L’Œuvre païenne de Raphaël

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L’Œuvre païenne de Raphaël
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 76 (p. 54-83).


L’ŒUVRE PAÏENNE
DE RAPHAËL


I. Raphaël et l’Antiquité, par M. F.-A. Gruyer ; 2 vol. in-8o. — II. La Philosophie de l’Art en Italie, par M. H. Taine. — III. L’Art chrétien, par M. Rio ; 4 vol. in-8o, 2e édition.


La renaissance n’a été ni la condamnation pure et simple du moyen âge, ni un complet retour à l’antiquité. On doit y voir une alliance féconde d’où est sorti le monde moderne. Bien des mains ont préparé cette alliance : une légion d’érudits, d’artistes, de politiques, a travaillé à la rendre possible. Cependant, si l’on cherche en quel génie elle a été scellée, on est obligé de nommer Raphaël. Au sein de cette nature élevée et sympathique, forte et harmonieuse, passionnée et pure, le mariage de l’art grec avec la muse chrétienne a produit une fleur de beauté vraiment nouvelle. À partir de sa vingtième année, les marques de cette union et les signes de cette fécondité sont visibles dans presque tous ses tableaux de sainteté. Néanmoins dans ces sujets les habitudes religieuses persistent, l’accent chrétien prédomine ; la fusion des deux élémens n’est pas achevée, et la pleine originalité de ce merveilleux génie n’éclate pas. C’est qu’elle n’y est pas et n’y pouvait pas être. Pour l’apercevoir, il faut, au milieu de l’œuvre immense du peintre, distinguer et étudier à part une œuvre vaste encore, quoique moins considérable, et qui doit être nommée l’œuvre païenne de Raphaël. Dégagée des liens de la tradition et des exigences de l’orthodoxie, la personnalité de l’artiste s’épanouit là en toute liberté. Ces tableaux, ces fresques, quelquefois exécutées par des mains d’une habileté fort inférieure à celle du maître, ces dessins souvent à peine indiqués, présentent donc un intérêt esthétique de premier ordre au double point de vue de la théorie et de l’histoire.

Cependant les questions qu’ils soulèvent n’avaient pas jusqu’à ces derniers temps vivement frappé l’attention des critiques d’art : non qu’ils les eussent dédaignées ; mais ils ne les avaient touchées qu’en passant, absorbés qu’ils étaient par l’étude des autres aspects du génie raphaélesque[1]. Il appartenait au biographe le plus autorisé du Sanzio et à l’adversaire le plus violent de ses fresques païennes d’ouvrir, chacun de son côté, cet intéressant débat. Passavant[2] en Allemagne, John Ruskin en Angleterre, ont porté deux jugemens radicalement contraires sur les créations inspirées à Raphaël par l’antiquité. « À notre avis, dit Passavant, c’est peut-être dans ses œuvres mythologiques qu’éclate le plus la faculté créatrice de Raphaël. » Tout autre a été l’avis du chef des préraphaélites. Il n’a vu dans le rapprochement de la théologie catholique et de la poésie grecque opéré par Raphaël au Vatican que le signal d’une double décadence de l’esprit et de l’art. Plus récemment a été prononcée une sentence imprévue. Une jeune école a avancé que, dans ses tableaux mythologiques, Raphaël a cherché la nudité pour elle-même, et que sa pensée, bien loin de s’y montrer dramatique et spiritualiste, y est exclusivement païenne.

