L’Éducation du peuple après l’école/Lettre d’un villageois à son fils

La bibliothèque libre.


Librairie de la France scolaire (p. 11-39).


LETTRE

D’UN VILLAGEOIS À SON FILS


Rémilly (Nièvre), ce 5 octobre 1891.


Mon cher Richard,


L’expansion si franche avec laquelle tu me racontes tout ce que tu fais depuis bientôt deux ans que tu es à Paris, me cause le plus grand plaisir : elle montre que tu comprends toujours, et c’est à ton honneur, qu’un fils ne peut avoir de confident plus dévoué, d’ami plus sûr que son père.

Cependant, à te parler à cœur ouvert, comme du reste tu le fais avec moi, je suis attristé de te voir, malgré ton gros bon sens, donner tête baissée dans certaines extravagances du jour : tu es bien jeune, il est vrai, puisque tu vas avoir seulement dix-neuf ans à la Saint-Martin ; c’est pourquoi j’aurais mieux aimé te garder auprès de moi : nous aurions cultivé ensemble notre champ. On respire à la campagne un air plus sain que dans les grandes villes, surtout on ne s’y monte pas la tête comme à Paris. Enfin, je n’ai point de reproche à me faire à ce sujet, car c’est bien contre mon gré que tu as abandonné la charrue pour te faire ouvrier typographe. J’ai assez bataillé avec ta pauvre mère, un cœur d’or, mais trop ambitieuse pour toi. Il faut dire aussi que l’instituteur, un brave homme s’il en fut jamais, mais d’un esprit trop aventureux, dans son estime pour toi, l’a persuadée que tu étais trop instruit et trop intelligent pour passer ta vie à travailler la terre. Il lui a fait entrevoir un avenir si brillant pour toi qu’elle m’a déclaré tout net que, si je persistais à ne pas vouloir que tu devinsses imprimeur, elle en mourrait de chagrin. Je la voyais si malheureuse que j’ai fini par céder, et tu es parti !… Mais trêve à mes plaintes. Ce qui est fait est fait ; n’en parlons plus. Tu aimes ton métier : c’est un grand point, pourtant ce n’est pas tout. Tu n’y réussiras complètement qu’à condition de t’y donner entièrement et de ne pas te laisser détourner de tes occupations sérieuses par des songe-creux ou des gens de mauvaise foi.

Tu me dis que tu vas tous les soirs dans un club de communistes. Je crains fort que la fréquentation de ces politiciens ne te soit préjudiciable. Certes tu es, comme moi, un vrai républicain, et tu as raison de l’être, parce que la République est non seulement le gouvernement qui nous divise le moins, mais encore un gouvernement à bon marché (c’est à considérer), honnête et juste par excellence, qui respecte et fait respecter la propriété et les droits de chacun. Eh bien ! sois sûr qu’il n’a pas de pires ennemis que les socialistes, qui voudraient le partage de tous les biens.

