pendaient même jusqu’au-dessus du toit.

C’était charmant, mais aussi — avouons-le — excessivement commode pour les voleurs ou les malfaiteurs qui auraient voulu s’introduire chez maître Campagna, par la petite lucarne, dont on pouvait voir la lumière discrète filtrer à travers le feuillage qui l’enguirlandait.

Telle était du moins l’opinion de deux compères de notre connaissance, les frères Pape, qui, embusqués sur la crête de la colline, observaient avec une attention soutenue et la maison et ses abords.

On sait ce que venaient faire là les deux coquins ; il s’agissait pour eux de gagner les deux cents piastres extorquées à Antoine, moyennant la condition d’enlever la Démone, cette nuit même.

Or, les circonstances semblaient favoriser singulièrement l’opération. Ambroise était retenu hors de chez lui par la maladie de Pierre Bouet, et, sans doute, sa mère ne manquerait pas de visiter, elle aussi, ne fut-ce que cinq minutes durant, le pauvre malheureux qui se mourait, à quelques arpents de là… La vieille resterait seule, et alors tout irait comme sur des roulettes.

En attendant cette éventualité, les Pape se tenaient cois sous le feuillage qui leur servait d’abri, épiant du regard le moindre mouvement, prêtant l’oreille au plus léger bruit…

Ils sont là depuis une bonne heure, quand nous les rejoignons. Et, cependant, rien encore n’est venu confirmer leur petit calcul… La mère Campagna ne bouge pas, à en juger du moins par l’immobilité des bandes lumineuses que projettent les fenêtres des pignons.

Dans les environs, le silence n’est troublé que par la conversation des chiens, qui se répondent d’une ferme à l’autre, ou par le miaulement batailleur des matous, en quête d’aventures.

La nuit est noire. Quelques rares étoiles pointillent la voûte du ciel. Le vent se tait. Seuls, les ruisseaux babillent sur leurs lits de cailloux ou bruissent à travers le gazon constellé de marguerites.

Minuit va bientôt sonner.

Jean Pape appelle son frère, en observation à quelques pas de lui sur la maîtresse branche d’un pommier.

— Hé ! garçon !

— Qu’est-ce que c’est ?

— Rien ne bouge ?

— Pas un chat.

— Vois-tu chez Pierre Bouet ?

— Oui ; depuis longtemps les lumières ne marchent plus : tout le monde doit être dans la cuisine.

— Ce serait le temps d’agir, mais il y a cette vieille folle de mère Campagna qui s’obstine à ne pas sortir…

— Il faut en prendre notre parti, elle ne s’absentera pas. D’ailleurs, elle doit dormir.

— Et le chien d’Ambroise ?

— Là-bas, avec son maître probablement, car il ne donne pas signe de vie.

— La chance est pour nous. Allons, descends de ton arbre et va un peu voir ce qui se passe dans la maison. Faisons vite ; il n’y a plus à barguiner.

Le plus jeune des Pape se laissa tomber de son observatoire et, se faufilant au milieu des arbres fruitiers, arriva jusqu’auprès de la maison. Comme il n’y avait pas de fenêtre sur le derrière, il se glissa le long du pignon qui regardait l’est et alla coller son œil à une des vitres du châssis qui éclairait la cuisine.

Tout était silencieux et immobile dans la pièce. La chandelle ne jetait plus qu’une faible lueur, au centre de laquelle se détachait en rouge-feu la mèche épaissie et charbonnée. Près de la table et ramassée dans son grand fauteuil de bois blanc, la mère Campagna dormait, son tricotage sur les genoux.

Baptiste Pape remonta vite auprès de son frère.

— C’est le temps, dit-il… La bonne femme dort, le chien est absent, et il n’y a pas un être vivant dans le chemin.

— Allons ! fit Jean. Mais soyons prudents et procédons avec ordre. D’abord, il est entendu que c’est toi qui grimpes sur mes épaules et entres dans la maison par la lucarne.

— Je sais, je sais… Tu as toujours le soin de m’envoyer en avant, c’est connu.

