L’Éloquence politique et judiciaire à Athènes/04

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L’ÉLOQUENCE


POLITIQUE ET JUDICIAIRE


À ATHÈNES[1]




ANDOCIDE, UN ATHÉNIEN DÉCLASSÉ




I. Histoire de la littérature grecque jusqu’à Alexandre le Grand, par Ottfried Muller, traduite, annotée et précédée d’une étude sur Ottfried Muller, par M. K. Hillebrand ; 2 vol. in-8o, Paris. — II. Demosthenes und seine Zeit, von Arnold Schœfer, 4 vol. in-8o, Leipzig. — III. Des Caractères de l’atticisme dans l’éloquence de Lysias, par M. Jules Girard ; in-8o, Paris. — IV. Le Discours d’Isocrate sur l’Antidosis, traduit en français pour la première fois par M. A. Cartelier, avec une introduction par M. Ernest Havet, grand in-8o, Paris.




Dans la liste des classiques que les alexandrins ont dressée, dans ce que l’on appelle le canon des orateurs attiques, le second des dix noms qui y figurent est celui d’Andocide, fils de Léogoras. Andocide n’eut pas, comme son prédécesseur Antiphon, l’honneur d’ouvrir la voie à toute une génération d’orateurs et d’écrivains, de contribuer à former le génie du plus grand historien de l’antiquité ; il n’a pas joué dans les affaires de son pays un rôle très en vue, et ce qui nous reste de son œuvre, sans manquer ni de mouvement, ni de couleur, ne se distingue point par une grande originalité. Voilà sans doute pourquoi Andocide n’a tenu jusqu’ici presque aucune place, même dans les histoires les plus complètes de la littérature grecque. Ottfried Muller lui-même ne lui a consacré que deux pages ; d’autres se sont contentés de quelques lignes. Nous ne nous exagérons ni l’importance, ni le talent d’Andocide ; nous croyons pourtant qu’il mérite mieux qu’une sèche mention faite en passant et pour mémoire. Par divers incidens de sa carrière politique, il appartient à la période la plus agitée et la plus dramatique de la vie d’Athènes ; par le caractère de son style oratoire, il nous représente un des momens, une des phases de l’éloquence athénienne, il nous en fait suivre la marche et le progrès continu. Sans lui, entre Antiphon et Lysias, il y aurait une lacune dans la série des orateurs attiques. On doit donc s’arrêter sur Andocide avec plus d’insistance. Sa biographie nous donnera l’occasion de retracer une des scènes les plus étranges et les plus curieuses de l’histoire d’Athènes, la mutilation des hermès et le trouble profond qui s’empara de la cité à la suite de ce sacrilège. Dans les meilleures parties de son principal ouvrage, le discours sur les mystères, il forme la transition entre la raideur, la vigueur un peu tendue d’Antiphon, et les allures plus aisées, le ton plus libre et plus varié de Lysias.


I.[modifier]

D’après l’auteur anonyme de ces Vies des dix orateurs qui nous sont arrivées avec les œuvres de Plutarque, Andocide serait né la première année de la 78e olympiade, c’est-à-dire en 468. Or cette date s’accorde assez mal avec plusieurs indices que l’on a relevés dans les œuvres mêmes d’Andocide, et dans un plaidoyer contre lui, attribué à Lysias. Pour ne citer qu’un exemple des difficultés qu’elle soulève, l’orateur, dans un discours qu’il n’a pu prononcer avant l’année 400, nous apprend qu’il ne lui est pas encore né d’enfans[2]. Cette expression pas encore, dans la bouche d’un vieillard de soixante-huit ans, serait, il faut l’avouer, au moins singulière. Dans la péroraison pathétique dont nous la détachons, elle aurait risqué de produire un effet tout opposé à celui qu’Andocide voulait produire, elle aurait fait sourire les jurés. Mieux vaut croire qu’il y a là, chez le compilateur de ces notices, plus laborieux qu’exact et judicieux, une erreur comme il en a commis beaucoup. Avec les meilleurs critiques, nous placerons la naissance d’Andocide vers le milieu du siècle, entre 450 et 440 ; il aurait donc été de trente à quarante ans plus jeune qu’Antiphon.

Par ses origines mêmes, Andocide semblait destiné à la vie politique. Sa famille était une des plus anciennes et des plus considérées d’Athènes. Elle appartenait à cette vieille noblesse pour laquelle les Athéniens, même après qu’ils furent tout à fait pénétrés par l’esprit démocratique, gardèrent toujours une sorte d’affectueux respect. On sait combien ils étaient attachés à leurs légendes héroïques et religieuses, dont le souvenir était perpétué par la poésie dramatique, par les arts plastiques, par des panégyries ou fêtes religieuses, analogues aux pardons de la Bretagne. Ceux de ces mythes qui avaient le plus de notoriété étaient consacrés par de somptueux édifices, comme les temples d’Athènes, d’Eleusis et de Sunium ; mais il y avait de plus sur tous les points de l’Attique une foule de petits sanctuaires, ou, comme nous dirions, de chapelles, propriétés soit des dêmes ou communes, soit de corporations, soit de familles, où se célébraient des cultes locaux. Chacun de ces cultes rappelait quelque légende particulière, chapitre détaché de cette histoire mythique si riche et si variée qu’aucune frontière nettement tracée ne sépara jamais pour les anciens de l’histoire proprement dite. En vertu d’une tradition dont l’origine se perdait dans la nuit des temps, certaines familles exerçaient des sacerdoces héréditaires, avaient un rôle qui leur était assigné pour toujours dans les plus augustes cérémonies du culte national : les Eumolpides fournissaient le grand-prêtre de Déméter et d’Iacchos, celui qui portait le titre de hiérophante, un Callias ou un Hipponicos (les deux noms alternaient de père en fils dans cette maison) était dadouchos ou porte-flambeau ; de la race (γένος) des Céryces, on tirait les hérauts dont la voix parlait aux initiés dans les mystères. Les Andocides formaient une branche de ce vieux clan sacerdotal qui faisait remonter sa généalogie jusqu’à Triptolème, Ulysse et Hermès. Au temps de Périclès, les Athéniens poursuivaient sur le Pnyx et dans les tribunaux un certain-idéal d’égalité absolue et de démocratie pure : ils établissaient à cet effet le tirage au sort des magistrats et des juges. Or ces mêmes hommes, quand ils suivaient des yeux, dans le pompeux spectacle et les scènes dramatiques des grands mystères d’Eleusis, les Eupatrides ou nobles, revêtus des robes sacrées, croyaient voir se dresser devant eux la vivante image de cette Athènes d’autrefois que les dieux et les déesses avaient si souvent honorée de leur présence. C’était à peu près ce qu’éprouve encore aujourd’hui l’Anglais le plus libéral, le plus ouvert, le plus moderne d’esprit, quand il regarde passer dans les rues de Londres le cortège gothique de la reine, qui se rend à Westminster, précédée des hérauts d’armes, pour ouvrir la session du parlement. La France nouvelle est peut-être, de tous les grands peuples qui jouent un rôle sur la scène de l’histoire, le seul chez qui les révolutions aient tellement brisé en menus fragmens, au lieu de se borner à la relâcher et à la détendre, la chaîne de la tradition, que le présent ne peut plus réussir à s’y rattacher au passé ; nous n’y trouvons presque plus, dans le cœur et l’imagination du peuple, trace de ce sentiment qui avait tant d’empire sur l’âme des Athéniens et des Romains, qui est si puissant encore chez nos voisins d’Angleterre. Quelles que soient les raisons de cette différence, il y a certainement pour nous dans cette ingratitude envers nos pères, dans ce dédain des générations dont nous sommes bon gré mal gré les héritiers, une cause réelle d’infériorité, de faiblesse, de perpétuelle instabilité. Ce qui fait défaut au navire, c’est le lest, ce sont les ancres ; il ne peut ni tenir longtemps la mer, ni, quand souffle le vent, rester mouillé à l’abri de l’orage.

Andocide a eu soin de rappeler lui-même les services que sa famille avait rendus à Athènes. Son bisaïeul avait joué un rôle brillant dans les luttes que soutint une portion de l’aristocratie, d’abord pour empêcher Pisistrate de s’emparer du pouvoir, et plus tard pour renverser Hippias, puis pour défendre contre le tyran exilé et ses partisans la liberté reconquise. Son grand-père, qui, comme lui, s’appelait Andocide, fit partie de l’ambassade envoyée aux Lacédémoniens en 445 pour conclure la trêve de trente ans ; il eut aussi dans la guerre de Corcyre, à ce qu’il semble, un commandement militaire. Quant au père de l’orateur, Léogoras, il ne paraît guère avoir été connu que par son luxe et ses débauches. Les faisans qu’il élevait dans sa volière avaient fait sensation à Athènes ; c’était sans doute la première fois que l’on y voyait ces oiseaux exotiques. Ses soupers étaient célèbres, et les gourmets d’Athènes en gardèrent longtemps la mémoire.

Andocide avait trouvé dans la maison paternelle, avec une fortune peut-être ébréchée par les profusions de Léogoras, des souvenirs qui devaient à la fois éveiller chez lui l’ambition politique et le désigner à l’attention du peuple athénien. Sur son éducation, nous n’avons aucun détail. Ce fut à peu près celle que reçurent vers le même temps les Alcibiade, les Critias, les Théramène, tous ces jeunes gens des premières familles qui, à peine sortis de l’adolescence, sentaient naître en eux des appétits de richesse et de pouvoir. Comme eux, Andocide dut fréquenter les sophistes et les rhéteurs, écouter Gorgias, Protagoras, Prodicos, peut-être s’exercer à la composition et au discours judiciaire sous la direction d’Antiphon. Il n’est point cité parmi ceux qui fréquentaient Socrate.

De sa jeunesse, la seule trace qui nous reste a été conservée dans un fragment d’un de ses discours perdus[3]. Il y rappelait les premiers temps de la guerre du Péloponèse, le douloureux spectacle auquel on avait assisté quand les habitans de la campagne, devant l’invasion péloponésienne, s’étaient réfugiés à Athènes, enfin les privations auxquelles on avait été condamné par la dévastation de l’Attique. « Puissions-nous, s’écriait-il, ne plus jamais voir une seconde fois les charbonniers de la montagne descendre dans la ville, les moutons, les bœufs et les chariots s’y entasser avec les femmes, les vieillards, les laboureurs armés ; puissions-nous ne plus être condamnés à manger des choux et des olives sauvages ! » Quand il passa par ces épreuves en 431 et 430, Andocide avait de quinze à vingt ans ; nous qui venons d’en traverser de semblables et de plus cruelles encore, nous comprenons quelle impression elles avaient laissée dans l’esprit du jeune homme, et nous sentons quel écho le souhait qu’il formait là dut trouver dans l’âme de ses auditeurs.