Des appréciations si divergentes rendent nécessaires, au sujet de l’œuvre païenne de Raphaël, des études spéciales et plus approfondies. Nous avons pensé à recommencer cet examen en trouvant toutes les pièces à consulter réunies et habilement coordonnées dans un livre récent, Raphaël et l’Antiquité, par M. A. Gruyer. L’auteur n’en est pas à ses débuts. Depuis plus de dix années, il a voué à Raphaël un véritable culte. Il a fait en Italie et surtout à Rome de nombreux et longs séjours. Il a demandé à tous les musées, à toutes les collections de l’Europe l’exacte connaissance du maître qu’il aime avec passion. De ses premiers travaux étaient nées deux sérieuses études, l’une sur les Chambres, l’autre sur les Loges, où il avait renouvelé plusieurs côtés de son sujet. Ses deux derniers volumes ont plus de valeur encore et un caractère plus marqué d’attachante nouveauté. Il a appliqué au multiple objet de ses analyses une méthode large et savante. Rapprochée d’une part des monumens et des écrits anciens qui l’ont plus ou moins inspirée, comparée ensuite avec les productions analogues des artistes de la renaissance, l’œuvre païenne de Raphaël s’éclaire dans ce travail d’une lumière très vive. Or quel est le résultat auquel aboutissent ces curieuses et habiles recherches ? Habituellement l’auteur s’arrête à cette conclusion juste, mais incomplète, que la mythologie raphaélesque présente l’accord définitif de la pensée chrétienne et de la plastique grecque. Parfois, allant au-delà de ce jugement, il ose affirmer que les beaux corps donnés par Raphaël à ses nymphes et à ses divinités expriment « l’âme moderne elle-même. » Ces mots, à les prendre dans leur sens le plus étendu, renfermeraient une solution hardie et que je tiendrais pour vraie. Raphaël est en effet le Phidias des temps modernes. Phidias a tout ensemble résumé le travail de ses prédécesseurs, découvert et fixé l’idéal du paganisme et pressenti le spiritualisme de Platon. De même Raphaël, outre qu’il a concilié les élémens durables de l’art païen et de l’art chrétien, a deviné et revêtu de sa forme idéale le spiritualisme laïque et libre dont Descartes ne devait écrire qu’un siècle plus tard la théorie philosophique. Tranchons le mot, les créations mythologiques de Raphaël nous révèlent un génie spiritualiste procédant avec la plus complète indépendance. Cette opinion sera contredite, je m’y attends bien, et la pensée de M. Gruyer n’a peut-être pas prétendu aller jusque-là. N’importe, que cette interprétation soit ou non la sienne, il me suffit que son livre en offre d’un bout à l’autre la solide démonstration. Je vais donc me servir des faits réunis dans ce vaste ouvrage pour établir, telle que je la comprends et telle qu’elle se dégage de son œuvre païenne, l’originalité propre de Raphaël, tout à fait remise en question par les dissentimens profonds des plus récens critiques. Afin d’y réussir, je tâcherai de répondre aux trois questions suivantes. — Dans quelle mesure les prédécesseurs de Raphaël, depuis les peintres des catacombes jusqu’au Pérugin, ont-ils préparé et accompli l’accord de la beauté païenne et de l’idéal chrétien ? — De cette conciliation qu’il a consommée, le grand artiste n’a-t-il pas fait sortir un art nouveau plus libre et plus large ? — Enfin la puissante originalité que mettent en évidence ses œuvres mythologiques n’a-t-elle pas sa vraie cause dans l’intelligence et dans la volonté, dans l’âme et dans le caractère du peintre, bien plus que dans les influences extérieures ?

I.


L’art chrétien, dès le premier jour de son existence, portait en lui-même un germe vivace et indestructible de paganisme. Ce germe ne s’est épanoui dans toute sa richesse qu’au souffle de Raphaël ; néanmoins l’éclosion en avait été préparée par un travail tantôt lent et souterrain, tantôt prompt et manifeste, mais pendant douze siècles jamais interrompu. L’auteur des Trois Grâces, de Galatée et de Psyché n’avait donc, pour réintégrer la beauté physique dans sa dignité, ni à briser la tradition chrétienne, ni à ramener l’homme en arrière jusqu’au culte exclusif de la nudité. Sa tâche, clairement indiquée, était d’opérer le rapprochement définitif de deux forces esthétiques admirablement fécondes, qui, depuis notre ère, s’appelaient, se cherchaient et ne demandaient qu’à se confondre. Pendant quatre cents ans et au-delà, l’humanité put comparer la foi nouvelle, qui grandissait chaque jour, avec la vieille idolâtrie, qui défendait, non sans courage, les restes de son influence. Elle vit l’idée chrétienne faire aux antiques croyances de nombreux et larges emprunts ; elle y applaudit, car elle avait présente à la mémoire la beauté rayonnante dont l’art avait revêtu les dieux d’Homère, qu’elle délaissait. Elle pensait avec raison que cette beauté est immortelle et divine. Du règne de Néron à celui de Léon X, une série ininterrompue d’artistes s’est efforcée d’abord de la retenir et de l’imiter aussi longtemps qu’elle fut visible et présente, puis de la ressaisir au milieu des ténèbres épaisses qui l’enveloppaient, et enfin, quand elle eut reparu à la lumière, de s’en inspirer et de l’égaler.

