L’Énigme de Givreuse/09

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L’Énigme de Givreuse
La Revue de Paris23e année, Tome 6, Nov-Dec 1916 (p. 774-777).


IX


Savarre continuait son enquête. Il avait fait un voyage à Gavres et à Viornes. À Gavres, le personnel de l’hôpital était presque entièrement renouvelé. Il n’y retrouva que le major Formental. Celui-ci avait gardé un souvenir net de l’événement, mais, peu à peu, il y attachait moins d’importance. Savarre s’en aperçut. Guidé par un sentiment jaloux, plus encore que par l’intérêt des Givreuse, il s’efforça d’atténuer le fantastique de l’aventure ; il la rattacha à des phénomènes pathologiques.

Formental, qui admirait aveuglément Savarre, se laissa dominer par son illustre confrère et raconta ce qu’il savait, sans rien demander en retour.

Cette entrevue n’apportait point de faits nouveaux au neurologiste : il s’y attendait, il n’était venu à Gavres que pour vérifier les témoignages.

À Viornes, il ne retrouva aucun des témoins de la première heure. Il lui fallut voyager pendant cinq jours avant de rencontrer le major Herbelle et l’infirmier Alexandre. Là encore, il ne cherchait que des confirmations : elles furent telles qu’il les prévoyait.

Il laissa entendre à Herbelle, comme du reste à Formental, que le « cas Givreuse » ressortissait à la pathologie nerveuse, qu’il s’agissait, en somme, d’une double illusion, provoquée par les souffrances et les blessures, chez deux hommes que le hasard de la naissance avait faits à peu près identiques, et que des circonstances singulières avaient réunis.

Herbelle, comme Formental, fit quelques objections, mais comme Formental, il se désintéressait peu à peu de l’événement et tendait à le croire moins extraordinaire qu’il n’avait imaginé, tout d’abord. Il n’insista guère et acquiesça, lorsque, en le quittant, Savarre lui dit :

— Il reste quelques données obscures, mais je suis à peu près sûr de les expliquer…


Savarre explora le champ de bataille. Il ne vit rien de particulier, sinon le château de Grantaigle. Les habitants qu’il interrogea lui firent des récits émouvants : il s’y intéressa, mais n’y découvrit rien qui se rapportât à son enquête. Par acquit de conscience, il alla visiter un vieux rebouteux qui passait pour avoir opéré des guérisons miraculeuses.

Le bonhomme habitait au milieu de la lande, dans une cahute que les obus avaient respectée. Il avait une bonne tête de sorcier, assez diabolique, les yeux pers, aussi dilatables que des yeux de hibou, un long visage à barbe de bouc, et des cheveux épais « en serpents », qui poussaient sauvagement.

La visite de Savarre l’inquiéta ; il prit un air idiot. Encouragé par un billet de vingt francs, il se décida à faire quelques confidences. Elles étaient naïves, amusantes et vieillottes. Il possédait des recettes, pas plus mauvaises que d’autres, et, à la longue, il avait acquis une certaine science fruste, mais il ne pouvait être d’aucune utilité à Savarre.

Le neurologue explora Grantaigle. Un vieux jardinier, sourd et tombé en enfance, en était le seul habitant. Le neurologue apprit que le maître du château avait disparu, que les domestiques avaient été tués ou s’étaient enfuis.

Il visita inutilement des décombres. Les habitants du pays lui donnèrent quelques précisions sur le châtelain, Antoine de Grantaigle.

C’était un homme de cinquante-cinq ans environ, qui avait eu, jadis, une demi-célébrité : on connaissait de lui trois ou quatre découvertes intéressantes sur la chimie physique. Depuis un quart de siècle, il ne faisait plus aucune communication à l’Académie des Sciences et ne publiait rien dans les revues. Cependant, il n’avait pas renoncé. Au rebours, il travaillait avec opiniâtreté dans un grand laboratoire installé au château ; on savait confusément que ses expériences relevaient autant de la biologie que des sciences physico-chimiques.