« La propriété, disent-ils, c’est le vol. » Si dans certains cas ce principe est vrai, en général il est faux. Ainsi l’hectare de terre que je possède et d’où je tire ma subsistance, je l’ai payé mille beaux écus que j’avais gagnés à la sueur de mon front et que j’étais parvenu à mettre de côté en me privant souvent du nécessaire. Combien d’autres gens dans le canton et ailleurs, quoi ! par toute la France, ont fait comme moi ! Je ne connais dans le pays que le père Mathurin qui soit arrivé, par des moyens déshonnêtes, à agrandir ses champs : il faisait partie jadis de la bande noire et, pour s’enrichir, n’hésitait pas à affamer le peuple. C’était aussi un marchand de biens qui profitait de la gêne extrême des petits propriétaires pour acheter à vil prix leur pré ou leur maisonnette. À coup sûr, la propriété de Mathurin est le résultat du vol. Voilà un fait incontestable. Suppose un instant que je n’aie pas un sou vaillant ni un coin de terre à moi. Ai-je le droit pour cela de prendre la moitié du bien de Mathurin ? Tu me diras que son bien est un bien mal acquis, soit. Mais il ne m’appartient pas : du moment où je lui en prends une partie, je deviens à mon tour un voleur. Je ne m’arrête pas là ; suis bien mon raisonnement : quand bien même le père Mathurin consentirait au partage de son bien, je ne pourrais l’accepter qu’au prix de ma déchéance morale. En effet, lorsqu’on est honnête, on n’accepte pas la part d’un vol : on ne saurait admettre le partage d’un bien qu’à deux conditions, la première que ce bien aurait été honnêtement acquis, la seconde, que le partage serait fait d’un commun accord. Mais combien trouverait-on d’honnêtes propriétaires capables d’un si beau désintéressement à l’égard d’honnêtes prolétaires ? Très peu, pour ne pas dire point. Du reste, ce n’est pas à un partage de ce genre que peut mener le fameux principe : « La propriété, c’est le vol. » On va loin, vois-tu, avec de pareilles idées. Autant que je puis en juger, les communistes, qu’on appelle généralement des partageux, sont ou des utopistes ou des fainéants qui voudraient vivre aux dépens des travailleurs. Ils s’entendent très bien sur plus d’un point, quoique tu en puisses dire, avec les anarchistes qui osent se faire des titres de gloire du nombre de leurs condamnations judiciaires, et c’est à l’envi que les uns et les autres fomentent les grèves, c’est-à-dire la guerre contre le patron. Mais quels sont ceux qui se révoltent contre le patron ? Presque toujours les mauvais ouvriers. Car le patron honnête et intelligent sait bien s’attacher les bons en augmentant leur salaire, sans y être forcé le couteau sur la gorge. Il y a même des patrons qui saisissent toutes les occasions de reconnaître généreusement les bons services de leurs ouvriers, soit en leur faisant des dons personnels, soit en versant à la caisse de retraite qu’ils ont instituée des sommes considérables destinées à élever sensiblement la pension en proportion de la durée des services.

Si par malheur un brave ouvrier tombe entre les mains d’un patron avare et déshonnête, il n’a qu’une seule chose à faire, c’est de le quitter sans tapage, sans colère, sans menace, et d’aller offrir ses précieux services à un autre patron de bonne réputation. Pour moi, je le déclare hautement, je n’ai jamais vu un bon ouvrier sans travail. Quand on sait travailler, on trouve toujours de la besogne ; le principal est de le vouloir, et c’est un devoir pour chacun de le vouloir ; car la République est comme une ruche immense qui ne se soutient et ne devient florissante que par le travail constant de tous ses membres, et dont les grévistes mettent en péril la prospérité, puisqu’ils arrêtent sur quelques points la marche du travail. Les malheureux ! Ils oublient cette grande vérité, vieille comme le monde : « Il faut vivre pour les autres, si tu veux vivre pour toi-même ». Et les premiers ils sont victimes de leur attentat à la solidarité humaine.

Mais à qui revient, je te le demande, la responsabilité du mal ? Aux instigateurs des grèves, les communistes et les anarchistes.

Crois-moi, mon cher Richard, tu es un ouvrier laborieux, rangé, économe. Tu mets chaque semaine quelques sous de côté, en un mot, tu capitalises, et je t’approuve fort. Eh bien ! ta place n’est pas plus dans un club de communistes que dans un club d’anarchistes, mais dans une société de prévoyance ou de secours mutuels. Voilà des associations que je te recommande, parce qu’elles sont utiles et salutaires.

C’est un tort de te vanter d’avoir, en compagnie de libres penseurs, fait un mauvais parti à ces pauvres fous qu’on appelle les Salutistes. Tu ne t’es pas montré, permets-moi de te le dire, plus sensé dans ton genre qu’eux dans le leur.

Voyons, soyons logiques. Si tu veux la liberté pour toi, il faut la vouloir pour les autres. Chacun a le droit d’adorer Dieu à sa manière. Quoique je n’aille jamais à la messe, ce qui ne m’empêche pas par parenthèse d’être un croyant, je ne tourmente ni ne raille ceux qui y vont, et j’entends qu’on agisse de même à mon égard. La liberté de conscience est une des plus précieuses conquêtes de la Révolution. Sachons la conserver et ne prêtons jamais la main à l’oppression, quelque drapeau qu’elle arbore. Si tu veux qu’on respecte ta liberté, respecte celle d’autrui. Il est une vieille maxime toujours bonne ; je l’observe rigoureusement et je te la recommande : « Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même. » Pour moi, je n’aime point les libres penseurs qui, aussi intolérants à leur façon que les sectaires religieux les plus fanatiques, se glorifient, pour la plupart, de professer une doctrine non moins désolante que dangereuse, l’athéisme, c’est-à-dire la négation de Dieu, cet idéal de sainteté, de bonté, de justice, de vérité, dont le culte fait l’unique force de bien des âmes et peut être considéré jusqu’à un certain point comme la meilleure sauve-garde morale de l’humanité. Fuis, mon fils, la société de tels hommes, et garde soigneusement cet idéal dans ton cœur.

