L’Église romaine et les Négociations du Concordat (1800-1814)/17

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XVII.

NÉGOCIATIONS AVEC LE PAPE À SAVONE.


I. Mémoires du cardinal Consalvi. — II. Œuvres complètes du cardinal Pacca. — III. Correspondance du cardinal Caprara. — IV. Correspondance de Napoléon Ier. — V. Dépêches diplomatiques et documens inédits français et étrangers, etc.

La courageuse opposition de l’abbé Émery avait ouvert les yeux de l’empereur sur les difficultés de l’entreprise dans laquelle il persistait à s’engager. Après la séance tenue aux Tuileries le 16 mars 1811, il ne lui était plus possible de se faire la moindre illusion sur l’accueil que rencontreraient à Savone les conclusions du complaisant rapport remis par les évêques de la commission ecclésiastique. Si le pape les rejetait, et M. Émery avait affirmé qu’il les rejetterait, c’était vers un schisme que l’on s’acheminait, schisme dont la seule prévision avait effrayé les membres les moins orthodoxes de son conseil d’état, et que Napoléon lui-même regardait avec raison comme dangereux pour la sûreté du régime qu’il était en train de fonder en France ; mais son orgueil était en jeu. Il avait pris son parti, il l’avait fait publiquement connaître, il n’en changerait pas. Jamais il n’avait reculé devant aucun adversaire, tous lui avaient cédé, le pape céderait comme un autre, et le passé d’ailleurs garantissait l’avenir. Pie VII n’avait-il pas témoigné la plus grande répugnance à venir le sacrer à Paris ? et cependant, moitié de gré, moitié de force, il y était venu. Il ne s’agissait que d’employer un peu plus de menaces, un peu plus de contraintes et cette fois encore Pie VII se résignerait.

Ainsi que nous l’avons déjà expliqué, l’empereur était dans cette circonstance à peu près seul de son avis, et la responsabilité de sa résolution lui appartenait exclusivement. Ses plus dévoués partisans et les meilleures têtes de son conseil d’état, s’ils n’avaient osé s’en expliquer clairement devant lui, avaient du moins laissé deviner leur secrète désapprobation. Son oncle lui-même, le cardinal Fesch, n’avait pas manqué de lui signaler à tout propos la gravité du pas qu’il se proposait de franchir, et comme la mesure n’était point une de ses qualités dominantes, il ne s’était pas fait faute de fatiguer son neveu en le menaçant continuellement du courroux du ciel, et en le poursuivant de ses incessantes objurgations. Les discrètes remontrances de l’abbé Émery, de ce modeste prêtre que l’empereur savait fortement attaché aux maximes de l’église gallicane, dont il prisait autant que personne le noble caractère, l’esprit éminent et la rare sagacité, avaient d’abord produit un peu plus d’effet ; mais cela n’avait guère duré, et la mort du chef des sulpiciens avait vite effacé cette impression passagère. Depuis que M. Émery avait disparu de la scène, il n’y avait plus dans tout le clergé français une seule personne douée d’assez d’autorité pour retenir si peu que ce fût l’empereur sur la pente fatale où il allait désormais se précipiter. Le cardinal Fesch, les évêques du comité et les autres prélats réunis en ce moment à Paris, avec lesquels Napoléon entretenait depuis quelque temps des communications presque journalières, étaient précisément les personnages les plus propres à le confirmer, sans le vouloir et sans le savoir, dans son fâcheux dessein. Avec un homme tel que l’empereur, et sur d’aussi délicates matières, que pouvaient les plus honnêtes intentions, si elles n’étaient appuyées de beaucoup de lumières, d’un tact infini et d’une inébranlable fermeté ? Les lumières et le tact manquaient au cardinal Fesch, et la force de caractère faisait défaut à tout ce monde ecclésiastique. Habitué de longue date à mépriser les connaissances théologiques de son oncle, et maintenant impatienté de l’excès de son zèle ultramontain, Napoléon savait parfaitement qu’un mot de sa bouche, le jour où il serait sévèrement prononcé, ferait tomber à terre ce bruyant étalage d’opposition. Quant aux membres du comité et aux prélats qui fréquentaient les Tuileries, quelques paroles échangées avec eux avaient suffi pour convaincre l’empereur qu’à l’aide d’un peu d’adresse, moyennant certains égards extérieurs et des ménagemens suffisamment gardés, il dépendrait de lui de les mener, dans sa querelle avec le pape, aussi loin qu’il en aurait besoin. Avant de raconter comment ses prévisions se trouvèrent si malheureusement vérifiées, et quel rôle déplorable le cardinal Fesch et les membres principaux de l’épiscopat français trouvèrent bon d’accepter de sa main, il nous faut donner une idée de l’ensemble du plan qu’avait imaginé l’empereur afin d’agir avec une suffisante efficacité sur l’esprit du malheureux prisonnier de Savone. Ce plan, comme tous ceux qui sont sortis du cerveau de ce profond politique, était combiné avec plus d’habileté que de scrupule, et les moindres parties en étaient, on va le voir, fortement liées ensemble.

Napoléon avait résolu de convoquer ostensiblement et avec un certain fracas le concile national avant d’entrer dans aucune espèce de négociation avec Pie VII. Suivant son habitude, son intention, en agissant ainsi, était de mettre le pape, en face d’une détermination publiquement arrêtée et d’un fait pour ainsi dire accompli. Il avait calculé que la crainte de voir une assemblée aussi considérable prendre sans son concours des décisions relatives soit au dogme, soit à la discipline ecclésiastique, donnerait beaucoup à réfléchir au chef de la catholicité et le troublerait fortement. Il attachait donc le plus grand prix à ce que Pie VII fût d’avance convaincu que le futur concile, exclusivement placé sous la dépendance de celui qui l’avait convoqué, partagerait sans réserve, sur la question pendante de l’institution canonique, les doctrines émises par la commission convoquée en 1809. Il souhaitait plus encore : combien forte deviendrait sa position, si Pie VII pouvait être conduit à penser que tous ces prélats si parfaitement dévoués à l’empire ne reculeraient peut-être pas à prononcer la déchéance du souverain pontife ! L’idée de recourir à une pareille extrémité avait, il ne faut pas l’oublier, traversé naguère l’esprit de Napoléon, et, s’il l’avait pour le moment à peu près abandonnée, il ne lui déplaisait pas qu’elle s’offrît comme un épouvantail à l’imagination du saint-père.

Toutes les mesures prises, toutes les paroles prononcées avant le départ des évêques envoyés comme négociateurs à Savone, n’avaient point eu d’autre but que celui que nous venons d’indiquer. La teneur de la circulaire adressée aux membres du futur concile pour les convoquer à Paris se ressentit elle-même de cette préoccupation de l’empereur, et il tint à la rédiger de sa propre main. « Vous ne la publierez pas, disait-il le 24 avril à son ministre des cultes ; mais vous réunirez chez vous le conseil ecclésiastique, et vous lui communiquerez la lettre comme étant définitivement arrêtée. Vous recueillerez les observations auxquelles elle donnera lieu, et vous me ferez connaître à l’insu de tous l’effet qu’elle aura fait sur le comité et ce que vous en aurez conclu qu’il y aurait à y changer[1]… » L’intention de l’empereur, quand il avait rédigé cette étrange circulaire, était manifeste. Il s’était proposé d’intimider autant que possible le pontife en le dénonçant à la chrétienté entière comme le seul auteur des maux dont souffrait l’église catholique ; jusqu’où toutefois pourrait-il aller en ce sens sans rebuter la complaisance des évêques, qu’il faisait consulter sous main ? Napoléon l’ignorait ; mais il se décida à beaucoup oser, comprenant qu’il serait toujours temps d’effacer après coup ce qui les aurait trop choques. La lettre de convocation au concile, que M. de Barral s’est bien gardé d’insérer dans ses Fragmens historiques, au lieu de contenir, comme il eut été naturel, une simple formule d’invitation, était devenue un véritable réquisitoire, une sorte d’acte d’accusation lancé de haut contre le saint-père. Cependant les évêques se turent ; les observations que l’empereur s’attendait à recevoir, auxquelles il aurait peut-être fait droit dans une certaine mesure, ne se produisirent même point. Afin de sauver un peu les apparences, et pour ne pas mettre les évêques de France dans un trop incommode embarras vis-à-vis de leurs propres diocésains, l’empereur avait daigné recourir au biais ingénieux de ne pas nommer personnellement Pie VII ce fut là toute sa condescendance. « Une des parties contractantes a méconnu le concordat, disait la circulaire ; la conduite que l’on a tenue en Allemagne depuis dix ans a presque détruit l’épiscopat dans cette partie de la chrétienté…. On a troublé les chapitres dans le droit qu’ils ont de pourvoir pendant la vacance du siège à l’administration des diocèses, et l’on a ourdi des manœuvres ténébreuses tendant à exciter la discorde et la sédition parmi nos sujets… C’était pour prévenir un état des choses si contraire au bien de la religion, aux principes de l’église gallicane et aux intérêts de l’état que l’empereur avait résolu de réunir au 9 juin prochain, dans l’église Notre-Dame de Paris, tous les évêques de France et d’Italie en concile national[2]. »

Les prélats choisis par Napoléon pour se rendre à Savone étaient M. de Barral, archevêque de Tours, M. Duvoisin, évêque de Nantes, et M. Mannay, évêque de Trêves, qui reçurent plus tard, par une décision en date du 30 avril, l’autorisation de s’adjoindre l’évêque de Faenza, nommé récemment au patriarcat de Venise. L’empereur voulut voir les évêques avant leur départ, et donna, l’ordre à son ministre des cultes de les lui amener aux Tuileries le jeudi 25 avril à midi. M. de Barral se garde bien de dire dans ses Fragmens historiques quelles recommandations particulières le chef de l’état lui adressa de vive voix, ainsi qu’à ses collègues pendant cette entrevue, dont la durée fut assez longue. C’est à peine s’il donne un résumé succinct des instructions qu’au sortir de l’audience le ministre des cultes leur remit par écrit de la part de l’empereur. Heureusement les éditeurs de la Correspondance de Napoléon Ier ont suppléé à sa réserve, et grâce à eux nous connaissons le détail des arrangemens que ces messieurs étaient autorisés à conclure avec Pie VII. « Ils avaient pouvoir de signer deux conventions distinctes, l’une relative aux affaires particulières à l’église de France, c’est-à-dire à l’institution canonique des évêques, l’autre concernant les affaires générales de la chrétienté et la personne même du pape. Chacune de ces conventions devait être absolument indépendante de l’autre, et traitée par acte séparé. » En ce qui regardait l’institution des évêques, l’empereur commençait par déclarer qu’il considérait le concordat comme n’existant plus, puisqu’une des parties contractantes l’avait violé. « Nous entendons, disaient les instructions, que nos évêques soient institués comme ils l’étaient avant le concordat de François Ier, que nous avions renouvelé, et de la manière qui sera établie par le concile et qui aura reçu notre approbation[3]. Cependant l’empereur consentirait à revenir au concordat aux conditions suivantes : 1° que le pape instituerait tous les évêques que nous aurons nommés, 2° qu’à l’avenir notre nomination serait communiquée au pape dans la forme ordinaire, qu’elle serait en même temps notifiée au métropolitain, que, si trois mois après la cour de Rome n’avait pas institué, l’institution devrait être donnée parie métropolitain à l’égard de ses suffragans, et par le plus ancien des suffragans à défaut du métropolitain, ou lorsqu’il s’agirait de son siège, le tout sans qu’on puisse alléguer aucune raison de non-communications, d’empêchemens de territoire, d’interceptions de courrier. »