Tandis que la forme idéale semblait se dérober chaque jour davantage aux artistes asservis de la Rome impériale, elle brillait toujours fraîche et inaltérable dans les monumens des grands siècles de la Grèce. C’est là que les peintres inconnus des sanctuaires souterrains allèrent la recueillir pour en décorer les objets de leurs adorations et de leurs hommages. Les murs des tombeaux récemment découverts sur la voie Latine, les chambres principales de la catacombe de saint Calixte, présentent la fusion délicate du goût païen et de l’inspiration chrétienne. L’antique symbolisme a disparu ; la beauté qui l’exprimait est presque restée, éclairant de son auréole un autre Dieu entouré d’un cortège bien différent. À Jupiter et à sa cour olympienne a succédé le bon Pasteur au milieu de ses brebis ; mais le bon Pasteur a quelques-uns des traits de la beauté d’Apollon, il en a le port élégant, la taille svelte, les traits purs, et un regard attentif aperçoit l’harmonie qui déjà tente de s’établir entre la pensée chrétienne et la grâce des contours antiques. Au-dessous sont les femmes en prière, les orantes aux bras élevés et supplians. Comme leur Dieu rappelle Apollon, elles rappellent les Muses, dont elles ont le charme virginal et la calme beauté. Cette pénétration réciproque de deux arts, — dont l’un se mourait et n’avait plus que le corps, dont l’autre n’avait guère encore que la vitalité de l’âme, — se produisit jusqu’au IVe siècle. Ni les artistes ni les croyans ne s’avisaient alors de redouter la beauté, drapée ou sans voile, quand elle n’était que le signe supérieur de l’idée religieuse. Dans la catacombe de saint Pierre et saint Marcellin, Adam et Ève sont nus comme des dieux grecs. On voit des tombes où de pieuses mains ont sculpté le groupe de Psyché et d’Éros, sans crainte de profaner la sainteté des pierres funèbres. Pourquoi en effet aurait-on rougi d’emprunter au paganisme le profond et ravissant symbole de l’âme rachetée par l’amour ? Ce mythe était comme le lien naturel des deux croyances ; chacune y apportait ce qui faisait défaut à l’autre ; l’une la pure splendeur de la beauté physique, la seconde un spiritualisme ardent. Ce lien, jamais le moyen âge ne voulut tout à fait le rompre.

Pendant les siècles qui suivirent immédiatement le triomphe définitif du christianisme, le penchant qui attirait les deux arts l’un vers l’autre fut maintes fois combattu ; mais à côté des ennemis acharnés des souvenirs païens il y eut constamment quelques zélés défenseurs des beautés antiques. Aux plus mauvais jours, au milieu du fracas des villes qui tombent et des temples qui s’écroulent, la voix lointaine des muses grecques est encore entendue. Ainsi, au sortir des catacombes, le culte nouveau, loin de supprimer les fêtes antiques, les tourne à son usage. Par exemple, on avait retardé la fête de la Visitation afin que les paysans d’Enna, en Sicile, pussent apporter à l’autel du Christ les épis mûrs dont ils avaient couronné jusque-là les statues de Cérès. Grâce à une transition habilement ménagée, les ambarvales s’étaient changées en cette pompe rustique nommée la procession des rogations. Les murs des vieilles basiliques conquises et consacrées par la foi chrétienne se couvraient de mosaïques où brille çà et là un rayon d’élégance et de noblesse. Parfois sévère jusqu’à la dureté envers les représentations qui trahissaient la plus légère palpitation de la chair, l’église avait des retours de justice et des heures de protection pour les restes d’un passé qu’elle n’était pas tenue de défendre. C’est elle qui au VIIIe siècle condamna les iconoclastes, ces briseurs d’images dont la fureur dévastatrice s’était déchaînée pendant plus de cent ans. Et quand le sacerdoce oublia ou rejeta les souvenirs déjà fort effacés de l’art païen, les moines évoquèrent à l’envi de lointaines et séduisantes images au fond de leurs cellules. Les peintures dont ils ornèrent les plus anciens manuscrits en sont la preuve irrécusable. Dans un de ces manuscrits, qui date du VIIIe siècle et où sont déroulés sur un morceau de vélin de dix mètres les exploits de Josué, les figures qui personnifient Jéricho et Gabaon sont d’une beauté saisissante : un autre, postérieur de cent ans à celui-là, offre l’imitation imparfaite sans doute, mais très reconnaissable d’une des danseuses de Pompéi. Plus tard encore, au Xe siècle, le manuscrit grec des prophéties d’Isaïe reflète vivement l’éclat de la beauté grecque. L’artiste a voulu rendre cette pensée qu’Isaïe appelait nuit et jour l’inspiration prophétique, et il l’a placé entre une femme, symbole de la nuit, et un enfant, emblème de l’aurore. La femme éteint le flambeau du jour et s’enveloppe d’un manteau parsemé d’étoiles. Cette figure est d’un superbe caractère. L’artiste a dû la copier d’après quelque très beau modèle. On aimait donc de tels modèles, on les comprenait, on essayait d’en reproduire le style même au milieu de ce Xe siècle que Muratori appelle secolo di ferro, pieno d’iniquità. Sans doute il arriva plus d’une fois que, livrés à eux-mêmes, les Latins s’éloignèrent du beau et le confondirent avec le laid. Ainsi le ministre d’ailleurs si intelligent de Charlemagne, Alcuin, proscrivait Virgile de son école de Tours, comme dangereux et corrupteur. Charlemagne offrit en don au pape Léon III, qui avait placé la couronne impériale sur sa tête, une bible illustrée d’un frontispice où la laideur règne sans partage. Ève, ce type idéal de la beauté féminine, est devenue dans les illustrations du manuscrit la plus hideuse des créatures. Dès la première heure de sa vie, elle apparaît vieillie, flétrie, dégradée. À cet exemple, on en pourrait ajouter bien d’autres. Qu’en peut-on conclure ? Une seule chose, c’est que l’art s’affaiblissait chez les Latins quand ils rompaient tout lien avec la maternelle antiquité ; mais cette séparation n’était jamais de longue durée, et chaque communication avec l’Orient, chaque souffle venu de la Grèce, faisaient jaillir une étincelle de ce foyer couvert de cendres. Dès qu’elle avait quelque souvenance, même confuse, de sa jeunesse, l’humanité tressaillait, rajeunissait, et l’amour de la beauté plastique se ranimait dans son âme.