Mais dis-moi, te figures-tu vraiment être un ardent patriote parce que tu as pris part à la manifestation antiwagnérienne, lors de la première représentation du Lohengrin à l’Opéra ? Je commence par te dire que je ne comprends point de telles manifestations, par la raison bien simple que l’art, comme la science, n’a pas de patrie. Quelle était donc ton intention ? Qui voulais-tu atteindre ? Wagner ? L’homme est mort et son œuvre est immortelle. La Prusse ? Mais rien ne peut lui être plus agréable qu’une manifestation aussi sotte ; car tu lui permets ainsi de dire avec un semblant de raison que les Français sont toujours les mêmes, des agitateurs et des provocateurs. Tu voulais aussi aller à l’ambassade d’Allemagne casser les vitres. C’était le comble de l’aberration. Tu connais le proverbe : « Qui casse les verres les paye. » Si vous étiez arrivés à vos fins, la France eût été obligée non seulement de payer le vitrier, mais encore d’adresser des excuses à son orgueilleuse ennemie. Quelle humiliation pour le bel exploit de mauvais garnements tous plus lâches les uns que les autres ! Car si tu es brave, mon pauvre ami, la plupart de ceux qui manifestaient avec toi ne le sont guère : s’il eût fallu partir pour la guerre à la suite de cette manifestation, combien de ces braillards eussent pris leurs jambes à leurs cous et se fussent dérobés à l’appel de la patrie ! Le vrai patriotisme s’affirme non par des cris, du tapage et des violences, mais par des actes en temps opportun.

Tu possèdes ce qu’il serait à souhaiter que tout citoyen français possédât au moins, à l’époque où nous sommes, une bonne instruction primaire. C’est du pain sur la planche. Cela peut te suffire présentement. Mais combien y a-t-il de choses importantes que tu ignores ? J’ai vu dans le journal que tous les soirs il y a à Paris des cours organisés par une association dite philotechnique et que ces cours sont fréquentés par bon nombre d’ouvriers. Ceux-là sont sages et prévoyants. Je t’engage à faire comme eux et à suivre régulièrement celui de ces cours qui sera le plus à ta convenance : tu y apprendras ce que tu ne sais pas ou que tu ne sais qu’imparfaitement et qui peut t’être utile plus tard. Cela te vaudra certainement mieux que d’aller au club des communistes et de manifester avec les libres penseurs ou les antiwagnéristes. On ne regrette jamais d’avoir trop de connaissances ; on peut regretter un jour de ne pas en avoir assez.

J’ai entendu dire qu’il y avait à Paris des bibliothèques ouvertes au public le soir comme le jour. C’est, à mon avis, une excellente institution dont il faut profiter. Je te conseille d’y aller le plus souvent que tu pourras. Je souhaite que tu aimes la lecture autant que moi : tous les soirs, bien que j’aie la vue très affaiblie et que je sois forcé de me servir de lunettes, je lis quelques pages d’un ouvrage utile concernant l’histoire de notre pays ou les questions agronomiques. Malheureusement, ma bibliothèque ne se compose que de quelques livres ; seulement ce sont de bons livres, des amis solides et sûrs que je consulte toujours avec fruit. Tu auras à ta disposition, dans ces salles de lecture, autant de livres que tu en voudras, et, sous ce rapport, tu seras mieux partagé que moi. Mais il y a un danger à éviter, celui de dissiper ton esprit, en lisant rapidement toute espèce d’ouvrages. Il faut faire un choix et t’habituer à lire de préférence ce qui est relatif à ta profession et par conséquent aussi intéressant que profitable pour toi, en allant lentement pour bien comprendre ce que tu lis.