— Une fois dans la place, continua Jean sans relever l’observation, tu marches doucement à la vieille, tu l’enroules dans la couverture de laine, tu lui attaches la corde sous les bras et tu me passes le paquet, en le faisant glisser par la lucarne…

— Oui, oui… grommela Baptiste avec impatience, encore une fois, je sais tout cela par cœur.

— Fort bien, conclut imperturbablement l’aîné. Quand tu m’auras remis la vieille sans encombre, ton rôle sera fini et le mien commencera. Allons.

Les deux frères jetèrent un dernier regard sur la route, à droite et à gauche, puis se dirigèrent à pas de loups vers la maison. Arrivés au pied du mur, juste au-dessous de l’unique lucarne de ce côté de la toiture, Jean s’arc-bouta sur ses jambes, inclina quelque peu le buste et se tint immobile, pendant que son frère lui grimpait d’un bond sur les épaules.

Une fois qu’il eut pris son aplomb, Baptiste se redressa lentement et approcha sa figure du vitrage.

Voici ce qu’il put voir :

Le grenier était séparé en deux compartiments par une cloison transversale. Dans la pièce située en face de la lucarne, une chandelle fumeuse achevait de se consumer dans un chandelier de fer-blanc placé sur un grand coffre, servant de table. À quelques pas de ce luminaire primitif, et près d’une couchette basse où un lit propre était dressé, la Démone se tenait accroupie sur ses talons, tournant le dos à la fenêtre. Elle avait les mains jointes sur ses genoux et se laissait bercer par ce balancement inconscient qu’on remarque chez certaines vieilles personnes dont l’esprit court les rues.

Dormait-elle ? Veillait-elle ?

C’est ce que Baptiste Pape eut été bien en peine de décider, s’il se fût arrêté à cette question. Mais il avait vraiment bien autre chose à s’occuper !…

D’abord, le chassis de la lucarne était-il fermé en dedans au moyen de targettes ou de taquets ?… Faudrait-il l’ouvrir de force, faire du bruit, éveiller les femmes, recourir enfin aux grands moyens ?

C’était à voir.

Baptiste imprima au vitrage une légère poussée : il céda et, tournant sur ses couplets, démasqua complètement l’intérieur du grenier.

Cela s’annonçait bien.

L’effronté garçon jeta un nouveau regard dans le grenier et constata que la tireuse de cartes n’avait pas interrompu son balancement ; puis il enjamba prestement l’appui de la croisée et retomba sur ses pieds nus à l’intérieur.

Il n’avait pas fait plus de bruit qu’un chat.

Le pire était mené à bien, pensait-il… Il n’avait plus qu’à dérouler la couverte qui lui ceignait les reins et à fondre silencieusement sur sa proie pour l’en envelopper…

Mais comme il s’avançait sur la pointe des pieds, la couverte étendue au bout des bras, la porte du chemin s’ouvrit rapidement et un bruit de pas retentit à l’étage inférieur. Deux ou trois paroles s’échangèrent, puis l’escalier communiquant au grenier craqua sous le poids d’une personne qui la montait…

Une minute à peine avait suffi à tout cela… Les pas s’approchaient ; la porte de communication entre les deux pièces du grenier allait s’ouvrir.

Et Baptiste Pape, pris à l’improviste, étourdi, ne sachant où se fourrer, était toujours là, debout, immobile, les bras tendus !

Il n’avait ni le temps de retourner sur ses pas, ni celui de chercher un recoin où se dissimuler.

Lui, si inventif d’ordinaire, il allait se faire prendre comme un renard par une poule !

Cependant il obéit au sentiment instinctif qu’on éprouve en pareille occurrence… Il se fit petit, s’écrasa, se pelotonna à l’endroit même où il se trouvait, c’est-à-dire près du pied de la couchette…

Puis il ramena par-dessus sa tête la couverte qu’il destinait à la Démone et attendit l’orage.

La porte s’ouvrait, à l’instant même.