La convention séparée dont le but était de régler les affaires générales et la situation personnelle de Pie VII pouvait reposer sur les bases suivantes. « Nous accorderons au pape le retour dans la métropole de Rome, pourvu qu’il nous prête le serment que prescrit le concordat, et que les papes ont toujours prêté aux empereurs. Dans le cas où il refuserait de prêter ce serment, nous ne pourrons consentir à ce qu’il demeure à Rome ; mais nous consentirons à ce qu’il aille résider à Avignon, que là il ait l’administration de tout le spirituel de la chrétienté, que les puissances chrétiennes qui voudront avoir auprès de lui des chargés d’affaires ou des résidens en soient maîtresses, et que ces chargés d’affaires, résidens ou ministres aient les immunités accordées par le droit public aux agens diplomatiques, qu’il ait les honneurs souverains et la liberté de communiquer avec les églises étrangères. Quant à son temporel, 2 millions seront affectés à son entretien. Ces 2 millions, payés soit par nous, soit par tous les princes chrétiens, seront pris sur les bénéfices de la chrétienté, selon que cela s’accordera le mieux avec la manière de voir du pape. Quant à l’exercice du pouvoir spirituel du pape dans l’intérieur de notre empire, si le pape va à Rome et prête serment, nous n’exigeons rien autre chose ; s’il ne croit pas devoir prêter ce serment et qu’il aille à Avignon, nous exigerons de lui la promesse qu’il ne fasse rien dans notre empire de contraire aux quatre propositions de l’église gallicane… »

Si ces premiers articles parvenaient à être réglés, les évêques députés pouvaient assurer le saint-père du désir qu’avait l’empereur « de s’entendre avec lui pour aplanir toutes les questions subséquentes et arranger les divers objets relatifs à la gloire et à la prospérité du christianisme… » Dans leurs entretiens avec Pie VII, ils ne devaient jamais oublier qu’ils avaient été envoyés près de lui afin de lui exposer « l’état affligeant de la chrétienté et les malheurs que produisent et peuvent produire l’ignorance et l’obstination de ses conseils… (Pie VII n’avait plus aucun conseil auprès de lui). Mon intention, disait expressément l’empereur, est que vous ne vous serviez de vos pouvoirs que dans le cas où vous trouveriez le pape dans une disposition d’esprit raisonnable, et qu’éclairé par vos avis il abandonnerait l’esprit de vertige qui le conduit depuis plusieurs années. » Napoléon n’admettait d’ailleurs aucun délai ni prétexte, quel qu’il fût. « Les affaires de l’église languissaient depuis trois ans. Elles ne pouvaient traîner plus longtemps. Il était indispensable que la mission des évêques fût terminée et qu’ils fussent de retour à Paris avant le 1er juin… Faites bien connaître que dans aucun cas le pape ne peut rentrer dans la souveraineté de Rome, parce que cela serait contraire aux lois de l’empire, et parce que la France ne reconnaîtra jamais aucune influence spirituelle de la part d’un pontife qui serait souverain…. » « Vous ne manquerez pas, disait l’empereur en terminant, et comme dernière recommandation à ses dévoués mandataires, vous ne manquerez pas de prévenir le pape de la réunion du concile, et de ce que fera l’église de France, conduite par l’exemple des temps antérieurs et par la nécessité du salut et du bien de la religion[4]. »

Il n’y avait pas à redouter que le traité à conclure marchât trop vite avec de pareilles instructions. On se demande même comment l’empereur, qui mettait en avant de si fortes exigences et ne faisait en retour aucune espèce de concession, pouvait de bonne foi s’imaginer que la négociation eût seulement chance de s’entamer. Il semble cependant qu’une préoccupation tout opposée agita surtout son esprit au moment du départ des évêques, à savoir la crainte de paraître avoir fait les premières avances au saint-père. Le 28 avril, M. Bigot de Préameneu, en transmettant aux évêques qui allaient partir pour Savone les instructions dont nous venons de donner le texte presque complet, prenait soin de leur rappeler une seconde fois, par ordre exprès de l’empereur, « qu’ils ne devaient avouer les pouvoirs dont ils étaient porteurs qu’au moment où ils verraient le pape disposé à traiter. » Sans doute ils avaient qualité pour traiter et mener la négociation à fin ; « mais ils devaient, avant de rien signer, envoyer la minute de la convention qu’ils pourraient faire, afin d’être bien assurés qu’elle aurait l’approbation de sa majesté[5]. » Tant de précautions étaient d’autant plus inutiles que les trois députés étaient censés n’avoir été envoyés en mission près du saint-père que par les prélats réunis en ce moment à Paris. Napoléon avait eu soin d’arranger toutes choses de façon à bien établir à l’égard de Pie VII qu’il était officiellement étranger à cette démarche de l’épiscopat français. S’il l’avait permise, c’était de sa part affaire de courtoisie et une preuve de sa longanimité. Il avait tenu la main au surplus à ce que les prélats qui écrivaient à Savone s’en expliquassent eux-mêmes en ce sens.


« Très saint père, disaient les évêques dans une lettre adressée au pape et préalablement concertée avec le ministre des cultes, les circonstances urgentes dans lesquelles nous place la convocation d’un concile national à Paris le 9 du mois de juin prochain pour y délibérer sur la viduité de plusieurs églises de l’empire et sur les moyens d’y remédier ont suggéré à tous les évêques français qui se trouvent en ce moment dans cette capitale le dessein d’imiter la conduite usitée de nos prédécesseurs dans toutes les grandes occasions où les intérêts de la religion ont appelé leur commune sollicitude, et nous nous sommes assemblés auprès de son éminence Mgr le cardinal Fesch, si digne par son rang et ses qualités personnelles de fixer notre confiance. Notre premier vœu, très saint-père, et notre sentiment unanime ont été de députer immédiatement, avec la permission de l’empereur, Mgr l’évêque de Tours ; avec MMgrs les évêques de Trêves et de Nantes vers votre sainteté… Nous supplions votre béatitude d’accueillir nos trois représentans avec sa bienveillance la plus paternelle, et de croire ce qu’ils lui diront en notre nom avec ta ferme persuasion qu’ils seront avoués de tous les évêques de France. C’est en effet toute l’église gallicane qui va parler par leur bouche à notre auguste chef[6]. »


On le voit de plus en plus clairement, tout l’effort et tout l’artifice de Napoléon tendaient vers un but unique. A tout prix, il voulait que son malheureux prisonnier, retenu à Savone loin du commerce du monde et privé de toute communication avec les fidèles de son église, fût persuadé qu’en cas de rupture l’épiscopat français et le corps entier du clergé se rangeraient avec unanimité du côté du gouvernement impérial, et n’hésiteraient pas, s’il le fallait, à se séparer sur les questions débattues du chef de la catholicité. Ainsi que nous avons tâché de l’établir, rien n’était moins prouvé. Tout autres auraient été en particulier, s’ils avaient écouté leur penchant naturel et la voix secrète de leur conscience, les dispositions du propre oncle de l’empereur et celles des membres les plus distingués de l’épiscopat ; mais justement parce qu’il avait tant de raisons d’appréhender leur sourde répugnance, l’empereur attachait la plus grande importance à les engager plus à fond avec lui contre le saint-père. Afin de les mieux compromettre, il exigea qu’en dehors de l’espèce de lettre de crédit dont nous venons de citer les principaux passages, le cardinal Fesch et les plus hauts dignitaires de l’église de France s’adressassent en particulier et comme de leur propre mouvement à Pie VII, afin de le détourner par leurs pieuses sollicitations de toute idée de résistance. Si nous avons réussi à donner à nos lecteurs une idée exacte des sentimens qu’entretenaient au fond du cœur la plupart des personnages auxquels l’empereur s’adressait en ce moment, ils peuvent aisément deviner combien devait être humiliante et pénible pour eux la démarche qui leur était prescrite. Pas un seul n’osa toutefois s’y dérober. Pour lui donner sans doute un caractère plus confidentiel encore, le cardinal Fesch écrivit sa lettre au pape en italien, idiome qu’il avait autrefois l’habitude d’employer dans ses entretiens intimes avec Pie VII. Les termes en étaient empreints d’une sincère et respectueuse sympathie. Il n’était point difficile d’y voir même percer l’expression d’un regret, presque d’un certain remords au sujet des événemens passés et de l’impossibilité où il s’était trouvé d’en détourner le cours. « Nous ne pouvons pas nous flatter, disait l’oncle de Napoléon, d’exercer sur l’empereur l’influence qu’on aurait aisément sur un homme incertain et flottant sur les partis qu’il prend, et l’on peut avancer sans crainte de se tromper que la charité de l’église doit être encore plus grande que l’orgueil d’un conquérant, que c’est à elle de prévenir les plus grands malheurs en se prêtant à un prompt arrangement. L’empereur n’hésitera jamais à repousser les attaques dirigées contre lui, et, loin de reculer, il ira toujours en avant… » C’était sans doute pour donner lui-même un exemple frappant de la complaisance qu’il était nécessaire de témoigner toujours à son redoutable neveu que dans sa lettre au pape le cardinal tenait, à propos des bulles épiscopales, des libertés gallicanes et des quatre articles, un langage passablement différent de celui qu’il avait coutume de faire entendre aux ecclésiastiques de son entourage et à ses habitués du faubourg Saint-Germain. Chose plus étrange, encore, afin d’amortir auprès du pape, si le bruit en était venu jusqu’à lui, reflet de la séance solennelle tenue naguère aux Tuileries, le cardinal Fesd ne craignait pas d’invoquer le soi-disant suffrage de l’ancien directeur de Saint-Sulpice. « Qu’il me soit permis, très saint père, disait-il, les détournant assez effrontément de leur véritable sens, qu’il me soit permis de citer les paroles prononcées par le vénérable M. Émery, qui nous a été enlevé, il y a peu de jours, par la mort, à savoir que les circonstances actuelles prouvent évidemment que les quatre articles sont le palladium de l’église romaine. Ce n’est pas, continuait l’oncle de l’empereur, que je prétende que votre sainteté doive les approuver ; mais quel mal pourrait-il résulter pour le saint-siège de la promesse faite de ne pas agir contre ces articles ? »

A coup sûr, s’il eût encore été vivant, l’ancien directeur spirituel du cardinal Fesch aurait frémi d’indignation en apprenant qu’on ne se faisait pas scrupule de se servir de son nom pour réclamer des concessions contraires à la conscience de Pie VII, et que, dans le sein du comité, ecclésiastique, il avait déclarées ne pouvoir être décemment demandées à un pape persécuté et captif. Il n’eût pas été moins profondément affligé du langage tenu au prisonnier de Savone par les dix-neuf évêques réunis chez le cardinal Fesch. Leur lettre, plus directement inspirée par l’empereur que celle de son grand-aumônier, contenait en effet sous une forme polie, mais à peine déguisée, des menaces éventuelles de rupture, rupture à laquelle le cardinal Fesch n’avait jamais voulu consentir à faire lui-même la moindre allusion.

