L’Éducation des femmes et des affranchis en Amérique depuis la guerre

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L’Éducation des femmes et des affranchis en Amérique depuis la guerre
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 451-477).
L'EDUCATION
DES
FEMMES ET DES AFFRANCHIS
EN AMERIQUE

Ce qui donne à l’organisation des écoles publiques aux États-Unis un caractère spécial, c’est la nécessité, hautement reconnue et proclamée dès l’origine, d’assurer, sans établir entre les sexes aucune différence, l’instruction la plus large et la plus libérale à un peuple appelé à régler lui-même ses destinées. Sur ce point, jamais aucun doute ne s’est produit, jamais la question de savoir s’il est bon d’élever le niveau intellectuel des classes que le hasard a placées aux degrés inférieurs de la société n’a été agitée sérieusement ; jamais des publicistes timorés ou de prétendus défenseurs de la foi religieuse ne se sont avisés d’examiner dans quelles proportions devait être distribué le pain de la science. La religion et la politique, d’accord avec le bon sens, ont inscrit en tête de toutes les constitutions américaines le droit universel à l’éducation et assigné dans tous les budgets des fonds spéciaux pour la création et l’entretien d’écoles publiques. Ce sont les habitans eux-mêmes qui fournissent les fonds nécessaires à la construction de ces écoles, a l’achat du mobilier des classes, aux salaires des instituteurs. Jamais impôt n’a rencontré un assentiment plus unanime. Il grandit d’année en année avec les besoins ; les accroissemens successifs dont la nécessité se fait sentir ne rencontrent jamais de contradicteurs, ne sont l’objet d’aucunes protestations de la part des contribuables. Réglant eux-mêmes le montant et contrôlant l’emploi des taxes qu’ils s’imposent volontairement, ils considèrent ces sacrifices, dont ils ne voudraient s’affranchir sous aucun prétexte, comme rendant au centuple ce qu’ils coûtent. Ils les ont triplés pendant les cinq désastreuses années de la dernière guerre. C’est une maxime généralement adoptée que, chaque citoyen devant mettre au service du pays tous ses talens, le pays doit de son côté fournir à ses enfans les moyens d’acquérir la plus grande somme d’aptitudes.

L’initiative privée suffirait donc pour donner à l’enseignement populaire une large et puissante organisation ; mais la constitution, voyant dans l’éducation publique un grand intérêt national, a pris soin d’assurer au gouvernement central un droit de protection et de surveillance sur les écoles au moyen d’un fonds permanent destiné à les entretenir. Le budget des écoles publiques se compose de quatre sortes de revenus. Le premier provient de l’abandon fait à l’instruction publique du produit de la vente de la trente-sixième partie de tous les territoires dont le congrès peut disposer[1] ; le second résulte d’un boni de 200 millions de francs que présenta en 1835 le budget de l’état fédéral ; le troisième se compose du produit de 30,000 acres de terres, accordées, pour chacun des sénateurs et des représentans, dont le nombre est fixé par le census de 1860, aux états qui fonderont des collèges d’agriculture et d’arts mécaniques ; le quatrième enfin est fourni par les taxes locales que s’imposent les citoyens en proportion de leur fortune réelle. C’est le plus considérable, puisque les trois autres réunis ne constituent que la dixième partie de la somme totale employée annuellement pour le service des écoles publiques, somme que l’on ne peut évaluer à moins de 450 millions.

Gratuitement ouvertes à tous les enfans des deux sexes depuis cinq ans jusqu’à dix-huit, ces écoles publiques (common schools, free schools) embrassent notre enseignement primaire à tous les degrés, celui des a écoles réelles » d’Allemagne, l’enseignement secondaire spécial, organisé depuis peu en France, et une grande partie de l’enseignement de nos collèges et de nos lycées. L’élève passe successivement par tous les degrés de l’enseignement élémentaire ; l’école de grammaire, grammar-school, et l’école supérieure, high school, y ajoutent l’enseignement des langues anciennes, de la littérature, de l’histoire, de la géométrie, de l’algèbre, de la chimie, de la physique et de l’histoire naturelle. Celui qui a parcouru le cercle entier de ces études se trouve ainsi en possession d’une forte et complète éducation professionnelle, en même temps qu’il est suffisamment préparé, s’il aspire aux professions libérales et savantes, à l’enseignement des collèges et des universités. On ne connaît pas en Amérique cette impolitique répartition du savoir qui pendant si longtemps a été regardée en France et dans d’autres pays comme une sorte de nécessité sociale, accordant aux pauvres et aux habitans des campagnes une instruction élémentaire souvent fort restreinte, et réservant aux privilégiés de la fortune l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur. Le système de l’Amérique assure aussi bien aux écoles rurales qu’aux écoles urbaines le bienfait de l’instruction secondaire. L’esprit éminemment libéral dans lequel a été conçue l’organisation de l’éducation publique a voulu que les études qu’embrasse l’enseignement, depuis ses degrés les plus élémentaires jusqu’aux plus élevés, fussent communes aux jeunes gens et aux jeunes filles, réunis le plus souvent dans les mêmes établissemens ; enfin lorsqu’il a été question, pendant les années qui viennent de s’écouler, de créer des écoles pour les nègres, personne n’a eu la pensée d’en restreindre l’enseignement et de le circonscrire dans d’étroites limites.

Cette participation des jeunes filles à l’enseignement supérieur, l’élan généreux qui a porté les habitans des États-Unis à improviser en peu d’années un vaste système d’éducation pour les enfans des nègres affranchis par suite du triomphe du nord sur le sud, sont un sujet d’étude qui nous a semblé digne d’être traité avec quelque étendue.


I

Tandis qu’en Angleterre, en France et dans plusieurs états de l’Europe, on révoque en doute le droit des femmes à une éducation supérieure, que l’on va jusqu’à leur refuser une intelligence suffisante pour les hautes études scientifiques, il est une nation pour laquelle la question est depuis longtemps résolue. Les États-Unis, habitués à donner l’expérience pour base à toutes les théories, n’ont pas commencé par se demander quelles pourraient être pour la famille et pour la société les conséquences d’une extension donnée à l’éducation des femmes ; ils leur ont ouvert toutes les écoles, ils ont voulu qu’elles ne demeurassent étrangères à aucune des branches de l’enseignement. Les admirables résultats qu’ils ont obtenus sont la réponse la plus victorieuse que l’on puisse faire aux objections qui se produisent partout où la question de l’émancipation intellectuelle des femmes n’est pas encore sortie du domaine de la discussion. C’est du reste le cours naturel, des choses qui a donné aux femmes dans les divers états de l’Union, antérieurement à toute réflexion et indépendamment de tout esprit de système, une part considérable à l’éducation publique, et leur a par suite assuré une importance et un degré de considération qu’elles n’obtiennent point ailleurs. Dans les circonstances tout exceptionnelles où s’est fondée la société américaine, ayant à se répandre librement au sein des vastes et magnifiques contrées ouvertes à son activité, elle a compris que l’éducation populaire devait être le premier de ses devoirs, que, partout où s’établissait une commune, une école devait s’élever à côté de l’église. Une église, une école, un journal, tels sont pour elle les trois élémens essentiels de toute civilisation. Dans les premiers temps, les maîtres étaient rares et ne pouvaient suffire aux besoins. Les Américains firent donc appel aux femmes que leur savoir pouvait rendre aptes à la profession d’institutrices. Peu de localités possédaient les ressources nécessaires à la construction de deux écoles ; le même établissement dut recevoir les enfans des deux sexes. L’égalité démocratique étant profondément entrée dans les mœurs de l’autre côté de l’Atlantique, les enfans des riches et des pauvres vinrent s’asseoir sur les mêmes, bancs et recevoir le même enseignement depuis le premier degré jusqu’au plus élevé. L’on ne tarda pas à s’apercevoir non-seulement que les jeunes filles, instruites à côté des jeunes garçons, ne leur étaient inférieures ni en application ni en intelligence, mais encore que les institutrices appliquaient à l’enseignement des qualités et des aptitudes que l’on ne trouvait pas au même degré chez les instituteurs.

