L’école fantastique de M. Berlioz

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MUSICIENS FRANÇAIS.

II.
De L’École fantastique et de M. Berlioz.

Il y a dans l’art des époques critiques où tous les élémens se heurtent et se confondent, où deux puissances rivales, lasses de grandir isolées, se cherchent pour s’étreindre et se modifier dans une lutte corps à corps, au risque de succomber. Ces époques surviennent d’ordinaire après les temps de calme et de repos, lorsque les moissons du siècle sont faites et rentrées ; car le même enchaînement se retrouve partout : les lois fatales qui régissent l’humanité gouvernent aussi l’art. L’invasion arrive à son heure. Il faut que le barbare hideux féconde de son sang nouveau la muse lascive, étendue et pâmée sur ses coussins de pourpre. La lumière viendra peut-être un jour ; en attendant, le chaos se fait : c’est à ce prix que tout se régénère. Ainsi des deux écoles d’Italie et d’Allemagne. Quel spectacle magnifique pendant les cinquante années qui viennent de s’écouler ! quelle admirable succession de génies et de chefs-d’œuvre ! D’un côté, c’est Mozart, Cimarosa, Rossini ; de l’autre, encore Mozart, Beethoven et Weber ; ici le Mariage secret, les Noces de Figaro, Otello, Sémiramis ; là Don Juan, Fidelio, Eurianthe, Freyschütz, les Symphonies. On dirait deux grands fleuves majestueux et sonore, qui s’épanchent à travers les belles campagnes de la terre, et vont à l’océan sans confondre leurs eaux. Cependant les choses ont leur fin : Beethoven meurt, ensuite Weber ; Rossini reste seul, chante Guillaume Tell puis se tait, contemplant à loisir ce qui se passe au-dessous de lui. Alors les antiques haines se réveillent ; la discorde, que les maîtres étouffaient dans leur sein, s’empare des imitateurs : on se divise, on s’acharne à la lutte. Sur ces entrefaites grandit dans l’étude et la persévérance un génie conciliateur entre tous, qui tient à l’Italie par les caprices de sa pensée mélodieuse, à l’Allemagne par la forme austère et profonde dont il la couvre, qui, dès vingt ans, aspirait, comme Mignon, vers le pays où les citronniers fleurissent, et depuis est revenu s’asseoir sous le vieux chêne de Beethoven et de Gœthe ; or, cet homme élève entre les deux partis son édifice glorieux. On hésite, on discute, on admire : cependant, entre l’Italie et l’Allemagne, le compromis est impossible ; il faut que chaque muse garde jusqu’à la fin la beauté native qui la décore : le pacte, à moitié conclu, se déchire, et la querelle s’engage de nouveau, grâce à quelques esprits inquiets et rebelles, que leur conviction inexorable emporte. De ce nombre est M. Berlioz.

Dès le premier jour, M. Berlioz est entré dans l’art avec les allures farouches d’un jacobin de 93. Caractère impétueux, résolu, superbe, il ne proclame que le génie qu’il a sacré de ses mains ; ce qui reste en dehors du cercle hiéroglyphique tracé par sa baguette de pontife, il le méconnaît ou le raille. C’est ainsi qu’on l’a vu faire bon marché des réputations les plus aimables et les plus charmantes, sous prétexte qu’elles rasent le sol où nous vivons, et flottent dans les vapeurs du crépuscule terrestre, au lieu de grandir jusqu’à l’empyrée sur les ailes d’aigle de Beethoven. Triste erreur que celle-là, intolérance de docteur qui prétend soumettre toute chose à ses théories ! De combien de voluptés ne se prive-t-on pas en pensant de la sorte, et que les ames nombreuses qui savent jouir de la musique sont loin de cette opinion ! Personne plus que nous ne s’incline devant l’autorité divine des grands maîtres. La musique et la poésie seraient deux éternelles veuves, si les noms d’Homère ou de Dante, de Beethoven ou de Weber, devaient disparaître du ciel qu’elles habitent ; mais, parce qu’on rend à ces éblouissans génies l’hommage qu’ils méritent, faut-il donc oublier ces intelligences modestes qui vous livrent tous leurs trésors sans exiger le don de votre enthousiasme, et, loin de vous absorber en leur égoïsme sublime, vous rendent larme pour larme aux heures d’effusion que vous passez dans leur commerce. Pour que tous les espaces soient comblés, entre Dieu et les hommes, la hiérarchie catholique a mis les anges. Virgile, Novalis, Bellini, Hérold, ne sont-ce pas les anges de la musique et de la poésie, dont Homère et Beethoven sont les dieux ? M. Berlioz, lui, n’épargne rien, et c’est surtout contre l’Italie que sa violence s’exerce, contre la terre parfumée et sereine de Païsiello, de Cimarosa, de Rossini. Jamais M. Berlioz ne s’est promené dans les jardins de Naples ou de Sorrente sans abattre les plus hautes et les plus mélancoliques têtes de pavots du bout de son petit bâton de mesure avec lequel il conduit la Symphonie fantastique ou l’ouverture des Francs-Juges. Encore s’il avait dû s’en tenir là, mais non ; tant de réputations abolies, tant de gloires modestes éteintes d’un souffle, tant de lis harmonieux foulés aux pieds, n’ont pu le satisfaire. Après les hommes, il lui fallait les dieux ; après l’objet de nos plus douces sympathies, celui de notre admiration inviolable et de notre culte. Un beau jour, M. Berlioz, voyant les jardins de la terre ravagés à souhait, s’est mis en tête d’escalader l’Olympe et d’y bouleverser toute hiérarchie. Jusqu’ici Mozart occupait dans le ciel de la musique un trône à part, que nul n’avait encore osé lui contester ; au-dessous de lui, bien loin des sphères éthérées où l’avait poussé le vent fortuné de ses mélodies, flottaient les nuages terrestres des autres immortels. M. Berlioz, en dépit de la convention unanime, en a décidé autrement ; à la place de Mozart il a mis Beethoven, et voilà désormais que le chantre divin erre dépossédé dans les cieux, et cherche, ô dérision ! une place au-dessous de Weber ou de Spontini ! Or, ceci n’a rien qui puisse étonner de la part de M. Berlioz ; en effet, pour tout homme adorateur exclusif et borné de la forme instrumentale, Mozart, révélateur et prince de la mélodie, doit céder le pas à Beethoven, roi de la sonorité. En agissant de la sorte, M. Berlioz a tout simplement obéi à cette logique inflexible et fatale, qui prend à leur berceau les natures aventureuses, et les pousse, sans qu’elles puissent revenir sur leurs pas, vers les sommets glorieux du génie ou le néant de l’indifférence de tous. Si M. Berlioz fût né peintre, à l’heure qu’il est Michel-Ange aurait détrôné Raphaël ; car il y a, entre Raphaël et Michel-Ange, la distance qui sépare Mozart de Beethoven. M. Berlioz est en proie à des convictions fausses qui lui montent au cerveau et l’exaltent jusqu’à l’ivresse. Aussi, dans ses querelles avec les contemporains que le succès proclame, ou les morts que la gloire a consacrés, toute haine personnelle, tout sentiment de basse jalousie est laissé de côté : caractère énergique et sauvage, mais loyal, ouvert, généreux, quels que soient les caprices désordonnés où il s’abandonne, on n’en doit tenir compte qu’à l’impétuosité de sa nature, à la fougue excentrique de son tempérament révolutionnaire. Dès le premier jour, M. Berlioz a dédaigné d’arriver à la renommée par les moyens communs : les portes tardaient à s’ouvrir devant lui, il les a brisées. Il a passé par la théorie avant d’en venir à l’œuvre ; il a déblayé le terrain des plantes qui pouvaient l’offusquer ; il s’est fait son arène et son public, il s’est fait tout, jusqu’à son ciel, qu’il a lui-même peuplé de dieux. Aussi maintenant il s’agit de vaincre à la face du monde, convoqué à si grand bruit. M. Berlioz n’ignore pas quelle responsabilité terrible pèse sur sa tête. Quand on s’est annoncé de la sorte, on n’a plus le droit de fléchir ; et pour les Titans qui escaladent le ciel sans en rapporter le feu sacré, notre époque a le ridicule : fâcheux vautour qui vaut bien celui de Prométhée.