« Telle était la grandeur du mal, ne craignaient point de dire ces prélats, que, si la réponse de sa sainteté ne leur parvenait point, ils se verraient contraints, par ce seul fait et par la force des choses, d’accorder momentanément ces dispenses… Nous ne chercherons pas, ajoutaient-ils, à pénétrer les motifs de la conduite de votre sainteté dans le parti qu’elle semble avoir pris à l’égard de l’institution canonique des évêques ; mais nous croyons pouvoir lui représenter avec tout le respect que nous devons à sa dignité autant qu’à ses malheurs que quelles que soient ces raisons, quels que soient les motifs de plainte qu’elle puisse avoir d’ailleurs, quelque fondées que puissent être ses répugnances, quelque dure que puisse être sa situation, il n’est pas moins évident que dans toutes les suppositions possibles elle ne saurait persister dans une résistance qui doit avoir un terme. » Les dix-neuf évêques terminaient leur missive en adjurant le saint-père « de ne pas refuser plus longtemps à l’église de France les évêques qu’elle réclamait, et de ne pas la réduire ainsi à la nécessité si triste, à l’extrémité si fâcheuse de pourvoir elle-même à sa propre conservation[7]. »

Après avoir obtenu de son oncle le cardinal Fesch, d’abord si récalcitrant, et de tant d’évêques au début si timorés des manifestations aussi conformes à ses desseins, comment l’empereur ne se serait-il pas tenu pour assuré du succès ? Il avait, pour le mieux préparer, déployé d’ailleurs son activité habituelle. Sa correspondance du mois d’avril 1811 nous le montre multipliant les instructions à son ministre des cultes, prévoyant toutes les éventualités, réglant lui-même jusqu’aux moindres détails matériels, et, comme dans ses opérations de guerre, attendant ensuite avec une fiévreuse anxiété le résultat de ses habiles combinaisons. La promptitude d’exécution, cette qualité qu’il jugeait toujours si nécessaire au succès, ne lui avait pas non plus fait défaut, car, sa résolution à peine prise le 25 avril, les négociateurs avaient dès le 26 reçu leurs pouvoirs en règle et toutes leurs instructions. Les journées suivantes avaient été employées à faire rédiger par le cardinal Fesch et par les dix-neuf cardinaux, archevêques et évêques, les lettres nombreuses dont nous venons de parler. Le 1er mai, les trois députés étaient en route pour l’Italie. Ils avaient l’ordre de se rendre avec la plus grande diligence à Turin, puis de là directement à Savone, où il leur était recommandé de se trouver au plus tard le 6 mai. Le jour de leur arrivée à Savone, une estafette partirait pour Turin afin d’y rencontrer l’estafette de Paris. Il en serait ainsi pendant tout le temps de lieur séjour à Savone, de façon que l’on pût avoir de leurs nouvelles en quatre jours. L’estafette partant tous les jours de Paris porterait également à Turin les lettres qui leur seraient adressées, et de cette ville elles leur seraient portées jusqu’à Savone par une estafette particulière. S’ils voulaient faire transmettre quelque chose par le télégraphe de Turin, ils pourraient adresser leurs dépêches télégraphiques au chef d’état-major du prince Borghèse. Le plus grand secret devait être gardé sur cette mission, et personne au monde ne devait en avoir connaissance[8].

L’empereur attachait une importance telle au silence absolu qu’il chargea plus tard son ministre des cultes de réprimander vertement le préfet de Montenotte parce que celui-ci avait eu le tort impardonnable de n’avoir pas dérobé au prince Borghèse et au ministre de la police la connaissance de cette mystérieuse négociation[9]. M. de Chabrol était en effet la seule personne à qui les trois évêques envoyés de Paris avaient pouvoir de confier le but réel de leur mission. M. Bigot de Préameneu leur avait même très particulièrement recommandé, de la part de l’empereur, de le consulter fréquemment, « parce que c’était un homme sûr et intelligent, qui pourrait leur donner des renseignemens très utiles sur le caractère et les dispositions du pape[10]. » En réalité, deux négociation allaient s’ouvrir à Savone. L’une, presque officielle pour ainsi dire, quoique encore fort secrète et d’un caractère purement ecclésiastique, était conduite par les trois prélats, qui chaque jour en rendaient compte au ministre des cultes par des lettres que M. de Barral a depuis fait imprimer dans ses Fragmens historiques et qui sont par conséquent déjà connues du public ; l’autre, infiniment plus réservée, exclusivement politique, et rendue tout à fait effective par l’emploi des plus fâcheux moyens, échut entièrement à M. de Chabrol, sans doute parce que des évêques auraient pu difficilement s’en charger. De cette négociation réservée, M. l’archevêque de Tours n’a jamais fait mention. Évidemment, s’il a tout su, il ne lui a pas convenu de tout dire. Ses dépêches à M. Bigot de Préameneu et le rapport qu’il a plus tard adressé à ses collègues de la congrégation générale sont bien loin de mettre le public sur la trace de la vérité. A lire uniquement les lettres imprimées du prélat sans prendre connaissance de la correspondance jusqu’à présent inconnue du préfet de Montenotte, on ne pourrait non-seulement rien soupçonner des étranges scènes qui se sont passées à Savone au mois de mai 1811, mais on risquerait de ne pouvoir se rendre compte des véritables motifs qui ont amené la dissolution ultérieure du concile national. C’est à la lumière projetée par les dépêches de M. de Chabrol qu’il faut désormais considérer une série d’épisodes historiques dont l’apparente confusion était restée jusqu’à présent à peu près inexplicable.


II

Au moment où les trois évêques arrivaient à Savone le 9 mai 1811, Pie VII était, on s’en souvient, tenu depuis quatre mois dans un état de séquestration absolue. Non-seulement tous ses livres, tous ses papiers, lui avaient été enlevés, non-seulement il était privé de plumes et d’encre pour son usage particulier, mais ses plus intimes et ses plus indispensables serviteurs avaient été arrachés d’auprès de sa personne, et la plupart enfermés dans la prison d’état de Fénestrelle. Cette mesure d’une rigueur inouïe avait atteint, outre le prélat Doria, le propre confesseur du pape, et jusqu’à un vieux valet de chambre qui lui servait de barbier. Aucune nouvelle politique quelconque n’était venue du dehors jusqu’à Pie VII, sinon celles que, d’après les instructions reçues de Paris, le préfet de Montenotte avait été parfois invité à porter à sa connaissance, quand elles avaient paru de nature à jeter le découragement dans son âme et, à le détonner de ses idées de résistance. Tout ce qui regardait les affaires de la catholicité et surtout celles de l’église de France avait été dérobé à sa connaissance avec un soin particulier. Afin que son isolement moral fût plus complet, on lui avait laissé ignorer jusqu’au sort des membres du sacré-collège auxquels il portait le plus d’affection. C’est ainsi qu’il apprit seulement de la bouche de M. de Barral et de ses collègues la mort à Paris des cardinaux Erskine et Visconti[11]. On devine quelles inquiétudes tourmentaient l’âme du malheureux prisonnier réduit à une pareille solitude. Les mauvais traitemens personnels auxquels il était en butte ne lui avaient d’ailleurs inspiré aucune aigreur. A vrai dire, il ne les ressentait point ; à peine s’en plaignait-il, ce qui surprenait fort M. de Chabrol. S’il en touchait quelques mots, ce qui lui arrivait rarement, ce n’était nullement pour se poser lui-même en victime, c’était pour se lamenter sur les extrémités où était réduite l’église dont il était le chef. Quand le préfet de Montenotte lui annonça officiellement l’arrivée à Savone des trois évêques députés par le clergé de France, Pie VII, demeuré calme, mais visiblement préoccupé, s’imagina que le moment de l’épreuve solennelle était arrivé pour lui[12]. A la première audience, accordée le 10 mai à ces prélats, il leur laissa clairement apercevoir qu’il pensait qu’il s’agissait de le juger ou de lui parler du jugement que les évêques réunis à Paris porteraient bientôt sur sa conduite et sur sa personne[13]. Telle était bien au fond l’idée que, pour en avoir plus aisément raison, l’empereur avait désiré faire naître dans l’esprit de son prisonnier ; mais les évêques n’avaient pas laissé le saint-père exprimer une pareille crainte sans la repousser avec force protestations de respect. Assuré qu’un si fâcheux scandale serait évité à l’église, Pie VII avait bientôt repris sa sérénité habituelle. Il écouta les évêques avec bonté, et leur parla de l’empereur avec affection[14]. Durant cette première conférence d’une heure et demie entre le saint-père et les évêques, qui n’étaient à ses yeux que des députés du clergé de France et nullement encore des envoyés du chef de l’empire, on causa de toutes les affaires de l’église, mais, comme il était naturel, un peu à bâtons rompus. Sur l’annonce de la tenue d’un concile qui allait s’ouvrir à Paris, Pie VII fit brièvement remarquer que son concours y était nécessaire. La distinction établie par ses interlocuteurs entre les conciles nationaux et les conciles œcuméniques le calma sans peine. Il laissa néanmoins entrevoir qu’un concile national ne pourrait pas changer la discipline générale de l’église soit pour l’institution des évêques, soit pour tous autres points importans. Le pape s’était ensuite retranché, suivant le rapport de l’archevêque de Tours au ministre des cultes, dans l’impossibilité où il était de donner des tulles et de prendre un parti quelconque « sans avoir ses conseillers naturels, ses théologiens, ni les moyens de recevoir les informations convenables sur l’aptitude des sujets, privé même qu’il était de son confesseur, qu’on a refusé de faire revenir, de livres, de plumes et de papier ; mais au milieu de ses plaintes il n’a pas insisté, continue M. de Barral, sur la nécessité de son retour à Rome[15]. » En présence de ces dispositions du saint-père, les trois évêques députés n’avaient pas jugé opportun de lui parler de la condition mise par l’empereur à sa liberté, à savoir qu’il ferait la promesse formelle de ne rien entreprendre contre la déclaration de 1682. « Cette réserve leur avait paru d’autant plus nécessaire, dit toujours M. de Barral, qu’en prenant lecture de la lettre du cardinal Fesch, qu’ils venaient de lui remettre, Pie VII allait bientôt connaître à quel prix il pouvait obtenir la fin de sa captivité. En l’énonçant, nous aurions craint, ajoutait M. de Barral, de perdre une partie de la bienveillance qu’il importait d’inspirer au saint-père. Il sera temps d’en venir là à la prochaine audience, quand nous l’y trouverons mieux préparé. » La seconde audience, pendant laquelle les trois évêques, évidemment embarrassés de leur rôle, espéraient trouver un peu plus de courage pour se décharger de leur désagréable commission, fut remise par le saint-père au surlendemain, « car il avait besoin, disait-il, de quelque temps pour lire les dix-sept ou dix-huit lettres de cardinaux et évêques qui venaient d’être déposées sur sa table. »