Ces différences devinrent peu à peu d’autant plus manifestes que les jeunes gens étaient pour la plupart obligés d’abandonner dès l’âge de quatorze ou quinze ans les études commencées pour entrer dans les affaires, tandis que rien ne s’opposait à ce que les jeunes filles les continuassent. Celles-ci se trouvèrent donc en possession d’une instruction plus solide, plus étendue, et se firent ainsi dans la société une place plus élevée que celle qui leur est assignée chez les nations européennes. Le respect et la considération dont elles étaient l’objet en Amérique s’accrurent encore lorsqu’au milieu des grands événemens dont les États-Unis furent le théâtre, elles montrèrent que leur courage et leur patriotisme ne le cédaient en rien à ceux des hommes. On sait quel admirable dévoûment les femmes et les jeunes filles des états du nord ont déployé pendant les cruelles années où la plus terrible guerre que nous offrent les annales des temps modernes a mis les armes aux mains des deux parties de l’Union. On les a vues accourir sur les champs de bataille, porter des secours et des consolations aux blessés, se transformer pour eux en véritables sœurs de charité. Les instituteurs payèrent à la mort un large tribut. Dans plusieurs états, il ne revint qu’un petit nombre de ceux qui s’étaient enrôlés sous les drapeaux de l’armée du nord. Les institutrices se multiplièrent pour les remplacer, et maintenant leur nombre dans les écoles des États-Unis est comparé à celui des instituteurs, dans la proportion de 70 pour 100[2]. Les résultats de la guerre ont mis leurs talens et leur ardeur à une nouvelle épreuve. La victoire du nord sur le sud a eu pour conséquence l’affranchissement d’une population de noirs qu’on n’évalue pas à moins de 4 millions d’âmes. La religion, l’humanité et la politique faisaient un devoir de se préoccuper du sort des affranchis, repoussés par leurs maîtres et obligés de demander au travail des moyens d’existence. De nombreuses associations formées dans les états du nord songèrent à fonder des écoles pour les enfans de couleur des deux sexes. Un appel chaleureux fut fait aux riches, habitués à s’associer à tous les actes de bienfaisance, et depuis 1862 plus de 4,000 écoles : pour les jeunes nègres ont été établies dans les principaux états du sud. C’est à des femmes qu’a été confié cet enseignement, et ces généreuses missionnaires de la science n’ont pas hésité à quitter leur pays et leur famille pour aller se vouer à un travail rendu plus pénible par l’opposition qu’elles ont rencontrée dans la plupart des villes où elles se sont établies. Je les ai vues à l’œuvre, et j’ai été aussi émerveillé de leur zèle intelligent que des résultat » qu’elles ont obtenus. Les rapports fournis chaque année par les surintendans des écoles publiques reconnaissent unanimement que les femmes apportent dans l’exercice de leurs fonctions une intelligence, une habileté, un tact, que l’on rencontrerait difficilement chez les hommes. S’il est un reproche qui puisse leur être adressé, c’est de se livrer avec trop d’ardeur à leur laborieuse tâche, et de compromettre trop souvent leur santé par un excès de travail.

Plusieurs établissemens d’instruction supérieure destinés aux jeunes filles jouissent en Amérique d’une juste célébrité. Tels sont par exemple le Packer collegiate institute de Brooklyn, le Rutger’s female college à New-York, et surtout le Vassar college à Poughkeepsie. Le Packer collegiale institute doit son existence à la libéralité de M. Packer, dont il porte le nom et révère la mémoire. Situé dans la rue Joralemon, sur les hauteurs de Brooklyn, il réunit toutes les conditions réclamées par l’hygiène en même temps qu’il possède toutes les ressources nécessaires à un haut enseignement scientifique et littéraire. La maison a une valeur de 600,000 francs, les collections et la bibliothèque ont été acquises au prix 50,000 francs. Il s’y dépense annuellement 228,000 francs, sur lesquels 124,000 sont employés pour les salaires des maîtres ; celui du principal est de 18,750 francs. Au mois d’octobre 1868, l’établissement comptait 750 jeunes filles réparties en trois divisions, le département préparatoire, le département collégial, le département académique ; 156 suivaient les cours de latin, 140 apprenaient la langue française.

Lors de ma première visite, j’étais arrivé dans l’établissement, dont j’avais admiré l’élégante architecture, à l’heure où les exercices commencent. Je fus conduit par le principal, M. Crittenden, dans la chapelle, où toutes les élèves s’étaient réunies. — Cette chapelle, éclairée par de hautes fenêtres ogivales, est assez vaste pour contenir 1,200 personnes. Une galerie circulaire en occupe la partie supérieure. La vue de ces 5 ou 600 jeunes filles, d’une tenue parfaite, présentait le plus agréable spectacle. J’y remarquai un grand nombre de figures spirituelles et gracieuses. Elles ne paraissaient nullement avoir cet air de hardiesse et de sans-façon que l’on reproche parfois aux jeunes Américaines. Aussitôt que M. Crittenden eut annoncé à ses élèves le sujet de ma visite, le professeur de musique s’assit au piano, et toutes les élèves chantèrent à l’unisson deux cantiques religieux, suivis de chants patriotiques dont quelques-uns rappelaient les souvenirs de la dernière guerre. Ce fut sans doute pour faire honneur à un visiteur français que le directeur leur fit ensuite entonner en chœur la Marseillaise. On pouvait juger, par l’expression qu’elles y mirent, qu’elles étaient satisfaites de manifester leur sympathie pour la France. Sur ma demande, on lit exécuter aux plus avancées quelques morceaux à première vue, et je pus me convaincre que l’enseignement musical était sérieux. A un signal donné, toutes les élèves se levèrent, et, se mettant en marche au pas militaire, se rendirent, dirigées par le piano, dans leurs classes respectives.

Les classes élémentaires, que j’examinai d’abord, sont excellentes. Je parcourus successivement les cours des différens degrés. Parmi les particularités dont je fus frappé, je signalerai la prédilection que les élèves les plus avancées manifestent pour l’étude des sciences et particulièrement pour la géométrie et l’algèbre. Moins fortes en latin, préparées d’une manière insuffisante pour l’étude de la langue française, elles suivent en général avec succès les cours d’histoire, de géographie et de littérature. Dans la classe supérieure du département académique, je les trouvai occupées à lire à haute voix et à commenter quelques passages du Paradis perdu de Milton. Elles récitèrent avec beaucoup d’intelligence et d’expression les beaux vers du poète anglais. La maîtresse leur adressa plusieurs questions sur le texte, la valeur des expressions, le rhythme poétique et aussi, d’après le désir que j’en témoignai, sur la vie, le caractère de Milton, sur le temps où il a vécu. Elles donnèrent sur tout cela des indications très précises. La maîtresse pria l’une d’elles d’apprécier la conduite politique de Milton. A propos de la mort de Charles Ier, elle lui demanda ce qu’elle pensait de cet événement. L’élève interrogée ne répondit pas. Une de ses camarades, plus hardie, dit que Charles Ier avait mérité la mort, parce qu’il avait violé les lois de sa patrie. Cette réponse parut satisfaire le reste de la classe. Une jeune fille cependant se leva et déclara que, pour son compte, elle désapprouvait d’une manière absolue la peine de mort, et qu’il aurait été beaucoup plus convenable de bannir Charles Ier ou de le tenir en prison que de faire tomber sa tête. La jeune fille qui s’était montrée si sévère envers le roi d’Angleterre avait dix-sept ans, l’autre dix-neuf. Il paraît que, si je n’avais pas été présent, cette discussion se serait prolongée, et que chaque élève aurait soutenu avec chaleur ses opinions. Je venais d’assister à un des exercices familiers dans les écoles d’Amérique, où dès les premières années on croit qu’il est utile de laisser la pensée s’exprimer librement, où le maître avertit, conseille et dirige, mais ne se croit pas le droit d’imposer ses idées et ses sentimens. Si cet appel à la raison individuelle, à la réflexion, au libre examen, peut contribuer à donner aux jeunes filles et aux jeunes gens une confiance exagérée en eux-mêmes, et quelquefois un ton de suffisance qui a été relevé avec assez d’aigreur par mistress Trollope, on ne peut nier qu’il ne hâte le développement intellectuel d’une manière beaucoup plus efficace que l’enseignement dogmatique, qui pendant si longtemps a donné pour criterium de la vérité la parole du maître.

J’ai rapporté les mêmes impressions de ma visite au Rutger’s college de New-York. Une vaste construction en forme de château du moyen âge, avec tourelles, mâchicoulis et créneaux, appelle d’abord l’attention. L’intérieur est moins riant que celui du Packer institute. Les cours y sont peut-être aussi plus abstraits ; l’étude des mathématiques y est poussée plus loin. Les jeunes filles, dans la quatrième année, étudient la trigonométrie, la géométrie analytique et le calcul différentiel. Le grec et le latin leur sont enseignés de manière à les rendre capables de traduire quelques auteurs faciles. Elles donnent plus de temps aux langues modernes, à l’allemand et au français. J’ai assisté à une classe d’une trentaine de jeunes filles prononçant et parlant le français d’une manière fort remarquable. Elles ont pour maîtresse Mlle de Wailly, appartenant à une famille bien connue dans notre monde universitaire, qui enseigne sa langue maternelle comme il serait à désirer qu’on enseignât dans nos lycées l’allemand et l’anglais, s’appliquant beaucoup plus à faire parler ses élèves qu’à leur faire connaître les difficultés grammaticales. Sous le nom de philosophie domestique, home philosophy, j’ai vu avec plaisir s’organiser un cours analogue à ceux que l’on commence à comprendre parmi les cours d’enseignement secondaire institués en France pour les jeunes filles. Il est encore tout récent. Le programme, qui me paraît rédigé d’après un livre de Mlle Beecher[3], est, comme les programmes de toutes les écoles, trop étendu pour que les jeunes élèves puissent l’embrasser dans toutes ses parties. Il comprend l’anatomie, la physiologie, l’hygiène, l’esthétique, la science culinaire, la floriculture et l’horticulture. Ces différens cours sont placés sous la direction d’un médecin. En somme, bien que le point de vue pratique doive y dominer, cet enseignement n’est point conçu de manière à former d’habiles ménagères et d’utiles maîtresses de maison. Si ces jeunes filles étaient chargées chacune à son tour de la direction de quelques-unes des branches de l’administration matérielle de l’établissement, comme cela se fait dans nos bonnes institutions de demoiselles, et si le cours d’économie domestique avait pour objet spécial d’apprendre tout ce qu’une femme doit savoir pour le gouvernement de son intérieur, il rendrait certainement plus de services que ces études d’anatomie, de physiologie, d’horticulture, qui ne peuvent être que fort superficielles. La durée des études au Rutger’s college est de six années ; les deux premières sont pour le département préparatoire et le département académique ; les quatre autres appartiennent spécialement à l’enseignement collégial. Les élèves obtiennent après ce temps un brevet correspondant au grade de bachelier ès arts.