On ne sait plus rien d’Andocide jusqu’en 415, année qui vit le départ de la désastreuse expédition de Sicile, cette folle entreprise qui marque le point culminant de la puissance athénienne et le commencement de sa décadence. Andocide était alors un homme fait. Docile imitateur des vices de son père, il aimait aussi beaucoup la table et la bonne chère ; il n’avait point encore rempli de fonctions importantes, ni pris rang comme orateur. Ce qu’il pouvait avoir d’instruction, d’esprit et de talent, au lieu de le montrer sur la place publique, il le dépensait de préférence dans les soupers que présidait et où s’endormait parfois le vieux Léogoras, alors le doyen des gastronomes athéniens[4] ; Andocide était plus connu en cette qualité que comme personnage politique. Il était déjà pourtant, ainsi que plusieurs de ses parens, de ses amis, des convives de son père, l’objet d’une certaine méfiance. Le peuple athénien, réuni dans le théâtre de Bacchus, riait aux éclats de scènes où, comme dans les Grenouilles d’Aristophane, le dieu qui présidait à la fête jouait un rôle ridicule et bouffon ; il était en même temps d’une piété ou, pour mieux dire, d’une dévotion singulièrement chatouilleuse et susceptible. Il y a là une apparente contradiction dont le moyen âge, avec sa foi profonde et naïve, nous offre aussi bien des exemples. Les gaîtés de la comédie, comme celles des farces et des mystères chrétiens, ne tiraient pas à conséquence ; la licence en était regardée comme un utile repos de l’esprit, qu’elle venait, une ou deux fois par an, délasser des graves pensées et des travaux sérieux. On lui passait tout, parce qu’on ne la soupçonnait d’aucune mauvaise intention, d’aucune pensée hostile ou sceptique.

Ce fut ainsi que dans les siècles qui précédèrent la renaissance italienne et la réforme de Luther, tant que le dogme catholique ne fut pas mis en question, le clergé ne s’alarma pas de parodies comme la fameuse Messe de l’âne, et ne s’inquiéta point des libertés que la muse populaire prenait souvent avec certains personnages des livres sacrés, libertés qui aujourd’hui paraîtraient excessives. Pour revenir à la pièce d’Aristophane, les spectateurs, pendant la représentation des Grenouilles, s’amusaient sans aucun remords des burlesques terreurs de Bacchus, déguisé en Hercule, et appelant au secours son prêtre, qu’il voit en face de lui assis à l’orchestre. « Sauve-moi, lui crie-t-il, nous boirons ensemble. » Quelques instans après, dans la même pièce, le beau chœur des initiés, chantant Iacchos et Cérès, rappelait à tous ceux qui avaient été admis dans le sanctuaire d’Eleusis les nobles émotions qu’ils y avaient éprouvées, et réveillait dans leur âme le sentiment religieux. Les représentations comiques étaient une sorte de carnaval qui durait quelques heures dans l’année ; c’était comme une ardente et courte orgie où l’homme, échappant au joug de toutes les conventions sociales, de toutes les contraintes, de tous les respects imposés par l’éducation, les mœurs et les lois, satisfaisait ce besoin de joie bruyante et presque animale que nous sentons tous à certains momens au dedans de nous-mêmes. Le peuple riait alors de ses vices et de ses instincts naturels les plus grossiers, qu’il se plaisait à voir étalés devant lui avec une impudeur naïve ; il riait de sa majesté et de son propre pouvoir, dont il était d’ordinaire si jaloux ; il riait de ses dieux, il se saturait pour plusieurs mois de gaîté et de folie ; puis tout rentrait dans l’ordre, les fumées de cette légère ivresse se dissipaient en laissant l’esprit plus alerte et plus dispos, au lieu de l’alourdir comme celles du vin : le citoyen redevenait ce qu’il était la veille, reprenait tous ses préjugés, toutes ses habitudes, toutes ses croyances. Alors il ne faisait pas bon paraître insulter, dédaigner les dieux de la patrie, et railler les pratiques de leur culte. C’était une idée profondément gravée dans presque toutes les intelligences, à Athènes plus encore que chez les autres peuples anciens, que toute cité qui ne punissait point un acte d’impiété commis dans son sein en devenait par là même complice, et s’exposait ainsi à un châtiment immédiat, et terrible. Ce que l’on appela sous la restauration la loi du sacrilège, cette loi qui a succombé sous les invincibles répugnances de l’esprit moderne et sous le vote de la chambre haute, eût paru aux Athéniens ne pécher que par un incroyable excès de douceur. La plus redoutable des accusations à Athènes, c’était celle d’impiété ; le crime pour lequel les lois réservaient leurs plus extrêmes rigueurs, c’était le sacrilège.

Telle étant la disposition générale des esprits, le peuple ne pouvait se défendre d’une soupçonneuse malveillance à l’endroit des sophistes, des rhéteurs et de ceux qui les fréquentaient. Tous ces raffinés exposaient des doctrines dont la foule s’alarmait d’autant plus, qu’elle n’en atteignait pas le fond et n’en savait pas le dernier mot. Exclue de leurs cercles fermés, étrangère à leurs formules, elle devinait pourtant que dans ces entretiens on conspirait tout à la fois contre la vieille religion de la cité et les nouvelles institutions démocratiques. A l’inverse de ce qui s’est vu ailleurs, en France par exemple depuis un siècle, les démocrates étaient ou devaient paraître, pour obtenir la faveur du peuple, plus attachés que personne à la religion de l’état et à ses rites. Ce furent eux qui poursuivirent toujours les philosophes, qui menacèrent ou frappèrent Anaxagore, Diagoras, Socrate, Aristote, Théophraste. Le dernier orateur honnête et indépendant qu’ait eu Athènes, ce Démocharès, neveu de Démosthène, qui paraît avoir été d’ailleurs un homme de cœur, eut le triste honneur de contraindre Aristote à s’enfuir et à s’en aller mourir dans l’exil. Dans les rangs du peuple et de ses chefs préférés, on était donc prévenu contre le groupe auquel appartenaient Andocide et ses amis ; on était inquiet et curieux de ce qui se passait dans ces réunions où, sous prétexte de festins, on restait à boire et à causer toute la nuit sans autres témoins que quelques esclaves discrets. Ces jeunes hommes de haut lignage, dont Alcibiade était le type le plus brillant, se moquaient du peuple, qu’ils flattaient sur le Pnyx, et des dieux, auxquels par vanité ils consacraient de somptueuses offrandes. On se racontait tout bas certains propos malsonnans qui auraient été tenus dans quelques-uns de ces soupers, certaines impiétés que se seraient permises, échauffés par le vin, les convives d’Alcibiade, de Charmidès et de Léogoras. Tout cela n’était encore cependant que des on dit et des bruits vagues, quand un étrange accident vint tout d’un coup donner un corps à toutes ces rumeurs, à tous ces soupçons.

Il y avait à Athènes, distribuées en grande quantité dans la ville, des figures connues sous le nom d’hermès (Έρμαῐ). C’étaient des piliers carrés de pierre ou de marbre à peu près de hauteur d’homme : La partie supérieure seule en était sculptée en buste du dieu Hermès ; la partie inférieure, plus ou moins rudement taillée, parfois presque brute, n’offrait d’autre saillie que les attributs de la virilité représentés sur la face antérieure. Il n’est point aujourd’hui de musée d’antiques qui ne contienne un certain nombre de bustes de cette espèce. À partir de l’époque alexandrine et chez les Romains, ces demi-statues furent très employées pour orner les palais, les bibliothèques, les jardins, les édifices publics et privés ; sur ces mêmes piliers, parfois élargis vers le sommet en forme de gaîne, on plaça des têtes de poètes, de philosophes, d’empereurs. Le parc de Versailles nous montre dans les marbres dont sont ornées ses allées de beaux exemples du parti que la sculpture décorative peut tirer de ce motif ; mais à Athènes les Hermès, tous semblables les uns aux autres, reproduisant un type consacré, étaient autre chose qu’un ornement de la ville et de ses places : il s’y attachait un sentiment, un respect religieux qui avait ses racines dans la plus profonde, dans la plus ancienne couche des croyances communes à toute la race aryenne. M. Max Muller[5] a signalé les rapports qui semblent exister entre l’Hermès grec et ce Sâramêya qui est appelé, dans un des hymnes du Rig-Véda, le « gardien de la maison, » et auquel le poète indien adresse cette prière : « Aboie au larron, Sâramêya, aboie au brigand, ô toi qui veilles toujours ! » En tout cas, dans la mythologie grecque, un des plus importans caractères de la multiple figure d’Hermès, c’est qu’il est le protecteur des enclos et des troupeaux qu’ils renferment, de la maison qui en occupe le centre ; il sait où sont les cachettes auxquelles les hommes d’autrefois ont confié des trésors, il les soustrait aux regards indiscrets, et les fait découvrir à ceux qui par leur piété ont mérité cette faveur. C’est donc un dieu de la propriété, qui tient de près au Zeus Herkeios, Jupiter défenseur des clôtures, dont le nom a peut-être la même étymologie, mais dont le culte certainement répond à la même idée et au même besoin. Les bornes qui séparaient les héritages, placées sous la garde d’Hermès, furent d’abord des troncs d’arbre, ou des pierres brutes, ce que restèrent toujours les termes des Romains ; mais chez les Hellènes, lorsque les arts furent nés, que le ciseau de l’ouvrier sut tailler le marbre, on sculpta au sommet de la borne, sinon dans les champs, au moins dans les villages et les villes, partout où l’on pouvait y mettre quelque luxe, la tête même et les attributs du dieu. Ces lourds blocs, avec leur base profondément enterrée dans le sol, et le buste qui les terminait, représentaient ainsi l’éternité du droit que la famille, la commune, la cité, avaient sur la terre et sur les édifices publics ou privés qu’elle supportait. Les hermès, sous cette forme, qui tout à la fois exprimait une antique croyance et offrait à l’œil un motif heureux, se multiplièrent donc à Athènes ; il y en avait devant les temples, au croisement des chemins, dans les carrefours, devant beaucoup de maisons.

Or un matin, vers la fin du mois de mai 415, en sortant de leurs demeures, comme ils en avaient et comme ils en ont encore l’habitude, aux premiers rayons du soleil levant, les Athéniens eurent une étrange surprise : chacun trouva mutilé l’hermès le plus voisin de sa porte, celui que plusieurs fois par an il arrosait de libations et couronnait de guirlandes. Beaucoup purent croire d’abord que c’était là un attentat isolé, la criminelle plaisanterie de quelque ivrogne du quartier ; mais on allait quelques pas plus loin, et l’on trouvait un autre hermès dont les attributs avaient été aussi cassés à coups de marteau, la tête brisée ou défigurée. Bientôt on sut que dans toute la ville il n’y avait qu’un seul hermès auquel eussent été tout à fait épargnés ces outrages, c’était celui qui se dressait devant la maison paternelle d’Andocide. Il portait le nom de la tribu Egéide, qui l’avait élevé et consacré à ses frais[6]

Il est plus que difficile, il est impossible de s’associer pleinement aux sentimens religieux des hommes nourris dans des croyances tout autres que celles où l’on a été élevé soi-même. Il y a plus : quand on vous expose les motifs qui ont excité chez des personnes professant une autre foi que la vôtre des émotions violentes de tristesse ou d’enthousiasme, d’espérance ou de désespoir, vous êtes presque toujours porté au premier moment à vous étonner que de pareilles bagatelles aient pu remuer aussi profondément l’âme humaine. De là, dans l’histoire telle qu’on l’écrivait autrefois, bien des jugemens précipités, étroits, injustes. De nos jours seulement, on est arrivé à comprendre que, pour ne pas être tout à fait injuste envers les hommes d’un autre temps, il fallait commencer par tâcher de se refaire une âme semblable à la leur ; il fallait par un effort de science et d’imagination se mettre, ne fût-ce que pour un instant, dans leur situation d’esprit et de cœur. On n’y arrive pas, on n’y arrivera jamais de front ; mais la critique, telle que notre siècle l’a vue naître, y parvient par une voie détournée et par toute une série d’échelons. Tout ce qui a vraiment été pensé et senti par l’homme, à quelque époque que ce soit, un autre homme peut et pourra toujours le faire revivre en lui-même ; il ne s’agit pour y réussir que de suivre le bon chemin, et de faire l’effort nécessaire. Ainsi nous avons quelque peine à comprendre l’épouvante jetée dans Athènes par la mutilation des hermès. Pour nous y aider, représentons-nous ce qu’éprouverait aujourd’hui encore une ville espagnole ou sicilienne, si un matin, en ouvrant les yeux, elle trouvait renversées à terre toutes ces images de saints et ces madones qui la veille encore étaient placées dans des niches au-dessus des portes ou au coin des rues. Autour d’elles, la piété des fidèles ne laissait jamais se faner feuillages et fleurs ; elle entretenait une petite lampe qui restait jour et nuit allumée. Maintenant plus rien que des débris, qu’une statuette brisée, souillée, gisant dans la poussière. Quelle terreur ne s’emparerait pas aussitôt de tous ceux qui depuis leur enfance n’avaient jamais passé par là sans fléchir le genou, sans faire un signe de croix et murmurer une prière ! À quels terribles malheurs ils se croiraient exposés par un outrage qui attirerait sur la ville la colère du ciel ! Quelle fureur ils éprouveraient contre les auteurs présumés d’un pareil attentat !