Naturellement M. Berlioz devait se trouver mêlé au mouvement poétique qui éclata sur les dernières années de la restauration. Les manifestes ambitieux, les beaux systèmes proclamés à son de trompe dans tous les carrefours de la littérature, étaient faits pour exalter une imagination fougueuse et militante comme la sienne. M. Berlioz devait se lier avec les principaux chefs du parti et subir l’influence romantique, aussi bien et plus peut-être que tant d’autres esprits généreux qui se laissèrent égarer alors ; car, avant tout, M. Berlioz est musicien, et sa nature, au fond peu littéraire, ne pouvait le tenir en garde contre certaines illusions qui, grâce à un esprit de discussion et de critique encore peu exercé, ont subsisté pour lui long-temps après s’être évanouies pour les autres. Telle est, du reste, la destinée de toutes ces théories aveugles qui tombent d’elles-mêmes et sous le coup de leur propre exagération. Les poètes, gens du reste assez faciles à se laisser éblouir un instant, mais en qui veille toujours le sentiment de la beauté régulière puisée aux sources éternelles, les poètes finissent tôt ou tard par ouvrir les yeux, et, voyant qu’on les a trompés, se retirent. Les peintres et les musiciens, au contraire, tant qu’il y a de la couleur ou des sons dans l’air, se laissent ravir et demeurent à leur place sans trop s’enquérir de l’idée qui seule féconde et vivifie. Il suffirait de jeter les yeux sur un passé encore près de nous pour se convaincre qu’en pareille occasion les choses n’ont pas une autre issue. Le romantisme pur n’existe plus guère que dans la musique ; c’est là qu’il faut désormais qu’on aille le chercher. Féconde ou stérile, heureuse ou fatale, l’impulsion vient de la poésie ; la musique, la peinture, les autres arts enfin ne la reçoivent qu’ensuite et successivement : dès-lors il est tout simple qu’ils s’attardent. N’importe : M. Berlioz, lui aussi, voulut faire sa préface de Cromwell ; ce que l’école nouvelle essayait d’accomplir au nom de la poésie, il résolut de le tenter au profit de la musique ; et là commence peut-être l’erreur la plus grave où M. Berlioz se soit jamais fourvoyé.

La révolution romantique était une révolution toute de forme ; il s’agissait alors d’introduire la nature dans notre poésie qui manquait d’air et de soleil. De là les aspirations de tant de poitrines généreuses vers les rosées de l’Allemagne, vers les sereines vapeurs de l’Angleterre, vers les chaudes bouffées que les vents du midi apportaient d’Italie ou d’Espagne. Comme on le voit, ce mouvement, qui n’avait pour but qu’une sorte d’infusion d’élémens étrangers dans notre langue poétique, se trouvait naturellement circonscrit entre les limites du pays. Au-delà du Rhin, de la Manche ou des Pyrénées, notre révolution littéraire ne pouvait trouver d’écho. Or, la musique, comme la poésie, n’est pas d’une langue, mais de toutes. Prétendre convertir en réforme musicale la réforme littéraire, c’était ne rien entreprendre du tout, et ce qu’on pouvait vouloir tenter à cette occasion se trouvait dès long-temps accompli. La musique ne se traduit pas ; pour qu’elle passe d’une langue dans une autre, il suffit qu’on l’exécute, et pour cette fois la tâche du réformateur se bornait à l’imitation, plus ou moins laborieuse, plus ou moins susceptible de succès, des chefs-d’œuvre de Beethoven ou de Weber. Voilà ce que M. Berlioz n’a pas senti. En outre, une révolution musicale au profit de la seule forme ne s’accomplira jamais. Quoi qu’on dise, la mélodie est tout ; ces ingénieuses théories qu’on n’invente guère sans raison se dissipent à sa venue. La mélodie, c’est l’ame immortelle de la musique, la lumière qui sème l’ordre et la clarté dans le chaos des sons, et quand les siècles se sont amoncelés sur l’œuvre, quand la partie périssable est tombée en poussière, le seul point qui tremble encore dans le crépuscule du passé. Quelle confiance peut-on mettre dans une forme incessamment soumise aux caprices d’une convention qui change tous les jours, dans un art dont la destinée est de flotter dans le vide, et qui pour domaine a l’infini ? En poésie, au moins, les conditions ne changent pas si vite, et d’un siècle à l’autre on peut s’entendre. Ce qui fut vraiment beau par le fond et la forme au temps de Louis XIV l’est encore aujourd’hui. Nul ne songe à contester à Corneille son grand air de Romain et de Castillan, la ligne correcte et vigoureuse de son style ; à Racine la mollesse flottante de sa période, la grace composée de ses blanches héroïnes, la douceur élégiaque de ses inspirations ; et cependant près de deux siècles se sont écoulés depuis qu’ils écrivaient l’un Polyeucte ou le Cid, l’autre Iphigénie ou Bérénice. Combien y a-t-il que Gluck et Piccini sont morts ?

La forme musicale n’a ni durée ni consistance. D’une heure à l’autre, les conditions du succès changent ; ce que chacun exaltait hier de toutes les forces de son enthousiasme, aujourd’hui sert de risée au plus mince écolier ; et pour que de semblables révolutions s’opèrent, il suffit d’un instrument qu’on invente, d’un bruit nouveau qu’on découvre dans le bois ou le cuivre, d’une formule inusitée qu’on met en honneur dans l’orchestre. Ainsi, par exemple, à l’heure qu’il est, il convient à M. Berlioz de reculer à l’infini les limites de son art ; sa musique étouffe dans l’étroite enceinte d’une salle de théâtre ou de concert ; il lui faut le dôme des Invalides pour qu’elle se sente à l’aise et puisse marcher dans sa force et dans sa liberté. Or, qui nous dit que dans cinquante ans quelque grand musicien révolutionnaire ne trouvera pas moyen de renchérir encore sur l’auteur de la Symphonie fantastique ? Qui peut savoir quelles ressources ne seront pas découvertes d’ici là ? Alors il s’agira peut-être d’un orchestre en plein vent, installé dans quelque Champ-de-Mars, d’une symphonie universelle où prendront part les cloches du haut de leurs clochers, les canons du fond de leurs citadelles, quelque chose enfin comme l’orage qui fera tressaillir les hommes et en même temps hurler les animaux dans leurs tanières. La musique de Mozart et de Cimarosa ne s’adressait jadis qu’à l’ame humaine ; il est donc tout clair qu’on aura gagné beaucoup au change. Musique imitative, musique pittoresque, paroles creuses que tout cela, bonnes à jeter le désordre et la confusion dans l’art ! À quoi donc ont abouti ces systèmes effrénés, si ce n’est à pervertir le goût, à déplacer les règles, à ruiner toute logique ? La peinture, la musique, la poésie, désormais ne font plus qu’un seul art immense, universel, que les mêmes lois gouvernent, qui tend au même but par les mêmes moyens : le poète colore son vers, le musicien dessine un paysage. On ne chante plus un air, on le dit. Inventions sublimes ! Voilà les Muses accouplées ; les filles immortelles n’iront plus une à une, rêveuses et mélancoliques, par les verts sentiers de l’Olympe. Insensés ! vous avez oublié que les Muses sont éternellement vierges, vous qui les faites ainsi boire à la même coupe, s’enivrer du même vin et danser la même ronde échevelée ! Mais vous ne voyez pas que, pour satisfaire aux mesquines fantaisies de votre cerveau, vous poussez violemment la musique hors du centre de son action naturelle, et que vous l’égarez dans l’abîme. La musique a le cœur humain, c’est là qu’elle s’éveille en palpitant et qu’elle chante à l’amour comme l’oiseau matinal au soleil ; car elle seule dispose à souhait et presque sans partage de cette passion féconde : seule entre tous les arts, elle en peut rendre l’extase, la volupté, les mille sentimens contraires qui rayonnent autour comme autant de facettes lumineuses d’un inappréciable diamant. La musique a le cœur humain ; et que lui voulez-vous de plus ? C’est là que Desdemone d’Otello a trouvé la romance du Saule, Caroline du Matrimonio ses mélodieuses tristesses, dona Anna sa plainte sublime. Vous trouveriez-vous par hasard à l’étroit dans ce monde sonore du cœur humain qui a suffi à Mozart, à Cimarosa, à Rossini ? Ah ! s’il en est ainsi, vous êtes dieu. Alors grandissez jusqu’au ciel, prenez l’espace, prenez l’univers tout entier, roulez-vous au caprice de votre aile de flamme dans les vapeurs de l’infini ; mais ne vous plaignez pas si la multitude vous méconnaît, et si, quand vous portez la main sur ses idoles les plus chères, elle vous blasphème et vous raille. D’ailleurs, que vous importe le blâme ou la louange de cette multitude que vous dédaignez et dont vous n’avez jamais voulu tenir compte ? Ne vous reste-t-il pas, pour vous consoler de l’abandon des hommes, la conscience de votre force personnelle, et les acclamations dans la solitude d’un petit nombre d’amis, espèces d’anachorètes de l’art qui vont à votre gloire comme ils iraient au désert, pour laisser croître leur barbe et leurs cheveux ?