Ces momens de répit réclamés par Pie VII ne furent point toutefois perdus par le préfet de Montenotte. Il en profita pour venir en aide aux évêques députés en organisant autour de la personne du pape un service d’un genre particulier, sur l’efficacité duquel il comptait beaucoup plus que sur la puissance d’argumentation des prélats. D’après les prévisions de M. de Chabrol, les raisonnement de toute sorte, quelle qu’en fût la valeur, n’auraient pas chance de produire grand effet sur l’esprit du saint-père. Il valait mieux tâcher d’émouvoir son cœur, faire appel à sa sensibilité et agir sur ses nerfs[16]. Mais laissons sur ce sujet la parole à M. de Chabrol, car de semblables incidens doivent être pris sur le vif pour ainsi dire, et l’on craindrait, en semblable matière, de paraître ajouter quoi que ce soit à des détails si tristes par eux-mêmes.


« J’ai eu l’honneur, écrivait M. le préfet de Montenotte à M. Bigot, d’annoncer à votre excellence que le pape semblait s’être réservé la journée d’hier pour réfléchir sur les lettres qui lui ont été remises. Ce jour a été employé à bien établir nos relations dans l’intérieur du palais de manière à connaître ce que le pape pourra laisser échapper dans la conversation familière, et à pouvoir lui faire connaître au besoin d’une manière directe, quoique non officielle, ce qu’il est convenable qu’il apprenne pour faciliter la négociation[17]. »


Quels étaient donc ces moyens secrets de surveillance et d’action si importans à établir, et sur lesquels le préfet de Montenotte fondait de si grandes espérances ? Faut-il le dire ? Le médecin du pape avait été gagné sous main à la cause de celui qui tenait son maître emprisonné. Peut-être ces honteux marchés ne sont-ils pas aussi rares que nous le souhaiterions. Ce qui est vraiment extraordinaire, croyons-nous, c’est de voir un chef d’état s’abaisser dans l’histoire jusqu’à y intervenir directement ; mais l’affaire était d’importance, et de pareils scrupules n’étaient pas faits pour arrêter l’empereur. Ainsi que nous l’avons précédemment raconté, c’était déjà Napoléon qui le 31 décembre 1810 avait écrit de sa propre main au ministre des cultes, M. Bigot de Préameneu, pour lui dire qu’il fallait que le pape souffrît en sa personne du ressentiment qu’il avait de sa conduite, qu’on eût à lui ôter ses voitures et à réduire considérablement l’état de sa maison de façon à n’y pas dépenser plus de 12 à 1,500 fr. par mois. Les choses avaient en effet été réglées de telle sorte qu’à partir du mois de janvier 1811 une somme d’argent calculée à 25 sous par jour et par tête (le pape compris) avait été allouée pour l’entretien de toute la maison pontificale[18]. Cependant les bons offices de ce médecin du pape méritaient une autre rémunération, et Napoléon les appréciait trop pour qu’on puisse lui reprocher de les avoir oubliés. « Mandez au médecin Porta que vous avez mis sa lettre sous les yeux de l’empereur, écrit-il à son ministre des cultes ; dites-lui que sa majesté a mis en marge de sa lettre d’Amsterdam que, quelques discussions qu’il y ait eu entre le pape et sa majesté, et quoiqu’elles aient été plus ou moins vives, sa majesté considérerait toujours les services personnels rendus au pape comme s’ils avaient été rendus à elle-même ; le médecin Porta n’a qu’à faire connaître ce qu’il désire, et son traitement lui sera payé comme au temps où le pape était à Rome ; qu’en conséquence il lui est alloué un traitement de 12,000 francs depuis le moment où il a quitté Rome, lequel traitement lui sera continué tant qu’il demeurera avec le pape ; ajoutez que vous allez lui envoyer une ordonnance de paiement, et qu’il vous fasse connaître depuis quand il a cessé d’être payé[19]. »

D’après le témoignage du préfet de Montenotte, il ne semble pas qu’il y ait rien eu de trop exagéré dans cette munificence intéressée de l’empereur.


« Le médecin du pape, le docteur Porta, nous sert à merveille, poursuit M. de Chabrol dans sa lettre du 10 mai que nous continuons de citer à peu près intégralement. Il a une confiance infinie dans le commandant du palais, qui est un homme de mérite. J’ai abouché ce dernier avec la députation, qui en a été satisfaite[20]. Tout va d’un accord parfait, et de manière à donner à la raison et à la bonne cause toute sa force et toute son énergie. Les communications officielles peuvent ainsi être aidées des insinuations convenables. C’est par ces heureuses dispositions que nous avons su hier matin que le pape ne repoussait pas les ouvertures qui lui étaient faites, qu’il y pensait sérieusement, mais qu’il élevait la difficulté de ne pouvoir céder honorablement sans jouir préalablement de sa liberté, et sans avoir un conseil assez fort dans l’opinion pour qu’on le crût capable d’avoir vaincu sa résistance, et assez influent pour justifier son adhésion. Pie VII ne voudrait pas avoir uniquement le cardinal Spina pour son conseil, afin de ne pas l’exposer à porter seul la responsabilité dans le cas où sa détermination définitive ne rencontrerait pas l’assentiment général. Nous avons fait cette communication à MM. les évêques, et nous avons délibéré que nous emploierions toutes les mesures convenables pour persuader au pape l’inutilité d’obtenir un conseil pour se décider. Quelle influence plus respectable peut-il reconnaître que celle des trois évêques envoyés avec l’autorisation du souverain par toute l’église, qui attend en gémissant la fin de ces querelles, de trois évêques ayant la confiance générale, qui ont déjà souffert pour l’église, et appuyé ses droits dans, les temps les plus difficiles et les plus orageux ? Ces considérations ont été soumises au pape…[21]. » Les renseignemens obtenus par M. de Chabrol étaient à peu près exacts, sauf que le médecin Porta, suivant l’usage des personnes qui acceptent la tâche dont il s’était chargé, avait, pour se faire valoir, représenté les choses comme beaucoup plus avancées qu’elles ne l’étaient en réalité, et que les dispositions du saint-père, quoique conciliantes, étaient loin d’être aussi favorables. Les évêques s’en aperçurent à leur seconde audience. L’accueil qu’ils reçurent fut comme la première fois très bienveillant ; il y avait même une nuance de cordialité dans la réception faite par Pie VII à son compatriote italien le patriarche de Venise, qui était arrivé la veille à Savone. Le pape avait lu cette fois la lettre du cardinal Fesch. Le premier il se mit à parler des conditions que l’oncle de l’empereur indiquait comme étant les préliminaires indispensables de la pacification, « et tout de suite il témoigna la plus vive et la plus constante répugnance à les admettre tant qu’il resterait privé de ses conseillers naturels[22]. » Là-dessus, avec quelques détours de modestie (ce sont leurs propres expressions), les trois évêques se proposèrent pour les remplacer quant à présent, tant à raison de leur qualité d’évêques que par suite de leur attachement au saint-siège et à la personne du pape. Quoique cette démarche eût été convenue. d’avance avec l’habile préfet de Montenotte, il est en vérité difficile de s’expliquer comment ces messieurs osaient la tenter. Avaient-ils donc oublié qu’ils avaient reçu, bien qu’ils ne les avouassent pas encore, des pleins pouvoirs pour négocier contradictoirement avec le pape ? Ne se rappelaient-ils plus que leurs instructions si formelles à cet égard leur prescrivaient de n’accepter que des conditions déjà irrévocablement arrêtées ? De mémoire de diplomate, quel ambassadeur laïque doué seulement de la plus simple honnêteté avait jamais songé à cette bizarre combinaison de s’offrir lui-même pour donner ses avis à la puissance avec laquelle il avait mission de traiter ? En pareille occurrence, le moins avisé n’eût-il pas d’abord senti que la force des choses ne pouvait manquer de le conduire inévitablement à trahir la confiance de l’une ou l’autre des parties ? Comment des prélats distingués pouvaient-ils donc s’imaginer, ne fût-ce que pour un instant, qu’il leur serait donné de se tirer honorablement d’une situation aussi fausse, démener de front sans faiblir, c’est-à-dire sans prévariquer, l’accomplissement de deux rôles aussi inconciliables ? Pareille aberration serait pour nous incompréhensible, si déjà trop souvent au cours de cette histoire nous n’avions eu l’occasion d’observer combien vite s’oblitèrent les plus claires notions de l’esprit et de la conscience dans ces questions de nature mixte où sont si fatalement et si inextricablement mêlées les affaires de la religion et celles de l’état. Quoi qu’il en soit, la redoutable épreuve au-devant de laquelle ils marchaient avec tant de confiance fut épargnée aux évêques, car le pape les éconduisit poliment en leur faisant sentir qu’il ne les considérait pas comme suffisamment désintéressés. Venant aux matières qui étaient en discussion, Pie VII expliqua nettement à ces messieurs « qu’il n’avait jamais rien fait, et qu’il n’avait pas. l’intention de rien faire de contraire à la déclaration de 1682, et qu’il était disposé à laisser les choses en statu quo, mais quant à s’engager solennellement, c’est-à-dire par écrit, il ne fallait pas le lui demander : le pape Alexandre VIII ayant peu de temps avant de mourir condamné et cassé la déclaration, il ne lui était pas possible de rétrograder ouvertement. A laisser de côté son opinion personnelle, dont il ne parlait pas pour le moment, son consentement serait regardé dans l’église comme arraché par la lassitude de sa captivité, et sa mémoire en serait à tout jamais flétrie. Depuis le commencement de ses traverses, rien ne lui avait encore été demandé qui eût tant d’amertume pour son cœur et pour sa conscience. Cette répugnance ne regardait pas d’ailleurs la première des quatre propositions, sur laquelle il pourrait aisément tomber d’accord avec eux… Le ton que le saint père avait pris en disant ces choses était touchant, ajoutent les évêques, et n’avait pas la moindre aigreur[23]. »