M. Mathieu Vassar, enrichi par le commerce, conçut la pensée de consacrer sa fortune à la création d’un grand établissement d’éducation pour les jeunes filles. Elles devaient y recevoir la même instruction que celle qui est donnée aux jeunes gens dans les meilleurs collèges des États-Unis. Pour l’accomplissement de ce projet, M. Vassar se mit en rapport avec les savans et les hommes des différens pays qui s’étaient occupés le plus activement d’élever le niveau de l’enseignement des femmes. Ce fut en 1861 qu’il mit à exécution un plan qui avait été pour lui l’objet de longues études et de sérieuses méditations. Le moment où la législature de l’état de New-York, acceptant l’offre de M. Vassar, prononça l’incorporation de ce collège de jeunes filles à l’université, est une date importante dans l’histoire de l’éducation publique aux États-Unis. Le droit des femmes à une instruction supérieure y était reconnu. Elles étaient déclarées dignes de participer à toutes les études jusqu’alors réservées aux hommes ; on proclamait ainsi solennellement l’égalité d’intelligence chez les deux sexes. M. Vassar accomplit l’acte généreux qui couronnait une longue et honorable carrière d’une manière simple et digne. Il choisit avec soin les vingt-huit administrateurs qui devaient composer le bureau de surveillance, board of trustees, du nouvel établissement, les réunit le 21 février 1861 dans une des salles publiques de la cité de Poughkeepsie, et, après leur avoir exposé avec émotion le dessein qu’il s’était proposé en créant l’œuvre qu’il confiait à leur patronage, il leur remit un coffret contenant en diverses valeurs 2,500,000 fr. C’était avec cette dotation offerte par un simple brasseur qu’allait se construire une maison dont aucun établissement d’instruction publique n’avait jamais, ni dans l’ancien monde ni dans le nouveau, égalé la magnificence. Admis à visiter dans toutes ses parties ce collège, élevé dans une petite ville des bords de l’Hudson, j’avoue que rien de tout ce que j’ai vu dans les villes des États-Unis, dont j’ai examiné les écoles de tous les degrés, n’a produit sur moi une plus vive impression. Quatre cents jeunes filles venues des diverses parties de l’Amérique y étaient réunies. Toutes les découvertes de la science moderne avaient été mises à contribution pour assurer leur bien-être matériel, et elles trouvaient accumulées autour d’elles toutes les ressources propres à leur faciliter l’étude des différentes branches des connaissances humaines.

Le collège, construit sur un plateau à quelque distance de la ville et au milieu d’une riante campagne d’où l’œil découvre un vaste horizon, s’étend sur une façade de plus de 160 mètres, dont le centre est un pavillon large de 60, et dont les deux extrémités sont coupées à angle droit par deux ailes de 55. Il a été richement pourvu de toutes les servitudes que comporte un tel établissement. Le sous-sol contient une foule de conduits savamment disposés et distribuant à tout l’édifice l’air, le gaz, l’eau froide et l’eau chaude. Le premier et le second étage, que traversent dans tous les sens de vastes corridors, sont occupés par des classes, des salles d’étude, des cabinets de chimie, de physique et d’histoire naturelle, de minéralogie et de géologie, des galeries de dessin et de peinture. Autour du corps de logis principal se groupent plusieurs bâtimens particuliers, un observatoire possédant un puissant télescope et les instrumens les plus perfectionnés pour l’étude de l’astronomie, un gymnase ou callisthenium, un manège. Des jardins, des parcs, des bois au milieu desquels coulent de frais ruisseaux, servent de lieux de promenade et de récréation.

Les jeunes filles sont admises dans l’établissement à l’âge de quatorze ans. Le cours d’étude est de quatre années. Pour être en état de suivre celui de première année, il faut pouvoir expliquer César (4 livres), Cicéron (4 discours), Virgile (6 livres), avoir étudié l’algèbre jusqu’aux équations du second degré, la rhétorique et un peu l’histoire générale. Pendant ces quatre années, l’enseignement embrasse les langues latine, grecque, française, allemande, italienne, les mathématiques, la physique, la chimie, la géologie, la botanique, la zoologie, l’anatomie, la physiologie, la rhétorique, la littérature anglaise, les littératures étrangères, la logique et l’économie politique.

Il ne faut pas s’étonner à l’aspect d’un programme aussi formidable, comprenant, comme c’est l’usage en Amérique, une véritable encyclopédie. Les élèves ne sont pas obligées d’en suivre toutes les branches. Les cours ayant lieu séparément et à des heures distinctes, elles peuvent faire un choix parmi les études et s’appliquer de préférence, sous la direction du principal et des professeurs, à celles qui leur conviennent le mieux. Si l’instruction perd en profondeur ce qu’elle offre en étendue, si même sur un grand nombre de points elle né peut être qu’assez superficielle, ce défaut, que l’on peut signaler dans presque toutes les écoles des États-Unis, frappe assez les hommes qui veillent sur l’instruction publique pour qu’il doive tôt ou tard s’amoindrir. On comprend la nécessité d’opérer de notables retranchemens parmi les parties les moins essentielles, Du reste, nous n’avons pas le droit d’être trop sévères sur ce point à l’égard des États-Unis, si nous faisons on retour sur les programmes d£ notre enseignement classique, contre la surabondance desquels de nombreuses protestations se font chaque jour entendre, et que nous avons tant de peine à réduire à des proportions raisonnables.

La remarque la plus importante à laquelle donne lieu le collège Vassar, c’est que les jeunes filles ne paraissent inférieures sous aucun rapport aux jeunes gens du même âge, quel que soit le genre d’étude auquel elles s’appliquent ; c’est la conclusion que j’ai dû tirer de mes inspections dans les classes. Aussi le droit des femmes à un enseignement supérieur et au partage des ressources que trouvent les jeunes gens dans les collèges et les universités gagne-t-il chaque jour du terrain aux États-Unis. Dans son rapport annuel, M. O. Haven, président de l’université de Michigan, rappelait, le 29 septembre 1868, que la législature de l’état avait décidé en 1867 que « le but élevé pour lequel l’université de Michigan a été fondée ne sera atteint que lorsque les femmes seront admises au partage de ses droits et de ses privilèges. » — « Si les jeunes gens et les jeunes filles, ajoutait le président, partagent les mêmes études dans nos écoles publiques, nos écoles supérieure » et notre école normale, il n’est pas juste que ces dernières ne puissent être admises à jouir des privilèges de l’université. Je ne vois aucune raison à ce qu’on les prive des avantages qu’offrent nos bibliothèques, nos musées, nos laboratoires, nos conférences et tous les autres moyens d’instruction. Si cette admission présente quelques difficultés, il faut les étudier ; elles ne sont pas insurmontables. » Pendant mon séjour aux États-Unis, les jeunes filles de Crawfordsville, état d’Indiana, adressaient au directeur du collège de Wabash la demande d’être admises à en suivre les cours. Trouvant au sein de leur ville natale une institution pourvue de tout ce qui peut leur offrir les avantages d’un cours complet d’instruction, elles se croient en droit d’en profiter. A toutes les objections, à toutes les fins de non-recevoir opposées à leurs prétentions, elles ont répondu avec fermeté que déjà dans plusieurs états le principe des collèges mixtes avait depuis longtemps reçu son application, que dans l’état d’Indiana deux collèges plus importans que celui de Wabash ouvraient leurs cours sans distinction aux élèves des deux sexes. Le succès a couronné les prétentions des jeunes filles de Cfawfordsville. On ne doit pas s’étonner du reste de voir triompher en Amérique la cause de l’éducation supérieure des femmes lorsque les mêmes tentatives sont faites dans presque tous les états de l’Europe, et même dans le pays du monde où l’on s’attendait le moins à les rencontrer, en Russie. Une association organisée pour atteindre le même but vient de se former en Angleterre. Malgré l’opposition qu’a rencontrée en France la généreuse pensée d’élever le niveau de l’enseignement des femmes et d’établir pour elles des cours scientifiques et littéraires, les mères de famille en ont compris l’importance. L’impulsion est donnée, et le mouvement qui s’est manifesté à Paris et dans un grand nombre de villes ne se ralentira pas.