Or, c’est tout juste contre cette mélodie, heureuse, agréable, charmante, qu’un rhythme facile ramène à certains intervalles ménagés à souhait, contre cette mélodie qui n’en veut ni à votre raison, ni à votre vie, qui vous laisse l’ame et le corps dispos, et vous enchante par degrés, sans épuiser du premier coup, en les absorbant, toutes les facultés de votre sensation, contre la mélodie italienne enfin, que M. Berlioz s’élève de toute l’énergie de son intolérance fougueuse. Soit instinct originel d’un caractère naturellement excentrique, soit parti pris de donner cours aux théories sur lesquelles tout chef d’école joue l’avenir de son nom, M. Berlioz s’obstine à chercher dans la musique des effets qu’il n’est pas en elle d’exprimer, tandis qu’en revanche il semble prendre plaisir à négliger ses plus beaux dons. Que dirait-on d’un homme qui voudrait cueillir à toute force des lilas sur un églantier en fleurs ? Cet homme-là se piquerait les doigts jusqu’au sang, voilà tout. Pour M. Berlioz, la musique n’est ni cette bacchante effrénée et lascive qui tue Mozart dans un baiser de feu, ni la belle fille aux cheveux dénoués et couronnés de myrte, aux épaules nues, qui glisse avec Rossini sur les lagunes de Venise, ni la Titania des clairs de lune de Weber, mais une Isis mystérieuse, austère, fatale, entourée de signes impénétrables et de superstitions sombres, dont il se croit l’hiérophante et le mystagogue. À ce compte, toute phrase qui réjouit l’ame et les oreilles devient une profanation de l’art. Qu’on s’étonne après cela si la mélodie italienne ne peut trouver grace devant l’auteur de Benvenuto ! Il la réprouve un peu à la façon de ces théologiens qui condamnaient le chant du rossignol dans les bois comme chose damnable et venant de l’enfer. Selon lui et son école, c’est faire une sorte de sacrilége que de demander à la musique de distraire l’esprit et de réjouir les oreilles. Pour que le but de l’art soit atteint, il faut que la sensation s’exalte jusqu’à la douleur physique, que les yeux se baignent de larmes, que les membres se tordent, et que la poitrine haletante suffoque, jusqu’à se briser sous les efforts de l’ame en délire. Ici M. Berlioz nous semble avoir donné en plein dans les embûches qu’Hoffmann tend dans l’air aux cerveaux exaltés ; et sans parler de l’auteur de la Symphonie fantastique, combien sont venus se prendre, comme des oiselets, à ces gluaux disposés avec tant d’art sous l’herbe humide ou dans les vapeurs de l’espace ! Que d’esprits agréables, que d’intelligences distinguées ont laissé là leur charme originel, la grace native qui les décorait, et s’en vont désormais par les sentiers isolés, clopin-clopant, morfondus et traînant l’aile ! Il y a des livres dont l’influence est d’autant plus funeste que l’ironie amère qui en fait le fond s’y trouve déguisée avec plus d’adresse et de subtilité, et s’y mêle, comme une espèce de morphine vénéneuse, aux élémens généreux qui les composent. Vous lisez ces livres pour vous distraire, et la cervelle vous tourne ; vous buvez cela pour vous désaltérer, et vous êtes ivres. Qui le croirait ? ces rêves insensés du merveilleux conteur de Berlin, ces créations extravagantes dans leur essence, grotesques à force de mélancolie et d’enthousiasme, soufflées d’air et de son, qui ne se meuvent que dans les nuages du tabac, l’écume du vin nouveau, les vapeurs de la théière, il s’est rencontré d’honnêtes gens qui les ont prises au sérieux, des hommes de chair et d’os qui se sont mis en tête de régler leur personnage sur de semblables patrons, des fous sublimes qui passent leur vie à creuser de leurs ongles la couleur et le son, pour y surprendre le Salvator Rosa ou le Kreissler du conte fantastique. En vérité, Kreissler a déjà fait au moins autant de victimes que Werther, avec cette différence qu’ici le suicide, pour arriver à ses fins, ne tourne guère contre lui que l’arme du ridicule. Mais les morts du ridicule ont sur leurs confrères de l’épée ou du pistolet l’avantage immense de revenir du tombeau et de pouvoir promener, quand il leur plaît, leur linceul au soleil. Ces fantômes-là portent d’inconcevables chevelures qu’ils laissent flotter au hasard sur leurs épaules, à la manière des anges de Rembrandt. L’expression de leur visage est triste jusqu’à la fin. Parfois leur front incliné comme un roseau sous la main fatale du génie se relève vers le ciel, séjour éternel de la mélodie qu’ils cherchent vainement ici-bas, La mélancolie fait route avec eux à travers les frais sentiers de la terre, et leur mission divine consiste à faire passer incessamment leur ame dans les entrailles d’un instrument qui palpite, s’anime, tressaille et bondit à leur approche ; qui partage leurs douleurs profondes, leurs vagues incertitudes, leurs extases séraphiques, souffre de leurs maux, pleure des larmes de leurs yeux, transpire de la sueur de leur corps, et vit enfin de leur propre vie. De là une musique de regards langoureux et mourans, d’étreintes chaudes et fatales, de pâmoisons instantanées ; musique du présent et de l’avenir, de la vie et de la mort, du ciel et de l’enfer, où les fibres se brisent dans les poitrines et les cordes dans les claviers.

Nous ne disons pas ceci pour M. Berlioz, qu’une raison plus saine éloigne de ces affectations bizarres : cependant, on ne peut le nier, M. Berlioz est de cette école à sa manière, et s’il en désapprouve l’extravagance, il n’en adopte et n’en défend pas moins de toutes les forces de sa conviction généreuse les inadmissibles théories, l’esprit turbulent de conquête et d’envahissement. Je défie qu’on cite en musique une tradition glorieuse que M. Berlioz ait respectée. La mélodie, le rhythme, la voix humaine ? Pour la mélodie, la plupart du temps elle lui échappe, et, si d’aventure il la tient dans ses mains, c’est pour la torturer sous les tenailles d’un rhythme de fer, avec la joie barbare d’un enfant qui plume un oiseau. Comme tous les caractères désorganisateurs, M. Berlioz a le génie de la destruction ; il trouve moyen d’en finir en une fois avec la mélodie et le rhythme, et d’anéantir l’un par l’autre ces deux élémens essentiels de toute musique. Quant à la voix humaine, il lui ôte du premier coup sa fière indépendance, son allure hardie, ses élans vers le ciel, et la soumet à la domination brutale de l’orchestre : la voix humaine ravalée au niveau d’un violon ou d’un trombone, plus bas encore ! la prêtresse de l’ame, faite pour commander partout, devenue la servante d’une idole de cuivre ou de bois ! Non, la musique n’est pas ce que vous pensez. À force de raisonnemens sublimes et de théoriques élucubrations, vous avez inventé quelque chose de fort magnifique et de fort beau, mais, ne vous en déplaise, de parfaitement étranger à l’art mélodieux des sons. Algèbre ou métaphysique, de quel nom appeler cet assemblage monstrueux, quelquefois grandiose ? Vraiment, je ne le sais. Tâchez de vous entendre sur ce point avec Pythagore et Platon, qui entrevoient, eux aussi, une musique infinie universelle, et qui n’a, comme la vôtre, aucun rapport avec l’art de Cimarosa, de Mozart et de Beethoven. La musique n’a que faire de tant de paradoxes confusément entassés. Dès le premier jour, vous vous êtes mépris sur sa nature, sa destination, son essence. Aussi elle vous a bientôt échappé, elle s’est enfuie de vous, et de plus en plus le torrent de vos orchestres vous entraîne loin d’elle. Allez, vous aurez beau mettre en émoi toute l’artillerie de vos masses de cuivre, vous ne ferez pas que la musique ne soit encore aujourd’hui ce qu’elle a toujours été, ce qu’elle ne cessera jamais d’être, l’expression par la mélodie des grands sentimens de l’ame, je veux dire par la mélodie tempérée des combinaisons instrumentales, dont pas un esprit sérieux, en Italie comme en Allemagne, ne songe à vouloir abdiquer les ressources. La musique touche, exalte, transporte, mais sans convulsion, sans fièvre ardente, sans paroxisme dangereux ; les larmes qu’elle fait jaillir des sources du cœur sont douces à répandre et ne glissent pas sans volupté sur les paupières qu’elles mouillent. Non, la douleur qui vient des sensations de l’art, la douleur idéale et pure, qui vous élève vers le ciel, ne ressemble pas à la douleur physique, dont la main de plomb ne sait que vous abattre et vous briser. Elle n’a ni rides sur la face, ni écume sur la bouche, ni cheveux hérissés sur la tête ; elle est mélancolique comme la nuit, calme et blanche comme le marbre de Paros. La musique, enfin, comme je me la figure, comme il me semble que toujours Mozart et Rossini, Beethoven et Weber eux-mêmes, ont dû se la figurer, c’est la Malibran en extase, chantant le Saule, par une belle soirée des Italiens.