À Athènes, l’idée religieuse était alors encore plus étroitement mêlée qu’elle ne peut l’être aujourd’hui, même en Espagne et en Italie, à tous les actes de la vie civile et politique ; l’idée de l’image et celle du dieu que l’image représentait se confondaient plus intimement encore. Cette destruction générale des hermès, c’était poulies Athéniens comme si les rues, les marchés, les portiques, eussent été privés de leurs protecteurs divins, partis en emportant des sentimens de haine et de vengeance. On crut aussitôt que la patrie était menacée de grands malheurs, et que la constitution démocratique, à laquelle ils étaient si attachés, allait d’un moment à l’autre être attaquée et renversée. Rien de plus naturel et de plus effrayant que cette conviction ; si quelques personnes y échappèrent, ce ne put guère être que les auteurs mêmes de l’attentat et quelques esprits forts, nourris, comme Antiphon et Thucydide, à l’école des sophistes. Ce qui rendait l’inquiétude plus poignante encore, c’est que le jour était déjà fixé pour le départ de la flotte de Sicile ; déjà l’une des galères amirales était dans le port extérieur, prête à mettre à la voile. Sous quels funestes auspices Athènes allait se lancer dans cette hasardeuse entreprise pour laquelle il lui aurait fallu la protection et le concours de tous les dieux protecteurs de la cité !

Après le premier moment de stupeur, une question se posa pour tout le monde : quels étaient les auteurs de ces outrages à la conscience et aux plus chères croyances du peuple tout entier ? Ce qui frappait d’abord l’esprit, c’est qu’un seul bras n’avait pu faire tout le mal en si peu de temps ; de pareils ravages ne s’expliquaient que par l’action combinée d’un certain nombre de malfaiteurs qui se seraient partagé les quartiers à parcourir et les images à briser. Il y avait, on n’en pouvait douter, au sein même de la cité, toute une bande de conspirateurs. Dans quel dessein s’étaient-ils associés, quel but poursuivaient-ils ? Personne ne pouvait le dire. Ce qui était certain, c’est que l’on avait tout à craindre de ceux qui venaient de manifester ainsi leur existence et leur détestable entente.

L’obscurité qui enveloppait le premier jour toute cette affaire des hermès ne se dissipa jamais complètement ; il y a dans l’histoire peu d’exemples d’événemens sur lesquels le temps, ce grand révélateur, ait jeté moins de clartés. Thucydide lui-même, ce pénétrant investigateur, ne paraît point être, arrivé à savoir toute la vérité. Ce qui, d’après certains témoignages et certains indices, est vraisemblable, c’est que les conspirateurs avaient en vue l’une de ces deux choses : ou perdre Alcibiade, qui occupait alors dans la cité une situation prépondérante, ou empêcher le départ de l’expédition. Probablement même ces deux résultats étaient dans leur pensée inséparables l’un de l’autre. Jamais homme n’eut plus de jaloux et d’ennemis que le brillant et insolent fils de Clinias ; ses rivaux le haïssaient assez pour ne reculer devant aucun moyen de le perdre sans retour. Il fallait l’empêcher de trouver dans cette entreprise, qu’il était capable de mener à bonne fin, une occasion d’élever encore plus haut son crédit et sa gloire. Syracuse, Corinthe, Mégare, étaient intéressées à faire échouer l’attaque dont était menacée la Sicile : c’est ce qui expliquerait le rôle joué dans le complot par quelques métèques ou étrangers domiciliés, enfans de l’une de ces cités ou gagnés à leurs intérêts. C’était à son corps défendant, on le savait, que l’homme le plus respecté d’Athènes. Nicias, avait été nommé l’un des trois généraux ; avec sa dévotion et son caractère timoré, ne serait-il point assez frappé de ce sinistre événement pour refuser de partir et faire ainsi tout manquer ? Si ces conspirateurs avaient pu s’entendre et agir un peu plus tôt, ils auraient certainement réussi à retarder l’expédition, et peut-être à en dégoûter Athènes. Ils lui auraient ainsi rendu sans le vouloir un inappréciable service ; mais les préparatifs étaient déjà, bien avancés, déjà les forces des alliés d’Athènes étaient en route pour Corcyre, aujourd’hui Corfou, et les hoplites de Mantinée et d’Argos arrivaient pour s’embarquer au Pirée. On ne réussit donc qu’à moitié, et ceux-là seuls des conjurés purent être satisfaits qui tenaient surtout à compromettre et à chasser Alcibiade. Or ce demi-succès de la conspiration, c’était, à ce moment ce qui pouvait arriver de plus funeste à Athènes.

Quoi qu’il dût advenir, la première pensée, le premier besoin des Athéniens, c’était de se réconcilier avec les dieux en recherchant et punissant les coupables. L’assemblée se réunit. Le conseil ou sénat des cinq-cents reçut de pleins pouvoirs pour ouvrir une vaste enquête, dont la direction fut confiée à des commissaires spéciaux. Citoyens, métèques, esclaves, étaient invités à dénoncer tous les actes d’impiété qui, de manière où d’autre, auraient pu venir à leur connaissance. Des récompenses étaient promises à tous ceux qui fourniraient des renseignemens utiles ; mais en même temps quiconque voudrait par de faux témoignages égarer la justice était menacé de la peine capitale. Presque tous les jours, l’assemblée populaire se réunissait pour entendre le rapport impatiemment attendu des commissaires.

Ce fut non pas à la mutilation des hermès qu’eurent trait les premières dépositions, mais à des incidens analogues et de date plus ancienne : il s’agissait d’autres outrages infligés, dans l’ivresse d’une nuit d’orgie, à des images consacrées ; il s’agissait surtout de parodies des mystères d’Eleusis qui auraient eu lieu dans différentes maisons, et qui en auraient dévoilé les augustes secrets à des convives ou à des spectateurs non initiés. Ce fut à ce titre que, dans une assemblée qui devait être la dernière avant le départ des généraux, Pythonicos se leva pour accuser Alcibiade. Sa dénonciation s’appuyait sur le témoignage d’un esclave. Celui-ci, une fois assuré de l’impunité par un vote formel, déclara avoir assisté avec plusieurs de ses camarades dans la maison de Polytion à l’une de ces parodies, où Alcibiade et plusieurs de ses compagnons de plaisir auraient joué les rôles principaux. Il n’y avait rien là que de très vraisemblable ; mais, quand d’autres orateurs en prirent texte pour insinuer qu’Alcibiade devait avoir aussi trempé dans l’affaire des hermès, la calomnie était grossière. Personne n’avait dû être plus irrité qu’Alcibiade de cet accident ; il n’en fallait pas plus en effet pour détourner de la Sicile l’attention et les pensées des Athéniens.

Alcibiade protesta contre ces insinuations avec une indignation qui n’avait rien de joué ; il réclamait un jugement immédiat. Ses adversaires sentirent que son crédit n’était pas encore assez ébranlé ; ils eurent donc l’habileté de cacher leur haine sous un semblant de patriotisme : ils firent décider que la flotte, vu la saison déjà avancée, mettrait à la voile sans retard, et que toutes poursuites à l’égard du général incriminé seraient suspendues jusqu’à son retour. Alcibiade eut beau faire, il lui fallut accepter cet arrangement. Ce compromis satisfaisait à la fois l’impatience des Athéniens, avides de conquêtes, et les scrupules de leur piété ; mais il laissait Alcibiade dans la pire de toutes les situations, sous le coup de vagues accusations que l’on pourrait exploiter tout à l’aise contre lui pendant son absence.

Nous n’avons pas à retracer ici d’après Thucydide la scène imposante du départ de cette flotte, la plus nombreuse, la plus brillante, la mieux équipée qui fût jamais sortie des ports de l’Attique ; nous laisserons les trois généraux, Alcibiade, Nicias et Lamachos, poursuivre leur chemin autour du Péloponèse jusqu’à Corcyre, puis de là le long de la côte italienne jusqu’en Sicile, un peu embarrassés pour obtenir des résultats qui fussent en rapport avec la grandeur des moyens d’action qui leur avaient été confiés. C’est à Athènes que nous retient Andocide. Là, dès le lendemain de la grande journée remplie par le départ de la flotte athénienne, l’opinion avait recommencé à se préoccuper non moins vivement que la veille des sacrilèges encore impunis. Par cela même qu’elle avait engagé dans une aventureuse et lointaine expédition la fleur de sa jeunesse, Athènes avait livré aux dieux des otages qu’il s’agissait de sauver en apaisant le plus tôt possible leur colère. Les ennemis d’Alcibiade n’étaient pas gens d’ailleurs à laisser ces alarmes se calmer qu’ils n’eussent atteint leur but. On offrit donc de nouvelles primes aux dénonciateurs ; une d’elles fut même portée jusqu’à la somme de 10,000 drachmes. Un métèque nommé Teucros s’était sauvé à Mégare aussitôt après l’événement ; il en revint, assuré de l’impunité par un vote du sénat. Il désigna onze personnes, dont lui-même, comme ayant pris part à une parodie des mystères, et dix-huit autres, parmi lesquelles il ne se comptait pas, comme ayant mutilé les hermès. Une femme de haute naissance, Agariste, raconta qu’Alcibiade, Axiochos et Adimantos avaient de même parodié les cérémonies éleusiniennes chez Charmidès. Un esclave, Lydos, fit une déposition analogue ; un de ceux qui, selon lui, auraient assisté à cette sacrilège bouffonnerie était Léogoras, le père d’Andocide. Seulement « Léogoras, ajoutait-il, était endormi à ce moment, et n’avait pu se rendre compte de ce qui se passait dans la salle du festin. » Des malheureux ainsi désignés, beaucoup avaient fui tout d’abord ; la plupart avaient été saisis et mis aux fers. Lors des Panathénées, les récompenses promises furent décernées. Le premier dénonciateur, l’esclave Andromachos, eut les 10,000 drachmes ; Teucros en toucha 1,000. Pourtant la conscience publique n’était pas encore en repos. Tous ces témoignages, excepté celui d’Agariste, provenaient de gens de condition inférieure ; tous restaient incomplets et obscurs. La prison regorgeait de citoyens dont beaucoup appartenaient aux premières familles de la ville.