Quant aux bulles d’institution canonique, le pape ne se montrait pas éloigné de les donner aux évêques nommés par l’empereur. Il répéta que, si on lui rendait ses conseils, tout pourrait s’arranger. « Ce n’était pas tant de la privation de ses états qu’il se plaignait que de l’emprisonnement du chef de l’église, des violences commises à l’égard de tant de cardinaux et d’évêques, et de tout ce qui avait eu lieu lors de l’occupation de Rome. La clause relative à l’institution canonique blessait sa sainteté : 1° parce que le terme de trois mois était trop court, 2° parce qu’en l’admettant le jugement de l’aptitude des sujets nommés appartiendrait à l’empereur seul, 3° parce qu’en dernière analyse le métropolitain deviendrait juge des refus du saint-siège, 4° parce que surtout un pauvre homme, a-t-il dit, seul comme il est, ne doit pas prendre sur lui un si grand changement dans l’église[24]. » Alors les députés s’étaient mis à disculper l’empereur, disant, ce qui était vrai, que la clause qui affligeait tant sa sainteté avait été suggérée par quelques évêques, et que l’empereur avait longtemps refusé d’y consentir. « En la proposant, les évêques n’avaient eu d’autre but que d’éviter de plus grands maux. Probablement le concile l’adopterait. Il ne tenait donc qu’au pape de prévenir l’intervention des conciles provinciaux, et, s’il alléguait des motifs de refus relatifs au personnel des évêques nommés, jamais un empereur raisonnable ne refuserait de les entendre, ni le concile national d’y accéder, pourvu qu’ils fussent fondés. » Ces argumens de M. de Barral et de ses collègues ne semblèrent pas produire grand effet sur les convictions du saint-père. Le soir même de cette conversation, ces messieurs furent admis à se promener avec Pie VII dans le petit jardin attenant à l’évêché de Savone. L’entretien devint bientôt familier, et les affaires déjà traitées le matin ne tardèrent pas à être remises sur le tapis par le pape lui-même. La discussion n’en fut pas très suivie. Elle fut entremêlée de narrations faites avec gaîté par Pie VII sur ce qui s’était autrefois passé à son ancien évêché d’Imola. Il raconta plusieurs anecdotes relatives au général Hullin et à d’autres généraux de l’armée d’Italie, plaisantant agréablement sur la peur que les Autrichiens et les Français avaient faite tour à tour en 1797 à ses malheureux diocésains. Le plus souvent Pie VII s’adressait en italien à son compatriote le patriarche de Venise, soit parce que celui-ci connaissait les localités en question, soit parce qu’il trouvait un certain plaisir à converser dans sa langue maternelle. La faveur témoignée à leur collègue d’outre-monts sembla même exciter quelque peu la jalousie des évêques français[25].

Les choses n’avancèrent pas toutefois beaucoup durant cette entrevue d’un caractère tout à fait intime. Ce n’est pas, ainsi qu’ils s’en vantaient au ministre des cultes, « que la bouche des évêques fût restée close non plus ; mais, écrivaient-ils tristement à M. Bigot de Préameneu, nous n’avons pu rien gagner, et nous n’espérons pas grand’chose tant qu’il s’agira des quatre propositions. » Ils n’avaient rien obtenu non plus sur l’expédition des bulles et la clause additionnelle au concordat. « Les principales objections du saint-père, sur lesquelles il revient sans cesse, sont la privation totale de ses conseils, l’importance de l’affaire pour l’église en général, les exceptions que pourraient demander ses droits particuliers sur les évêques d’Italie, le défaut de liberté, l’inconvénient grave de rendre les métropolitains juges des refus du pape, sa conscience qu’il doit suivre, les maux à craindre pour l’église, si les empereurs ou autres souverains venaient à nommer des évêques suspects ou égarés dans la foi[26]. » En réponse à ces objections du souverain pontife, les évêques s’étaient mis à parler à leur tour des maux immenses pour l’église, de la perte irréparable des prérogatives du saint-siège, des calamités qui avaient frappé tant d’individus attachés au pape et qui souffraient encore à cause de lui. Pie VII en avait paru touché, et, levant les yeux au ciel, s’était écrié : Pazienza. Sa conscience toutefois ne lui permettait pas de céder. « Je n’ai point de conseils, ajoutait-il, et le chef de l’église est en prison. S’il était libre et avec des conseils, il trouverait peut-être des moyens de tout arranger. Plus vident oculi quam oculus[27]. » Au lendemain de cette entrevue, les évêques prenaient le parti de remettre au saint-père une note écrite dont ils avaient confié la rédaction à la plume habile de M. Duvoisin. Pie VII ne voulut pas la recevoir. Il en écouta seulement la lecture, faite en italien par le patriarche de Venise ; mais il persista dans son ; refus, disant qu’elle était bien le résumé fidèle des. entretiens qui avaient eu lieu et sur lesquels il avait bien réfléchi, et qu’elle lui était inutile. Les évêques étaient profondément découragés. Ils regardaient leur mission comme à peu près terminée. « Cependant, disaient-ils à la date du 14 mai, nous resterons encore ici le reste de la semaine, d’abord parce que sa majesté nous l’a permis, et puis afin de laisser au pape ce peu de jours pour réfléchir et se résoudre… Sa bonté, sa douceur, sa résignation et même sa bienveillance pour nous n’ont pas varié un seul moment. Depuis notre arrivée, il dort peu, et se plaint souvent de sa santé[28]. »

Évidemment les évêques se sentaient à bout de voie. On comprend même, d’après le ton de leur correspondance, que, tout en restant imbus des idées que l’empereur leur avait si fortement inculquées au départ, ils étaient un peu plus attendris qu’ils ne le laissaient voir, et beaucoup plus que Napoléon ne l’aurait souhaité, à la vue du spectacle qu’ils avaient sous les yeux. Insensiblement, presque sans s’en douter, ils étaient en train de quitter le parti du puissant empereur triomphant pour passer dans celui du malheureux pontife prisonnier. Il était temps que M. de Chabrol intervînt et fît emploi des moyens d’action qu’il s’était ménagés. Il n’y manqua point. « Je me suis rendu ce matin au palais, écrit-il à M. Bigot de Préameneu le 13 mai 1811, pour découvrir quels seraient les motifs secrets d’une résistance si mal calculée. J’ai longtemps causé avec le docteur Porta, et je lui ai bien fait comprendre la situation dans laquelle son maître se plaçait, ainsi que tous ceux qui sont attachés à sa cause. Il s’est bien imbu de ces principes, et paraît disposé à servir indirectement de tout son pouvoir…[29]. » Le lendemain, le préfet de Montenotte se rendait auprès du saint-père, dont il fut comme à l’ordinaire parfaitement accueilli. Entrant aussitôt en matière avec des formes de langage dont les évêques auraient éprouvé quelque embarras à se servir, il exprima son étonnement à Pie VII de la détermination qu’il avait prise au sujet des clauses qui avaient été soumises à son approbation. « Son refus le surprenait d’autant plus que d’une part le concile était prêt à prononcer contre lui et à lui ravir totalement un droit sur lequel il avait en ce moment la faculté de composer, que de l’autre il disait lui-même ne vouloir rien faire contre les quatre propositions. Des conditions auxquelles adhéraient les églises de France et d’Italie ne pouvaient pas d’ailleurs inquiéter sa conscience. Le pape a repris qu’il était convaincu des dispositions du concile, poursuit M. de Chabrol, mais qu’il avait devant lui l’exemple du concile de Milan, où trois cents évêques s’étaient prononcés, et où le saint-siège avait eu l’avantage pour avoir persévéré. Il faisait d’ailleurs une grande différence entre ne rien faire contre les quatre propositions condamnées par le pape Alexandre VIII au moment de sa mort ou s’y engager par un acte formel. Sur ce point sa conscience l’obligeait entièrement. Au surplus il avait demandé un conseil pour discuter ces affaires de doctrine,… » ce à quoi M. de Chabrol avait reparti avec plus de brusquerie que d’à-propos : « Le conseil vous sera rendu quand vous vous serez prononcé…[30]. D’ailleurs quel conseil, si autorisé qu’il fût, pouvait avoir plus d’autorité et de poids qu’une adhésion générale de toute l’église gallicane et de toute celle d’Italie ? » Réchauffant de plus en plus sur ce sujet, comprenant, comme il l’avait dit si souvent, qu’il était surtout opportun d’agir fortement sur la sensibilité du pape : « Je conviens, poursuivit le préfet de Montenotte, que je ne puis traiter des questions théologiques ; mais comme autorité politique, j’ai le droit d’intervenir et de dire que tout le monde saura que la paix de l’église a dépendu du pape, que les gens éclairés qui lui sont attachés l’engagent pour son propre intérêt et pour leur repos à terminer une affaire qui a trop duré, et qui est aujourd’hui réduite à ses plus simples élémens, qu’on ne peut manquer de lui savoir mauvais gré, dans le moment où l’église de France obtient des sacrifices de sa majesté, sacrifices de pure générosité, puisque le concile national assure ses plans et ses intérêts, en apprenant que l’église et ses gémissemens n’ont rien pu obtenir de lui. J’ai ajouté que les choses n’en allaient pas moins être réglées, et que ses successeurs blâmeraient sa mémoire d’avoir inutilement compromis les attributions du saint-siège, et que je ne pouvais lui cacher comme magistrat civil que la postérité et l’histoire le condamneraient[31]. »

À cette étrange semonce, à cette téméraire prédiction, que l’événement n’a guère justifiée, Pie VII se contenta de répondre avec douceur que sans doute l’opinion des hommes était quelque chose, et qu’il était possible qu’il fût blâmé, mais que, « ses opinions tenant à sa conscience, il prenait son parti sur ce point, et oublierait facilement le jugement des hommes pour ne penser qu’à celui de Dieu. »

Battu sur ce terrain, M. de Chabrol se retourna d’un autre côté.