Voici tantôt huit ans que M. Berlioz s’efforce d’attirer sur lui l’attention publique, et consume sa vie à lutter contre les éternelles, les plus incontestables vérités de l’art ; lutte folle, sans doute, mais vaillamment soutenue, à laquelle certains petits succès d’escarmouche, enlevés çà et là sans qu’on y prenne garde, ont pu donner une apparence de raison. Pour ce qui touche les intérêts de la cause qu’il défend, M. Berlioz n’est pas de trempe à se laisser facilement décourager. Si jusqu’à présent il s’est abstenu de montrer qu’il eût en lui la fécondité naturelle, la force originale et créatrice du génie, il donne chaque jour la preuve qu’il en a la persévérance généreuse, la mâle obstination, et c’est à ce titre, on peut le dire, que M. Berlioz se rattache à la famille de Beethoven, de Weber, de toutes les volontés fermes, résolues et militantes. Lorsqu’il s’agit d’arriver à ses fins, rien ne le rebute, ni l’insuffisance des moyens d’exécution (où trouver, en effet, assez de voix, assez d’instrumens, assez d’espace, pour réaliser ces imaginations gigantesques ?), ni l’indifférence déplorable dont le public paie le plus souvent tant de labeurs ingrats courageusement entrepris, tant d’inquiétudes traversées, tant de maux soufferts avec amertume. En cela, du reste, M. Berlioz ressemble à tous les gens qui se sont mis en tête une idée vraie ou fausse, et chaque jour se l’enfoncent plus profondément avec le marteau de fer d’une conviction opiniâtre, et qui ne cède à rien. Ces gens-là sont un peu comme des soldats engagés à l’aventure dans un mauvais pas dont on ne peut sortir sans gloire ; il s’agit pour eux de vaincre ou de mourir à la tâche. Après la sensation du succès, terme de toutes leurs espérances, de toutes leurs passions, de tous leurs vœux, il n’y en a pas au monde qu’ils recherchent plus avidement que celle du martyre. Après tout, la couronne d’épines est encore une couronne, et, dans la soif insatiable de publicité qui les dévore, ils aiment mieux une position désespérée, du fond de laquelle ils peuvent s’emporter à loisir contre la multitude qui passe son chemin et retourne aujourd’hui où ses plaisirs d’hier l’appellent, qu’une destinée heureuse et calme qu’ils se seraient faite si facilement entre la gloire du génie qu’ils ne peuvent atteindre et les ambitieuses tortures du martyre qui ne sont plus de notre temps ! Hélas ! n’est pas martyr qui veut ; l’art ne fait guère plus de victimes aujourd’hui que la religion. En quel temps la carrière a-t-elle été plus facile et plus douce à parcourir ? En quel temps a-t-on vu, je ne dis pas le génie, mais le simple talent, qui sait se comprendre et se modérer, arriver plus vite à la renommée, à la fortune, à cette influence suprême qui vous vient de la sanction publique ? Quelle noble pensée meurt en germe ? quelle flamme s’éteint faute d’aliment ? Et cette sollicitude de tous, qui, du reste, ne fait défaut à personne, si ce n’est aux poètes quelquefois, semble surtout s’exercer à l’égard des musiciens avec plus d’intelligence et de curiosité. Qu’on nous cite quelque part, en France, en Italie, en Allemagne, un nom glorieux ignoré, et l’on verra si les plongeurs manquent pour aller le chercher sous les flots de mélodie qui l’enveloppent, et venir ensuite l’exposer au soleil, comme une perle humide. Et pour ne citer qu’un exemple, un beau matin, la fougue religieuse descend dans la poitrine de M. Berlioz, l’inspiration prophétique coule dans ses veines et fermente dans son cerveau ; il rêve des effets sublimes, gigantesques, inouis ; toutes les harpes du roi Salomon sonnent à ses oreilles, et la Jérusalem nouvelle se lève pour lui resplendissante au milieu des vapeurs de l’avenir. M. Berlioz obéit au dieu qui l’entraîne ; mais une fois sa messe composée, où la produire ? sur quel terrain assez solide élever cette architecture de sons ? quelle enceinte capable de contenir sans éclater cette musique solennelle ? M. Berlioz demande l’église des Invalides, et, sur la foi d’une symphonie, ou, pour mieux dire, d’un fragment de symphonie, on la lui donne toute parée pour une fête nationale. Le service en l’honneur des glorieux morts tombés devant Constantine : quelle fortune pour un musicien que son inspiration travaille ! quelle occasion pour le génie de se répandre en élégiaques douleurs, en hymnes échevelés et triomphans ! d’inonder le marbre de ses larmes fécondes, de pousser vers le ciel sa jérémiade sublime ! Eh bien ! le croira-t-on ? de tant d’élémens assemblés M. Berlioz ne sait que faire. Sa musique, à la fois chargée de couleur et terne, bruyante et inanimée, s’épuise à chercher l’expression puérile de la lettre, sans s’élever jamais jusqu’à l’esprit, et se perd dans une sorte de plasticité sonore. Or, pour réparer cet échec fait à son nom, M. Berlioz en appelle de l’église à la scène, et sur-le-champ, comme l’enceinte des Invalides, la salle de l’Opéra s’ouvre à lui. Voilà donc le musicien que des amis imprudens et maladroits s’efforcent de nous donner comme une victime lamentable de son propre génie ! Il est vrai que le public ne prend guère au sérieux ce manége, où les esprits les moins clairvoyans ont bientôt découvert une ruse assez habilement ourdie. En effet, on ne perd jamais son temps à proclamer martyr celui qu’on ne peut encore s’aviser de sacrer roi. Pour les imaginations excentriques, la proscription vaut la gloire.

Qu’on nous dise à présent quels moyens ont manqué à M. Berlioz de se produire, quelle porte est demeurée close à la sollicitation persévérante du marteau d’airain de sa musique. M. Berlioz a traversé déjà la salle des concerts qui suffit à Beethoven, l’église qui suffit à Sébastien Bach, le théâtre qui suffit à Rossini ; si M. Berlioz n’est encore ni Sébastien Bach, ni Beethoven, ni Rossini, à qui s’en prendre ? Est-ce la faute de l’indifférence dédaigneuse du public ? Non certes ; de son mauvais goût peut-être, peut-être bien aussi du mauvais goût de M. Berlioz. Il est si facile, en effet, au génie de se mettre d’abord avec les sympathies communes, sans rien abdiquer de sa force originale et de sa spontanéité naturelle ! Il suffit pour cela de vouloir. Il est vrai qu’en matière d’art la volonté dérive plus que partout ailleurs de la puissance, premier don du génie. Or, combien de gens, pour sauver au moins les apparences, affectent de ne vouloir pas ce qu’ils ne peuvent, et cherchent à masquer l’insuffisance de leur esprit sous les faux semblans d’un caractère invincible. Encore une fois, l’art des sons n’est en aucune manière l’art des hiéroglyphes. On ne nous fera pas croire qu’il y ait au monde un musicien assez égoïste, ou plutôt assez simple, pour vouer d’avance toute sa vie à la contemplation solitaire de son œuvre. Dire qu’on ne compose que pour soi et pour un petit nombre d’amis privilégiés, c’est essayer vainement de donner satisfaction à son amour-propre refoulé. Nul ne renonce volontiers aux tumultueuses ovations du succès, aux enivrantes fumées de l’encens populaire. Il y a entre l’œuvre et le public un point de contact et de sympathie qu’il faut saisir, et sur lequel les hommes de génie ne manquent jamais de frapper juste, sans engager en aucune façon l’indépendance de leur nature ; concession intelligente faite au sentiment de tous, et non au mauvais goût, comme on a voulu le prétendre. Le mauvais goût n’est pas inné. La nature ignore parfaitement le sens qu’il nous a plu de donner à cette parole. Émouvoir les cordes mélodieuses, mais assoupies, du cœur humain, apparemment c’est là le but que la musique se propose. Le mauvais goût n’a donc rien à voir ici ; le mauvais goût, c’est tout simplement l’exagération, dans un but de facile succès, de cette concession faite à l’ame universelle, à ces vagues pressentimens, que chacun porte en soi, du vrai et du beau dans les arts. Le mauvais goût n’est pas dans la multitude, mais chez l’artiste. — Avant tout, il s’agit de se faire comprendre. La mélodie est comme la ligne ; elle se laisse saisir et tombe sous le sens. Chercher sa renommée en dehors de l’adhésion unanime, c’est folie et vanité. Que m’importe, à moi, que toutes les musiques du ciel et de la terre chantent en vous, si je n’en saisis pas un son ? L’affaire du génie, c’est de savoir transmettre les idées qui lui viennent d’en haut ; si cette faculté vous manque, vous êtes un homme comme les autres hommes ; vous aurez beau parler à la multitude de votre élection, elle ne vous répondra que par son sourire. Et quelle raison la multitude aurait-elle de vous croire ? Alors, puisque vous ne pouvez convier vos semblables au spectacle de ces mondes d’harmonie qui grondent en vous, jouissez-en seul et sans bruit ; oubliez-vous dans les extases de Pythagore, dans les hallucinations de Paracelse ; éprouvez une à une, dans l’isolement, toutes les sensations sublimes de Mozart et de Beethoven, toutes, excepté pourtant celle qui a dû tant de fois les faire tressaillir, lorsqu’ils pouvaient se dire en face de tout un peuple assemblé : « Ces larmes, ces frémissemens, cet enthousiasme, tout cela, c’est ma pensée, c’est mon souffle, c’est mon œuvre ! » car ils avaient pour eux l’acclamation unanime, ce fruit divin de l’arbre de science, qu’il ne vous est pas donné de cueillir. Mais, de grace, cessez de vous dire maîtres et créateurs, puisque votre pensée avorte chaque fois qu’elle vient au monde, puisque votre inspiration ne parle pas les langues des hommes.