On en avait assez appris pour être sûr que la cité était remplie de contempteurs des dieux ; on n’en savait pas assez pour se dire : « Les coupables, nous les tenons tous, nous allons les punir, et nous serons réconciliés avec le ciel. » Chacun soupçonnait son voisin ; personne ne se croyait à l’abri d’un faux témoignage, tant le peuple, dans l’espèce de terreur et de folie religieuse où l’avaient jeté tous ces récits, était prêt à emprisonner, à faire périr même n’importe qui sur une parole, sur un simple soupçon. Un jour le héraut convoqua le sénat ; il s’agissait d’entendre encore une dénonciation : la foule qui remplissait le marché s’enfuit en tout sens. Qui ces dépositions allaient-elles compromettre ? Personne ne le savait, et les plus humbles comme les plus nobles se sentaient menaces.

On en était là, quand se produisit un nouveau témoin, Dioclidès. C’était sur l’événement qui tourmentait le plus les esprits, sur la violation des hennés, qu’il prétendait apporter des renseignemens. La nuit, raconta-t-il, où les statues furent brisées, il devait partir pour le Laurium, où un esclave travaillait pour son compte dans une mine. Le clair de lune était si beau, qu’il le prit pour l’aube. Il se mit donc en route. Quand il arriva auprès des propylées du théâtre de Bacchus, il aperçut un assez grand nombre d’hommes qui descendaient vers l’orchestre. Saisi de crainte, il se cacha dans l’ombre entre un piédestal et une colonne. De là, il eut tout loisir d’observer la troupe ; elle se divisa en groupes de quinze ou vingt personnes qui causèrent à voix basse, puis se dispersèrent. On y voyait presque comme en plein jour ; il put distinguer les traits de beaucoup de ces promeneurs nocturnes. Aussitôt qu’ils se furent séparés, il continua son chemin. Quand il revint le lendemain soir du Laurium, il apprit ce qui s’était passé dans la nuit, les mesures prises, les récompenses promises aux révélateurs. Pensant qu’il aurait peut-être plus d’intérêt à s’entendre avec les coupables, il s’aboucha avec Euphémos, un de ceux qu’il avait reconnus ; celui-ci, lui recommandant la plus grande discrétion, lui donna rendez-vous pour le lendemain chez Léogoras. Là Andocide et ses amis lui auraient offert, pour qu’il se tût, 12,000 drachmes, c’est-à-dire 2,000 drachmes de plus que la cité ne donnait à qui parlerait. Un nouveau rendez-vous avait été pris chez Callias, fils de Téléclès, beau-frère d’Andocide. Là le marché avait été conclu et ratifié par serment ; mais au terme convenu Andocide n’avait pas payé. En conséquence, Dioclidès, dégagé de sa parole, venait trouver le sénat. Il conclut en désignant quarante-deux personnes, les seules, dit-il, qu’il eût reconnues sur les trois cents environ qu’il avait vues passer. Les deux premiers noms qu’il prononça furent ceux de Mantithéos et d’Aphepsion, deux sénateurs qui assistaient à cette séance même ; parmi les quarante autres qu’il signala figuraient Andocide et beaucoup de ses plus proches parens, son père Léogoras, ses cousins à différens degrés et son beau-frère, Charmidès, Tauréas, Nisœos, Callias, fils d’Alcméon, Phrynichos, Eucratès, frère de Nicias, le collègue d’Alcibiade en Sicile. Pour prendre une expression toute moderne, c’était la meilleure société d’Athènes qui était atteinte par cette dénonciation.

Tout ce récit, d’après Andocide, n’était que pure invention, et il semble en effet que bientôt après Dioclidès ait été condamné et mis à mort comme faux témoin. Néanmoins au premier moment toute cette histoire dut paraître d’autant plus vraisemblable, que son auteur, avec un naïf cynisme, s’y attribuait à lui-même un rôle moins honorable. L’émotion fut grande. Pisandre, un des commissaires, se leva aussitôt pour demander que l’on commençât par abroger la loi qui défendait de mettre à la question un citoyen ; ceci fait, les deux sénateurs incriminés seraient saisis, et, s’ils refusaient de donner les noms de tous leurs complices, torturés jusqu’à ce qu’ils eussent parlé. Tout illégale et cruelle que fût cette proposition, le sénat paraissait disposé à l’accueillir. Mantithéos et Aphepsion, embrassant l’autel qui se dressait au milieu de la salle des séances, défendirent avec énergie leur droit ; ils finirent par obtenir d’être laissés en liberté sous caution jusqu’au moment où ils auraient à comparaître devant le jury ; mais, aussitôt les cautions trouvées et l’argent versé, laissant leurs garans exposés à être frappés en leur lieu et place, ils montèrent à cheval et franchirent la frontière. C’était, on put le croire, s’avouer coupables. En même temps arrivait la nouvelle qu’un corps béotien se rassemblait, et s’apprêtait à entrer en Attique. L’agitation et l’effroi furent alors à leur paroxysme. Le sénat prit les mesures nécessaires : il fit arrêter les quarante personnes dont les noms avaient été donnés par Dioclidès, et, pour pouvoir lutter à la fois contre l’ennemi du dedans et celui du dehors, il appela aux armes tous les citoyens. La nuit venue, les hoplites ou fantassins campaient sur les places d’Athènes et du Pirée. Quant aux cavaliers, convoqués au son de la trompette, ils s’étaient réunis dans l’enceinte sacrée de l’Anakeion. Le sénat s’était déclaré en permanence, et siégeait dans l’acropole.

Ce fut là pour tout le monde à Athènes une nuit terrible, nuit d’épouvante et d’horreur, que ne durent jamais oublier ceux qui avaient passé par ces émotions ; mais ceux à qui les heures durent en paraître le plus longues, ce furent les malheureux qui venaient d’être entassés dans la prison. Tous sentaient que, dans l’état des esprits, ils ne pouvaient compter sur aucune clémence, ni même sur aucune justice ; les garanties qu’accordait l’humaine et sage législation d’Athènes aux accusés en temps ordinaire seraient mises de côté ; peut-être dès le lendemain, innocens ou coupables, tous seraient victimes d’un jugement et d’une exécution sommaires, d’un assassinat juridique. Ce qui rendait la scène plus douloureuse encore, c’était la présence des femmes, des enfans, auxquels on avait permis de pénétrer dans la prison pour revoir les frères, les maris, les pères, qui leur avaient été si brusquement arrachés. Il y avait la sœur, les cousines, les neveux et nièces d’Andocide. Tous les visages étaient baignés de larmes ; on n’entendait que lamentations et sanglots. Ce fut alors, raconte Andocide, que Charmidès, son cousin et ami, son compagnon d’enfance, le prit à partie, le supplia de raconter tout ce qu’il pouvait savoir, afin de calmer Athènes et de sauver la vie de tant de personnes qui lui étaient chères. « Tu es au courant, lui dit-il, de ce qui s’est passé à propos de la mutilation des hermès ; si tu te tais, que tu aies ou non pris part à l’attentat, ton père et toi, nous-mêmes, nous sommes tous perdus. Si au contraire tu parles, tu obtiendras ton pardon, tu nous tireras du péril présent, et les terreurs de la cité se dissiperont. » Les autres prisonniers, les femmes, joignent leurs prières à celles de Charmidès. Andocide hésita longtemps ; le rôle de dénonciateur lui répugnait. Enfin vers le matin, vaincu par ces instances, il avait pris son parti ; il demanda à être entendu par le sénat. Voici le résumé de sa déposition.

« Euphilétos est le principal auteur de la mutilation des hermès. Il en fit la motion dans un banquet auquel j’assistais ; je m’opposai avec énergie à ce projet, et j’y refusai mon concours. Bientôt après, en montant un jeune cheval, je me brisai la clavicule, et me fis à la tête une forte contusion ; il me fallut garder le lit. Euphilétos profita de mon absence pour donner à ses amis l’assurance mensongère de mon consentement ; je m’étais, prétendait-il, chargé de l’hermès le plus voisin de notre demeure, celui qui a été consacré par la tribu Égéide. Ils exécutèrent donc leur projet à mon insu, pendant que j’étais retenu dans ma chambre ; on comptait que j’abattrais l’hermès que je viens de vous signaler ; voilà pourquoi il est seul resté intact. Quand ensuite les conspirateurs reconnurent à ce signe que je n’étais point leur complice, Euphilétos et Mélétos vinrent de leur part me menacer des plus terribles vengeances, si je ne me taisais. Je répondis que c’était non pas moi, mais leur crime même qui les perdrait. » En même temps, Andocide en appelait au témoignage de ses esclaves ; les magistrats pouvaient les mettre à la torture pour s’assurer qu’il avait dit vrai, et que la nuit où furent brisés les hermès il était dans son lit, tout à fait incapable de sortir, ou même de se lever.

On eut sans doute recours à ce cruel moyen, l’une des rares traces de l’antique dureté qui déshonorent le droit pénal d’Athènes. La déposition des serviteurs confirma celle du maître ; le sénat commença enfin à croire qu’on allait tenir la vérité. Entendu de nouveau, Andocide dénonça vingt-deux citoyens comme ayant accompli la mutilation des hermès. Dix-huit de ceux qu’il nomma, parmi lesquels Euphilétos et Mélétos, avaient déjà été désignés par Teucros ; les quatre autres, dès que leurs noms furent prononcés, s’enfuirent avant que l’on ne pût les saisir.

Telle est la manière dont Andocide, dans son discours sur les mystères, prononcé quinze à vingt ans après cette crise, expose son rôle et présente la déposition qu’il aurait faite alors dans le sénat ; mais il est permis de croire qu’il ne nous donne là, de tous ces évènemens déjà lointains, qu’une version arrangée à loisir, et où l’on peut soupçonner plus d’une inexactitude, ou tout au moins plus d’une réticence. Thucydide, qui fait très clairement allusion à Andocide sans le nommer, semble dire qu’alors Andocide se comprit lui-même parmi les mutilateurs des hermès[7]. Ses ennemis, on le voit par quelques mots qui lui échappent et par un discours attribué à Lysias, lui reprochaient d’avoir dénoncé plusieurs de ses plus proches parens, tandis que d’après son récit il n’aurait parlé que sur leur demande et pour les sauver.