Ambroise Campagna — car c’était lui — se pencha jusqu’à mi-corps par l’entrebâillement et dit :

— Je vous avais promis des nouvelles, la mère : ça va mieux !

— Ah ! merci ! fit la vieille, qui avait relevé la tête.

Puis elle ajouta :

— Il a repris connaissance, hein ?

— Non, pas encore, mais ça ne tardera guère.

— Que Dieu le veuille !… Je viens de dire un chapelet pour lui.

— Vous vous fatiguez, la mère… À votre âge, il ne faut pas veiller si tard ; couchez-vous.

— Oh ! quand ça me fatiguerait, murmura la centenaire, ce serait bien peu pour expier le mal que j’ai fait…

— Vous avez bonne volonté, ça suffit !… Le bon Dieu n’en demande pas davantage, répliqua Ambroise.

Puis, apercevant la fenêtre ouverte, il alla la refermer, en disant :

— L’air est frais, la mère : il ne faut pas laisser comme ça le vent du nord pénétrer ici, où gare les rhumatismes !

Et il se retira, sans avoir seulement remarqué la masse grisâtre qui gisait près du lit.

Quelques minutes après, on l’entendit ouvrir et refermer la porte du chemin ; son pas résonna sur le sol durci de la route…

Il retournait chez Pierre Bouet.

− Hem ! fit à part soi Baptiste Pape, en soulevant sa couverte pour risquer un œil, je crois sincèrement que je l’ai paré belle !… Enfin, c’est passé… Mais quelle peur j’ai eue, grand saint Jean-Baptiste, mon patron !

Tout en faisant ces réflexions, il s’était mis sur les mains et les genoux – à quatre pattes, comme on dit vulgairement — et observait la vieille.

Celle-ci allait et venait dans la pièce, courbée presque en deux, furetant ci et là, marmottant des phrases décousues… Tout à coup, elle aperçut cette masse informe qui venait de surgir près de son lit… Interdite, elle s’approcha pour reconnaître par le toucher ce que ce pouvait être…

Mais la masse s’agita aussitôt, grandit, s’avança à sa rencontre et s’abattit sur la Démone, avant même qu’un cri eût eu le temps de jaillir des lèvres de la pauvre femme.

En un tour de main, la vieille fut enroulée dans la couverte, et une corde se trouva nouée sous ses bras.

Le reste n’était plus que jeu d’enfant.

Le colis — car c’en avait toute l’apparence — fut passé par la lucarne, reçu dans les bras de Jean Pape et aussitôt transporté sur la colline, au milieu des arbres du verger.

Baptiste Pape, après avoir soigneusement refermé le châssis de la lucarne, sauta à terre et rejoignit son frère.

Le cadet était de fort mauvaise humeur contre son aîné, qu’il accusa violemment de l’avoir exposé, par sa négligence, à être surpris en flagrant délit.

— Tu étais en bas pour guetter, disait-il… Pourquoi ne pas m’avoir fait le signal convenu ?

— Pour la bonne raison, répondit Jean, que je n’ai rien entendu venir.

— Tu mens ! répliqua Baptiste… Tu voulais me laisser dans le pétrin, pour t’emparer de ma part dans nos épargnes !

— Es-tu bête ! ricana Jean… Comme si, une fois compromis, tu ne m’aurais pas dénoncé !

— Pour ça, tu devais t’y attendre.

— Et, d’ailleurs, crois-tu que j’aurais sacrifié avec toi les cent piastres qu’Antoine doit nous compter la nuit prochaine, au reçu de la vieille ?

Cette dernière raison convainquait Baptiste.

− Au fait, ç’aurait été folie ! grogna-t-il.

Et l’incident fut oublié.

Au reste, la réussite complète de leur audacieux enlèvement contribuait beaucoup à rendre les deux vieux garçons accommodants. Sans cette circonstance, en effet, ils n’auraient pas manqué d’en venir aux mains, comme d’habitude.

On se mit en route, pour la grève, Baptiste précédant en éclaireur, et l’on arriva sans encombre à une petite anse, au fond de laquelle un flat était tiré sur le sable.