C’est par la Symphonie fantastique que le nom de M. Berlioz se révéla pour la première fois : la Symphonie fantastique ! œuvre singulière, faite pour reculer toute idée qu’on peut avoir de l’étrange, du bizarre, de l’inoui ; débauche de l’orchestre, où toutes les lois de la composition sont délibérément violées ; débat tumultueux, profond, lamentable, où le caprice d’une imagination exaltée et vagabonde arrache impérieusement à la méthode tous les élémens qu’elle classe et dispose, et les pousse au hasard pêle-mêle dans la dissonance et la confusion ; où l’harmonie est battue de verges ; où des rhythmes avortés et boiteux raillent la mesure, et dansent en chœur dans les ténèbres d’un chaos que sillonnent çà et là, il faut le dire, de splendides éclairs de lumière. On était alors en un temps où le succès se mesurait sur la hardiesse et la témérité de la conception. Il suffisait de semer le scandale dans le sol des arts pour recueillir la renommée : triste fleur de renommée, en vérité, qui séchait bien vite au soleil. N’importe : cette œuvre souleva de vives querelles, dont le nom de M. Berlioz ne manqua pas de tirer profit, comme on le pense. Au reste, on ne peut le nier, il y a dans la Symphonie fantastique des beautés d’un ordre supérieur, qui vous étonnent, et révèlent, chez le musicien, de nobles facultés d’énergie et de force dramatique, qu’une direction régulière aurait infailliblement conduites à de fort sérieux résultats. On trouve par momens, sur les flots livides de cet Érèbe ténébreux qu’un vent de soufre agite, de transparentes perles dignes de rouler sur les sables d’or de l’océan divin. Ainsi, par exemple, le temps de valse qui éclate sur toutes les harpes, dans le second morceau, intitulé, je crois, le Bal, est une phrase heureuse, pleine de délire et de volupté folle, qui rappelle de loin, non par le motif, mais par son caractère d’originalité, une des plus intéressantes mélodies de Weber, l’Invitation à la valse, boutade sublime qui vaut l’inspiration. Quant à la Marche au supplice, un musicien qui ferait souvent de pareilles rencontres, n’aurait jamais à se plaindre de la rigueur de la critique ou de l’indifférence du public : l’un et l’autre l’ont assez prouvé à M. Berlioz, chaque fois qu’il leur en a donné l’occasion. La fanfare surtout que les cuivres entonnent, après le roulement lugubre des basses, est le jet grandiose, irrésistible, d’un beau mouvement spontané. Voilà un effet légitime, et qui, pour ne pas sortir des limites naturelles de l’art, ne perd rien en éclat, en puissance, en énergie même. Toutes les ressources instrumentales sont mises en jeu ; mais, cette fois, sans abus, à la manière des grands maîtres d’Allemagne, selon les lois inviolables de la composition et de l’harmonie. On sent que la grande ombre de Beethoven se meut dans toute cette partie de la Symphonie fantastique. Heureux M. Berlioz lorsqu’il peut se rattacher à Beethoven, même à son ombre ! Tout à l’heure, dans les morceaux suivans, vous allez le voir seul, livré à son propre enthousiasme, en proie à ses inspirations personnelles, se débattre, s’emporter et se perdre sous un océan de notes confuses, qui montent ou descendent, s’apaisent ou s’irritent, sans que nulle volonté supérieure semble les contenir ou les pousser, et vont à leur gré, en dehors de toutes les convenances du rhythme, de toutes les lois de la mesure, de toutes les traditions humaines, du goût et du sens commun.

M. Berlioz affectionne les marches avec raison, puisqu’il y réussit ; d’ailleurs, cette forme se prête à merveille à ces fantaisies qu’on lui connaît de musique imitative et pittoresque. Au moins quand M. Berlioz compose une marche, il peut se donner le plaisir de voir passer ce qu’il chante et satisfaire à loisir les oreilles de ses yeux. Tantôt c’est un condamné qu’on mène au supplice : de sombres pénitens ouvrent le cortége, une torche de résine à la main, leur capuchon noir rabattu sur leur face ; vient ensuite un détachement de la force armée, puis le patient, l’œil hébété, les lèvres collées sur un crucifix qu’un moine lui présente ; suivent les grenadiers à cheval ; les clairons sonnent et dominent les rumeurs du peuple qui gronde et s’agite en tous sens. On arrive sur la place, le greffier lit la sentence, etc. Tantôt ce sont de braves pèlerins vêtus de gris, qui s’en vont en terre sainte, vivant de noix frugales qu’ils cassent avec les cailloux de la route, d’eau qu’ils puisent dans le creux de leur main, et s’arrêtant à toutes les chapelles où la cloche tinte. De la sorte, la musique a d’un côté les clairons, les tambours, les cris du peuple, tout l’appareil enfin de ces horribles fêtes où l’on jette à la foule une tête d’homme pour hochet ; de l’autre, les cloches de vêpres ou de matines, les coquilles qui s’entrechoquent, l’eau qui tombe dans les gourdes qu’on emplit, le cri du rouet que file une vieille qu’on salue en passant, le bêlement monotone des troupeaux qui reviennent du pâturage, tous les bruits de la plaine et du bois, tous les frémissemens de la montagne, toutes les rumeurs du torrent, toutes les harmonies de la nature ! La campagne de Rome, les Abruzzes, les horizons immenses, les splendides couchers du soleil, quelle musique il y a dans ces sources sonores et fécondes où ni Mozart ni Cimarosa n’ont jamais puisé !

La marche des pèlerins, dans la symphonie d’Harold, se distingue par une certaine curiosité de facture dont, jusque-là, M. Berlioz n’avait pas donné de preuves. Le motif qui lui sert de thème, heureusement trouvé, passe, avec une variété qu’on aime, d’un groupe d’instrumens à l’autre et se transforme de la plus aimable manière à travers toutes sortes de combinaisons ingénieuses. Cette phrase principale qui, après avoir fourni sa carrière sonore, disparaît d’un côté pour renaître de l’autre, relevée de quelque ornement nouveau, ce point lumineux qui se montre à l’orient, tandis que vous cherchiez à le surprendre au couchant sous la ligne d’or où il vient de s’abîmer, tout cela est charmant, merveilleux, subtil, plein de délicatesse, de goût et de distinction ; tout cela tient l’esprit attentif et l’intérêt en émoi. Il est vrai de dire qu’ici l’originalité de la forme n’éclate guère plus que dans la Marche au supplice. Tantôt c’est le magnifique effet de progression qui se rencontre dans la symphonie en ut mineur qui préoccupait M. Berlioz ; maintenant ce sont les artifices si adroitement ménagés de la symphonie en la qui tentent son esprit. Mais qu’importe après tout ? M. Berlioz n’a point, sans doute, la prétention d’avoir inventé la symphonie moderne ; il laisse cet honneur à qui de droit. Son intention, en écrivant la Symphonie fantastique et Harold, n’était-elle pas de verser toutes les idées qui ont pu lui venir de ses heures de fièvre ardente et de mélancolie au bord du lac, comme aussi de ses impressions de voyages, dans la forme gigantesque et sublime que Beethoven a pétrie de ses mains de Titan. Laissez M. Berlioz répandre à loisir le métal de sa pensée dans le creuset de Beethoven, si vous voulez que la fusion s’accomplisse à souhait. Ce qui ruine les idées de M. Berlioz, c’est la forme inouie qu’il se plaît à leur donner ; ce qui fait de son or le plus pur un alliage bizarre qui n’a cours dans aucun pays, c’est le moule vraiment singulier où il lui convient de le répandre. Que M. Berlioz prenne la forme de Beethoven, qu’il la garde long-temps, sans cesse, la sienne tiendra toujours assez tôt avec les Rêves des nuits du sabbat et les Orgies de brigands, et tous les mélologues dont abondent les curieux programmes qu’il rédige[1].