« Je cherchai alors, écrit-il à M. Bigot de Préameneu, à trouver le chemin du cœur du pape. Je lui dis que je l’avais vu longtemps dans le malheur, que je prenais intérêt à sa situation, et que je ne pouvais par conséquent m’empêcher de lui représenter qu’il se flatterait vainement de rencontrer d’autres occasions pour lui. Tout ce que l’empereur avait pu accorder aux sollicitations de son église, il l’avait accordé sans réserve, suivant l’usage de son grand cœur. Je le conjurais donc, moi, tous ses amis, tous les fidèles, de bien voir sa position et celle de son église, de ne pas oublier et ses privations personnelles et celles de tant d’individus compromis et qui souffraient à cause de lui. Il a été ému, mais je n’ai rien gagné sur cette obstination incroyable. Il m’a dit que pour lui-même il était prêt à tout, et qu’il tenait peu de compte de ce qui le regardait, que pour les autres Dieu y pourvoirait, mais qu’il n’achèterait jamais la paix dont je lui parlais, et ne chercherait à éviter les reproches dont je le menaçais par les sacrifices qui lui étaient proposés. Il m’a ensuite quitté, me paraissant touché, je le répète, mais résolu[32]. »


Cependant le préfet de Montenotte n’était pas homme à désespérer encore, car il n’avait pas fait jouer tous les ressorts sur lesquels il comptait le plus. Pendant que les choses avançaient si peu, M. de Chabrol avait appris par le docteur Porta que la santé du saint-père laissait beaucoup à désirer. Depuis quelques jours, il ne dormait presque plus, ses nuits étaient fort agitées, et son esprit se trouvait de plus en plus ébranlé par la fatigue des discussions qu’il lui fallait soutenir et par le sentiment de la gravité des résolutions qu’il allait avoir à prendre. Nous aimerions à pouvoir dire que ces attristantes nouvelles excitaient la compassion du préfet de Montenotte. Malheureusement ce n’est pas le sentiment qui apparaît dans sa correspondance. « MM. les évêques verront encore le pape ce soir ; peut-être ces fréquentes communications produiront-elles leur effet. D’un autre côté on fait en sorte de l’émouvoir, soit par les gens qui l’approchent, soit par tous les moyens qui sont en notre pouvoir[33]. »

On était alors au 15 mai 1811. Le lendemain, le préfet de Montenotte écrit à M. Bigot de Préameneu : « Nous avons fait notre possible pour cultiver la lueur d’espoir que nous avons vue se manifester hier, persuadés que, si un caractère comme celui du pape commence à se rendre, on peut espérer une issue favorable à la négociation. Le docteur Porta nous a bien servis ; il est sorti hier, et a profité d’une circonstance favorable ce matin pour dire au pape qu’il avait su que toute la population de Savone et toute celle de Gênes s’attendaient qu’il allait céder. Le pape l’a écouté avec plaisir, et lui a montré de plus favorables dispositions que précédemment[34]. » Aussitôt averti par son confident, M. de Chabrol s’empressa de se rendre chez le saint-père, et reproduisit avec plus de forcé les tentatives faites précédemment. « Le pape, écrit-il, a paru cette fois frappé de mes raisons, y est revenu à plusieurs fois, et a parlé du passé sans amertume. J’ai profité de ce moment pour attendrir son cœur par l’idée de toutes les personnes compromises pour lui qui attendaient de lui seul la cessation de leurs maux. Je lui ai trouvé à cet égard plus de sensibilité que de coutume[35]. » Rien n’était encore changé au fond dans les dispositions du saint-père ; cependant de terribles anxiétés tourmentaient son âme si facile à troubler, et M. de Chabrol n’avait garde de n’en point profiter.


« Ce matin je me suis rendu chez lui (le pape) après m’être concerté avec messieurs les évêques, dans l’intention de lui parler avec la plus grande énergie. Je l’ai d’abord trouvé sombre, effet que j’ai attribué au temps, qui est fort mauvais, et qui influe beaucoup sur ses dispositions ; mais j’ai bientôt eu dissipé ces nuages, et je lui ai dit que je voyais avec le plus grand regret passer un temps précieux. Je devais lui faire observer que ce n’était pas avec des propositions et des conditions excessives qu’il réussirait avec votre majesté, que l’habitude de l’empereur était de proposer et non d’accéder. Une concession qui ne serait pas totale laisserait les choses dans leur état. J’ai ajouté que c’était par de bonnes manières qu’il obtiendrait quelque chose de votre majesté, et non par des refus qui ne feraient que la convaincre de l’impossibilité d’un accord et ajouter à sa puissance et à la validité de sa causé. Si l’empereur avait daigné accorder beaucoup à son église, c’était parce qu’elle s’était adressée à lui par l’organe de sujets soumis et en vue du bien général. Sans doute l’empereur accorderait encore beaucoup à la condescendance et à la preuve des bonnes dispositions de sa sainteté, mais ns céderait jamais à des propositions équivoques et qui ne donneraient aucune garantie. Au surplus, sa majesté obtiendrait de son concile plus qu’elle ne demandait en ce moment, ses projets s’accompliraient par là plus pleinement encore, car. l’empereur ne pouvait rien perdre dans sa position, tandis que lui, Pie VII, verrait l’église et toute la population du grand empire le blâmer de n’avoir compté pour rien ni leurs larmes ni leur repos, et ses successeurs lui reprocheraient également d’avoir laissé perdre une circonstance favorable à l’église, et qui ne se représenterait plus. J’ai terminé en disant que, s’il était environné de ses amis, ils se jetteraient tous à ses pieds pour le conjurer de ne pas sacrifier ainsi à de vains scrupules le bien de l’église, le repos des peuples, son sort et le leur. Peut-être pouvait-il se méfier de moi. Cependant le langage de la vérité avait sa force par lui-même, et d’ailleurs il devait voir que je n’étais guidé que par elle dans une circonstance où je pouvais demeurer si parfaitement tranquille sur les droits et sur le succès des plans de mon souverain.

« Je ne dois pas dissimuler, continue le préfet de Montenotte avec une visible satisfaction, que ce discours, qui avait plus de vigueur dans la conversation, par l’habitude que j’ai de parler librement avec le pape, a fait une forte impression sur lui… Il ne m’a répandu que par des raisons très faibles, et l’expression de craintes fort exagérées que j’ai assez aisément dissipées… Le pape n’a presque plus rien opposé,… il était ému… Bref, il a dit qu’il désirait voir les évêques tout de suite pour examiner avec eux si les choses pouvaient se combiner. Il connaissait bien lui-même le caractère de sa majesté ; il était convaincu qu’il n’obtiendrait rien qu’en accédant à ses désirs, car il comprenait que ses refus le fortifieraient auprès du concile… J’ai pu remarquer, ne craint pas d’affirmer le préfet de Montenotte, que le pape était moins retenu par sa conviction que par un amour-propre qui se déguise chez lui sous la forme d’inquiétudes de conscience. J’ai ajouté tout ce que j’ai pu aux raisons que j’avais développées, et, le laissant dans une situation d’esprit plus favorable que je ne l’avais encore vu, j’en ai prévenu la amputation ; elle s’est rendue immédiatement chez le saint-père. Elle a eu lieu d’en être beaucoup plus satisfaite que de coutume, et même elle m’annonce que, si des dispositions aussi heureuses se soutiennent ce soir comme ce matin, elle peut espérer atteindre le but de sa mission[36]. »


Comment s’était opéré ce changement inattendu dans les intentions de sa sainteté ? Il serait assez difficile d’en découvrir les causes dans la correspondance des évêques, car leurs, lettres deviennent tout à coup aussi courtes et énigmatiques que celles du préfet de Montenotte sont nettes et détaillées. Ils parlent à la date du 17 mai d’une courte note qu’ils ont remise à Pie VII, et qu’il a lue et gardée ; mais des espérances que M. de Chabrol avait déjà conçues à cette époque, ils n’en soufflent pas mot dans les communications qu’ils adressent au ministre des cultes. Ils disent au contraire qu’il leur paraît assez clair aujourd’hui qu’ils n’arriveront pas au but… « Ils ont même cessé de combattre les résolutions du pape, parce qu’il leur a dit et répété qu’il préférait passer sa vie en prison, — detrusus in carcerem[37]. » Le lendemain 18, les évêques se bornent à annoncer que M. le préfet de Montenotte a beaucoup aidé aux réflexions de la nuit en parlant le matin même avec douceur et fermeté au saint-père. En se rendant chez Pie VII après M. de Chabrol, ils l’ont trouvé profondément pensif et touché, toujours bon, toujours affable, toujours guidé par sa conscience, qu’il ne veut pas trahir, mais moins éloigné de l’idée de faire quelque concession. « Nous avons quitté le pape, ajoutent-ils, au moment où il nous a avoué que sa tête était fatiguée, et qu’il espérait que ce soir elle serait en meilleur état, de sorte, continuaient les évêques, que nous reviendrons d’aussi bonne heure qu’il sera possible[38]. » Vingt-quatre « heures après, sans entrer dans d’autres détails, les évêques racontent qu’ayant trouvé le pape assez bien disposé, ils en ont profité pour lui faire agréer divers articles relatifs à l’institution canonique et à la clause additionnelle au concordat. Le pape, s’étant peu à peu familiarisé avec cette idée, ils avaient même pris la plume et rédigé sur un brouillon tout ce qu’on avait l’espoir de lui faire admettre. « Ce matin nous avons rédigé le tout clairement et en français. Nous l’avons présenté au pape. Il a voulu des changemens d’expression, des additions de phrases, de légères soustractions, et il en est résulté un ensemble assez bon, beaucoup meilleur que ce que nous nous flattions il y a quelques jours d’obtenir[39]. » Cette note ainsi corrigée à la hâte par ses auteurs dans le cabinet pontifical, et dont nous reproduirons plus tard le texte entier, fut, avec son consentement, laissée par les évêques sur la cheminée du saint-père. Le lendemain de grand matin, ils prenaient tous ensemble la route de Paris.