La Démone fut déposée à l’arrière de l’embarcation, et Jean Pape défit quelque peu la couverte, pour lui procurer de l’air et la faire revenir à elle.

Puis les deux coquins traînèrent leur flat jusqu’à la mer et, s’emparant chacun d’un aviron, voguèrent avec rapidité dans la direction du bout de l’île.

Tout marchait à merveille. La nuit était obscure. Pas une âme sur le fleuve. Pas un bruit suspect sur toute la ligne des masses sombres que l’embarcation côtoyait.

Au large et en avant, le fleuve immobile scintillait çà et là, réfléchissant le rayon de quelque rare étoile.

On approchait de la pointe rocheuse qui termine l’île, et l’on allait bientôt s’engager contre courant le long de la rive septentrionale…

Les Pape allumèrent leur pipe, laissant aller le flat au fil de l’eau.

— Hein ! garçon, dit l’aîné en retroussant ses manches, c’est maintenant qu’il va falloir nager ferme.

— Bah ! fit Baptiste, ce n’est qu’un petit mille contre le courant, après tout.

— Oui, mais le baissant est rapide en diable autour de ces pointes.

— Que veux-tu ?… On ne gagne pas deux cents piastres à regarder couler l’eau sous les ponts.

Ça, c’est vrai. Gare ! nous y voici.

Le flat arrivait alors près de l’extrémité d’une langue de rochers assez élevés, près desquels le courant se précipitait avec la rapidité d’un torrent.

À grand renfort de coups de rames, le courant fut coupé et la pointe doublée.

Hourra ! ça y est !

Mais voici bien une autre affaire !…

Un canot, jusque là abrité par les rochers, sur la rive nord, apparaît tout à coup.

Un homme, armé d’un fusil, se tient debout au fond de cette embarcation, postée là comme à dessein, et une voix gutturale crie :

— Aoh ! qui vient là ?

Jean Pape répond, après un instant d’hésitation :

— Pêcheurs !

— D’où ? répond la voix.

— Qu’est-ce que ça vous fait ? riposte Baptiste, peu endurant de sa nature.

— De Saint-François ! répond Jean. Nous allons relever notre poisson. Et vous ?

— Filons, filons ! murmura Baptiste avec impatience… nous n’avons pas de compte à rendre au premier venu qui se permet de nous questionner.

Et il appuie avec force sur sa rame.

Jean en fait autant de son côté.

L’embarcation vole et dépasse le canot.

Stope ! s’écrie l’inconnu d’un ton impérieux.

— Va au diable ! lui réplique Baptiste, redoublant d’efforts et engageant son frère à nager ferme.

— Au secours ! au secours ! glapit presque en même temps une voix perçante, partie de l’arrière du flat.

C’est la mère Démone qui, revenue à elle, se débat dans ses liens.

— Arrêtez, ou je tire ! reprend l’homme du canot, faisant craquer la batterie de son arme à feu.

— À moi ! À l’aide !… On veut m’assassiner ! continue la voix de femme.

— Vieille enragée, te tairas-tu ? gronde Baptiste, qui bondit sur la Démone et cherche à la baillonner.

Mais la sorcière a le temps de jeter un dernier cri :

— Au meurtre !… Aïe !

Pendant cette courte lutte, le canot, vigoureusement conduit, s’est rapproché jusqu’à une couple de longueurs.

L’homme qui le monte — une sorte de géant bizarrement accoutré — se tient toujours debout, son fusil entre les jambes et un immense aviron à la main.

— Que voulez-vous ? demanda Jean Pape, renonçant a fuir et contenant à grand’peine son bouillant frère.

— D’abord, que vous m’attendiez, répond l’inconnu.

— C’est fait. Ensuite ?

— Secondement, que vous me disiez quelle est cette femme qui appelle au secours, et ce que vous en voulez faire.

— Vous êtes bien curieux, l’ami !

— J’attends ! fit l’inconnu d’une voix brève.