Quoi qu’il en soit de ces contradictions, ce qui est incontestable, c’est l’effet que produisirent sur les âmes les révélations d’Andocide. On était las de l’anxiété et de l’incertitude où l’on vivait depuis de longues semaines. Andocide n’était point, comme les dénonciateurs précédens, un étranger ou un esclave ; c’était un jeune homme riche, de grande naissance, qui s’était déjà fait remarquer par son instruction et ses talens. Son récit était spécieux, et ce qui paraissait le rendre encore plus digne de foi, c’est qu’il s’accusait presque lui-même. Il y eut un sentiment de satisfaction générale ; les nerfs, tendus outre mesure, se relâchèrent, les imaginations affolées se calmèrent. On savait enfin ce qu’il y avait au fond de ce mystère redoutable ; armures et lances furent déposées, et chacun rentra dans sa maison. Les craintifs, qui avaient fui de peur d’être compromis, revinrent à Athènes. Les inculpés qui étaient en prison, hors ceux dont Andocide avait prononcé le nom, furent mis en liberté. Quant à ceux qu’il avait dénoncés, les uns, que l’on tenait sous les verrous, furent traduits en justice, condamnés et exécutés ; d’autres, qui avaient eu le temps de quitter la ville, furent jugés par défaut et leurs têtes mises à prix. Ces victimes avaient-elles toutes mérité leur sort ? Nul qu’Andocide lui-même ne saurait le dire, et son caractère ne nous est pas un sûr garant de sa véracité. Les réserves de Thucydide témoignent des doutes qu’avait conservés à ce sujet plus d’un esprit sérieux. « Ces renseignemens, dit-il, étaient-ils vrais, étaient-ils faux ? Là-dessus, les conjectures sont partagées ; mais ni alors, ni plus tard, personne n’a rien pu affirmer de certain sur les vrais auteurs de cette profanation. » Et un peu plus loin : « On ignore si ceux qui furent mis à mort furent punis injustement ; mais toute la ville dans cette circonstance éprouva un soulagement manifeste. »

À la masse, à tous ces esprits superficiels et crédules qui se contentent des apparences, il n’en fallait pas davantage. Le peuple se sentait purgé de ces conspirateurs qui s’étaient si longtemps cachés dans ses rangs ; il sentait sa constitution sauvée et sa paix faite avec les dieux. Andocide avait été l’instrument de cette réconciliation ; il obtint donc son pardon, et fut même tout d’abord assez bien vu du peuple. Ce serait sans doute alors que son père Léogoras aurait pris à partie un sénateur, Speusippos. Celui-ci, quelques jours auparavant, avait cherché à envelopper Léogoras dans les poursuites commencées sur la dénonciation de Lydos. Selon notre orateur, Léogoras, qui d’abord avait voulu quitter Athènes, aurait obtenu contre son adversaire un verdict presque unanime. De six mille juges, il n’en aurait vu que deux cents se prononcer contre lui. Il y a dans ce qu’Andocide nous rapporte de ce procès bien des difficultés qu’il est plus aisé de signaler que de résoudre. Ce qui est certain, c’est que cette faveur d’Andocide et de son père ne se soutint pas. Leurs noms avaient trop souvent retenti dans toutes ces affaires pour qu’il ne leur en restât pas comme une mauvaise note. De plus Andocide ne s’était sauvé qu’en livrant d’anciens compagnons de jeunesse et de plaisir dont il avait peut-être même été jusqu’à un certain point le complice ; or le rôle de dénonciateur ne passe jamais pour honorable ; il touche de trop près à celui de traître. D’ailleurs Andocide par ses révélations avait dû se faire dans les familles frappées sur ses indications des ennemis qui ne laisseraient point oublier au peuple tout ce que l’on avait à lui reprocher. Bientôt après s’engagea toute une nouvelle série de procès dont le signal fut donné par la plainte que Thessalos, le fils de l’illustre Cimon, déposa contre Alcibiade ; Andocide y fut-il compris, et condamné en même temps que ce dangereux personnage ? Ou bien, au terme de tous ces débats judiciaires, prit-on une mesure générale contre tous ceux qui, sans avoir encouru de condamnation, avaient été pourtant compromis à un titre quelconque dans ces scandales et ces profanations ? Furent-ils par un décret frappés d’atimie, c’est-à-dire privés de leurs droits civils et politiques ? Andocide s’enfuit-il par prudence devant de redoutables inimitiés ? Notre orateur ne s’explique jamais clairement à ce sujet. Ce qui est sûr, c’est qu’il quitta Athènes malgré lui peu de temps après les événemens que nous venons de raconter. Depuis lors jusqu’en 403, sa situation fut celle d’un exilé qui cherche tous les moyens de rentrer dans son pays.

Comme on peut en juger par la vie qu’il menait, Andocide avait de grands besoins d’argent. Son emprisonnement et son exil, joints aux désastres d’Athènes, qui atteignirent toutes les fortunes, réduisirent presque à rien les ressources qu’il pouvait tirer de son patrimoine. Pour subvenir à ses habitudes de dépense, il se fit spéculateur. Dans tout Grec, comme dans tout Israélite, quelle que soit la profession où il s’est engagé, il y a toujours l’étoffe d’un négociant ou d’un banquier. Sous le langage et le costume du médecin, de l’avocat, du professeur, l’homme d’affaires sommeille, prêt à se réveiller dès que les circonstances l’exigeront. Ce fut à Chypre qu’il alla tout d’abord. Par quelles offres et quels services mérita-t-il les bonnes grâces d’un de ces petits princes, moitié orientaux, moitié hellènes, qui aimaient à voir auprès d’eux des Grecs de quelque renom, artistes, poètes, orateurs ? À en croire ses ennemis, rien de moins honorable que l’origine de cette faveur. Andocide aurait fait venir d’Athènes, sans doute sous quelque prétexte spécieux, une de ses cousines, belle et jeune Athénienne de condition libre, et il l’aurait livrée au roi de Citium : il l’aurait fait entrer dans son gynécée ou harem. Peu après, Andocide se serait effrayé des conséquences que pourrait avoir pour lui ce détournement ; il aurait craint que l’on n’en parlât à Athènes, où il désirait et espérait toujours retourner. Il aurait donc essayé de retirer des mains du prince la jeune fille qu’il lui avait vendue ; mais ses projets auraient été découverts, et, devenu l’objet de la colère du despote, jeté dans les fers, il aurait risqué de périr par un de ces horribles supplices dont l’Orient a conservé la tradition. Ce fut sans doute avec de l’argent qu’il sauva sa tête. À Ecbatane ou à Suse, comme à Téhéran ou à Constantinople, auprès des satrapes perses comme des pachas turcs, jamais homme habile ne s’est trouvé en si mauvais pas, qu’en ouvrant sa bourse à propos il ne se soit tiré d’embarras.

Nous retrouvons ensuite Andocide à Samos, où était alors la dernière armée qui restât encore à Athènes, épuisée par ses désastres de Sicile. Andocide possédait à Chypre des terres fertiles, don de son prince ; il avait noué des relations commerciales dans cette île et dans les îles voisines, il pouvait aider les généraux athéniens à compléter leurs approvisionnerons fort insuffisans. C’était l’occasion de se conduire en patriote, tout en ne négligeant pas ses affaires. Andocide vendit à la flotte du cuivre, du blé et des rames. Ce dernier article, il aura soin de le rappeler à ses juges, il le fournit au prix coûtant. Se rattrapa-t-il sur le cuivre et le blé ? Il n’en dit rien ; mais telle était son envie de revoir Athènes, qu’il oublia peut-être de prélever sa commission sur ces fournitures. Quand il crut, par son désintéressement, avoir prévenu à Samos les esprits en sa faveur, il partit pour Athènes. Quelque tempête, comme cela arrive souvent dans l’Archipel, le força-t-elle à faire plusieurs escales et à passer un mois en route ? Toujours est-il que, lorsqu’il arriva, il eut une surprise désagréable. La ville était au pouvoir de l’oligarchie des quatre-cents ; l’armée à Samos tenait pour la démocratie : il y avait rupture ouverte entre la cité et l’armée. Andocide se présentait au sénat comme le bienfaiteur de l’armée. Pour un habile, c’était manquer d’à-propos. On devine comment il fut accueilli. Pisandre, un des meneurs aristocratiques, voulait le faire saisir et mettre à mort. Andocide embrassa en suppliant l’autel de Vesta ; on se contenta de le jeter en prison. On ne nous dit pas comment il en sortit ; mais il repartit encore pour Chypre. C’était, pour qui cherchait fortune, un pays à souhait que cette île féconde et prospère où fleurissaient à la fois, sous des princes qui rivalisaient de vanité et de luxe, l’industrie phénicienne et les arts de la Grèce. Ce fut cette fois auprès d’Évagoras, roi de Salamine, que s’établit Andocide.

Même à Chypre, un bourgeois d’Athènes n’oubliait pas le Pirée, le Céramique, le Pnyx, l’Agora, le théâtre de Bacchus, l’Acropole, pas plus qu’un vrai Parisien ne se résigne à vivre longtemps loin de ce Paris dont il a tant de fois maudit le bruit et les perpétuelles agitations. Quand la démocratie fut rétablie, un certain Ménippos, ami d’Andocide ou orateur à ses gages, proposa et fit voter son rappel en se fondant sans doute sur les services rendus à l’armée de Samos ; mais, à peine adopté, le décret fut attaqué comme contraire aux lois : c’était assez pour l’empêcher de produire son effet. À cette nouvelle, Andocide en personne reparut à Athènes. Les prytanes, qui dirigeaient les délibérations du sénat, l’admirent à s’expliquer devant ce corps et à se faire ensuite entendre dans l’assemblée du peuple. Il promettait monts et merveilles. Que l’on confirmât seulement le décret de Ménippos, et il profiterait de sa fortune et de ses relations avec les princes et les villes de Chypre pour procurer à Athènes toute sorte d’avantages politiques et commerciaux. Déjà par ses soins plusieurs navires chargés de blé entraient, au moment même où il parlait, dans le port du Pirée. Andocide eut beau faire ; une fois encore l’influence de ses ennemis et le préjugé public l’emportèrent sur son éloquence et ses promesses. Il fallut reprendre le chemin de l’exil. Cette fois, le proscrit aurait passé une partie de son temps dans le Péloponèse, en Élide, où il aurait aussi trafiqué ; sans le consoler, les affaires l’occupaient et l’aidaient à passer le temps.

Plusieurs années s’écoulèrent. Après quelques succès brillans et stériles, Athènes, vaincue à Ægos-Potamos, prise par Lysandre, se voyait soumise à l’indigne tyrannie des trente. Andocide devait compter dans leurs rangs plus d’un des compagnons de sa jeunesse ; mais il ne leur aurait apporté aucune force, et le souvenir de la mésaventure qu’il avait essuyée sous les quatre-cents dut l’empêcher de s’adresser de nouveau à ce parti. Quand Thrasybule eut rendu Athènes en 403 sinon à sa puissance, au moins à sa liberté et sa vieille constitution, une large amnistie, destinée à fermer l’ère des discordes civiles, rouvrit les portes de la cité à tous les bannis » et rendit leurs droits à tous les condamnés. Andocide accourut aussitôt, et sa présence ne souleva d’abord aucune protestation : on avait passé depuis deux ans par de telles crises, qu’il y avait une détente, une lassitude générale. La plupart des hommes qui avaient joué les premiers rôles dans les anciennes luttes avaient disparu ; les événemens récens avaient assez frappé les esprits pour émousser le souvenir de ce qui les avait, le plus passionnés autrefois. On était disposé à plus s’occuper de l’avenir que du passé. Il eût peut-être été facile à Andocide, s’il se fût tenu sur la réserve, de vivre tranquille dans cette Athènes qu’il avait tant souhaité revoir ; mais cet obscur repos ne faisait pas son compte. Sa naissance, sa fortune, qu’il avait relevée et augmentée pendant son exil, les relations qu’il s’était créées avec tant de princes et de cités, le talent qu’il se sentait, tout cela lui donnait le désir d’un rôle politique. Il avait plus de quarante ans ; c’est l’âge où l’ambition naît souvent chez ceux mêmes qui n’ont encore songé jusque-là qu’au plaisir ou à l’argent. Il reprit donc possession de sa maison, où pendant son exil s’était installé un démagogue, Cléophon le luthier ; il se montra au Pnyx, il parla dans l’assemblée et devant les tribunaux, il sollicita des fonctions qui le missent en vue et lui permissent de faire briller son opulence. Ainsi, dans les deux années qui suivirent son retour, il fut gymnasiarque aux fêtes de Vulcain, chef de la théorie ou députation que la cité envoya aux jeux isthmiques ; puis de celle qui la représenta aux jeux olympiques ; il fut nommé l’un des administrateurs du trésor déposé dans le Parthénon sous la protection de la déesse. Enfin, comme pour aller au-devant du péril, il ne craignit pas d’intenter à Archippos, nous ne savons de quel chef, un procès où il l’accusait d’avoir mutilé un hermès.