Le théâtre de temps à autre est aussi une bonne chose : il peut t’offrir le double avantage de te divertir en t’inspirant des sentiments nobles et courageux. Toutefois il faut choisir la pièce. Rien de mieux que d’assister par exemple à la représentation de Charlotte Corday, de Marceau ou La Victoire, de Patrie, de Jeanne d’Arc. À coup sûr, d’un tel spectacle tu sortiras content, meilleur et plus fort. Si tu ne connais pas la pièce, attends, avant d’aller la voir jouer, d’en avoir lu l’analyse dans quelque journal ; c’est le moyen de ne pas t’exposer à regretter d’avoir dépensé ton argent pour entendre des inepties ou des turpitudes.

Souviens-toi, à ce propos, que, s’il est bon de fortifier chaque jour davantage ton esprit, il est indispensable de fortifier aussi chaque jour de plus en plus ton cœur, de travailler sans cesse à ton perfectionnement moral ; car la science sans la conscience n’est que la ruine de l’âme. Cette pensée profondément vraie est de Rabelais, grand philosophe satirique du XVIe siècle, dont je connaissais à peine le nom il y a huit jours et sur le génie duquel je viens de lire par hasard une attachante brochure d’une cinquantaine de pages, écrite pour l’instruction du peuple. Je te l’enverrai prochainement, elle te montrera combien ce penseur géant de la Renaissance a contribué à l’avancement intellectuel et moral de la France, en te dévoilant l’œuvre de vérité et de justice qu’il a accomplie sous le masque de la folie.

Je reviens à la question qui nous occupe. Rappelle-toi bien, mon cher Richard, que le premier devoir d’un honnête homme, et il faut avant tout être honnête, est de ne nuire à personne. Mais ce principe de morale est insuffisant pour un cœur généreux. On doit, dans la mesure du possible, toutes les fois que l’occasion s’en présente, rendre service à son prochain matériellement et moralement. Or, tu arriverais fatalement à faire tout le contraire, si tu continuais à fréquenter des exaltés ; car tu ferais, comme eux, provision de haine contre les hommes qui ne partagent pas tes idées en politique et en religion et tu ne chercherais qu’à leur faire du mal, foulant aux pieds la raison et l’humanité. Il faut s’éclairer et s’aider mutuellement : telle est la loi fondamentale de la grande famille humaine. Quiconque viole cette loi est un fou ou un criminel. Dieu te préserve de devenir jamais l’un ou l’autre !

Mais il n’est pas moins nécessaire de fortifier le corps ; tu as donc raison d’aller le dimanche soit au jeu de paume, soit en canot. Le maniement de la rame peut remplacer celui de la bêche et donne de la vigueur aux muscles. Dans le grand hiver, tu feras bien de faire de longues courses et beaucoup de gymnastique. C’est la meilleure hygiène pour un jeune homme. Tu arriveras ainsi à être aussi fort au physique qu’au moral. La France a autant besoin de bras vigoureux que de cœurs vaillants. C’est sur le peuple qu’elle fonde à juste titre ses plus chères espérances.

Dans un an tu seras soldat et je m’en réjouis ; en effet, je l’ai été moi-même et je sais par expérience que le régiment est en somme pour un jeune homme la meilleure école de la discipline, du devoir et du patriotisme. Qu’alors la guerre éclate, et sans cris, sans bruit, sans manifestation, sans forfanterie tu défendras courageusement ta patrie, notre chère France, contre l’étranger, et, s’il le faut, j’en suis sûr, tu donneras tout ton sang pour elle, car tu es mon digne fils. Vois, je suis vieux et fatigué : j’ai fait toutes les guerres du second empire et, en qualité de volontaire, la terrible campagne de 1870, d’où je suis revenu avec des blessures graves dont je souffre toujours. Eh bien ! malgré toutes mes misères, malgré mes soixante ans sonnés, si la France était en danger, j’aurais encore assez de force pour m’engager sur l’heure et courir l’un des premiers aux avant-postes. Voilà ce que j’appelle le vrai patriotisme. C’est au régiment que je l’ai acquis et sur les champs de bataille que je l’ai montré.