Encore une fois, que s’était-il donc passé à Savone entre le 15 et le 18 mai qui ait suffi à modifier ainsi du jour au lendemain et du tout au tout les premières déterminations de Pie VII ? Il n’y a pas moyen en effet de se faire illusion, la note rédigée dans son cabinet, dont il avait pesé tous les termes et accepté la teneur, bien qu’il n’eût pas voulu la signer, contenait en principe toutes les concessions que le pape avait d’abord repoussées, et celles-là même qu’il avait maintes fois déclarées contraires à sa conscience. Pourquoi n’en pas convenir, et de quel droit, comme tant d’auteurs ecclésiastiques, dissimulerions-nous la vérité ? Il arrivait à Pie VII en 1811, à propos de l’institution des évêques, ce qui lui était arrivé en 1801 à propos des prêtres constitutionnels, en 1804 à l’occasion du sacre, en 1809 au sujet de la fermeture des ports pontificaux aux Anglais, ce qui devait lui arriver encore après la clôture du concile national et plus tard à Fontainebleau. Mis directement en présence de Napoléon, il se trouvait (était-ce bien étonnant ?) qu’à la longue le malheureux chef de la catholicité, tiré en sens divers par les inspirations, toujours honnêtes, mais parfois contradictoires, de sa conscience pontificale, finissait par n’être plus de force contre le puissant chef de l’empire, que ne troublait à coup sûr aucune complication de ce genre. Telle était en effet la pente naturelle de Pie VII, qu’il ne pouvait longtemps résister aux incertitudes que faisaient naître en lui les points de vue multiples de son esprit, les subtils raffinemens de sa conscience, et par-dessus tout les timides conseils de sa touchante modestie. « Les talens de Pie VII, nous dit l’un de ses ministres, le cardinal Pacca, qui l’a si bien connu, étaient loin d’être médiocres. Son caractère n’était ni faible ni pusillanime ; il se faisait au contraire remarquer par la résolution et la vivacité de son esprit. Suffisamment versé dans les sciences sacrées, il était doué de ce tact rare qui fait envisager les affaires sous leur véritable jour et qui en pénètre les difficultés… » Mais à tant de belles qualités se joignait une disposition naturelle que les uns ont regardée comme une vertu, les autres comme un défaut. Son premier coup d’œil dans les affaires, sa pensée première, annonçaient un discernement admirable, un bon sens exquis ; mais, si quelqu’un de ses ministres ou quelque autre personnage de poids venait à combattre son opinion tête à tête et l’obsédait d’instances, cet excellent pontife abandonnait son sentiment pour suivre celui d’autrui, qui souvent n’était pas le meilleur. Ses ennemis attribuaient cette facilité à une grande faiblesse d’esprit, à un amour excessif du repos. D’autres personnes plus justes la regardaient comme l’effet de sa singulière modestie et d’une trop grande défiance de ses propres lumières[40].

Nous avons raconté comment M. de Chabrol avait su découvrir et mettre à profit ces légères défaillances, nous avons fait voir, à l’aide de leurs propres lettres, avec quelle persistance le préfet de Montenotte et les évêques députés avaient toujours présenté à Pie VII les prélats de l’empire, le clergé entier de France, comme adhérant avec unanimité aux doctrines impériales, et le futur concile national comme disposé à aller bien au-delà de ce qui lui était alors directement demandé par Napoléon ; nous avons indiqué sous quelles noires couleurs évêques et préfet s’étaient entendus pour lui dépeindre les suites incalculables d’un refus, et le danger imminent du schisme qui allait diviser l’église. Quand on songe à cet ensemble d’efforts si habilement concertés, à ces terribles assauts journellement renouvelés contre un pauvre captif laissé dans la complète ignorance de tout ce qui se passait hors des murs de sa prison, épuisé par huit jours d’une lutte incessante soutenue sans appuis, sans conseillers, sans espoir de secours, sans lueur de délivrance, effrayé de la perspective de l’avenir et de l’immense responsabilité qui allait peser sur lui par suite de sa détermination, quelle qu’elle fût, on est plutôt porté à admirer le courage de Pie VII qu’à condamner sa faiblesse, et, d’accord avec son ancien secrétaire d’état le cardinal Pacca, on trouve, pour nous servir de ses propres expressions, que ce vénérable vieillard était « bien plus digne à coup sûr de compassion que de blâme. » Et cependant le cardinal Pacca lui-même n’a jamais tout su des scènes dramatiques de Savone, car Pie VII n’a pu les lui raconter tout entières, telles qu’elles ressortent pour la première fois aujourd’hui dans leur lugubre tristesse de la correspondance du préfet de Montenotte.

Ce n’était ni une indisposition ordinaire ni une légère altération de santé que le docteur Porta avait remarquée chez le pape peu de jours après l’arrivée des évêques, et dont il s’était empressé de faire part à M. de Chabrol. Pie VII ne s’était pas servi d’un prétexte imaginaire pour congédier les évêques le 17 mai, lorsqu’il s’était plaint de ne pouvoir continuer à parler avec eux d’affaires parce qu’il avait la tête trop fatiguée. La vérité est que depuis plusieurs nuits le pape ne dormait plus. On avait fait tant d’appels à sa sensibilité, on avait si souvent, et si violemment agi sur ses nerfs, que toute sa constitution s’en trouvait profondément ébranlée. Il avait depuis quelques jours le sentiment qu’il ne se possédait plus, et qu’il était (ce sont les expressions dont il se servit lui-même) dans un état d’ivresse. Rien d’extraordinaire n’apparut toutefois dans ses façons extérieures pendant tout le temps que les évêques demeurèrent à Savone. Dans la nuit qui précéda leur départ pour la France, l’aide-camérier qui dormait dans la chambre contiguë à celle où reposait le pape l’entendit pour la première fois jeter de profonds soupirs, s’accusant lui-même à haute voix dans les termes du plus vif repentir. Dès sept heures du matin, il faisait appeler M. La Gorse, commandant du palais s’informant avec une inquiétude extrême si les évêques étaient partis, et faisait prier le préfet de Montenotte de passer immédiatement chez lui. Avant que M. de Chabrol ne fût arrivé, Pie VII manda derechef auprès de lui M. La Gorse, et tout de suite il lui expliqua avec beaucoup d’émotion qu’il n’avait pas fait attention la veille aux dernières lignes de la note qui lui avait été laissée, qu’il ne pourrait y accéder, qu’il fallait prévenir les évêques par courrier, et, priant le commandant du palais de s’asseoir pendant qu’il corrigeait une apostille écrite à la marge de la note qu’il tenait à la main, il se mit à y ajouter tant de corrections et d’interlignes qu’au moment où arrivait, une demi-heure après, M. de Chabrol, cette note était devenue très difficile à comprendre[41].

En homme prudent qu’il était, le préfet de Montenotte se garda bien d’ajouter au trouble du saint-père en le contredisant. Aussi bien il lui avait trouvé tout d’abord, écrit-il à M. Bigot, « l’attitude d’un homme qui a pris un parti et qui ne veut écouter aucune raison contraire. » C’est pourquoi il prit simplement la note des mains de Pie VII, et se retira pour la déchiffrer avec le docteur Porta. Bientôt le pape le fit rappeler. Cette fois ce n’était plus dans la dernière phrase de la note, c’était dans le premier article que le saint-père voyait une grande difficulté. « Il convenait qu’il avait bien lu cet article, mais c’avait été une erreur de sa part : il était nécessaire qu’à cet article on en substituât un autre. » M. de Chabrol, désespéré de voir s’échapper le fruit de toutes ses peines, remontra doucement à Pie VII que ces continuelles variations compliquaient singulièrement la négociation, et à force de raisonnemens il persuada au saint-père de se calmer un peu, promettant de revenir dans une heure. Au bout de ce temps, M. de Chabrol trouva de nouveau Pie VII dans une agitation extrême. « Il me dit qu’il avait prévariqué, qu’il y avait dans la dernière phrase où il était question du gouvernement de l’église une tache d’hérésie, qu’il aimerait cent fois mieux la mort, qu’il n’avait pas accédé à ce dernier article, qu’il était nécessaire que j’expédiasse un courrier aux évêques pour le faire supprimer… Pour tout le reste, il y tiendrait ; .. mais cette suppression était absolument nécessaire. Il ferait plutôt un éclat pour faire connaître ses intentions[42]… » Peu à peu M. de Chabrol parvint à tranquilliser son malheureux interlocuteur, surtout en lui donnant l’assurance qu’il allait écrire aux évêques. Le lendemain, le pape n’était pas moins nerveux. Il assura M. de Chabrol « qu’il n’avait pas du tout dormi la nuit précédente, et qu’il en avait en le lendemain la tête très fatiguée, qu’il était dans l’état d’un homme à moitié ivre. Il tenait beaucoup à ce que l’on sût bien positivement qu’il avait considéré la note qui lui avait été remise non comme un traité ou comme un préliminaire de traité, mais comme une sorte d’ébauche… Le docteur Porta s’aperçoit que les inquiétudes du pape lui reviennent souvent parce qu’il médite profondément et prend alors un regard fixe. Il est porté à craindre quelque affection hypocondriaque. Il espère toutefois qu’elle n’aura pas lieu. » Malheureusement ces prévisions du docteur Porta ne se vérifièrent point. Quelques jours plus tard, il était obligé de constater « que le pouls du pape était inégal, que son appétit diminuait. Il observait que le pape coupait parfois la conversation pour rester uniquement attentif à une même pensée, puis sortait tout d’un coup de cette absorption comme d’un rêve. Enfin il remarquait tous les signes d’une affection hypocondriaque qui pourrait tendre à altérer les facultés du corps et de l’intelligence[43]. »

De son côté, M. de Chabrol avait remarqué à peu près les mêmes symptômes. Le 23 mai, il s’était rendu chez le saint-père ; mais tout ce qu’il avait essayé de lui dire n’avait paru produire aucune impression. « Le pape m’a dit qu’il ne se ferait certainement rien, qu’il ne concevait pas comment il était convenu de ces divers articles, que cela avait été de sa part une folie, qu’il fallait qu’il fût à moitié ivre… J’ai parlé en sortant de chez lui à son médecin, qui m’a dit qu’il le trouvait tantôt tranquille et tantôt tourmenté comme je venais de le voir, et qu’il employait quelques remèdes pour lui rendre le calme[44]. » « Le pape est toujours dans le même état, raconte un peu plus tard M. de Chabrol, il ne s’explique sur rien, et garde un profond silence avec tout le monde. » Le préfet de Montenotte ayant cherché à mettre la conversation sur le concile national, qui avait été convoqué pour le 9 juin, et qu’à cette époque il devait supposer prêt à se réunir à Paris, quoiqu’en fait il eût été retardé jusqu’au 17, le pape ne répondit absolument rien. « Absorbé dans un complet silence, il a fermé les yeux dans l’attitude d’un homme qui réfléchit profondément, et n’en est sorti que pour dire : Heureusement je n’ai rien signé. Je lui ai dit de prendre plus confiance en ce qu’il avait adopté dans sa conscience, qui n’avait besoin ni de signatures, ni de conventions faites par les lois civiles. Il m’a répondu que depuis ce moment il avait perdu tout repos, et il est tombé dans la même absorption. »