Il n’en fallait pas tant pour réveiller les haines endormies. Andocide n’était pas aimé ; c’était, comme le définissait un de ses adversaires, « un homme qui n’avait jamais fait de mal qu’à ses amis. » Deux fois dans l’année qui suivit son retour, il avait été dénoncé à l’archonte comme souillé par un ancien sacrilège et profanant la cité par sa présence. Deux fois, à ce qu’il semble, il lui avait suffi d’opposer à ces attaques l’exception de l’amnistie ; mais à ses ennemis d’autrefois il en ajoutait chaque jour de nouveaux. En 400, quelques mois avant le procès de Socrate, il eut à soutenir un plus rude assaut. Celui au nom de qui fut déposée la plainte était un certain Képhissios, un sycophante, un de ces orateurs qui vivaient d’intrigues et de dénonciations ; mais Képhissios avait derrière lui un personnage plus considérable qui portait un des grands noms d’Athènes, Callias, fils de cet Hipponicos qui passait du temps de Périclès pour le plus riche des Grecs. Il y avait entre Callias et Andocide des liens de parenté ; mais des questions d’argent et de mariage les avaient faits ennemis. Porte-flambeau dans les grandes fêtes d’Eleusis, Callias, après la célébration des mystères, revêtu de son costume sacerdotal, signala au sénat Andocide comme ayant commis un acte d’impiété pendant la cérémonie qui venait d’avoir lieu. Ce fut de cet acte que prit texte Képhissios pour citer Andocide en justice devant un jury tout entier composé d’initiés. Un discours, attribué à Lysias, qui nous a été conservé en partie, prouve qu’à cet orateur se joignirent, au cours du procès, d’autres accusateurs. Le discours en question porte ce titre : Contre Andocide, à propos d’impiété (Κατ' Άνδοχίδου άσεζείας). Il a été écrit, sinon par Lysias, au moins par un contemporain, par quelque autre logographe, pour un membre de l’une de ces grandes familles qui présidaient depuis des siècles au culte d’Eleusis, pour un Céryx ou un Eumolpide. C’est peut-être la harangue prononcée par Callias. Il se produisait en ce moment dans Athènes, après tous ces désastres que l’on pouvait attribuer à la colère des dieux, une sorte de réaction piétiste dont Socrate devait être la plus noble victime. Les ennemis d’Andocide avaient beau jeu pour exploiter contre lui cette disposition des esprits. A l’occasion du récent délit, qui n’était là qu’un prétexte, on évoqua tous les souvenirs du passé. Ce fut sur le rôle joué jadis par Andocide dans l’affaire des hermès que porta le principal effort de l’accusation. Andocide répondit par son discours sur les mystères (περὶ μυστηρίων), le plus long et le plus important de ses ouvrages. Il fut acquitté.

Ce succès dut pour quelque temps imposer silence à ses ennemis et dégager sa situation. Huit ou dix ans plus tard, Andocide figure à la tête d’une ambassade chargée de discuter les bases d’un traité qui devait réconcilier Athènes, alliée des Thébains et des Corinthiens, avec Sparte, sa vieille ennemie. Xénophon, dans ses Helléniques, ne nous dit rien de cette négociation ; mais on a signalé bien d’autres lacunes chez Xénophon. Tout ce que nous savons de cet essai de transaction, nous le devons au discours sur la paix (περὶ ερηνῆς), prononcé par Andocide, au nom de ses collègues, devant l’assemblée populaire où il rendait compte de sa mission. Andocide s’y montre très au courant de l’état de la Grèce ; il y fait preuve de sens et d’esprit politique ; il y conseille par de très bonnes raisons d’adopter son projet, de voter une paix qui était en effet très avantageuse pour Athènes. Peut-être le passé et le mauvais renom de l’orateur firent-ils tort à l’opinion qu’il soutenait. Toujours est-il que la guerre continua. Cet échec dégouta-t-il Andocide de la vie politique ? Mourut-il bientôt après ? nous l’ignorons. Son biographe prétend qu’à la suite de cette ambassade il aurait été banni de nouveau ; mais il ne faut, selon nous, voir là qu’une de ces confusions comme en contiennent beaucoup ces Vies des dix orateurs. Le compilateur ne trouvait plus, à partir de ce moment, aucun renseignement sur Andocide ; rien de plus simple, pour s’éviter des recherches plus approfondies, que de le renvoyer dans cet exil où il avait vécu si longtemps. Ce qui est vrai, c’est que vers 393 ou 391 Andocide, âgé d’environ cinquante ans, disparaît de l’histoire.


II.[modifier]

On possède, sous le nom d’Andocide, quatre discours, les trois que nous avons cités en racontant sa vie, et un quatrième, qui a pour titre : Contre Alcibiade (χατά Άλχιξιάδου). Si nous n’avons rien dit de ce dernier, qui, par sa date (416), serait le plus ancien ouvrage conservé d’Andocide, c’est qu’il est aujourd’hui rejeté comme apocryphe par tous les critiques.

On a par Thucydide des renseignemens précis sur la situation intérieure d’Athènes dans l’année où ce discours est censé avoir été prononcé devant le peuple. La lutte des partis était alors des plus chaudes ; il y avait en présence trois hommes qui groupaient autour d’eux un nombre à peu près égal d’adhérons, et dont chacun suffisait à tenir en échec ses rivaux : c’étaient Alcibiade, Nicias et Phœax. Dans toutes les assemblées, entre ces personnages ou entre leurs partisans, recommençaient des débats irritans et stériles. Les esprits étaient très montés. On pouvait craindre que l’ordre ne fût troublé. C’était là une de ces crises où l’on recourait à l’ostracisme, expédient par lequel furent épargnées à Athènes ces luttes sanglantes qui sont si fréquentes dans l’histoire de la plupart des cités grecques. Quand les passions étaient excitées à ce point qu’il y avait lieu de redouter la guerre civile, le peuple tout entier était sommé de choisir par un acte solennel entre les chefs qui se disputaient la direction des affaires : à celui qu’il considérait comme dangereux pour la paix de la cité, il ordonnait de s’éloigner pour dix ans d’Athènes et du territoire de l’Attique. En fait, presque toujours ceux qui avaient été ainsi frappés se virent rappelés bien avant ce terme, dès que les affaires eurent pris un autre tour, et que leur rentrée ne présenta point de péril. C’est ce qui arriva par exemple pour Aristide et pour Cimon. L’ostracisme, à vrai dire, n’était point un châtiment ; il n’emportait ni la confiscation des biens, ni aucune autre peine accessoire. Loin de flétrir celui qu’il atteignait, il lui faisait plutôt honneur ; c’était comme une reconnaissance publique de son mérite et de son influence. C’est ainsi que parfois, dans l’Europe moderne, les gouvernemens se sont débarrassés d’un adversaire politique en lui envoyant un passeport pour l’étranger. À Athènes, ce n’était point le caprice d’un homme qui pouvait arracher ainsi un citoyen à sa patrie ; il fallait, après de longs mois de discussions publiques pendant lesquels chacun avait pu juger à l’œuvre les hommes d’état rivaux, six mille suffrages exprimés au scrutin secret et réunis sur le nom de celui qu’il s’agissait d’inviter à partir pour rendre le repos au pays.

On sait comment les choses tournèrent en 416. Nicias, Alcibiade et Phæax n’avaient pas plus envie l’un que l’autre de quitter Athènes, et chacun d’eux pouvait voir la chance tourner contre lui. Quand le peuple, fatigué de ces luttes, eut résolu de procéder à un vote d’ostracisme, quand le jour en fut fixé, au dernier moment, les trois ennemis se rapprochèrent et se concertèrent. Il se conclut là une de ces ententes passagères comme il s’en établit souvent dans nos chambres, à l’effet de soutenir ou de renverser un cabinet ; c’est ce que nous appelons dans notre langue parlementaire une coalition. Chacun des chefs donna le mot à ses adhérens ; on convint de détourner le coup sur la tête d’un démagogue de bas étage, le lampiste Hyperbolos, orateur violent et grossier, qui de notre temps aurait siégé dans la commune de Paris. Ceux mêmes qui n’étaient point parmi les affidés trouvèrent l’idée spirituelle et le tour ingénieux ; ils suivirent l’impulsion donnée, et plus de six mille suffrages envoyèrent Hyperbolos en exil. Dès le lendemain, le peuple regrettait son vote. Il s’apercevait qu’Alcibiade, Phæax et Nicias s’étaient joués de lui ; il rougissait d’avoir employé contre un drôle qu’il méprisait tout en l’écoutant parfois une arme qui n’avait frappé jusque-là que les premiers citoyens d’Athènes, un Aristide, un Cimon, un Thucydide l’ancien, le rival souvent heureux de Périclès. À partir de ce jour, comme déshonoré par cette erreur, l’ostracisme tomba en désuétude.

Le discours attribué à Andocide a pour objet de déterminer ceux qui l’écoutent à écrire le nom d’Alcibiade sur ces tessons ou coquillages (όστραχα) qui servaient au vote ; c’est une longue invective contre ce personnage. Dans l’exorde, l’orateur se présente lui-même comme l’un des trois hommes politiques, avec Alcibiade et Nicias, sur lesquels peut tomber la sentence d’exil. Or Andocide n’était pas alors compromis dans ce débat ; c’était, Thucydide nous l’atteste, entre Alcibiade, Nicias ou Phæax que le peuple, croyait-on, aurait à choisir. Puisque ce n’est pas Nicias qui parle, et que le discours est dirigé contre Alcibiade, il doit, a-t-on dit, être de Phæax, et dès l’antiquité cette opinion a trouvé des défenseurs. Elle ne soutient pourtant pas plus l’examen que l’assertion de l’éditeur alexandrin attribuant cette harangue à Andocide. L’ouvrage contient de nombreuses erreurs de faits et de dates, erreurs que n’aurait certes point commises un contemporain.

Ce discours paraît avoir été composé dans un temps où l’ostracisme était passé de mode, où, à part certains érudits comme Philochore, Aristote, Théophraste, personne ne s’en faisait plus une idée juste. L’auteur semble prononcer un plaidoyer, parler devant un tribunal ; il a l’air de supposer que ceux qui l’écoutent vont voter dans quelques instans sur la question de savoir si ce sera Alcibiade, Nicias ou lui qui sera condamné au bannissement. Or il y avait bien une délibération préliminaire dans le sénat et dans l’assemblée pour savoir s’il convenait de procéder à un vote d’ostracisme ; mais nous ne voyons nulle part que ceux qu’il pouvait frapper aient été admis à prononcer une défense ou à attaquer leur adversaire comme on le faisait devant le jury. Rappelez-vous, vraie ou fausse, l’anecdote célèbre que raconte Plutarque à propos d’Aristide ; voyez comment s’y prennent Alcibiade, Nicias et Phæax pour jouer à Hyperbolos le tour que l’on sait : tous ces faits paraissent bien prouver que le vote avait lieu sans être précédé d’un débat judiciaire. Il n’y avait point là de jury convoqué pour entendre les parties et pour rendre un verdict ; c’était le peuple de l’Attique qui se réunissait tout entier afin d’accomplir un grand acte de prévoyance politique. Des barrières étaient dressées sur la place spacieuse du marché ; les tribus défilaient l’une après l’autre et déposaient leur suffrage. Aucun nom ne leur était imposé ou même proposé d’avance ; mais depuis des semaines on ne parlait point dans la ville d’autre chose que des titres, des mérites et des fautes de ces rivaux d’influence et de popularité entre lesquels il allait falloir faire un choix. Hors quelques électeurs ruraux, comme celui dont Aristide se chargea d’écrire le bulletin, chacun, à la suite de toutes ces conversations et de ces discussions, avait pris son parti. La décision devait être présumée aussi libre et aussi éclairée qu’elle peut l’être là où existe le suffrage universel.