Là est l’explication de l’entraînement universel qui emporta bientôt les esprits vers les écrits et les monumens grecs à mesure qu’ils furent révélés à l’Occident. On sentait que les œuvres antiques avaient cette beauté pénétrante, cet attrait supérieur et puissant dont les productions de l’art chrétien étaient presque toutes dépourvues. Longtemps encore les poètes et les artistes devaient ignorer dans quelles limites il convenait de remettre en honneur la grâce et la beauté païennes. L’âme moderne hésitait à revêtir ces draperies flottantes ; elle n’osait paraître sous l’éclat éblouissant d’une lumineuse nudité. D’ailleurs on ne comprenait pas toujours la noble signification de ces formes exquises. On les copiait, mais en les altérant, et sans en recueillir tout entière la féconde inspiration. Ainsi Dante prend au paganisme son enfer, et tout aussitôt il le dénature ; il fait de Caron un ange rebelle, de Minos un démon armé de cornes, grinçant des dents et affublé d’une queue. Son Cerbère est un monstre apocalyptique, et son purgatoire est arrosé par les eaux du Léthé. Certes l’amour de Dante pour Béatrix est aussi ardent qu’il est pur ; le poète est non moins épris des attraits corporels de son amante que des vertus incomparables de son âme. Cependant, si j’essaie d’imaginer ce visage « dont le rayonnant sourire eût rendu heureux un homme plongé dans les flammes, » mon esprit ne conçoit aucun objet précis, et reste ébloui par « une splendeur sacrée » qui ne lui représente rien. C’est en vain qu’un souffle païen traverse çà et là cette poésie tour à tour ténébreuse et resplendissante : l’élément plastique y est étouffé dès qu’il tente de naître par un mysticisme épris, il est vrai, de la beauté, mais non pas jusqu’à désarmer devant elle. Plus doux, plus sensuel peut-être, Pétrarque en revient néanmoins sans cesse aux effusions d’un amour où l’adoration extatique et ascétique l’emporte sur la passion. Béatrix était un ange toujours noyé dans de lumineuses profondeurs ; Laure est une sainte à laquelle on ne pense que les mains jointes et à genoux. Ni l’une ni l’autre ne produit l’impression d’une pleine et idéale beauté pareille à la souveraine beauté des déesses ; mais s’ensuit-il que Dante et Pétrarque n’aient ni entrevu, ni reconnu, ni désiré la beauté païenne ? Loin de là, Dante prend Virgile pour guide. Pétrarque est parmi ses contemporains un admirateur et un défenseur des restes de l’art grec. « N’avez-vous pas honte, leur disait-il, de trafiquer de ces merveilles échappées aux mains des barbares ? ne rougissez-vous pas de vendre ces colonnes, ces statues et ces tombeaux où dorment vos ancêtres ? » L’ardent amour des belles choses antiques fut un des liens qui unirent étroitement Pétrarque et Boccace. Ainsi, lorsque parurent les premiers grands artistes chrétiens, la sève païenne, depuis longtemps couvée et réchauffée, montait et bouillonnait. Sans atteindre la beauté grecque, ils y visaient, ils en approchaient de jour en jour. Est-ce que Nicolas de Pise n’est pas un imitateur parfois heureux des bas-reliefs antiques ? Est-ce que la noble tranquillité et la réserve imposante de certaines figures de Giotto n’attestent pas hautement qu’il avait connu et compris quelques-unes des qualités de la plastique grecque ? Est-ce que Masaccio, guidé par une sûre intelligence du style classique, n’a pas mis la fière beauté des marbres grecs dans son Néron ordonnant le supplice de saint Pierre et de saint Paul ? La seule réserve qu’il soit juste de faire ici, c’est que, malgré la puissance des aspirations qui les entraînaient vers la beauté physique pleine, florissante, parfaite, ces maîtres demeurèrent fort en-deçà du but de leurs efforts. Leurs successeurs continuèrent la route commencée ; mais avant Raphaël quelqu’un d’entre eux était-il arrivé jusqu’au terme ? Afin de le savoir, jetons un rapide coup d’œil sur quelques-unes des figures nues d’Andréa Mantegna, celui des peintres du XVe siècle qui a reçu de l’art grec l’empreinte la plus profonde.