Ce n’est pas seulement le droit à une instruction égale à celle que reçoivent les hommes qui, dans les divers états de l’Amérique, ne rencontre maintenant qu’un très petit nombre de contradicteurs. L’opinion qui tend à leur ouvrir, comme conséquence nécessaire de l’éducation supérieure, toutes les carrières dont l’accès leur avait été fermé y fait de jour en jour de grands progrès. Déjà elles ont été admises à suivre les cours de six facultés de médecine : plus de 300 docteurs du sexe féminin exercent maintenant dans les états de l’Union la médecine et la chirurgie avec un talent et un succès réels. A Philadelphie, six doctoresses sont inscrites, sur les registres où sont établies les taxes sur le revenu, pour une somme de bénéfices annuels variant de 10,000 à 50,000 francs ; enfin j’ai eu le plaisir de voir à New-York une de ces habiles doctoresses à la tête d’une clientèle qui lui assure un revenu de 80,000 francs.


II

Cette manière d’envisager l’éducation à donner aux femmes soulève naturellement un autre problème, la réunion des jeunes gens des deux sexes dans les mêmes établissemens. Cette participation des garçons et des filles à une éducation commune est aujourd’hui généralement considérée en Amérique comme présentant beaucoup plus d’avantages que d’inconvéniens. La visite que j’ai faite à Oberlin afin d’y étudier de près une question qui ne pourrait pas même être formulée pour la France, les faits dont j’y ai été témoin, me permettent d’exposer avec assez d’étendue les raisons sur lesquelles se fondent les hommes les plus honorables pour en démontrer l’excellence au point de vue américain. Le collège d’Oberlin doit sa naissance au zèle pieux du révérend John Shipherd, assisté d’un ancien missionnaire chez les Cherokees du Mississipi, M. Stewart, et d’un savant prédicateur, le révérend Charles Fenney. Ils s’associèrent pour travailler à la régénération de l’église réformée au moyen de la création d’une maison d’instruction publique. Le collège et le village ou ils s’établirent reçurent d’eux le nom d’Oberlin, le vénérable pasteur français du Banc-de-la-Roche. Les commencemens furent bien modestes. Quelques chaumières, un presbytère, une salle construite en bois et réunissant 30 écoliers, tels étaient en 1833 les élémens d’un village qui compte aujourd’hui 5,000 habitans environ et d’un collège qui possède maintenant un capital de 800,000 francs, sept vastes bâtimens, 20 professeurs et 1,134 étudians des deux sexes. L’enseignement embrasse six divisions ; le « département théologique » compte 11 étudians ; le « collège classique, » dont les cours sont de quatre années, est fréquenté par 117 élèves, dont 9 filles ; le « cours classique spécial » pour les filles, aussi de quatre années, a 190 élèves ; les « divisions scientifiques, » dont les cours sont de trois années, renferment 34 étudians, la « division préparatoire » 484 jeunes gens ; enfin une « division préparatoire spéciale pour les jeunes filles » a 294 élèves.

Les élèves des classes les plus avancées sont chargés de venir en aide aux écoliers moins âgés et de diriger leurs travaux. La surveillance qu’ils exercent contribue au maintien de l’ordre et de la discipline. Pendant les deux dernières années, il n’y a pas eu un seul étudiant dont la conduite ait motivé le renvoi de l’établissement. Le patriotisme des élèves pendant la guerre de sécession a été admirable. Trois jours après l’appel de 75,000 hommes fait par le président Lincoln, le village d’Oberlin avait déjà formé deux compagnies et souscrit une somme de 50,000 francs : 41 élèves des classes de philosophie et de théologie s’étaient enrôlés. Ils ont pris part à un grand nombre de combats et se sont fait remarquer autant par leurs sentimens religieux que par leur courage. Un grand nombre furent tués ou blessés. Les régimens qui furent levés ailleurs comptèrent 850 anciens élèves d’Oberlin. En 1861, sur 166 élèves du collège, 100 sont entrés comme volontaires dans l’armée.

Les bâtimens appartenant au collège ont une valeur de près de 500,000 francs. Le plus grand et le plus beau est le Ladies-hall, contenant des chambres particulières pour loger 100 jeunes filles et une salle à manger pour 200 couverts. L’hôtel Tappan, Tappan-hall, construit en 1835 et en 1836 grâce aux libéralités d’Arthur Tappan, est organisé pour recevoir 100 jeunes gens internes ; on y trouve aussi une salle de lecture et des classes. C’est Tappan-hall qui, occupant le centre du collège, devait en être le principal édifice ; mais la construction a été faite à trop peu de frais, et la solidité laisse à désirer. On se préoccupe de le rebâtir pour lui permettre de répondre aux besoins actuels. La chapelle contient, indépendamment de la salle consacrée au service religieux, des salles pour les conférences théologiques et une grande salle de réception dans l’étage supérieur. Quatre bibliothèques, renfermant environ 10,000 volumes, sont mises à la disposition des élèves. L’école préparatoire, qui forme les jeunes gens non-seulement pour le collège, mais pour l’enseignement et pour les affaires, est celle qui compte le plus grand nombre d’élèves. C’est de cette section que sortent la plupart des instituteurs de l’Union. Au collège sont annexées une école d’art et d’agriculture ainsi qu’une école normale pour les instituteurs. On réunit ces derniers pendant six semaines chaque année afin de leur donner des leçons et des conseils sur la tenue et l’enseignement des écoles. L’établissement d’Oberlin renferme encore une école d’hiver et un conservatoire de musique, dirigé par un professeur du conservatoire de Leipzig.

Depuis trente ans, 15,000 élèves sont sortis de cette intéressante institution. Ce qui la distingue tout particulièrement, c’est la réunion dans la même maison, dans les mêmes classes, dans la plupart des exercices scientifiques et littéraires, de jeunes gens et de jeunes filles de l’âge de quinze et dix-huit ans recevant le même degré d’instruction. Dans les premières années, le petit village d’Oberlin, dépourvu d’habitans, ne pouvait offrir aux élèves l’avantage de ces pensions de famille qui s’organisent d’ordinaire dans le voisinage des collèges. Le nouvel établissement dut donc adopter le système des dortoirs, et des édifices séparés reçurent les pensionnaires des deux sexes. Dans celui qui était destiné aux jeunes filles, on établit des réfectoires où les jeunes gens furent admis à prendre leurs repas aux mêmes tables que leurs compagnes d’études. Aujourd’hui le nombre des habitations s’est accru, et beaucoup d’élèves se mettent en pension dans des familles particulières. Pourtant le collège des jeunes filles a encore 100 chambres, et 220 élèves prennent place dans les réfectoires. Il y a des familles qui ne reçoivent que des filles en pension, d’autres admettent des pensionnaires des deux sexes. Dans le collège, il y a un directeur pour les jeunes gens, une directrice pour les jeunes filles, objet d’une surveillance spéciale de la part de plusieurs dames, presque toutes veuves d’anciens professeurs. Quant à l’ordre, à la discipline, à la régularité des études, on s’en rapporte généralement au bon sens et à la sagesse des élèves. Les jeunes gens peuvent être admis dans la maison habitée par les jeunes filles à certaines heures, depuis celle du thé par exemple jusqu’à sept ou huit heures du soir. De leur côté, celles-ci peuvent assister aux lectures ou conférences faites le soir dans les salles du collège. La réunion n’a pas lieu lorsqu’il s’agit de matières religieuses. Les élèves des deux sexes peuvent faire ensemble des promenades à pied ou à cheval, pourvu qu’ils ne sortent pas des limites du village, excepté dans certains jours de fête. Dans le passage d’une salle à une autre, ils marchent ensemble par groupes, librement et sans être astreints à d’autre discipline que celle que leur impose une habitude d’ordre et de convenance qui leur est devenue naturelle.

Un pareil système d’éducation, objet de quelques objections, ne manque cependant pas en Amérique d’apologistes convaincus. Il n’offre d’ailleurs rien d’étrange aux habitans d’un pays où la plupart des écoles d’enseignement primaire, élémentaire et supérieur sont mixtes. C’est la règle à New-York. Elle a cependant de nombreuses exceptions. A Baltimore, les classes à tous les degrés sont séparées ; à New-Haven et à Chicago, toutes sont mixtes. A Boston, en 1867, sur 20 écoles de grammaire, 7 étaient pour les garçons seulement, 7 pour les jeunes filles, et 6 étaient mixtes. Quelques parens voudraient ne pas envoyer leurs filles aux écoles primaires, non parce qu’elles y sont en contact avec des garçons, mais parce qu’elles s’y trouvent en rapport avec des enfans des classes inférieures ; ils ne font pas de difficulté de les envoyer aux grammar-schools, où cet inconvénient, pensent-ils, est beaucoup moindre. D’autres au contraire estiment qu’il n’y a nul inconvénient à ce que les enfans des deux sexes se trouvent ensemble dans les écoles primaires, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de douze ou treize ans ; ils y voient quelque danger lorsqu’ils ont cinq ou six ans de plus, et qu’ils entrent dans l’école élémentaire ou grammar-school. M. Hager, principal de l’école supérieure de West-Boxburg, près Boston, atteste que, lorsque les enfans des deux sexes sont réunis dans les mêmes écoles, il y a beaucoup moins d’attraction entre eux que lorsqu’ils sont élevés dans des écoles séparées. Ils sont les uns pour les autres comme des frères et des sœurs. A New-York, les trois écoles, primaire, élémentaire et supérieure, sont souvent réunies dans le même local ; mais les classes, les récréations et les entrées sont distinctes. Au premier étage par exemple, il y aura une école primaire mixte, à l’école supérieure une grammar-school de filles, et dans l’étage au-dessus une de garçons. Dans les écoles mixtes, les garçons sont d’un côté et les filles de l’autre. Les filles sont congédiées avant les garçons. Dans l’école secondaire de Bigelow-south-Boston, école très bien dirigée, les sexes sont réunis, et même dans les classes les pupitres sont entremêlés. Dans les classes supérieures, le nombre des filles dépasse le plus souvent celui des garçons. A Providence, où toutes les écoles-sont mixtes, le nombre des filles est double de celui des garçons. A Springfield (Massachusetts), en 1868, il y avait 85 filles et 45 garçons.