Toutes les dépêches du préfet de Montenotte que nous venons de citer sont officielles. Dans une lettre particulière adressée à M. Bigot de Préameneu, à un moment où il croyait prématurément que la maladie de Pie VII avait pris fin, M. de Chabrol s’explique plus clairement sur l’état réel de la santé du pape, et prononce un mot qui n’aurait pas trouvé place sous notre plume, s’il ne se lisait d’abord dans la correspondance intime, mais authentique du préfet de l’empire… « Cette lettre étant confidentielle, je crois nécessaire de faire connaître à votre excellence qu’il est impossible de traiter avec le pape sans qu’il soit environné d’un conseil aussi sage que ferme, afin de le maintenir constamment dans la même résolution. Vous aurez vu par mes dernières lettres que l’incertitude du pape quand il est livré à lui-même va jusqu’à altérer sa santé et sa raison. Dans ce moment, l’aliénation mentale est passée, et l’indisposition physique est moins grave ; mais tout annonce qu’il faut nécessairement des soutiens à un esprit affaibli et à une conscience ombrageuse[45]. »

Ainsi donc, de l’aveu de l’un des plus dévoués serviteurs de Napoléon, de l’agent le plus intimement et le plus activement mêlé au secret de toutes ces déplorables affaires de Savone, le chef de l’église catholique était devenu fou, fou par suite de la séquestration où l’avait tenu, loin de toute espèce de conseil et d’appui, le souverain heureux et triomphant qui affichait pompeusement aux Tuileries l’orgueil de sa noble alliance avec une archiduchesse d’Autriche et les joies de sa récente paternité, fou par suite des tortures morales qu’imposait à sa conscience de pontife un politique qui était pour son compte affranchi de pareilles préoccupations. Si la raison du saint-père a pu malheureusement sombrer un instant durant cette formidable épreuve, ceux-là s’en affligeront sans pouvoir s’en étonner qui savent à quel point la débilité maladive de la pauvre intelligence humaine se mesure souvent à l’élévation même de l’esprit, à la sensibilité plus exquise de la délicatesse morale, et comment, parmi les dangereuses secousses qui peuvent déranger un si fragile équilibre, il n’y en a pas de plus terribles que celles qui sortent des profondeurs de la conscience, particulièrement de la conscience religieuse. Combien douloureuses et combien meurtrières parfois sont ces cruelles perplexités où s’agitent ces natures d’élite, que tourmentent incessamment de pieux scrupules ignorés le plus souvent du vulgaire, et pour de si terribles combats quel champ-clos que la conscience d’un pontife régulateur souverain à ses propres yeux de tant d’autres consciences ! Le malheureux Pie VII, détrôné, captif et malade, pliait avec honneur sous le poids accablant de la situation que lui avait faite, sans qu’il en fût responsable, la constitution séculaire de l’église catholique. Quant à l’empereur, qui avait tout emporté de haute lutte contre tous ses adversaires, qui avait mis le continent à ses pieds, ses sujets sous le joug, qui tenait l’église gallicane à sa merci et venait de faire céder le pape lui-même, il se trouvait, à la veille du concile national, placé par sa propre faute vis-à-vis de l’Europe, vis-à-vis de la France et de l’église gallicane dans la plus fausse des positions. S’il possédait une sorte de traité arraché par la violence au saint-père, il ne pouvait le produire, puisque celui-ci le démentait aujourd’hui hautement, et menaçait, si l’on en faisait usage, de provoquer quelque terrible éclat, Encore moins pouvait-il convenir de l’état où ses violences avaient mis le chef de la catholicité. Cerné au milieu de tant d’embarras qu’il avait à plaisir accumulés autour de lui, Napoléon prit d’abord le parti d’ajourner quelque peu, du 9 au 17 juin, la convocation du concile. Ajourner cependant n’était pas résoudre, et le 17 juin les mêmes difficultés se dressaient encore tout entières devant lui… Il nous reste maintenant à dire comment il ne parvint jamais à les surmonter. Les événemens lamentables de Savone, qui viennent d’être pour la première fois porté à la connaissance du public, devinrent en effet, comme on va bientôt le voir, la cause principale de l’avortement définitif du concile de 1811.


D’HAUSSONVILLE.

  1. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, 24 avril 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 105.
  2. Circulaire pour la convocation du concile national. Saint-Cloud, 25 avril 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 3.
  3. Instructions pour M. l’archevêque de Tours et MM. les évêques de Nantes et de Trêves. Saint-Cloud, 26 avril 1811. — Correspondance de l’empereur Napoléon Ier, t. XXII, p. 212.
  4. Instructions pour M. l’archevêque de Tours et MM. les évêques de Nantes et de Trêves. Saint-Cloud, 26 avril 1811. — Correspondance de Napoléon Ier, t. XXII, p. 112.
  5. Lettre du ministre des cultes à M. l’archevêque de Tours et MM. les évêques de Trêves et de Nantes, 28 avril 1811, citée par M. de Barral. — Fragmens historiques, p. 254.
  6. Lettre de douze cardinaux, archevêques ou évêques au pape, 27 avril 1811, citée par M. de Barral. — Fragmens historiques, p. 230.
  7. Extrait des passages de la lettre des dix-neuf évêques citée dans le rapport de l’archevêque de Tours sur la députation envoyée à Savone au mois de mai 1811, fait à la congrégation générale du concile -national le 5 août de la même année. — Fragmens historiques de M. de Barral, p. 316.
  8. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, ministre des cultes, 24 et 26 avril 1811. — Correspondance de l’empereur Napoléon Ier., t. XXII, p. 105 et 110.
  9. «… Il est nécessaire que vous fassiez connaître au préfet de Savone que je n’approuve pas le compte qu’il a rendu au gouverneur-général et au préfet de police, qu’il a mis ces deux fonctionnaires dans des confidences qu’ils ne devaient pas connaître. Ces affaires secrètes ne regardent que vous. J’ai vu avec surprise surtout qu’il ait fait connaître au prince Borghèse et au ministre de la police la partie de la négociation relative aux évêques, qu’il devait ignorer complètement, M — Lettre de l’empereur Napoléon au comte Bigot de Préameneu, 20 mai 1811. (Cette lettre n’a pas été insérée dans la Correspondance de Napoléon Ier.)
  10. Lettre de M. Bigot de Préameneu à M. l’évêque de Tours, 28 avril 1811, citée par M. de Barral, Fragmens historiques, p. 254.
  11. « Le pape ignorait la mort des cardinaux Erskine et Viscontî ; nous la lui avons apprise, ainsi que leur sépulture au Panthéon et le décret qui l’a réglée d’une manière honorifique… « Troisième lettre des évêques députés, 13 mai 1811. — Fragment historiques, p. 252.
  12. « J’ai trouvé le pape préoccupé, quoique calme. Il m’a dit que les évêques pourraient venir quand ils voudraient, semblant faire allusion à son défaut de liberté. Je lui ai témoigné le désir et l’espoir qu’avaient tous les gens, éclairés qu’il terminerait bientôt les maux de l’église. Il m’a dit qu’il le souhaitait, pourvu que sa conscience ne fût pas blessée, de ce qu’on lui demandait… » — Lettre de M. de Chabrol à M. le ministre des cultes, 10 mai 1811.
  13. « Le pape a paru croire un instant que nous venions en quelque sorte pour le juger ou pour lui parler du jugement que les évêques réunis aigris, parleraient de sa conduite et de sa personne. Nous avons éloigné cette idée avec force respects. » — Première lettre des évêques députés au ministre des cultes, 10 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 263.
  14. «… Du reste, pendant toute la conférence, le pape nous a parlé avec modération et de l’empereur avec affection… » — Première lettre des trois évêques députés, 10 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 266.
  15. Première lettre des trois évêques au ministre des cultes, 10 mai 1811.
  16. « Mgr l’archevêque de Tours rend à votre excellence an compte détaillé de sa première entrevue avec le pape. Nous avons pensé d’un commun accord qu’il fallait particulièrement attendrir le pape et émouvoir son cœur dans la situation où il s’est placé. Il semble prêt à repousser toute discussion et tout raisonnement, mais il semble accessible a la sensibilité… » (Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 10 mai 1811.)
  17. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 10 mai 1811.
  18. « … Fu sospesa la tavola pagata fin allora dal governo sanza alcun limite, e d’or inanzi ad ogni individuo, comprese il papa, furono assignati cinque paoli al giorno, con il qual danaro si doveva pensare ad ogni sorta di apese… » (Manuscrit italien du valet de chambre du pape, British Museum, no 8389.)
  19. Lettre de l’empereur au comte Bigot de Préameneu, Wezel, 1er novembre 1811. — Correspondance de l’empereur Napoléon Ier, t. XXII, p. 542.
  20. Le commandant de gendarmerie La Gorse, qui fut chargé en 1812 de conduire et de garder le pape à Fontainebleau, et dont nous aurons à citer plus tard des lettres curieuses.
  21. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 12 mai 1811.
  22. Seconde lettre des évêques députés au ministre des cultes, Savone, 12 mai 1811, — Fragmens historiques de M. de Barral, p. 268.
  23. Deuxième lettre des évêques députés au ministre des cultes, 12 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 269.
  24. Ibid.
  25. « Le plus souvent le pape s’adressait visiblement au patriarche de Venise, même en répondant à chacun de nous, soit parce qu’il est plus au fait que nous des localités qu’ils se rappelaient l’un et l’autre, soit parce qu’il parle l’italien, ainsi que le saint-père, avec volubilité et clarté, et ces deux volubilités semblaient se plaire réciproquement. » Troisième lettre des évêques députés au ministre des cultes, 13 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 272.
  26. Troisième lettre des évêques dépotés au ministre des cultes, 13 mal 1811. — Fragmens historiques, p. 274.
  27. Ibid.
  28. Quatrième lettre des évêques au ministre des cultes, 14 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 276.
  29. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 13 mai 1811.
  30. Ibid. , 14 mai 1811.
  31. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 14 mai 1811.
  32. Ibid.
  33. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 15 mai 1811.
  34. Ibid., 16 mai 1811.
  35. Ibid.
  36. Lettre de M. de Chabrol au minstre des cultes, 18 mai 1811.
  37. Septième lettre des évêques députés au ministre des cultes, 17 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 294.
  38. Huitième lettre des évêques-députés au ministre des cultes, 18 mai 1811. — Fragmens historiques, p. 296.
  39. Neuvième lettre des évêques députés au ministre des cultes.
  40. Œuvres complètes du cardinal Pacca, t. Ier, p. 384.
  41. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 22 mai 1811.
  42. Lettre de M. de Chabrol au ministre des cultes, 22 mai 1811.
  43. Ibid., 26 mai 1811.
  44. Ibid., 23 mai 1811.
  45. M. de Chabrol au ministre des cultes, 30 mai 1811.