Son maître Francesco Squarcione, artiste médiocre, mais homme passionné pour l’enseignement, avait fait, chose rare alors, le voyage de Grèce. Il en avait rapporté une collection considérable de bas-reliefs, de statues, de copies et de moulages exécutés sur place. De retour à Padoue, sa patrie, il avait formé de toutes ces richesses un musée, et dans ce musée ouvert une école où il commentait les modèles en présence de nombreux élèves. Il avait admis à ses leçons un jeune pâtre d’une habileté précoce à manier le crayon, dont il devina promptement le génie et qu’il aima comme un fils. Cet enfant était Mantegna, qui s’éprit bientôt à tel point des merveilles de l’art grec que Vasari a pu dire de lui : « Il ne cessa jamais de croire que les chefs-d’œuvre des artistes anciens étaient plus achevés que la nature. » Quels furent les fruits de cette admiration enthousiaste ? Il est aisé d’en juger au Louvre même, où sont réunies dans une même salle trois remarquables toiles de Mantegna, le Parnasse, la Sagesse victorieuse des Vices, et la Vierge de la Victoire. N’examinons ici que l’allégorie de la Sagesse victorieuse des Vices, où Mantegna s’est servi des formes nues pour traduire une pensée forte et bien définie, et où se manifeste un art parvenu à sa pleine vigueur. Minerve chasse devant elle à coups de lance la cohue des vices humains. La colère dont elle est enflammée n’altère pas sa mâle et superbe beauté. La Philosophie, qui la précède avec la Justice, et qui vole plutôt qu’elle ne marche, lève la main pour souffleter la Volupté, et ce geste est admirable. La Luxure, aux pieds de bouc, fuit à l’approche de Minerve ; mais avec quelle effronterie elle regarde la déesse, avec quelle passion elle presse contre son sein nu sa nichée de Vices nouveau-nés ! Poussés par une puissance irrésistible, les Vices se précipitent dans un cloaque dont les eaux noires sont chargées de végétations malsaines. Ce tableau est d’une audace que le succès pouvait seul justifier, et qui se trouve en effet légitimée. Presque partout les laideurs et les difformités que le peintre y a volontairement entassées y sont compensées par le plus heureux emploi de la beauté plastique, drapée et nue. Cependant quelque chose y manque. Quoi donc ? Là pas plus qu’ailleurs, Mantegna n’a réussi à dominer ses modèles antiques. Il s’en souvient, il les imite, parfois même il les répète quand il ne faudrait que s’en inspirer. Au lieu de saisir la belle forme par une heureuse intuition, il semble l’avoir poursuivie avec effort et péniblement maîtrisée. En contemplant ses travaux, que ce soient des compositions religieuses ou de vastes panathénées militaires, comme les Triomphes de César, on ne souscrit qu’à demi à ce mot du Squarcione devant les fresques des Eremitani à Padoue : « pure imitation des marbres antiques ! » Non, Mantegna n’a dérobé aux belles statues grecques ni les frissons de vie heureuse qui parcourent leurs veines, ni la bienveillante sérénité de leurs fronts, ni l’attrait de leur incomparable sourire.