Les directeurs du collège d’Oberlin allèguent, pour justifier cette réunion dans un même établissement et cette participation aux mêmes études des jeunes gens des deux sexes, une expérience de plus de trente années, pendant lesquelles ils n’ont eu aucun abus à signaler. Il résulte d’abord de cette réunion une grande économie d’argent et de forces. Tous les moyens d’instruction, tant en ce qui concerne le matériel des classes et les instrumens de travail qu’en ce qui touche le nombre des professeurs, choisis parmi les hommes les plus distingués, devraient être doublés, si les sexes étaient élevés séparément. L’organisation du collège donne donc le plus haut degré d’instruction au plus grand nombre d’élèves avec le moins de dépense possible. Ce système est aussi tout à fait à l’avantage des familles. Le plus souvent les frères et les sœurs viennent à Oberlin suivre ensemble les cours, ce qui pour les uns et les autres produit les meilleurs effets. Chacun d’eux se trouve heureux de la présence de l’autre. La sœur a dans son frère un soutien naturel. C’est le désir de rapprocher ainsi les membres d’une même famille qui devient dans beaucoup de localités l’occasion de l’établissement d’une école supérieure de filles dans le voisinage d’un collège de garçons. L’un et l’autre gagnent à ce rapprochement. Seulement il faut beaucoup plus de surveillance lorsqu’ils étudient dans des établissemens séparés que lorsqu’ils sont réunis dans le même. Autre considération importante : il s’établit entre les élèves des deux sexes s’appliquant aux mêmes études une émulation et une ardeur de bien faire qui manquent dans les collèges où les sexes sont séparés, ou qu’on ne peut entretenir qu’au moyen d’honneurs et de récompenses qui ne produisent leur effet que sur un nombre très restreint d’étudians. Cette émulation, cet amour désintéressé du travail, résultat de l’influence mutuelle qu’exercent l’un sur l’autre les deux sexes réunis en société, ont pour le reste de la vie d’heureuses conséquences. Habitués à aimer le devoir pour lui-même et non pour les distinctions qu’il peut procurer, ils portent dans le monde les qualités auxquelles ils ont dû leurs succès classiques.

Cette éducation en commun a encore des avantages plus dignes de considération. Les élèves n’auront pas, après avoir terminé leurs études, à employer beaucoup de temps pour acquérir cette tenue, ce ton de politesse et d’urbanité que tout jeune homme bien élevé doit apporter dans le monde. Ces qualités sociales, ces manières distinguées, cette égalité d’humeur, sont devenues son partage, il les a acquises sans effort. Les deux sexes, accoutumés à se trouver sans cesse en rapport, échappent à ces malaises vagues, à ces mélancolies sans objet que l’on peut observer surtout dans les maisons où une défiance exagérée les tient scrupuleusement éloignés l’un de l’autre. Le principal actuel du collège d’Oberlin, le révérend James Fairchild, m’exposait avec beaucoup de force combien la réunion des jeunes gens et des jeunes filles dans son établissement est favorable au maintien de l’ordre et de la discipline. Garçons et filles se tiennent mutuellement en respect. Ils se plient sans peine aux règles de la maison. Si quelques infractions à l’ordre se remarquent, parmi les nouveau-venus particulièrement, on peut dire qu’il n’y a pas de ville dans l’état dont les rues soient nuit et jour aussi calmes et aussi tranquilles que celles d’Oberlin. Sur les deux ou trois cents jeunes filles qui suivent les cours supérieurs, il n’a été prononcé en moyenne qu’une exclusion tous les cinq ans. Les infractions aux lois de propriété, ordinairement assez communes entre écoliers, cessent d’exister dès que l’élément féminin fait partie de la communauté. M. Fairchild ajoutait à ces remarques des détails qui trouveraient plus d’un incrédule parmi nos étudians français. La défense de fumer, partout prescrite et partout violée, est scrupuleusement observée à Oberlin, grâce à la présence des jeunes filles, envers lesquelles aucun élève ne voudrait manquer d’égards.

Voici quelques-unes des objections que soulève le système d’éducation suivi au collège d’Oberlin et les réponses qui leur sont faites. Est-on bien sûr que l’intelligence des jeunes filles soit à la hauteur de l’enseignement si varié et si étendu auquel elles participent ? Je ne peux mieux faire que d’invoquer encore ici l’expérience de M. Fairchild. « J’ai enseigné, me disait-il, pendant les huit premières années de mon séjour au collège d’Oberlin, le grec, le latin et l’hébreu ; j’ai, la neuvième année, enseigné les mathématiques pures et appliquées, et enfin, durant les trois dernières années, les sciences morales et philosophiques. Pour ces différentes branches d’études, J’ai eu d’ans mes classes des jeunes filles aussi bien que des jeunes gens, et je n’ai remarqué entre les uns et les autres aucune différence. les deux sexes ont une part égale parmi les forts élèves et parmi les faibles. Je ne veux pas affirmer par là qu’il n’existe aucune différence normale entre l’intelligence des femmes et celle des hommes : je croîs que la nature leur a donné des tendances ou des aptitudes différentes ? Je veux dire seulement que toutes les fois que les uns et les autres ont appliqué leur esprit aux études du même ordre, ils l’ont fait avec un succès égal. Les uns et les autres ont la même aptitude pour comprendre et pour exprimer le vrai. Dernièrement, à l’université du Michigan, j’assistais à une leçon de grec. On expliquait Thucydide. C’était la fille du professeur de grec qui tenait la classe, et, je puis le dire, avec une supériorité dont j’aurais été étonné, si je n’avais eu souvent à constater le même fait dans d’autres établissemens. » — A ceux qui craindraient pour les jeunes filles, en raison de la faiblesse de leur constitution, les résultats du travail sérieux qu’exigent des études supérieures, on fera observer que les cas de maladie ou de mortalité pour les élèves du sexe féminin ne sont pas plus communs que pour les jeunes gens. Parmi les élèves gradués des deux sexes depuis trente-quatre ans, il y a eu pour les hommes 1 mort sur 9 1/2, pour les femmes 1 sur 12.

Poursuivons la série des objections. Les deux sexes n’ayant point à remplir dans le monde les mêmes fonctions, n’est-il pas nécessaire de leur donner une éducation différente et de faire suivre à chacun d’eux le genre d’études plus particulièrement conforme à sa destinée future ? Oui sans doute, si les collèges avaient pour but de donner une éducation professionnelle et de préparer pour telle ou telle carrière spéciale ; mais l’enseignement littéraire et scientifique. embrasse des études générales, préparant les élèves à toutes les professions que l’avenir leur réserve. Il ne contient aucun élément qui ne soit de nature à orner l’esprit, à élever l’intelligence, à former le cœur. De cette éducation commune, les élèves de chaque sexe sauront bien tirer les conséquences qui leur conviendront et approprier à leur usage les connaissances qu’ils auront acquises. Assis à la même table et partageant la même nourriture, les jeunes gens et les jeunes filles conservent néanmoins leur constitution propre, soumise à- des lors différentes. La nourriture de l’esprit est comme celle du corps : elle produit sur les deux sexes des effets différens, chacun d’eux en profite à sa manière et selon ses besoins. On aura beau rendre entre les deux sexes l’éducation parfaitement identique, jamais elle ne fera d’une femme un homme ni d’un homme une femme. Autre danger : ne doit-on pas craindre de voir s’altérer, dans une réunion où chaque sexe devra nécessairement exercer sur l’autre une grande influence, le caractère distinctif de chacun d’eux ? Ne verra-t-on pas les jeunes filles prendre la rudesse de manières, le laisser-aller et le sans-gêne des garçons, ou ceux-ci devenir mous, efféminés et frivoles ? L’expérience prouve le contraire. D’un côté, la présence des jeunes filles n’inspire aux jeunes gens que des sentimens généreux, un esprit chevaleresque. Quant aux jeunes filles, la délicatesse, la grâce, l’élégance, qui leur sont naturelles, se perdraient bien plutôt loin de la présence de ceux dont la vue contribue le plus souvent à développer les meilleures tendances de leur nature. C’est dans l’isolement et dans des conditions exceptionnelles que se forment les viragos et les amazones ; c’est dans la vie commune que naissent et se manifestent les qualités sociales.