L’auteur du discours, en traitant son sujet comme un plaidoyer prononcé devant un tribunal dont il sollicite l’arrêt, commet donc une première erreur où ne serait pas tombé un contemporain d’Alcibiade. Ce n’est pas tout. Il attaque l’ostracisme comme une institution dangereuse et injuste ; ces critiques, auxquelles personne ne songeait dans le cours du ve siècle, trahissent un temps où le bannissement d’Hyperbolos avait déjà décrié cet expédient utile à tant d’égards. Enfin l’orateur dit en commençant que la lutte est entre Nicias, Alcibiade et lui ; puis il ne prononce même plus le nom de Nicias. S’il avait eu en réalité à craindre de voir le peuple lui préférer Nicias, n’aurait-il pas cherché aussi à rendre Nicias odieux et à trouver des raisons qui décidassent l’assemblée à bannir Nicias, si elle ne voulait bannir Alcibiade ? Au contraire cette anomalie ne s’explique-t-elle pas d’elle-même, si on consent à ne voir dans l’ostracisme qu’un prétexte, et dans ce discours qu’une déclamation d’école ?

Voici qui est plus concluant encore. Selon l’orateur, — et c’est là un des griefs sur lesquels il insiste le plus, — Alcibiade aurait fait décider par le peuple que les habitans de Mélos seraient, les hommes mis à mort, les femmes et les enfans vendus comme esclaves. Il aurait ensuite acheté une captive mélienne, et il lui serait né d’elle un fils. C’est un crime, ajoute-t-il, de devenir l’amant et d’avoir des enfans d’une femme dont on a fait périr soi-même les parens, et qui appartient d’ailleurs à une cité ennemie d’Athènes. Nous n’avons pas à apprécier la valeur de cet argument ; il peut seulement nous servir à relever une grave erreur de chronologie. Mélos, d’après Thucydide, se rendit aux Athéniens dans l’hiver qui précéda la grande expédition de Sicile, expédition qui eut lieu vers le milieu de l’été de 415. Alcibiade et Nicias partirent alors l’un et l’autre comme généraux ; l’un ne revit Athènes qu’en 407, l’autre n’y revint jamais. Or, d’après le passage que nous avons signalé, le discours en question, si jamais il a été prononcé, ne peut l’avoir été qu’un an ou dix mois tout au moins après la prise de Mélos ; mais, puisque la flotte partit six ou huit mois environ après cette victoire, on voit qu’il est tout à fait impossible que d’aucune manière, un au ou plus après la conquête de Mélos, Alcibiade et Nicias aient pu se trouver exposés ensemble aux risques du bannissement par l’ostracisme. C’est bien en effet, d’après Thucydide, un an plus tôt, en 416, qu’Alcibiade, Nicias et Phæax évitèrent ce péril en s’unissant contre Hyperbolos.

Un discours où se trouvent de telles confusions et de tels anachronismes est nécessairement apocryphe ; il n’a même pu être composé que longtemps après cette époque, quand était tout à fait oubliée la série chronologique des événemens. Je ne crois point, il est vrai, que nous ayons là une œuvre de la décadence grecque, comme dans ces discours mis sous le nom de Gorgias, de Démade et de quelques autres, qui ont été ajoutés par les éditeurs modernes à la collection des orateurs attiques. On pourrait en cherchant bien y découvrir quelques traces de recherche et d’apprêt (§ 2, § 23, etc.) ; cependant le style en est, à tout prendre, correct et sain. C’est, j’imagine, vers le temps de Philippe, peut-être même un peu plus tard, que ce discours aura été composé par quelque élève d’Isocrate ou d’Isée. Par tout ce qu’elle contenait de péripéties étranges, par ce qu’avait d’odieux et de brillant le caractère de ce personnage, la vie d’Alcibiade se prêtait merveilleusement à fournir aux rhéteurs des matières où exercer leur talent et celui de leurs disciples ; c’était un lieu commun de l’école que le blâme ou l’éloge d’Alcibiade.

Nous n’hésitons pas, malgré Denys d’Halicarnasse, à considérer comme authentique le discours sur la paix. La critique de Denys d’Halicarnasse, grammairien instruit et consciencieux, mais dépourvu de goût et d’esprit, ne connaît guère d’autre criterium que le caractère du style, que la présence de tel ou tel mot qui lui paraît peu conforme aux habitudes des Attiques ; ici il ne nous donne pas ses raisons, mais elles étaient sans doute de cette nature. Quant aux modernes, il ne leur est point aisé de voir aucune différence entre le style de ce discours et celui des harangues dont la paternité n’est pas contestée à Andocide. Ce qui me frappe, c’est la parfaite exactitude de toutes les circonstances rappelées, de tous les faits invoqués par l’orateur. On y a relevé, il est vrai, d’assez nombreuses erreurs dans ce qu’il dit du passé d’Athènes ; mais quiconque a un peu fréquenté les orateurs attiques est habitué à ces libertés qu’ils prennent avec l’histoire. Pour ne parler que d’Andocide, il ne s’en est pas fait faute dans ses autres ouvrages. Le discours sur la paix, par le tableau qu’il nous trace de l’état où était alors la Grèce et par toutes les allusions qu’il contient aux incidens récens de la guerre contre Sparte, confirme tout ce que Xénophon et plusieurs plaidoyers contemporains nous apprennent de cette période. Un faussaire se serait trahi par quelque bévue, par quelque maladroite confusion, comme cela est arrivé à l’auteur du discours contre Alcibiade. le ton est bien d’ailleurs d’un politique, non d’un rhéteur. En l’absence de choquantes disparates de style, c’est là pour nous le vrai et sûr criterium.

Restent donc trois discours, séparas l’un de l’autre par un intervalle de quelques années, sur lesquels nous pouvons juger le talent et la manière d’Andocide. Le plus médiocre est certainement le plus ancien de tous, celui qu’il prononça vers 410 pour solliciter son rappel. L’exorde en est froid et embarrassé. Un peu plus loin, on rencontre de singulières subtilités, défaut qui est rare chez Andocide. Il y a dans la péroraison une certaine adresse, mais un peu basse et d’une humilité qui déplaît. En voulant éveiller la pitié, Andocide risque de soulever le dégoût.

De ce discours à celui des mystères, il y a un progrès sensible. Ce plaidoyer, par son étendue, par tout ce qu’il renferme de renseignemens historiques, par les documens précieux qui y sont insérés, est l’ouvrage le plus important et le plus intéressant d’Andocide. Quoique l’accusé s’y fasse encore en plusieurs endroits bien humble et bien petit devant ses juges, son attitude est ici plus digne, le ton est plus relevé et plus noble. Le discours s’ouvre par un exorde assez ample, bien calculé pour concilier les sympathies à l’orateur, qui s’y donne toutes les apparences de l’honneur et de la probité, qui affecte une grande confiance dans ses antécédens et dans la justice de sa cause. Plusieurs des narrations ont du mouvement et de la vie ; tels sont le résumé de la déposition faite par Dioclidès et la scène qui a lieu à ce propos dans le sénat, le récit de cette lugubre nuit passée en prison au milieu des larmes de tant de malheureux et dans les perplexités d’une conscience qui s’interroge et qui hésite. Tout cela est présenté, nous ne dirons pas de la manière la plus vraie, — nous avons fait nos réserves à ce sujet, — mais de la manière la plus vraisemblable ; ses actes et les motifs qu’il leur assigne, tout a une couleur spécieuse, tout se tient, tout s’explique. La dernière page du discours mérite aussi d’être remarquée. Le plus souvent chez les Attiques, chez Lysias même, qui nous fournit le vrai type de l’éloquence judiciaire telle que la voulaient et la goûtaient les Athéniens, les plaidoyers n’ont pour ainsi dire pas de péroraison ; à peine quelques mots résument-ils la discussion et indiquent-ils la fin. C’est que les logographes ou fabricans de discours sont dans des conditions toutes spéciales : ce plaidoyer qu’ils écrivent pour un client doit sembler l’œuvre naïve d’un particulier qui n’y entend point malice, et qui vient conter tout simplement son affaire ; il convient donc d’éviter tout ce qui, de près ou de loin, sentirait le métier, il convient de s’arrêter en honnête homme quand on a épuisé ses argumens. Rien ne demande plus d’art qu’une vraie péroraison, qui se détache heureusement du corps même de la harangue et en double l’effet ; mais aussi rien ne trahit plus clairement la main de l’artiste. Ce dernier et redoutable assaut tenté sur l’âme du juge, l’orateur seul sait le faire réussir en réservant pour cet effort suprême ses traits les plus pénétrans, ses mouvemens les plus pathétiques. Or ici c’était en son propre nom, dans sa propre cause, que parlait Andocide ; rien ne l’empêchait donc de se donner libre carrière, de mettre en œuvre toutes les ressources de son talent et de son habileté professionnelle. Voici cette péroraison, le seul échantillon que nous citerons de la manière et du style d’Andocide :

« Songez encore à ceci : voyez quel concitoyen vous aurez en moi, si vous me sauvez la vie. Héritier de richesses dont vous savez toute l’importance, j’ai été réduit, non par ma faute, mais par les malheurs de l’état, à la pauvreté et à l’indigence, puis j’ai relevé ma fortune par des moyens légitimes, par mon intelligence et par le travail de mes mains ; je n’ignore pas ce que c’est qu’être citoyen d’une telle ville, ce que c’est aussi que d’être hôte et étranger domicilié dans un autre pays, chez le voisin. Je sais ce que c’est qu’être tempérant et prendre une sage résolution, ce que c’est que souffrir pour une faute commise. J’ai fréquenté, j’ai tâté toute sorte de gens, ce qui m’a fait former des liens d’hospitalité et contracter des amitiés avec beaucoup de rois et de cités, ainsi qu’avec bien des particuliers, relations dont vous aurez votre part, si vous me sauvez, et dont vous pourrez profiter quand l’occasion s’en présentera. Autre chose encore, citoyens : si aujourd’hui vous me perdez, il ne vous reste personne de notre famille ; mais elle est détruite jusqu’au dernier rejeton, et pourtant ce n’est pas un opprobre pour la cité que de voir subsister la maison d’Andocide et de Léogoras. Ce qui en était plutôt un, c’était que pendant mon exil leur demeure fût habitée par Cléophon le luthier, car il n’y en a pas un d’entre vous à qui jamais, quand il passait devant notre porte, cette vue ait rappelé quelque mal que la cité ou lui auraient eu à souffrir de ces hommes, mes ancêtres, qui, ayant bien des fois été généraux, vous ont rapporté beaucoup de trophées pris sur l’ennemi dans des combats de terre ou de mer, qui, ayant exercé beaucoup d’autres magistratures et ayant manié vos fonds, n’ont jamais été frappés d’une amende… S’ils sont morts, ce n’est point une raison pour que vous oubliiez toutes leurs grandes actions ; souvenez-vous plutôt de ce qu’ils ont fait, et figurez-vous les voir en personne, qui vous supplient de me sauver. Qui pourrais-je en effet appeler à la barre pour vous implorer en ma faveur ? Mon père ? Il est mort. Mes frères ? Je n’en ai pas. Mes enfans ? Il ne m’en est pas encore né. Vous donc, tenez-moi lieu de père, de frères et d’enfans ; c’est auprès de vous que je cherche un refuge, c’est vous que j’invoque et que je supplie ; c’est à vous de solliciter et d’obtenir de vous-mêmes mon salut. N’allez point, par manque d’hommes, faire citoyens des Thessaliens et des Andriens, tandis que ceux qui sont, de l’aveu de tous, citoyens d’Athènes, ceux auxquels il sied d’être gens de cœur, et qui le pourront être parce qu’ils le veulent, ceux-là vous les perdriez… Ne trompez donc ni les espérances que vous pouvez placer en moi, ni celles que je place en vous. Je n’ai plus qu’à prier ceux qui vous ont donné à tous, tant que vous êtes, tout récemment des preuves de leur haute vertu, de monter à cette barre et de vous parler pour moi, de vous dire ce qu’ils savent de ma personne. Venez ici, Anytos, Képhalos, puis les membres de ma tribu qui ont été choisis pour m’appuyer devant le tribunal, Thrasylle et les autres. »

Toute cette péroraison, même dans une traduction, qui l’allonge et l’affaiblit, n’a-t-elle pas un accent sincère et pénétrant, qui est d’un véritable orateur ? N’y sent-on pas bien avec quel frémissement intérieur, avec quelle profonde émotion Andocide soutenait ce combat dont l’issue devait décider s’il retournerait une quatrième fois en exil, ou s’il vivrait libre et honoré dans la patrie qu’il avait tant regrettée ?