Une fois M. Berlioz a tenté d’introduire dans la musique sacrée ces effets prodigieux d’instrumentation dont il a le secret, secret terrible qu’on ne l’accusera certes pas de vouloir garder pour lui. Or, si l’on s’en souvient, l’évènement tourna de manière à ne pas l’encourager beaucoup dans son entreprise : ce fut un échec sensible et que les amis de M. Berlioz auraient dû au moins lui épargner, car il suffisait, pour s’y attendre, d’avoir réfléchi un moment aux nécessités de vocation que ce genre impose. Mais, hélas ! pour les musiciens comme pour les poètes, les amis intelligens sont rares ; il n’y a guère, dans les arts, que des partisans fanatiques, sans discernement, sans goût, sans clairvoyance ; sorte de meute déchaînée, qui aboie en criant bravo, que l’orgueil humain pousse à travers la forêt sur la trace du cerf généreux, et qui le poursuit de ses incitantes clameurs jusqu’à ce qu’il tombe avant le terme, haletant et moribond. — Quoi qu’il en soit, M. Berlioz écrivit une messe tout comme il aurait composé une symphonie, et pensa qu’un monde nouveau, plein de religieux mystères et de vagues terreurs, allait se dégager des explosions surnaturelles de son orchestre. Or, agir de la sorte, c’est tout simplement prouver qu’on ne veut comprendre ni le sens ni la portée de l’oratorio. La musique sacrée exige, avant tout, un sentiment profond, sincère, presque ingénu, qui se traduit par la mélodie, condition première du genre, dont M. Berlioz ne tiendra jamais compte, lui qui semble possédé par l’idée que l’on peut remplacer l’expression idéale par une sorte de réalité sonore, la voix de l’ame par la voix du corps. Il y a des esprits turbulens que toute tradition inquiète ; il suffit qu’une chose tienne à la terre depuis des siècles, pour qu’ils s’efforcent de l’en arracher : le monde finirait par n’être plus qu’un désert si on les laissait faire. M. Berlioz lit le texte sacré, et, dans son enthousiasme pour ces versets terribles et solennels, s’imagine qu’il en va rendre la terreur définitive. Palestrina, Sébastien Bach, Mozart, lui semblent mesquins avec leur interprétation idéale et mystique de la prose latine ; les foudroyans effets d’émotion religieuse et d’épouvante que ces grands maîtres n’ont pas trouvés dans leur sentiment mélodieux, puisque la multitude qui les écoute ne tombe pas la face contre terre en des convulsions d’épileptique. M. Berlioz les cherchera dans les abîmes de son orchestre, dont il fouille le cuivre jusqu’en ses dernières profondeurs. Dès-lors, on le voit, il ne s’agit plus de musique, mais simplement de bruit. Ainsi, par exemple, Mozart, pour rendre ces paroles : Tuba mirum spargens sonum, n’emploie qu’un trombone, qui, dans le silence absolu des autres instrumens, proclame, dans toute la plénitude de sa voix de cuivre, une phrase grandiose, singulière, immense, qui, pour la solennité du début, n’a pas sa pareille au monde. Or, comprenez-vous cela ? un seul trombone pour un semblable effet, un seul, quelle misère ! quelle dérision ! c’est à faire hausser les épaules de pitié ! M. Berlioz, lui, en met quatre-vingts, et se passe, en revanche, de toute phrase grandiose et sublime, sans doute afin que les lois de la compensation y trouvent leur compte. Que signifie, s’il vous plaît, un pareil système ? où s’arrêteront ces divagations ? au jugement dernier sans doute, quand les trompettes des anges sonneront leurs fanfares. Que dira M. Berlioz alors ? que sera le bruit de son orchestre auprès de cette symphonie universelle ? Il aura évoqué deux cents trombones dans sa vie ; il en entendra, ce jour-là, deux cent millions sonner à ses oreilles ! Qui sait ? c’est peut-être là le supplice qui attend M. Berlioz dans l’éternité ; c’est, à coup sûr, celui que Dante n’aurait pas manqué de lui infliger, si Dante eût pu le mettre dans son poème, comme le musicien Casella. Puisque Dieu seul dispose de l’infini, que l’art se résigne donc enfin à vivre dans ses limites naturelles.

Je ne parlerai point de plusieurs ouvertures de M. Berlioz, l’ouverture des Francs-Juges, de la Tempête, du Roi Lear, non plus que de la cantate de Sardanapale et d’un grand nombre de fragmens que M. Berlioz a cru composer pour la voix, et qui ne sont guère, en réalité, que des airs de clarinette et des cavatines d’ophicléide, attendu que tous ces morceaux, par leur forme bizarre et laborieusement originale, comme aussi par le caractère des idées qu’on peut y découvrir çà et là, se rattachent, les unes aux symphonies du musicien qui nous occupe, les autres au cycle de ces opéras qui s’ouvrent par la partition de Benvenuto Cellini, et n’en sont, du reste, que d’assez médiocres appendices.

Pour quiconque a suivi les différentes entreprises de M. Berlioz, il était facile de calculer à quels résultats dramatiques ce musicien en viendrait le jour qu’il lui serait donné d’aborder la scène, et de lire, en quelque sorte, son théâtre dans ses symphonies. Quant à nous, la représentation de Benvenuto n’a fait que confirmer nos prévisions à cet égard. Il y a, dans la pratique des forces instrumentales, certaines habitudes exclusives que l’on contracte avec le temps et dont la musique dramatique ne peut s’accommoder en aucune façon : influence fâcheuse à laquelle les plus grands esprits, Chérubini, Méhul, Beethoven lui-même, n’ont pu se soustraire lorsqu’ils ont quitté l’orchestre, leur première patrie, pour s’emparer du théâtre. En effet, que dire des partitions de Médée, de Stratonice, de Fidelio, sinon que ce sont de magnifiques symphonies, où la voix joue çà et là son personnage, personnage, du reste, assez subalterne et mesquin, sorte de confident dont le rôle se borne à donner la réplique à l’orchestre, héros sublime de la tragédie ? Les Italiens sont les seuls qui sachent le mystère de la voix humaine, les seuls qui comprennent quelles jouissances indicibles, quelles inappréciables voluptés il y a dans les éclats soudains ou les frémissemens d’une belle voix éplorée, au timbre d’or, qui se déploie et se déroule comme une nappe de cristal au soleil. Les Italiens sont les seuls qui ne confondent pas la voix humaine, don de Dieu, avec un instrument de cuivre sorti de la boutique du luthier. Il est vrai que les Italiens ne font pas de symphonies, et que la gloire de Joseph Haydn et de Beethoven leur manque ; mais, à ce compte, ne pourrait-on pas dire aussi que Cimarosa, Rossini, Bellini, et tant d’autres qui chantent si bien, manquent à l’Allemagne ? Il n’y a guère que Mozart qui ait jamais su concilier toute chose sur ce point, et tenir, dans ses opéras, l’orchestre à distance de la voix humaine, lion enchaîné aux pieds de sa blonde et royale maîtresse. Ce qui n’empêche pas Mozart, dans ses symphonies, de conduire ses masses instrumentales en génie supérieur, et de donner à l’orchestre, dans l’occasion, les plus grands airs qu’il puisse prendre : témoin l’ouverture de Don Juan, l’ouverture de la Flûte enchantée. Mais sitôt qu’il s’agit d’opéra, son inspiration change, et la mélodie se révèle si pure, si transparente, si fluide, qu’il semble qu’elle passe immédiatement, et sans traverser le clavier ou l’orchestre, des profondeurs de son cerveau dans le gosier sonore de la cantatrice.

Il y a, dans les arts, des lois fondamentales que nul ne viole impunément. Permis à certains esprits, ivres d’eux-mêmes, de croire qu’ils vont ôter le rhythme à la musique et la ligne à la peinture, et de se mettre en tête qu’il existe des combinaisons d’instrumens et de couleurs qui peuvent tenir lieu de toute beauté sonore et plastique. Admirables théories bonnes à débiter l’hiver, au coin du feu, quand on est entouré d’un cercle d’amis complaisans, dont on pétrit le goût comme une cire molle, entre ses doigts, mais qu’il faut répudier bien vite, sitôt que le désir de la réalisation vous prend au cœur, à moins qu’on ne veuille s’exposer gaiement aux plus tristes déboires. Il me semble que les hommes qui entrent ainsi dans la carrière, avec le dessein arrêté de se donner à la foule pour des esprits supérieurs, devraient reculer sans cesse, jusqu’au bout, toute épreuve définitive ; de la sorte ils pourraient concilier long-temps, sinon toujours, la stérilité du sol de leur pensée avec l’exubérance de leur amour-propre, et, de son côté, la troupe des amis sonnerait à loisir sa fanfare. Quels chefs-d’œuvre, en effet, n’est-on pas en droit d’attendre d’une imagination qui s’effeuille çà et là, par fragmens qu’on daigne à peine rassembler ? Produire, en pareille circonstance, c’est se briser le front sur un écueil qu’il s’agissait de tourner habilement jusqu’à la fin. Le moyen, aux amis de M. Berlioz, de nous le donner maintenant pour un Beethoven ! Hier c’était possible.