Quand tu reviendras de l’armée, il faut bien l’espérer pour la joie de ta bonne mère et pour la mienne, tu auras vingt-trois ans. C’est un bon âge pour se marier. Tu connais la nièce de notre voisin Pierre, la Louise, à peine âgée de seize ans, la plus belle fille du canton, brillante de santé, fraîche comme une rose, gaie comme un pinson et avec cela sage, bonne, douce, travailleuse, économe. Entre nous, je sais qu’elle ne t’est pas indifférente et je crois qu’elle tient pour toi ; car elle est souvent à la maison, et, quand je dis que j’ai reçu une lettre de toi, elle devient toute rouge, et d’une voix émue elle demande de tes nouvelles. Tu feras bien de la prendre pour femme. Elle a du bien, ce qui ne nuit pas en ménage, et, de plus, toutes les qualités pour faire ton bonheur. Je crois que tu feras aussi le sien. Vous êtes en effet deux cœurs droits et aimants, nés l’un pour l’autre. Tu suivras ainsi mon exemple. Pour être un bon citoyen, vois-tu, il ne suffit pas de n’être ni un démagogue, ni un fanatique, il faut encore conserver intact le culte de la famille. L’honnête femme attache l’honnête homme au foyer domestique : un brave ouvrier, quand il a une compagne digne de lui, n’est jamais tenté de courir les cabarets et de se livrer à l’alcoolisme, le pire des fléaux. Il place ses économies à la caisse d’épargne et le voilà capitaliste, en voie de devenir propriétaire. Les enfants viennent, resserrant les liens du mariage. Le père comme la mère comprennent qu’ils ont charge d’âmes, qu’ils doivent travailler en commun à élever leurs enfants dans la pratique du bien, qu’il est aussi de leur devoir de les envoyer à l’école tout le temps nécessaire pour en faire des hommes probes, sages, suffisamment instruits, capables d’être utiles à eux-mêmes, à leurs semblables et à la patrie. L’amour de la famille, du travail, de la patrie, et le sentiment religieux qui consiste à croire le vrai et à aimer le bien, voilà les conditions primordiales de prospérité et de bonheur pour chacun de nous comme pour le peuple entier.

Je me résume. « Fais ce que dois », fermement convaincu que la bonne conduite, le travail et la persévérance n’échouent jamais, et, que tu deviennes un jour un grand imprimeur (je le désire de tout mon cœur pour la réalisation du beau rêve de ta pauvre mère, et je n’y vois rien d’impossible : l’illustre Franklin avait bien commencé comme toi) ou que tu restes un modeste ouvrier typographe, tu seras toujours, j’en suis certain, un honnête homme, un bon citoyen, un vrai patriote, et tu vivras heureux, fier de toi, respecté de tous.

Je sais que tu tiens plus à une bonne réputation qu’à la fortune, à l’honneur qu’à la vie ; car je t’ai élevé dans ces principes qui n’ont jamais cessé d’être les miens, et j’ai pleine confiance que, quels que soient les coups du sort ou les séductions malsaines du monde, tu y demeureras constamment fidèle.

N’oublie pas qu’il existe encore de bonnes gens de l’ancien régime qui ne savent ni l’heure qu’il est, ni le temps qu’il fait. Ils s’imaginent dans leur simplicité que le peuple de France est toujours un animal stupide et farouche, qu’il faut tenir muselé et enchaîné. C’est à toi, mon fils, et à la génération actuelle des travailleurs, de montrer à ces derniers débris d’un autre âge que le peuple est aujourd’hui tout aussi sage et même plus sage qu’eux, qu’il sait se diriger lui-même avec modération dans la voie de la vérité et de la justice, et que, loin de nuire à la fortune publique, il emploie les forces vives de son intelligence et de son cœur à rendre la France plus forte, plus prospère et plus glorieuse.

Voilà, mon cher Richard, une bien longue lettre ; j’espère que tu la trouveras courte. En tout cas, je suis sûr que tu tiendras compte de mes conseils, sachant qu’ils sont dictés par ma profonde affection pour toi.

Adieu, mon cher enfant, ta mère se joint à moi pour t’embrasser mille fois bien tendrement.

Ton vieux père,
Jacques Bonhomme.

P.-S. Ci joint une pensée ; c’est un petit souvenir que la Louise m’a prié de te transmettre de sa part.