Toutes ces considérations s’effacent devant la plus grave de toutes, devant celle des mœurs. Comment se figurer qu’il n’y ait pas plus d’un danger à redouter pour les jeunes filles dans ces rapports journaliers avec les jeunes gens dont elles partagent les études ? Réunis dans les mêmes classes, souvent sous le même toit, comment les uns et les autres pourraient-ils échapper à ces attractions puissantes qui dans les jeunes âmes servent de point de départ à la plus irrésistible des passions humaines ? Ici encore le fait pratique répond hardiment à la théorie : « Vous avez tort ! » Ces attractions sont bien plus impérieuses lorsque les jeunes gens et les jeunes filles vivent chacun dans un monde à part, et ne connaissent que ce que leur apprennent les uns sur les autres les rêves de leur imagination. Accoutumés à se voir de près depuis l’enfance, à vivre côte à côte, comme les enfans dans la maison paternelle, ils ne s’abandonnent point à ces sentimens romanesques, bien plus prompts à éclore chez ceux qui n’ont pas sous les yeux le spectacle de la vie réelle. Ils sont maintenus dans les limites de la convenance et du respect, et ce qu’ils pratiquent avant tout, c’est la confraternité qui naît de communes habitudes studieuses. Est-ce à dire que les directeurs, les directrices, les professeurs, se croient autorisés à s’endormir dans une fausse sécurité et à négliger toutes les précautions qu’exige la prudence ? Non sans doute ; mais il y a un juste milieu entre une indifférence aveugle et une surveillance tracassière et soupçonneuse, de même qu’il y a un juste milieu à prendre entre la liberté sans contrainte et la séquestration absolue. L’exemple de quelques établissemens peut servir à résoudre une question si controversée. Il existait depuis bien des années dans l’est des États-Unis des maisons d’éducation ouvertes aux jeunes gens des deux sexes ; mais on avait eu soin de les tenir entièrement séparés. On s’est aperçu que cette séparation offrait de nombreux inconvéniens. Les murs ont été abattus, les élèves réunis, et les inconvéniens ont disparu.

J’ai réservé pour la fin l’objection la plus forte que l’on ait coutume de faire contre l’éducation mixte, — le danger de voir des promesses de fiançailles s’échanger entre élèves à un âge où ils semblent bien peu mûrs pour disposer de toute leur vie ; cette éventualité n’effraie nullement, à ce qu’il paraît, les parens. Les élèves ont vécu ensemble pendant plusieurs années et trouvé mille occasions de s’apprécier mutuellement, de connaître les qualités et les défauts de leurs jeunes camarades. Il est assez naturel que, se rencontrant plus tard dans le monde, ceux qui ont éprouvé l’un pour l’autre quelque sympathie s’en souviennent, et se recherchent pour unir leur destinée. La question est de savoir si ce sont là des conditions peu favorables pour assurer des unions heureuses et bien assorties. Quand on sait dans quelle faible proportion les parens américains interviennent dans le mariage de leurs enfans, laissés entièrement libres de leur choix,.on conçoit qu’ils ne se préoccupent pas outre mesure d’une situation qu’ils savent être partout ailleurs absolument la même que dans le village d’Oberlin. Enfin, disent les directeurs des grandes institutions mixtes, tout compte fait, les unions entre les jeunes gens et les jeunes filles qui se sont connus dans ces écoles ne sont pas plus nombreuses que celles qui ont lieu entre des jeunes gens élevés loin les uns des autres.

On comprendra parfaitement au reste comment le contact journalier des jeunes gens et des jeunes filles, non-seulement à l’école, mais encore dans le monde, n’offre aucun danger en un pays où ces relations sont placées sous la sauvegarde des mœurs publiques et des lois. Partout où domine le principe d’autorité, le sentiment dont s’inspirent les législateurs est la défiance. De là ce luxe de précautions contre des abus considérés comme inévitables, de là cette surveillance minutieuse à laquelle sont asservis tous les actes de la vie. Chez les peuples libres, le point de départ de toutes les institutions est le sentiment contraire : le mal ne s’y suppose pas ; on ne cherche pas à en garantir la société par des mesures préventives : on se contente de le punir lorsqu’il se produit. C’est en vertu de ces principes que les jeunes filles d’Amérique jouissent de bonne heure de la plus grande liberté. On n’attriste pas leurs âmes en y versant la défiance et la crainte, en les habituant à considérer. les jeunes gens comme des ennemis toujours disposés à abuser de leur faiblesse ; on ne les force point à composer leur visage, à refouler dans leur cœur les sentimens les plus innocens. Elles grandissent au sein d’une sécurité complète, et lorsque les progrès de l’âge et de la raison leur ont fait comprendre la nécessité de la circonspection et de la pudeur, elles se sentent assez fortes pour se défendre elles-mêmes, s’il en est besoin. On a compté sur leur sagesse ; elles savent qu’elles doivent prévoir les conséquences de leurs démarches, de leurs paroles, de leurs actes, et que la responsabilité en pèse tout entière sur elles. Elles n’ignorent pas surtout, et c’est là le point important, que la société les entoure de sa protection, que toute atteinte à leur dignité ou à leur honneur sera rigoureusement punie. L’opinion publique ne prend pas parti pour le séducteur contre la jeune fille égarée, et la loi en ce cas frappe avec raison l’homme, le vrai coupable. C’est sur cet accord de l’opinion publique et de la loi que se fonde la sécurité des familles.

On conçoit que, pour apprécier un système si opposé à nos idées et à nos habitudes, il est nécessaire de tenir compte des différences caractéristiques qui existent entre notre état social et celui de l’Amérique. Nos lois, nos mœurs, nos préjugés, résultat de nos misérables traditions de galanterie, font considérer comme dangereuse la liberté avec laquelle sont élevées les jeunes filles, non-seulement en Amérique et en Angleterre, mais encore en Allemagne et en Suisse. Pour les nôtres, l’idéal de l’éducation a presque toujours été celle du couvent, d’où elles ne sortaient que pour se marier et remplir des devoirs auxquels elles étaient bien peu préparées. Une réclusion absolue et une indépendance sans limites sont deux excès qu’il faut éviter : les mères de famille qui comprennent aujourd’hui le besoin de donner à leurs filles une instruction plus large et plus étendue savent concilier la liberté et la surveillance.


III

L’importance légitime attachée par les États-Unis à l’éducation des femmes, leur participation aux études longtemps considérées comme devant être le partage exclusif des hommes, les préparent merveilleusement à ce rôle d’institutrices qui, dans la société américaine, paraît devoir être une de leurs plus précieuses prérogatives. C’est à ce titre qu’elles ont pu concourir de la manière la plus efficace à une œuvre éminemment civilisatrice, je veux dire la fondation dans les états du sud de nombreuses écoles destinées aux enfans des nègres affranchis. Rien ne fait plus d’honneur à l’Union que le zèle avec lequel le gouvernement et les associations privées se sont occupés, au moment le plus terrible de la guerre de sécession, d’assurer aux nègres du sud des moyens d’existence, et de créer des écoles pour eux et pour leurs enfans. On n’ignore pas que le nord, tout en se montrant opposé à l’esclavage, n’avait pas plus que le sud abjuré le préjugé qui considère les fils de l’Afrique comme appartenant à une race inférieure. Une invincible répugnance avait toujours assigné à ceux-ci une place à part dans la société) même sur la terre de l’égalité se maintenait entre eux et les privilégiés de la race blanche une injurieuse distinction. Cependant des écoles pour les enfans de couleur n’avaient pas laissé de s’établir, et, tout en les considérant comme incapables de jouir des droits civils et politiques, l’état s’était cru obligé de leur assurer les bienfaits de l’éducation. Quelques-uns des fonctionnaires préposés à l’enseignement public avaient porté un véritable intérêt à ces déshérités et reconnu que ni l’aptitude ni l’intelligence ne leur faisaient défaut. Quelques bons esprits commençaient à soupçonner que c’est à la fatale influence de l’esclavage bien plus qu’à la nature qu’il est juste d’attribuer leur infériorité morale, universellement admise. Toutefois la plus grande partie de la nation n’éprouvait pas pour eux, il faut bien le dire, les mêmes sympathies. Les événemens extraordinaires qui ont amené contre toute prévision l’émancipation des esclaves du sud et les ont ensuite appelés à tous les droits politiques ont eu pour première conséquence la création dans chaque ville d’un bureau des affranchis, et ces bureaux, organisés avec la promptitude et l’entrain merveilleux qui président en Amérique à toutes les entreprises d’un grand intérêt national, ont immédiatement porté leurs soins sur l’établissement d’écoles de garçons et de filles pour les enfans de couleur.