— Eh bien ! c’est notre parente, une pauvre folle qui s’est échappée dans la journée d’hier et que nous ramenons au logis.

— Veux-tu qu’elle te dise la bonne aventure ? demanda la voix goguenarde de Baptiste… Elle est sorcière, notre parente : elle tire aux cartes et peut t’apprendre au juste quel jour tu seras pendu.

— Aoh ! grommela l’homme au canot, à qui ce mot de sorcière fit dresser l’oreille.

— Imbécile ! souffle Jean Pape à l’oreille de son frère, pourquoi ne pas lui dire de suite qui elle est ?

Puis s’adressant à son premier interlocuteur :

— Eh bien ! l’ami, nous permettez-vous de continuer notre route ?… Êtes-vous content ?… Bonne nuit, alors !

Et les rames, tombant à l’eau, portèrent le flat à une bonne distance du canot. Mais ce dernier, en quelques coups d’aviron, l’eut bientôt rejoint.

Le grand diable au fusil, ne voulant pas avoir à renouveler une pareille chasse, mit les deux Pape en joue et leur dit froidement :

— Les rames à bord et répondez nettement, ou je vous envoie une balle dans la tête, foi de Sauvage !

Les ravisseurs de la Démone obéirent, cette fois, sans se faire prier. Ils venaient d’entrevoir la figure de celui qui commandait si impérieusement, et chacun d’eux s’était aussitôt fait cette réflexion : « C’est le Sauvage dont nous a souvent parlé Antoine : c’est Tamahou ! »

Or, ils n’ignoraient pas que le Montagnais de l’île à Deux-Têtes était homme à mettre sa menace à exécution.

Ils rentrèrent donc leurs rames, maugréant contre leur mauvaise étoile, qui leur avait ménagé une pareille rencontre.

Tamahou — car c’était lui, en effet — n’en continua pas moins à les tenir en joue, pour leur éviter la tentation même de mentir.

— L’un de vous, dit-il, affirme que cette femme est sorcière et qu’elle lit dans les cartes la destinée des hommes : est-ce vrai, cela ?

− C’est vrai ! affirma Jean Pape, à qui le grand fusil en imposait singulièrement.

— Quel est son nom ? demanda Tamahou.

Les Pape hésitèrent dix secondes…

— Prenez garde !… Votre vie dépend de la réponse que vous allez faire… fit observer tranquillement le Sauvage.

Jean Pape eut peur…

— La Démone ! dit-il.

— Aoh ! fit Tamahou, avec une étrange satisfaction… Je m’en doutais, et ce brave Antoine n’a pas menti à sa femme, lorsqu’hier soir il lui a appris que la sorcière vivait… J’ai bien fait de l’épier… Me voilà tout à fait payé de mes peines et sur le chemin de la petite vengeance que je lui ménage.

Puis, tout haut :

— Mes bons amis, pour vous dédommager du retard que je vous ai valu, je vais me charger de cette femme, qui est un embarras pour vous, de cette pauvre folle qui s’échappe comme ça du logis, qui vous force à courir la nuit sur le fleuve, qui crie au meurtre, qui est enfin une source d’ennuis pour ses excellents parents… J’en aurai bien soin, parole de Montagnais… Allons, passez-la-moi, et vite, je suis pressé.

Les Pape, eux, ne l’étaient pas, pressés. Ils se regardaient avec des figures longues d’une aune, ne sachant quel parti prendre.

Mais le terrible Sauvage braqua sur eux son long fusil avec un air si déterminé, qu’il fallut bien en passer par ce qu’il voulait.

La Démone fut déposée dans le canot, et Tamahou s’éloigna aussitôt, en criant aux deux vieux garçons ahuris :

— Dites à Antoine Bouet que son ami Tamahou n’est pas mort, comme il le croit, sans doute, et que j’aurai le plaisir de lui prouver avant peu que je suis bien vivant.

Et il disparut dans l’obscurité qui planait sur le fleuve.

Les Pape rentrèrent chez eux tout penauds et pensant que leurs cent dollars étaient passablement aventurés.