Deux neveux étaient venus au château après la victoire de la Marne, et avaient reparu récemment. D’abord, on crut qu’Antoine de Grantaigle s’était simplement retiré, devant l’invasion. Depuis, on hésitait entre trois hypothèses ; il était enseveli sous les décombres ; il avait été mis à mort par les ennemis dans quelque coin de la lande ou de la forêt ; on l’avait déporté en Allemagne.

Les neveux ordonnèrent des recherches qui, jusqu’à présent. n’avaient pas abouti.

Savarre se fit conduire auprès d’un de ces neveux, qui était engagé dans les services auxiliaires. C’était un homme de complexion chétive qui, en temps de paix, occupait ses loisirs à une Histoire des origines de la Chevalerie et à des Considérations sur l’évolution de la science héraldique. Il avait entendu parler de Savarre ; sans connaître les travaux du médecin, il le tenait pour un grand homme.

L’entrevue eut lieu dans une gare déserte, où des wagons attendaient une locomotive. Le neveu de Grantaigle tint pour suffisants les vagues prétextes qu’invoquait Savarre et donna quelques détails sur le savant :

— Un homme impénétrable ! Nous le connaissions mal : je crois savoir qu’il s’occupait beaucoup de radiations, de l’origine de la vie terrestre… Mais personne n’entrait dans son laboratoire, hors un jeune Champenois aussi secret que lui, qui fut mobilisé et qui périt dans les Hauts de Meuse. Vous connaissez les premières découvertes tes de mon oncle ?

— Elles sont remarquables et d’une grande originalité.

— On le dit. Je ne suis pas compétent. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’avait rien perdu de son intelligence et que son endurance au travail semblait inouïe. Il y a donc lieu de croire qu’il a fait d’autres découvertes ; mon impression est qu’elles doivent dépasser les premières et former une manière de Tout… S’il n’a pas jugé utile de les publier, c’est qu’il devait avoir de bonnes raisons pour cela, car s’il était original, il n’était pas maniaque ni même excentrique.

— Croyez-vous qu’il vive encore ?

— Non. S’il avait été déporté en Allemagne, il aurait trouvé moyen de nous faire connaître son sort. Il était très rusé quand il l’estimait nécessaire, et d’une adresse prodigieuse, une adresse d’escamoteur. Il aurait joué de ses gardiens comme de petits enfants ; il les aurait farcis d’illusions. Et pour tout dire, ils n’eussent pas été capables de le garder, même pendant peu de jours.

Le neveu de Grantaigle quitta Savarre pour aller prendre une dépêche.

— Ah ! monsieur, — soupira-t-il, lorsqu’il fut revenu auprès du savant, — quelle peste de dépêches, de lettres et de circulaires… Il faut que l’armée soit solide pour n’en être pas contaminée… Désirez-vous encore savoir quelque chose ?

— Qu’est devenu le laboratoire ?

— Anéanti, réduit en poudre… évaporé en atomes… Il n’en reste rien, sauf un fragment de pyromètre… qui n’offre aucun intérêt, et un morceau de papier brûlé, où j’ai pu déchiffrer cette phrase : « La vie nous est venue du monde interstellaire, et seul le monde interstellaire peut nous l’expliquer… »

— Ah ! — murmura Savarre, pensif.

Il garda un moment le silence, puis :

— Si l’on découvrait quelque chose, verriez-vous un inconvénient à me le laisser savoir ?

— Aucun. Au contraire… à moins que cela ne se rapporte à des secrets personnels… je veux dire d’ordre sentimental… car le secret scientifique tombe si mon pauvre oncle a succombé.

Savarre se retira, vaguement désappointé. Il lui semblait au fond ridicule d’établir une corrélation quelconque entre les travaux de Grantaigle et l’énigme des Givreuse.

« Il y a plus de chances, songeait-il dans le train qui le ramenait vers l’Ouest, que l’aventure soit d’ordre surhumain que d’ordre scientifique. »