L’Énigme de Givreuse/08

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L’Énigme de Givreuse
La Revue de Paris23e année, Tome 6, Nov-Dec 1916 (p. 770-774).


VIII


C’était un jour d’hiver mou et charmant, où de longs nuages se poursuivaient au-dessus des flots intarissables. Des barques de pêcheurs voguaient très loin, étrangement nettes, et qui, toutefois, semblaient enveloppées d’une brume. Deux frégates aux ailes tranchantes planaient sur les îles, un grand goéland cinglait dans la majesté douce de l’heure, tandis que la mer, soulevée d’un battement ample et jeune, semblait au matin de sa naissance, dans les temps éternels.

Les deux soldats avaient accompagné Valentine sur la plage. Les falaises élevaient des citadelles chaotiques, où se creusaient des cavernes dont les plus hautes abritaient encore des hommes au moyen âge.

Les promeneurs marchèrent longtemps en silence. Il y avait plénitude de vie dans leurs poitrines. Autour d’eux, la nature était, comme toujours, une amie et une ennemie. Ils puisaient la force en elle, à chaque respiration, mais elle les enveloppait aussi de sa perpétuelle menace et de son inlassable destruction.

L’amour qui les exaltait était une émanation d’elle — comme elle, il les emplissait constamment d’énergie heureuse, et comme elle, il ne cessait de leur souffler l’inquiétude. Cette belle fille dont les jupes frémissaient au vent, ce visage pâle et plus nuancé que les nuages, et le fruit écarlate de cette bouche, leur chantaient un hymne plus passionné que les vents d’équinoxe.

Ils étaient maintenant pleins de force, quoique leur marche fût un peu boiteuse, par suite de leurs blessures. Les grandes émotions de la guerre rendaient leur tendresse plus grave. Ils voulaient renaître dans d’autres créatures ; le sang de leur race se fût révolté d’être stérile.

Un destin funeste voulait qu’ils fussent rivaux.

Ils y songeaient en suivant la silhouette fine sur les galets et les sables ; ils en souffraient, mais non par jalousie. Aucune jalousie ne pouvait naître en eux. Comme au jour où ils s’étaient vus pour la première fois, ils avaient l’un pour l’autre une inclination qui venait des sources de l’être et que rien ne briserait jamais. Était-il possible qu’un des deux souffrît et se sacrifiât ?

Dans son innocence, Valentine croyait aimer celui qui avait pris le nom de Pierre de Givreuse. Mais loin de le mieux distinguer de l’autre, chaque jour, elle le distinguait moins. Il lui semblait qu’ils étaient encore plus identiques que naguère et elle ne se trompait pas. Au début, on percevait une différence dans le grain de la peau, et, pour des regards très subtils, une faible différence dans la largeur des visages. C’est ce qu’Augustin de Rougeterre avait un jour caractérisé en disant :

— L’un est un peu plus vertical, l’autre un peu plus horizontal !

Cette différence avait disparu. Le grain de la peau était identique ; les deux faces ne se distinguaient plus l’une de l’autre par aucun indice, même léger…

Il n’y avait plus d’autre signe que la différence des costumes. Souvent, à l’insu de madame de Givreuse et de mademoiselle de Varsennes, ils échangeaient leurs habits, et alors, celui qui avait accepté le rôle de Philippe devenait Pierre. Ces changements correspondaient à un besoin sentimental : ils permettaient à chacun de vivre tour à tour dans une intimité plus filiale avec leur mère.

La plage était déserte. Pourtant, ils avaient rencontré une pêcheuse de crevettes, puis deux adolescentes. Leur ressemblance n’excitait guère d’étonnement. Elle était devenue familière.

Tout le monde croyait à l’histoire que Rougeterre avait racontée à madame de Givreuse. À peine si cette histoire paraissait maintenant étrange : la nature et les miroirs ont adapté l’imagination humaine, depuis des millénaires, aux plus merveilleuses ressemblances.


L’un des deux se trouva seul avec Valentine : c’était celui qui, ce jour-là, figurait Pierre de Givreuse.

Une brise faible et tiède s’était levée, qui venait de la mer, et qui apportait les effluves du large avec un léger goût d’orage. La jeune fille devenait nerveuse. Parce que sa vie avait été si parfaitement purifiée par l’éducation et par une docilité naturelle aux règles, Valentine subissait les instincts qui sont en nous, sans aucune lumière pour les éclairer. Ses lectures, triées avec soin, la laissaient dans une ignorance que jamais elle n’essayait de rompre.