Le 1er janvier 1863, jour mémorable dans les annales de l’Union, le président Lincoln proclama l’émancipation des esclaves dans tous les districts du pays révolté contre le gouvernement des États-Unis. Le 22 du même mois, une loi établissant un comité d’émancipation fut portée à la chambre des représentans. Avant que l’attention du congrès eût été appelée sur ce point, un grand nombre d’associations privées s’étaient formées dans les divers états pour venir au secours des affranchis. Des multitudes d’hommes, de femmes et d’enfans fuyant l’esclavage s’étaient mises à la suite des soldats du nord, imploraient leur secours et leur offraient leurs services. M. Pierce, du Massachusetts, courait à Washington et plaidait avec éloquence la cause des réfugiés, demandant qu’on leur assurât du travail et qu’on les préparât à la liberté par l’éducation. Des milliers de voix répétèrent cette ardente invitation à la générosité publique. Tandis que tous les jeunes gens étaient enrôlés sous les drapeaux, des femmes courageuses coururent aux armées et apportèrent à leurs maris, à leurs frères, à leurs fils, le concours de leur dévoûment. Elles établirent et dirigèrent sur le théâtre de la lutte des hôpitaux et des ambulances, et n’oublièrent pas les pauvres esclaves dont la guerre brisait les fers, mais auxquels il fallait assurer des moyens d’existence. Ce fut encore les femmes qui répondirent avec le plus d’empressement à l’appel qui fut fait au zèle des maîtres, et vinrent diriger les écoles fondées pour les enfans de couleur dans les différentes villes où l’armée victorieuse rétablissait le pavillon étoilé. On ne saurait se faire une idée de l’énergie avec laquelle les citoyens de l’Union concoururent à cette œuvre. Dès l’année 1862, des réunions publiques furent tenues à New-York, à Boston, à Philadelphie, et aussitôt se formèrent, sous la double influence de l’humanité et de la religion, l’association pour secourir les affranchis, l’association des missionnaires à New-York, le comité d’éducation à Boston, des sociétés d’éducation à Philadelphie, à Cincinnati, à Chicago. Des feuilles spéciales s’établirent pour rendre compte des résultats obtenus par chacune des sociétés, pour faire connaître le montant des dons volontaires recueillis, publier les lettres et les informations envoyées de tous les lieux où les protecteurs des noirs exerçaient leur action. Dès la seconde année, 1,500 écoles avaient pu être ouvertes aux hommes de couleur. A mesure que l’armée du nord prenait possession de quelque ville nouvelle, une phalange dévouée d’instituteurs et d’institutrices y entrait à sa suite. En incorporant parmi leurs soldats les nègres fugitifs, les généraux formaient pour eux des écoles régimentaires. Les chapelains les initiaient aux vérités de la religion, aux principes de la morale, et leur apprenaient en même temps à lire et à écrire. Sherman en Géorgie, Banks dans la Louisiane, Howard dans le Tennessee, déployèrent, pour accomplir ce devoir d’humanité, la même énergie qu’ils appliquaient aux soins de la guerre. On était loin du temps où une loi du sud défendait, sous peine de mort, d’enseigner la lecture et l’écriture aux esclaves. Il faut le dire à l’honneur de la race déshéritée, aucun spectacle ne pourrait être plus touchant que celui qu’offraient alors ces malheureux, vieillards, hommes, femmes et enfans, aussi empressés de courir aux écoles où l’instruction allait régénérer leurs âmes qu’aux maisons hospitalières ouvertes pour abriter leurs corps. L’homme affamé ne se jette pas avec plus d’avidité sur les mets qu’on lui présente que ces pauvres fugitifs sur ce pain du savoir qu’un instinct très vif leur faisait considérer comme la première condition de leur régénération. Les instituteurs et les institutrices furent à la hauteur de cette grande tâche. Les offrandes d’argent, les envois de denrées, de vêtemens, arrivaient de toutes parts. Le bienfaisant Peabody consacrait 5 millions à la création des écoles. Une seule association, le Missionnaire américain, recevait plus de 45,000 francs par mois, somme encore bien insuffisante sans doute pour secourir efficacement tant de souffrances physiques et morales. Le congrès donnait 45 millions au bureau des affranchis, dont la présidence avait été confiée par Lincoln au général Howard, qui venait de perdre une jambe dans l’un des derniers combats. Tout ce qu’accomplit ce bureau depuis le jour où il fut installé est inimaginable. Les malheu reux dont on voulait faire des hommes et des citoyens réclamaient des secours de tout-genre. Il fallait établir pour eux autant d’hôpitaux que d’écoles : de 1861 à 1866, près de 400,000 affranchis avaient rempli les 48 hospices créés pour eux, et dans lesquels 20,000 succombèrent à la misère, aux fatigues et aux blessures reçues en combattant pour la cause qui leur assurait la liberté. A la fin de la guerre, 40,000 affranchis avaient suivi les écoles régimentaires, et savaient lire et écrire.

Quel que fût le dévoûment des hommes et des femmes occupés de l’éducation des affranchis, le nombre des écoles, qui allait toujours croissant, — on en comptait 4,000 au commencement de 1868, — requérait plus de maîtres que le nord et l’ouest ne pouvaient en fournir. Les généraux et les surintendans y pourvurent en créant des écoles normales pour les noirs et en confiant à ceux-ci, aussitôt qu’ils avaient reçu les premières notions d’écriture, de lecture et de calcul, le soin de communiquer aux autres ce qu’ils avaient appris. Les noirs alors devinrent professeurs. En 1868, ils entretenaient 1,200 écoles. Un seul fait suffit à démontrer l’importance attachée par eux à l’éducation : en 1863, la Louisiane, grâce aux taxes fournies par les habitans, avait déjà un assez grand nombre d’écoles pour y donner l’instruction à 50,000 affranchis. De pressantes nécessités ayant fait supprimer la taxe, les noirs ne perdirent pas courage. Déjà ils payaient, comme tous les autres habitans, une part de la taxe levée pour l’instruction publique et employée tout entière Il soutenir des écoles destinées aux blancs et d’où les nègres étaient exclus. Ils offrirent de fournir une contribution spéciale pour l’éducation de leurs enfans sans être déchargés néanmoins de l’impôt commun. — En quelques années, la race émancipée s’éleva presque au niveau de la race civilisatrice. Écoles pour les enfans, écoles d’adultes, écoles normales, industrielles, écoles professionnelles pour les filles, caisses d’épargne, sociétés de tempérance, avaient surgi comme par enchantement ; 300,000 noirs, hommes, femmes et enfans, participaient aux bienfaits de l’éducation. Enfin un journal hebdomadaire, le Républicain, entièrement rédigé par des hommes de couleur, était en 1867-fondé à Raleigh, capitale de la Caroline du nord. Certes il mérite la reconnaissance et l’admiration, ce peuple américain, qui dans son ardeur généreuse, après avoir affranchi 4 millions d’esclaves, a prodigué son or pour faire jouir ces nouveaux frères de tous les avantages que procure l’instruction ; mais il n’est que juste aussi de constater l’intelligence qui a fait comprendre à tout un peuple d’esclaves qu’il ne pourrait prétendre à marcher de pair avec ses anciens maîtres qu’en s’instruisant comme eux, c’est-à-dire en faisant disparaître le signe le plus caractéristique de l’inégalité qui les séparait. Jamais on n’a mieux vu que les nègres et les blancs sont enfans d’un même Dieu, que la nature n’a établi entre les uns et les autres aucune différence essentielle, que les facultés d’un nègre se développent et s’agrandissent aussitôt qu’on fait pénétrer le divin rayon du savoir au fond de cette âme systématiquement emprisonnée par une politique cruelle dans les limbes de l’ignorance.