Le discours a d’ailleurs des défauts assez sensibles. Andocide s’est bien tracé un plan, qu’il nous indique dès le début, et auquel il demeure assez fidèle ; mais les diverses parties du plaidoyer ne sont pas bien reliées l’une à l’autre, les transitions manquent. Certains détails, comme ceux qu’il donne sur sa famille[8], sont maladroitement amenés, et ne viennent pas là où on les attendrait. C’est donc par la composition plutôt que par le goût et par le style que pèche cet ouvrage. À cet égard, Andocide a mieux réussi dans son troisième discours, dont les dimensions plus restreintes lui rendaient peut-être la tâche plus facile. C’est au genre délibératif et non au genre judiciaire qu’appartient cette harangue : il s’agit de persuader à l’assemblée de consentir à la paix, de ratifier un traité dont Andocide vient d’arrêter les préliminaires avec les Lacédémoniens. Il n’y a point ici lieu à de grands mouvemens, et le pathétique n’y serait point à sa place ; mais c’est clair, sensé, bien composé. L’auditeur suit sans effort les raisonnemens de l’orateur, qui parle avec aisance la langue de la politique et des affaires. Le tout se termine par une courte péroraison où est bien résumée la question qui se discute et indiquée l’importance de la résolution à prendre. Moins varié, moins curieux que le discours sur les mystères, ce discours sur la paix est peut-être, par l’exacte proportion des parties et par l’absence de défauts, l’œuvre la plus accomplie d’Andocide, celle qui lui fait encore le plus d’honneur. Quand il cessa de parler, autant que nous pouvons en juger, son talent était donc encore en progrès et achevait de se former.

Dans ce discours, comme dans le précédent, le style prend déjà chez Andocide des allures à la fois amples et libres, qu’il n’a ni chez Antiphon, ni chez Thucydide. Au lieu de ces antithèses perpétuelles où ces deux écrivains se complaisent, de la phrase courte et symétrique d’Antiphon, de la phrase souvent longue, mais chargée et comme gonflée d’idées où Thucydide s’embarrasse et semble parfois perdre son chemin, nous avons souvent ici la vraie période oratoire, avec son étendue et ses détours qui n’ôtent rien à la clarté, avec la subordination des idées secondaires à l’idée principale[9]. Ce n’est pas encore le large et harmonieux développement de la grande période isocratique ou démosthénienne, c’est pourtant quelque chose qui y ressemble déjà et qui le fait pressentir. Andocide ne recherche pas non plus ces allitérations, ces assonances, qui tenaient tant au cœur de Gorgias et d’Antiphon, qui leur servaient à souligner, en les rendant sensibles à l’oreille même, les rapports de ressemblance ou de dissemblance entre les idées. Il n’a pas plus d’images que son prédécesseur ; il faudra longtemps encore pour voir paraître dans l’éloquence athénienne ce genre de beautés ; mais sa diction et la construction de sa phrase ont plus d’aisance et de naturel. L’orateur, moins préoccupé d’obtenir certains effets de style, se donne plus d’air et de carrière, s’anime plus volontiers. Dans le discours, aujourd’hui perdu, où Antiphon disputait sa vie à la haine de ses ennemis vainqueurs, le pathétique tenait sans doute bien moins de place, l’émotion se faisait bien moins sentir que dans le discours d’Andocide sur les mystères.

Andocide, — c’est là l’impression qui nous reste de cette étude, — fut donc un homme de grand talent qui, faute d’un peu plus d’honnêteté et de dignité personnelle, manqua sa vie, ne donna, comme politique et comme orateur, qu’une faible partie de ce qu’Athènes pouvait attendre d’une nature aussi heureusement douée. Il avait, quand il revint à Athènes après quinze ans d’exil, tout ce qu’il faut pour devenir un homme d’état influent et distingué, tout, excepté l’estime publique. Ce qui l’empêcha de saisir un rôle en vue, ou tout au moins de le garder, de prendre cette autorité sur les esprits que possédèrent souvent pendant de longues années des hommes qui lui étaient très inférieurs, ce fut l’espèce de défaveur morale que jetèrent sur son nom les erreurs et les scandales de sa jeunesse. Il eut beau faire, il ne put parvenir à inspirer confiance au peuple. Nous trouvons dans l’histoire de notre temps des exemples analogues. Tel personnage, d’une intelligence peu commune, journaliste fécond et brillant, homme d’affaires consommé, est arrivé de bonne heure à une telle situation de fortune et de notoriété, que toutes les ambitions lui semblaient permises, tous les partis comptaient avec lui, et cherchaient à s’assurer son concours ; mais aucun parti, une fois au pouvoir, n’osait lui en donner une part avouée et publique. Très supérieur par l’esprit à la plupart de ceux qui occupaient les premières places, il n’a jamais pu devenir ministre. C’est qu’il avait pu tout conquérir, excepté la considération.

En tout cas, Andocide, comme écrivain, mérite de ne point être aussi oublié et sacrifié qu’il l’a été jusqu’ici ; il doit avoir sa page et sa place dans l’histoire de la prose attique. C’est lui qui forme le lien, le passage entre les anciens Attiques, tels que Périclès, Antiphon, Thucydide, et les orateurs ou écrivains du ive siècle. S’il ne nous était rien arrivé de ses ouvrages, il y aurait un anneau de la chaîne qui nous manquerait. Nous constatons, en étudiant ses discours, le résultat et le fruit d’un demi-siècle de travail intellectuel et de libre vie politique ; nous voyons ce qu’ont produit, d’une part l’enseignement des sophistes et des rhéteurs, de l’autre l’habitude chaque jour plus répandue de la parole publique. Depuis la mort de Périclès, les orateurs se sont multipliés comme pour se partager la succession de ce grand homme, que personne n’était capable de remplacer. Il s’est formé tout un nouveau groupe ; des jeunes gens, intelligens et ambitieux, ont profité avec ardeur, pour se produire à la tribune, des leçons d’Antiphon et des occasions favorables que leur offrait alors la vie agitée et comme brûlante d’Athènes. Sans goût ni science, Cléon, qui n’avait que du tempérament, a peut-être contribué pourtant aux progrès de l’éloquence ; il l’a un peu dégourdie, il a habitué les yeux, les oreilles et l’esprit à une action plus animée, à quelque chose de plus vif et de plus en dehors. Le nombre des gens qui parlent avec facilité et succès va toujours en augmentant vers la fin du ve siècle : il nous suffira de citer, pour les dernières années de la guerre du Péloponèse, Alcibiade, Phæax, Pisandre, Critias, Archinos, Théramène, Démophante. Andocide vient à propos, avec ses trois discours heureusement conservés, pour nous indiquer ce que pouvaient être vers 400 le goût et la moyenne de l’éloquence chez tous ces orateurs populaires dont aucun n’était un homme hors ligne. Ce que nous trouvons chez lui, ce que nous pouvons deviner chez ses contemporains, dont rien ne nous est parvenu, ce n’est pas encore l’habileté consommée d’un Lysias ou d’un Isée, cette élégante sobriété où la perfection d’un art très savant se dérobe sous les apparences d’une simplicité presque naïve, c’est encore moins l’éclat et la sonorité d’un Eschine, l’ardent pathétique d’un Hypéride, l’incomparable puissance d’un Démosthène ; mais c’est déjà quelque chose de bien plus coloré et plus vivant qu’Antiphon. On sent, en lisant cette prose, que cette génération, pour exprimer sa pensée, n’a plus à faire autant d’efforts que celle qui l’a précédée. L’usage a fixé le sens des termes abstraits, distingué les synonymes, assoupli la langue, donné le sentiment du nombre oratoire. Les moules sont préparés à l’avance ; chacun peut les remplir, les épreuves qu’on en tirera ne différeront que par la pureté et l’éclat du métal qu’on y aura versé. Nous sommes sortis de la période des essais et de l’invention ; un homme médiocre est maintenant à même d’écrire une prose claire et agréable. Quant aux hommes de génie, comme un Platon ou un Démosthène, ils peuvent naître et grandir. Lorsqu’ils voudront exprimer leurs sentimens et leurs idées, ils n’auront pas, comme Thucydide, une lutte héroïque à soutenir contre un instrument encore rebelle ; ils trouveront la prose attique prête à traduire avec une souplesse et une fidélité merveilleuses les plus hautes conceptions de leur pensée, les plus nobles sentimens de leur grande âme, éprise de l’éternelle vérité ou passionnée pour la gloire d’Athènes.

G. Perrot.
  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Sur les mystères, § 148.
  3. Fragment 5. C’est par erreur sans doute que Ch. Muller a placé ce fragment parmi ceux du discours πρὸς τοὺς έταίρους. Rien dans la citation qu’en fait Suidas ne nous indique à quel ouvrage il appartenait
  4. Sur les mystères, § 17.
  5. Nouvelles leçons sur la science du langage, traduction de MM. Harris et G. Perrot, t. II, p. 217-220. Voyez au même endroit une note de M. Michel Bréal sur les différens mots grecs qui, par leur étymologie et par leur sens, peuvent se rapprocher du nom d’Hermès.
  6. Thucydide, ce témoin si digne de foi, dit seulement que la plupart des hermès (οί πλεῐστοι) furent mutilés ; mais le témoignage d’Andocide, faisant appel aux souvenirs des Athéniens une vingtaine d’années après l’événement, est tellement positif, qu’il me paraît difficile de le révoquer en doute. Il serait possible que, dans la hate inséparable d’une pareille entreprise, les sacrilèges n’eussent que légèrement atteint plusieurs autres hermès ; mais celui dont parle Andocide aurait seul tout à fait échappé.
  7. VI, 60. …"Alors un des prisonniers, celui qui paraissait le plus coupable, fut engagé par l’un de ses compagnons de captivité à donner des renseignemens vrais on faux… Il s’accusa lui-même, et il en accusa d’autres avec lui, de la mutilation des hermès. »
  8. § 106-109.
  9. Voyez discours sur la paix, § 34, 37, 38, etc.