Pour tout ce qui intéresse l’essentiel de la destinée féminine, elle était pareille à un petit enfant, alors que, par ailleurs, la nature l’avait faite pour un grand amour. Ce qui naissait en elle, l’agitait magnifiquement, comme un ouragan dans les ténèbres. Elle savait seulement qu’elle devait partager le destin d’un homme, et elle y consentait. Mais elle tremblait devant une réalité formidable ; il y avait deux images du même homme. Ce drame, qu’elle était incapable de formuler, troublait ses jours et ses nuits.


Ils parvinrent dans un fantastique pays de pierres taillées. Elles s’étalaient au pied des falaises, dans un « tumulte muet », elles évoquaient une œuvre de cyclopes, des villes primitives, des cimetières de granit, des tours aiguës, des pyramides, des ruines de cathédrales. Pourtant, la mer seule travaillait là, depuis des centaines de millénaires, avec la collaboration des ouragans et des tempêtes.

Valentine contemplait les vagues montantes. Elles s’élançaient sur les pierres avec ces longs mugissements qui étonnaient les antiques aèdes ; elles semblaient d’immenses troupeaux de bêtes fabuleuses, aux fourrures blanches, aux peaux vertes ; elles entraient dans les détroits de granit et en ressortaient brisées. Du large, d’autres troupeaux accouraient, intarissables, qui semblaient devoir monter au delà des falaises et noyer la terre. Mais la force qui les massait du fond de l’étendue était la même qui devait marquer leurs bornes et les chasser.

— Vous souvient-il ? — murmura timidement le soldat. — C’est ici que nous fîmes notre dernière promenade… avant la guerre… Que de fois je vous ai évoquée, debout sur une pierre rouge… avec vos cheveux presque dénoués… Une barque mince comme un croissant de lune passait à l’occident… le soir venait… déjà les feux d’un phare et ceux d’une étoile se croisaient à travers l’étendue. C’est le plus grand souvenir de ma vie…

Elle tourna vers lui ses beaux yeux celtiques ; l’aveu muet fut plus fort que des paroles. Ils frémissaient de jeunesse, d’ardeur et de rêve…

Mais quand l’autre approcha, Valentine fut saisie d’une angoisse intolérable. Elle eut la certitude que lui aussi l’aimait et qu’il n’y avait aucune raison essentielle pour qu’il fût rejeté. Il y avait de l’horreur, de la pitié, du remords en elle. Tout ce qu’elle pouvait se dire échouait devant un instinct d’autant plus impérieux qu’il demeurait indéfinissable.


Quand ils furent rentrés au château, les deux soldats s’attardèrent dans le jardin sauvage. Celui qui avait parlé à Valentine raconta la scène, comme s’il l’eût répétée à lui-même.

L’autre dit :

— Que faire, maintenant ? Vous avez fixé l’avenir. Un de nous épousera Valentine. C’est nécessaire. Il y a là un bonheur si sain et si fort. Mais que deviendra l’autre ? Est-il possible qu’il souffre ?

— Un autre amour peut le sauver. La vie est innombrable. Il suffit d’une rencontre. Le temps est avec nous… et ses métamorphoses.

Une rauque tribu de freux s’éleva des ruines. Les deux hommes demeuraient silencieux, dans une incertitude tragique.

— Quel est celui qui, désormais, portera jusqu’à sa vieillesse notre nom, et qui aura Valentine en partage ?

— Quel est celui qui n’aura plus de nom… qui sera comme un enfant trouvé… et qui n’aura peut-être aucun amour en partage ?

L’Avenir s’emplit de ténèbres ; ils virent l’horreur de leurs sorts disjoints ; une longue plainte se répercuta dans leurs êtres.

Celui qui avait parlé à Valentine, dit d’une voix morte :

— Cette résolution est trop formidable. Nous ne pouvons la prendre encore. La vie serait également intolérable pour tous deux. Que sont quelques mois, et même une année, pour Valentine ?

Les freux croassaient plus fort, un chat-huant éleva sa voix gémissante, les deux Givreuse baissaient la tête, perdus dans une méditation douloureuse. Chacun sentait qu’il lui était impossible de consentir à ce que l’autre fût sacrifié.