L’enfant mystérieux/Tome II/Père, Mère et Fille

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J. A. Langlais, éditeur (p. 262-268).

CHAPITRE VIII.

père, mère et fille.


Ce fut un coup de théâtre.

Chacun s’empressa autour de la Dame blanche, qui avait entièrement perdu connaissance. La Gaffe et Anna, aidés du patron André, la transportèrent sur un lit, dans une pièce voisine, pendant que madame Hamelin offrait ses services au gentleman, qui avait tout l’air, lui aussi, de vouloir tomber en pâmoison.

Cependant, il se remit bientôt et faisant un geste de la main :

— Madame, dit-il, je vous prie, dites-moi, d’où vient cette femme et comment il se fait… ?

— Milord, pour parler net, je n’en sais rien. C’est mon fils…

— Le capitaine ?

— Oui, milord. Il arriva un jour d’un voyage dans le golfe, ayant cette malheureuse à son bord. Le chef d’une tribu de sauvages mic-macs, campée sur l’île de Terre-Neuve, la lui avait remise…

— Mais comment se trouvait-elle au milieu de ces sauvages ?… Depuis quand ?

En ce moment, la porte s’ouvrit et une voix sonore s’écria :

— Oh ! la bonne surprise !… Vous ici, milord !

L’Anglais se retourna et se levant vivement :

— Le capitaine Hamelin ! fit-il, très étonné.

Avant que le nouvel arrivant eût eu le temps de répondre, il était pressé dans les bras de sa mère qui, riant et pleurant, ne cessait de répéter : « Mon fils ! mon fils ! »

Une autre voix plus timide, mais non moins émue, disait : « Charles ! » et une petite main féminine s’emparait de la main du survenant et la serrait tendrement.

Le capitaine Hamelin – car c’était bien lui – embrassa sa mère, pressa longuement la main d’Anna, et s’avançant vers le seigneur anglais :

— Milord, dit-il en s’inclinant, me voici en effet et très honoré de vous trouver chez ma mère.

— Je suis enchanté de vous voir, moi aussi, mon cher capitaine. Mais, qui a pu vous dire… ?

— Votre signal, milord : le soleil rayonnant sur fond bleu, que j’ai vu déployé sur le rivage, en face d’ici.

— Tiens ! vous avez raison : le pavillon d’appel, que j’avais apporté pour le cas où je rencontrerais mon yacht. Mes matelots restés sur la grève, l’auront arboré pour le faire sécher.

— Ils l’avaient bel et bien attaché à une longue perche fichée dans le sable. Aussi jugez de ma surprise quand, en rasant le rivage de l’île, suivant mon habitude, je l’ai tout à coup aperçu dans le champ de ma lorgnette… Ma foi, ça été plus fort que moi : j’ai stoppé et jeté l’ancre, jugeant bien qu’il se passait ici quelque chose d’extraordinaire.

— Vous avez bien fait. C’est la Providence qui vous a conduit ici, dit gravement l’Anglais.

Puis, se levant, il prit la main du capitaine et le mena près du lit où gisait, inanimée, la Dame blanche.

— Capitaine Hamelin, dit-il solennellement, quelle est cette femme ?

— Milord, il y a quelques jours, je n’aurais pu vous répondre que : Je n’en sais rien. Aujourd’hui, grâce aux renseignements que j’ai pris au Commissariat de l’Inscription maritime, à Saint-Pierre de Miquelon, je puis au moins vous donner le nom du navire qui fit naufrage quand elle fut jetée dans une baie de Terre-Neuve, cramponnée à une épave, et la date de cette catastrophe.

— Eh bien, ce nom ?… Cette date ?

— Le Swedenberg !… 1840 !

— Plus de doutes ! – C’est elle, c’est ma femme ! s’écria lord Walpole, en se précipitant vers la pauvre folle, qu’une fièvre violente faisait tressaillir dans son lit.

Là, près de cette couche où gémissait son infortunée compagne, il glissa sur ses deux genoux, collant son front brûlant sur une des mains de la malade, qui pendait hors des couvertures. Puis les larmes – des larmes de pitié, de joie et d’espoir – jaillirent de ses yeux, brûlantes, pressées, parties du cœur.

Pendant plusieurs minutes, le noble étranger demeura ainsi comme foudroyé par le double sentiment qui l’étreignait : la douleur, une douleur rétrospective, à la pensée de ce qu’avait dû souffrir sa malheureuse femme pour avoir ainsi perdu la raison, et la joie de la retrouver, de la revoir, de pouvoir encore se consacrer à celle qui lui fut toujours si chère.

Enfin, il se ressaisit, dompta son émotion et se releva.

Mais ce mouvement fut si brusque, si nerveux, qu’il faillit heurter Anna, courbée à ses côtés sur le visage de la malade, qu’elle rafraîchissait au moyen d’une serviette humide.

Heureusement, cette espèce de collision n’eut d’autre résultat que de rompre le cordonnet du médaillon que la jeune fille portait au cou.

L’Anglais murmura une excuse, ramassa le médaillon et, comme il s’était ouvert en tombant, y jeta les yeux distraitement.

Aussitôt, il ne put retenir un cri : Ma femme ! ma femme, telle qu’elle était la dernière fois que je la vis !… Ô Dieu grand !

Et, saisissant le bras de l’orpheline, toujours penchée sur la pauvre folle :

— Par grâce, mademoiselle, dites-moi… Ce portrait est-il à vous ?

— Mais oui, milord, répondit Anna, un peu étonnée de l’altération de la voix de son interlocuteur.

— D’où vous vient-il ?

— De ma mère, à n’en pas douter, puisque je l’avais au cou, alors que je n’étais qu’un tout petit bébé.

— De votre vraie mère, de celle qui est représentée par cette miniature ?

— Il y a cent à parier contre un que oui, milord : de cette mère, par le sang, − car j’en ai eu deux mamans, moi – de cette pauvre mère que je n’ai pas connue, mais que je n’ai jamais cessé d’aimer et pour laquelle j’ai prié tous les jours de ma vie.

Et, prenant des mains de l’Anglais le portrait que celui-ci dévorait des yeux, elle le porta pieusement à ses lèvres.

Lord Walpole, sans répondre, leva vers le ciel ses yeux baignés de larmes ; puis, prenant doucement la jeune fille dans ses bras, il la baisa sur le front et lui dit d’une voix où vibraient toutes les tendresses amassées dans son âme :

— Ma fille, Dieu vous a exaucée : embrassez votre pauvre mère, car c’est elle que vous soignez en ce moment.

— Ma mère ! ma bonne et malheureuse mère ! sanglota la jeune fille, en se précipitant dans les bras de la malade et l’étreignant longuement.

— Maintenant, mon enfant, dit l’Anglais secoué par une puissante émotion, venez dans les bras de votre père, car vous êtes bien ma fille, la fille de lord Walpole !

L’orpheline se jeta en pleurant sur la poitrine du noble lord, se suspendit à son cou et murmura d’une voix douce : Milord, mon père, mon cœur me l’avait dit !