J’étais heureux de pouvoir en recueillir les preuves, et je m’empressai, en arrivant à Washington, d’aller voir l’illustre organisateur du bureau d’affranchissement, le général Howard, et son digne collaborateur, M. Eliot. C’est à Washington que se sont, dès l’année 1861, établies les premières écoles pour les enfans affranchis. Il en existe de tous les degrés, et même le général fait construire de vastes édifices où il fonde pour eux un collège et une université. J’étais tout plein des souvenirs que j’avais recueillis dans les plus florissantes écoles de l’est, et il m’était facile de juger par moi-même des différences qui pourraient exister entre les aptitudes intellectuelles des enfans des deux races. Je n’en ai trouvé aucune ; tous les instituteurs et toutes les institutrices que j’ai pu consulter sur ce point sont du même avis. Un homme dont le nom s’est attaché de la manière la plus honorable à l’œuvre d’émancipation accomplie par le bureau des affranchis, M. Z. W. Alvord, surintendant des écoles des états du sud, établit ce fait de la manière la plus évidente dans les rapports annuels adressés par lui au major-général Howard. Dans une de ces écoles, qui réunit 400 élèves des deux sexes, j’ai suivi les exercices depuis la classe des enfans de cinq et six ans jusqu’à l’école supérieure, où les élèves étudiant les sciences, l’histoire et la littérature. L’emploi des mêmes méthodes a produit partout des résultats aussi satisfaisans. Les jeunes négresses surtout semblaient comprendre à demi-mot les explications données par le maître ; quelques-unes s’exprimaient avec une facilité étonnante. Les opérations d’arithmétique et d’algèbre se faisaient avec une exactitude et une précision remarquables. L’institutrice fit lire les compositions du jour. Une jeune fille de quatorze ans récita la sienne. Elle avait pour objet la signification symbolique des fleurs. Une autre lut un récit assez plaisant, celui d’une de ces petites parties de campagne dans lesquelles les voisins et les parens se réunissent pour un pique-nique, et l’on peut dire qu’il n’y a pas un pensionnat de France où les jeunes filles mettent dans leur manière de lire autant d’expression et de charme. On néglige chez nous de leur donner ce talent, objet d’une scrupuleuse attention dans les écoles des États-Unis. Une surprise plus grande encore était réservée aux personnes qui assistaient avec moi à la classe. Un jeune garçon de seize à dix-sept ans fut appelé au bureau du professeur pour lire sa composition. Il la lut avec un talent réel. Lorsqu’il eut fini, un de ses camarades se leva, et assura que John avait dit la veille des vers de sa composition bien supérieurs à ce morceau, et qu’on ferait bien de les lui faire répéter. John s’y refusa d’abord ; mais, sur ma demande, il se rendit au désir de ses camarades. On l’écouta dans un religieux silence. Ce petit poème de cent cinquante vers environ était sa propre histoire. Son père, sa mère et sa sœur avaient avant la guerre vécu dans une case appartenant à un riche planteur de la Virginie. Un jour, sa sœur est enlevée pour être vendue à un maître qui l’emmène dans l’ouest ; sa vieille mère meurt de chagrin ; son père avait maudit la cruauté qui l’avait séparé de sa fille, on l’avait maltraité ; lui-même, pauvre enfant de dix ans, avait été, parce qu’il pleurait quand on entraînait sa sœur, frappé du bâton. Tout à coup un cri s’était fait entendre dans le pays des esclaves, un cri, la liberté ! « J’étais libre, poursuivait le jeune poète, libre de marcher devant moi, libre de regarder la lumière du soleil, libre de gagner par mon travail le pain de chaque jour, libre de devenir aussi instruit que mes maîtres, libre de lire dans le livre de Dieu ! » Et il continua ainsi jusqu’à ce que, les larmes le gagnant, il fut obligé de suspendre un récit qui nous avait remués jusqu’au fond de l’âme. Toute la classe était émue, et je ne pourrais rendre l’aspect que présentaient trente jeunes filles versant des larmes d’attendrissement et d’admiration pour leur compagnon d’étude.

Ce qu’il m’a été permis de constater au collège d’Oberlin a confirmé entièrement l’opinion qu’avait fait naître en moi ma visite aux écoles du sud. Dans ce remarquable établissement, on a reçu un grand nombre d’étudians de couleur. Ils suivent pour la plupart les cours qui donnent l’instruction professionnelle. Ceux qui continuent leurs études le font avec un plein succès. J’ai trouvé 14 jeunes filles de couleur dans la classe la plus avancée ; elles ne paraissaient en rien inférieures à leurs compagnes de race blanche. En 1868, le grade A-B, celui de bachelier es arts, avait été obtenu par 15 jeunes gens et 10 filles. Le principal, dans un discours adressé aux étudians, leur faisait savoir que les élèves noirs n’avaient dans l’établissement aucun égal en ce qui touche le goût littéraire et l’habileté philologique. L’opinion des professeurs d’Oberlin est qu’il n’y a aucune différence, en fait d’intelligence, entre les enfans des deux races. Dans une classe mixte de grec où se trouvaient 27 élèves et qui était dirigée par une demoiselle de vingt-cinq ans, fille d’un des professeurs de la maison, une jeune fille de couleur traduisit avec beaucoup d’exactitude un chapitre du premier livre de Thucydide. La race nègre forme à peu près le cinquième de la population d’Oberlin ; cette petite ville est peut-être des points de l’Union où les préventions dont elle a été longtemps l’objet ont laissé le moins de traces. Un des professeurs m’assura que les hommes de couleur sont les citoyens les plus paisibles, les plus réguliers, les plus studieux du pays. Pour toutes les relations sociales et les besoins des affaires, ils sont aujourd’hui confondus avec les blancs sans que jamais les uns et les autres aient à s’en plaindre. On ne trouve pas plus d’inconvénient à s’asseoir auprès d’un homme de couleur dans le conseil municipal au le comité d’éducation que dans un omnibus ou à la table d’un restaurant. Quelques-uns d’entre eux, sortis d’hier de l’esclavage, font les plus grands efforts pour corriger les défauts inhérens à leur condition première, A tout prendre, ajoutait le professeur, si on nous proposait d’échanger ces nouveau-venus contre un nombre égal d’étrangers, nous n’hésiterions pas à repousser une pareille proposition ; nous y perdrions à coup sûr.

De pareils sentimens ne sont pas encore universellement partagés par les habitans des États-Unis ; mais chaque jour affaiblit les répugnances qui établissaient entre eux et les hommes de couleur une barrière infranchissable[4]. Déjà ils les préfèrent aux immigrans irlandais, devenus le fléau des grandes villes. Ceux qui appartiennent aux familles inférieures, et qui sont employés comme domestiques, sont regardés comme les meilleurs serviteurs. Dans les ateliers, on se loue de leur probité et de leur zèle ; ceux que les circonstances favorisent et qui peuvent avoir à diriger des exploitations agricoles ou des établissemens industriels s’en acquittent souvent avec beaucoup de talent et d’intelligence. Un ancien esclave nommé Montgomery exploite en ce moment près de Wicksbourg, dans le Mississipi, une plantation appartenant à Joseph Davis, le frère du célèbre rebelle du sud. Comprenant que l’association seule lui pouvait fournir les moyens de lutter avec avantage contre les blancs, il a appelé auprès de lui une centaine de nègres et appliqué à l’exploitation de sa ferme le système coopératif. Un conseil élu par les sociétaires administre la plantation, une caisse de secours a été créée pour les mariâmes et les vieillards, et l’établissement d’un fonds de roulement permettra de donner plus d’importance et plus d’étendue à l’entreprise. La médecine et le droit comptent aussi parmi les nouveaux affranchis des hommes distingués. Le bien produit par les écoles est immense. Il s’en fonde chaque jour de nouvelles, et les propriétaires du sud, qui en ont vu l’établissement avec colère et qui leur ont opposé la plus vive résistance, commencent à en apprécier les services, Ils comprennent qu’au lieu d’une population d’esclaves ignorante, grossière, toujours ennemie, ils ont tout à gagner en demandant à des hommes élevés par l’instruction au rang de citoyens un concours qu’ils n’avaient pu jusqu’à présent obtenir que d’une manière incomplète et par l’emploi de moyens violens contraires à l’humanité, à la justice et à la religion.

Ainsi s’opère aux États-Unis un double mouvement qui élève et fortifie la femme dans la famille et affranchit l’esclave dans la société. On a compris qu’il ne suffit pas de reconnaître et de proclamer l’égalité des droits, l’abolition des privilèges, l’admissibilité de tous à toutes les professions, qu’il faut surtout que de pareils bienfaits ne soient pas dangereux ou stériles pour ceux qui les reçoivent, qu’il est nécessaire d’éclairer les intelligences avant de les émanciper et d’armer de résolution et de courage ceux qu’on appelle à supporter le poids des responsabilités de la vie. C’est par une large et complète éducation que les États-Unis ont rendu les femmes capables d’exercer la haute influence qu’elles ont acquise ; c’est par les mêmes moyens qu’ils préparent les affranchis à prendre place parmi les citoyens d’un pays libre.

Si de pressantes nécessités ont à ces deux points de vue hâté les progrès de la raison publique, les résultats obtenus sont de nature à faire apprécier l’efficacité et la puissance de la cause qui les a produits. L’instruction supérieure donnée aux femmes ne doit pas seulement les délivrer de cette tendance à la frivolité et à la vanité qu’on a constatée et peut-être exagérée chez les personnes de leur sexe ; le riche développement de leurs facultés intellectuelles leur a donné le droit d’intervenir dans le gouvernement de leurs familles, dans l’éducation de leurs fils et de leurs filles, et même, d’une manière moins directe, dans la conduite générale d’une société où les hommes sont initiés par elles à ces habitudes de douceur, d’urbanité et de politesse qu’il est difficile de contracter au milieu des spéculations industrielles et dans les luttes journalières des intérêts matériels. D’un autre côté, les écoles où les affranchis reçoivent une éducation scientifique et littéraire ont déjà opéré chez eux une transformation qui deviendra de plus en plus sensible. Qu’il nous soit permis en terminant d’offrir l’exemple donné par les États-Unis comme un motif d’encouragement pour cette phalange d’esprits généreux qui considèrent la diffusion de plus en plus générale des lumières comme la condition essentielle du progrès politique et social.


C. HIPPEAU.

  1. Ces territoires présentent une surface de 2,265,625 milles carrés.
  2. Sur 350,000 instituteurs ou institutrices, on compte 200,000 femmes et 130,000 hommes. À Baltimore, en 1867, il y avait 500 institutrices et 50 instituteurs.
  3. A Treatise on domestic Economy for the rise of young ladies at home and at school, by miss Catherine E, Beecher ; New-York 1867.
  4. Tout récemment le maire de New-York, adressant un message au conseil municipal, demandait formellement que les enfans de couleur fussent admis dans les écoles publiques. Le professeur Washon, homme de couleur, a été appelé par lui à faire partie du comité d’éducation (board of trustees).