La partition de M. Berlioz semble un défi porté aux lois essentielles de l’art ; il n’y est tenu compte ni de la voix, sacrifiée sans cesse aux prétentions turbulentes de l’orchestre, ni du rhythme, cet irrésistible moyen d’action, cette musique innée qui trouve son écho dans toutes les poitrines. Quoi donc ! il y a, dans votre art, un effet sympathique, prompt, infaillible, un effet qui ne s’adresse pas seulement à l’intelligence, mais à la vie du cœur et des artères ; un effet aussi vieux que le monde, dont Orphée se servait pour émouvoir les grands bois de la Thrace, et qui, du chantre antique, est venu jusqu’à nous, jusqu’à Rossini, en passant par les plus hautes cimes de l’intelligence ; et cet effet, vous le répudiez un beau matin, par boutade, et vous croyez qu’il dépend de vous de l’anéantir ! Mais ce besoin impatient, que ressent tout homme qui subit l’influence des sons, vous le comptez donc pour rien ? Ôter le rhythme de la musique, autant vaudrait empoisonner les fontaines pour guérir l’homme de la soif. Où ferez-vous un pas sans trouver le rhythme ? Il est dans tout ce qui se balance, dans tout ce qui se meut, dans tout ce qui palpite, dans la roue du moulin, dans la faucille des moissonneurs, dans le fléau qui tombe à coups mesurés sur les épis, dans le cœur humain qui bat. Levez-vous contre Aristote, si cela vous convient ; mais, de grace, respectez les lois de l’éternelle nature. Je le répète, l’analyse ordinaire ne peut guère s’appliquer aux œuvres de cette espèce. Il n’y a que leur auteur qui les sache dignement apprécier, parce qu’il n’y a que lui qui les comprenne. Dans le fond de sa conscience il trouve cela beau, et sans doute il a raison : son unique tort, c’est d’être seul de son avis. Les regards de son intelligence plongent dans les ténèbres de ces conceptions, et contemplent le spectacle harmonieux de l’ordre et de l’unité là où le chaos seul nous apparaît ; vue profonde et lucide dont il faut cependant bien se garder d’exalter trop vite la vertu. Il y a des oiseaux que la splendeur du soleil offusque et qui ne voient clair que dans les ombres du crépuscule ; pourquoi n’existerait-il pas des esprits de cette famille, esprits fantasques et nocturnes, éblouis par la lumière limpide et transparente de Cimarosa, et que les ténèbres attirent ?

De la manière dont M. Berlioz traite le rhythme, on peut conclure aisément la forme de sa mélodie. La mélodie de M. Berlioz est quelque chose de tourmenté, de nerveux, d’insaisissable, qui jamais ne se constitue si harmonieusement qu’il en résulte une sensation agréable et facile : cela siffle, grince, et disparaît le plus souvent sans qu’on ait eu le temps d’y prendre garde, quelquefois en produisant sur les oreilles l’effet incisif d’un éclair sur les yeux ; même dans les plus heureuses rencontres, on ne peut appeler cela une phrase, c’est un jet. Les amis de M. Berlioz prétendent ne voir là-dedans que parti pris et conséquence d’une méditation profonde sur les tendances nouvelles de l’art. Ériger en système ses défauts est une vieille ruse qui ne donne le change à personne. Quel que soit le musicien qui compose, si l’idée s’offre à lui belle, pure, mélodieuse, soyez sûrs que son premier soin sera de la donner au public dans toute son ampleur originelle, dans toute sa native simplicité ; il n’y a point de théorie au monde à laquelle on ne déroge en pareille occasion. L’homme qui tient un diamant splendide dans la main l’expose au grand jour, et laisse les rayons du soleil en caresser la rondeur somptueuse. Si M. Berlioz n’en agit pas de la sorte, c’est qu’il sait fort bien qu’il n’a que des fragmens de verroterie entre ses doigts ; s’il procède ainsi par saccades et soubresauts, c’est qu’il sent que sa mélodie n’a de lumière et de vitalité que pour une seconde, et que, s’il ne se hâte de l’enfouir au plus vite sous les éboulemens de son orchestre, elle va mourir tristement de faiblesse et d’inanition aux yeux de tous.

M. Berlioz possède à un éminent degré le sentiment des masses instrumentales. On rencontre çà et là dans son orchestre des passages qui attestent, chez le musicien, une formidable puissance dans le royaume de la sonorité. Malheureusement les effets s’amoncellent presque toujours jusqu’à la confusion, et les plus nobles qualités périssent par l’abus. M. Berlioz ne sait porter nulle part cette force de tempérance et de modération sans laquelle il devient impossible de rien édifier dans l’art de solide et de durable. S’il s’élève par hasard dans son orchestre un motif attaqué vaillamment et que l’on voudrait suivre, voilà que sur-le-champ les contre-sujets se multiplient autour de lui, que les plus bizarres modulations harmoniques s’entortillent comme autant de serpens et finissent par l’étouffer sous leurs inextricables nœuds. Gœthe a dit que les amoureux sont toujours prêts à tirer la lune et les étoiles en feu d’artifice pour divertir leurs maîtresses. On pourrait appliquer cette parole à M. Berlioz. Ainsi, pendant le serment des ciseleurs, au premier acte de Benvenuto Cellini, les trombones entonnent une phrase large et d’un beau caractère ; puis, tout à coup, tandis qu’elle se développe, les petites flûtes s’éveillent, on ne sait pourquoi, et, comme une armée de grillons qu’un bœuf soulève dans sa marche, s’égosillent en toutes sortes de gazouillemens oiseux, sous lesquels la gravité du morceau disparaît complètement. Que signifie aussi cet abus excessif à tout propos des moyens les plus violens ? Il y a cependant des choses simples qu’il faut se résigner à dire comme les autres, et je ne vois pas ce que l’art peut gagner à prendre six trombones pour accompagner, avec une solennité puérile, ce qui, du temps de Mozart et de Cimarosa, se récitait entre deux accords plaqués sur le clavier. Si vous déployez ainsi sans sujet toutes vos ressources, si vous ne faites vos réserves, il est évident que tout moyen de contraste vous manquera dans l’occasion. Comment ferez-vous pour annoncer la statue, si vous évoquez vos trombones pour Zerline et pour Mazetto ? Et dire que c’est un opéra bouffe que M. Berlioz a prétendu écrire ! Que deviendrons-nous, bon Dieu ! s’il lui prend jamais fantaisie de composer quelque drame lyrique et de s’élever de la farce italienne à l’épopée ? Quels moyens titaniques suffiront, quand il chaussera le cothurne, à ce musicien qui remue ainsi les cuivres en se jouant ? Ceci me rappelle une scène de Benvenuto, où les ouvriers viennent en chœur demander du métal à l’artiste éperdu, qui ne se tire d’affaire qu’en jetant dans la fournaise ses vases, ses madones, toutes ses ciselures d’or et d’argent. — Du métal ! vous voulez du métal ! mais ruez-vous dans l’orchestre ; il y en a là, et de reste : prenez-moi ces trompettes discordantes, ces trombones qui mugissent, ces ophycléides qui beuglent comme des taureaux ; allez et soyez tranquilles ; il restera toujours assez de bruit.

Toutes ces bizarreries dont nous parlons contribuent à rendre par momens la musique de M. Berlioz inappréciable : comme le chant des oiseaux, ce ne sont plus des notes qui se combinent pour l’harmonie, mais des bruits qui se rencontrent et se mêlent au hasard. Dès-lors vous oubliez l’orchestre, les voix, la symphonie ; vous n’êtes plus au Conservatoire ou à l’Opéra, mais dans un moulin en travail, au milieu de toutes sortes de rumeurs incohérentes. Ce que vous entendez ne se peut définir : les clapotemens de l’eau que la roue inquiète, la voix rauque du meunier qui gourmande sa femme ; puis, dans le voisinage, les chiens qui aboient, les troupeaux qui bêlent, les cris de la basse-cour, le tintement monotone des clochettes, que sais-je ? Musique imitative sans doute, faite pour réjouir dans l’ame les dilettanti du style pittoresque, mais trop en dehors des conditions de l’art pour qu’on puisse la prendre au sérieux.

Voilà pourtant dans quels travers cet insatiable besoin d’être original précipite les intelligences ; sans lui, sans cette passion insensée, M. Berlioz, au lieu de s’épuiser en efforts inutiles pour réaliser de semblables visions, se serait appliqué gravement, avec ordre et méthode, à l’œuvre de sa réputation, et son nom, qui tourne maintenant dans le vide, aurait trouvé peut-être un jour sa place dans le ciel de l’art, auprès des astres de Rossini, de Bellini, de Meyerbeer, d’Hérold, d’Auber et de tant d’autres qu’on aime et dont on se souvient. S’il n’en est pas ainsi, si les efforts désespérés de M. Berlioz avortent au milieu de l’indifférence publique, la faute en revient tout entière à ce besoin immodéré d’une vie excentrique qu’on respire dans l’air de notre siècle, à cette nécessité qu’on se fait d’occuper les hommes de ses désirs, de ses travaux, de ses moindres projets ; à cette prétention au despotisme absolu de la pensée, que le vrai génie ignore, et qui maintenant s’empare des esprits dès l’école, et dévore en eux jusqu’au dernier germe de talent ; tout cela grace à certaines créations ingénieuses, mais funestes, sur lesquelles on a voulu régler son personnage dans la vie, grâce à certaines influences venues d’Allemagne, venues surtout d’Hoffmann. Détestable conteur, c’est toi qui as jeté le trouble et la confusion parmi les meilleurs esprits de notre siècle. Tu ne te doutais pas, ivrogne sublime, quand tu rêvais la nuit dans ta cave de Berlin, que ces fantômes de ton cerveau entraîneraient un jour à leur suite toute une génération de jeunes hommes égarés, ou plutôt tu le pressentais et riais d’avance de la bonne aventure, je suppose ; car je n’ai jamais cru, pour ma part, à ce masque de candeur épanouie dont tu couvres par momens l’ironie de ta face diabolique. N’importe, ces créations merveilleuses sont venues jusqu’à nous, environnées de leur vaporeuse atmosphère ; nous les avons aimées, et plusieurs ont vécu dans leur commerce au point de se laisser prendre par elles le sentiment de la réalité ; car il en est ainsi, il faut tôt ou tard que les créations du génie s’émancipent, qu’elles prennent part à notre vie ; il faut que leur action s’exerce sur nos études et nos travaux, heureuse ou funeste : funeste, surtout quand le poète leur a mis au cœur, comme Hoffmann, des passions extravagantes, bizarres, ridicules peut-être, mais d’un ridicule douteux, à facettes, qui égaie les uns, et transporte les autres jusqu’à l’enthousiasme, plus encore jusqu’à l’imitation. Je vous laisse à penser quels ravages doivent faire de pareils modèles, lorsqu’il leur arrive de tomber au milieu de l’effervescence des esprits émus par toutes sortes de prédications, où l’art emprunte aux dogmes religieux le mysticisme de ses formules. Avec Molière, au moins, ces conséquences-là ne sont point à craindre ; quand Molière se prend à un ridicule, il l’attaque de front, et le fait tellement hérissé de toutes parts, que la sympathie la plus ingénieuse ne saurait où se prendre. Molière produit son œuvre au grand jour, afin qu’on ne puisse s’abuser sur le moindre détail ; que tout, jusqu’à l’expression, soit net, précis, franchement accusé ; que le rire enfin soit le rire. Hoffmann, au contraire, peint des sentimens vagues, indéterminés, multiples, où chacun peut voir ce qu’il cherche. Vous trouvez ce personnage grotesque, avec ses longs cheveux blonds qui flottent sur ses épaules, son œil humide et bleu, sa pâleur exagérée, ses membres grêles ; moi, je l’aime ainsi fait, et ne vois dans la pâleur de son visage et la mélancolie de son regard que les signes de la flamme intérieure qui le dévore, que la marque de son élection entre les hommes. Au fond, nous avons raison l’un et l’autre, grâce au crépuscule où nous sommes. Quand Molière traite certains ridicules, il les arrange de façon à vous en ôter l’envie ; Hoffmann, au contraire, les idéalise et ne manque jamais de trouver en eux je ne sais quelles échappées lumineuses où se précipitent les cerveaux exaltés. ; Molière fait des hommes, Hoffmann des dupes.

Il est temps, aujourd’hui, que M. Berlioz y songe, et renonce à vouloir escalader malgré Minerve les âpres cimes du génie. On ne s’y prend pas à dix fois pour être Mozart ou Beethoven. Dire génie, c’est dire élan créateur, verve spontanée, réalisation immédiate de l’œuvre par la seule force de la vocation. En pareil cas, la persévérance obstinée n’a que faire, la persévérance n’aide que le talent. Quand on a échoué jusqu’à la troisième épreuve, en vouloir tenter une quatrième serait folie ; d’ailleurs le public y consentirait-il désormais ? Le public veut qu’on le gagne à semblable partie, sans quoi il ne tient plus l’enjeu. Si nous parlons de la sorte à M. Berlioz, c’est que nous croyons sincèrement qu’il n’y a pour lui de chances de succès dans l’avenir que dans une transformation complète, c’est que nous voyons avec peine les plus nobles facultés instrumentales, mélodieuses peut-être (qui sait jusqu’à quel point les malheureuses prétentions qui le tourmentent n’ont pas perverti sa nature ?), se dépenser en stériles ébauches qui n’aboutissent qu’à l’imitation. Comment, en effet, prendre pour originales des œuvres dont tout le secret se rencontre dans Beethoven et dans Weber ? Qui pourrait nier que M. Berlioz n’emprunte à l’un la grandeur de l’orchestre et la puissance de sonorité, à l’autre le rhythme tourmenté à plaisir, l’irrégularité réfléchie de la période ? Quand l’orchestre de M. Berlioz tonne et mugit, c’est l’ame de la symphonie en la qui soulève ses tempêtes ; quand il s’éparpille en fantaisies charmantes, en gerbes merveilleuses, comme dans le trio de Benvenuto, c’est l’esprit du chantre d’Oberon qui le travaille. Ôtez de cette musique l’influence de Beethoven et de Weber, qu’y restera-t-il autre chose que ces modulations bizarres dont nous avons parlé, et qu’il faudrait classer plutôt dans l’art des hiéroglyphes que dans l’art des sons ? Est-ce donc de la sorte que le génie se révèle aux hommes ? Que M. Berlioz, que toutes ces jeunes intelligences qu’une logique fatale a poussées hors du cercle de l’activité commune, se hâtent d’y rentrer, et laissent là ces inventions singulières, nées d’une métaphysique mal entendue, qui ne peut en aucune manière être le fait de la musique, et dont jamais l’orchestre ou le clavier ne s’accommoderont. Généreux jeunes gens, dont le tort est d’avoir lu les philosophes avec des têtes exaltées de musiciens ! Spinosa, Kant, Herder, leur ont tourné l’esprit ; ils ont bu à plein verre, en famille, le vin capiteux de la théorie, et, comme dans leur ivresse ils voyaient double, ils ont pris leur talent pour le génie. De là tant d’illusions déçues, d’espérances évanouies, de douleurs sincères et profondes. Hélas ! pour un Beethoven, combien de Kreissler !


Henri Blaze.
  1. Il y a dans la Symphonie fantastique un morceau où M. Berlioz a trouvé bon d’inventer une langue nouvelle. La parole humaine ne suffisant plus au délire de son inspiration, le musicien s’est forgé, je ne sais sur quelle enclume barbare, des mots d’airain qui feraient saigner les oreilles du vieux Thor lui-même, s’il prenait fantaisie au dieu scandinave d’entendre jamais la Symphonie fantastique. En conscience, la musique est-elle un jeu d’enfans pour qu’on la traite de la sorte, et l’art divin de Mozart admet-il donc de semblables parodies ? Je me contente d’opposer à ces tristes effets, et comme simple contraste, la chanson du gondolier qui traverse le troisième acte d’Otello. La poésie de cette chanson est de Dante, la musique de Rossini ; et tandis qu’une voix inconnue chantait au dehors cet air mélodieux, exhalé comme un soupir des lagunes, la Malibran, rêveuse, inclinée sur sa lyre, prête à chanter le Saule, l’écoutait, son beau visage inondé de larmes, ses cheveux dénoués, ses tempes nues, dans tout l’éclat de sa mélancolie et de sa jeunesse. Dante, Rossini, la Malibran, harmonie de l’art italien ! Pour moi, j’avoue que ce groupe admirable de toutes les graces chastes et naïves, que cet hyménée de toutes les mélodies m’attire sans cesse, et que je partage l’avis d’un charmant poète qui, après avoir lu jusqu’au bout quelque épopée de notre temps, où le ciel et la terre, les dieux et l’humanité, ne manquent pas d’être en jeu, s’en va retourner au soleil le plus cristallin des sonnets de Pétrarque. Ce que M. Sainte-Beuve disait si heureusement du bon La Fontaine, ne pourrait-il pas se dire aussi de Cimarosa : « Cette source naïve et courante qui s’oublie parfois, mais qui ne s’incruste jamais. »