Afin de marquer mieux encore le point où en était le sentiment de la beauté plastique chez les précurseurs de Raphaël, faisons en avant un pas de plus, et citons le propre maître du Sanzio. Le Pérugin paraît avoir ordinairement échoué dans l’expression de la grâce et de la perfection des formes grecques en restant trop en-deçà, c’est-à-dire en imposant aux sujets païens le style mystique de l’école ombrienne. Les figures des planètes, celles des grands hommes de l’antiquité qu’il a peintes au Cambio, à Pérouse, ne sont grecques et romaines que de nom. Une fois cependant il s’est plus librement lancé dans les voies mythologiques. En 1504, la duchesse de Mantoue, Isabelle d’Este, lui avait commandé un tableau destiné à faire pendant au Parnasse de Mantegna. Réunies à l’origine, les deux toiles sont entrées ensemble au musée du Louvre. Le Pérugin a représenté le Combat de l’Amour et de la Chasteté. Au milieu d’un vallon consacré à Vénus, les Amours traînent par les cheveux ou par des liens de soie des nymphes qu’ils ont percées de leurs flèches d’or. La Chasteté accourt : elle brise les armes de ces cruels enfans et les frappe avec leurs flambeaux. Au fond, des satyres, complices des Amours, sont, eux aussi, rudement châtiés. Ces personnages présentent les aspects les plus divers de la nudité absolue, et, chose étrange, en cette occasion le peintre mystique, jusque-là si réservé, s’est emporté, et a dépassé un moment la limite. Sa retenue excessive, sa raideur ascétique, sont remplacées ici par une mollesse et une langueur presque sensuelles. La tête des femmes a gardé le caractère virginal, ou peu s’en faut ; mais les corps, les hanches surtout, ont je ne sais quelles ondulations voluptueuses. On n’aurait pas expliqué cet excès de hardiesse en disant que le tableau n’est qu’une esquisse légère et rapide. La vérité est, croyons-nous, que Pietro Vanucci y parle un langage qu’il a appris à aimer, qu’il connaît même dans une certaine mesure, mais qui ne lui est pas naturel et dont il ignore les délicatesses et les nuances. Il n’en sait pas choisir les mots nobles et purs, il en fausse ou en force les termes. Toutefois il se sert de ce langage, il veut s’en servir, parce qu’il en comprend la force et en devine l’éloquence. Comme la plupart des précurseurs éminens de Raphaël, s’il ne réalise pas tout ce qu’il rêve, il prépare du moins ce qu’il n’accomplit pas.

De ces faits incontestables, il est aisé de tirer la conclusion qu’ils renferment. Quoi que dise ou insinue une certaine esthétique, en 1500 il y avait quatorze siècles que la peinture s’efforçait de ressaisir la belle forme païenne, non pour s’en repaître exclusivement, mais pour en revêtir l’idéal chrétien. Elle avait approché de plus en plus du but désiré ; elle n’y était pas encore. Ce but, Raphaël le toucha, et, après l’avoir touché, aussitôt il le dépassa.


II.


À l’aurore du XVIe siècle, à l’heure même où Mantegna achevait le Parnasse et Pérugin le Combat de l’Amour et de la Chasteté, Raphaël, âgé de vingt ans, essayait dans les libres espaces du ciel païen les ailes déjà fortes de son génie. Autour de lui, tout le poussait à s’y aventurer. La nostalgie du beau visible dont les esprits souffraient depuis plusieurs siècles était devenue une passion impérieuse. Au spectacle excitant des marbres et des bronzes antiques chaque jour exhumés était venue s’ajouter la lecture assidue du Banquet de Platon. Ce livre extraordinaire semblait avoir été composé pour mettre d’accord les brûlantes extases de l’amour et l’austérité de la morale chrétienne. Dès qu’on l’eut retrouvé, ce fut d’un bout à l’autre de l’Italie à qui en apprendrait et à qui en répéterait les passages émouvans. Poètes et érudits, politiques et théologiens, guerriers vaillans et doctes princesses, tantôt le soir dans les riches palais, tantôt le jour sous les ombrages des jardins, tenaient de longs discours dont le sujet était invariablement l’éloge de la beauté physique unie à l’éclat de la vertu ; mais cette divine harmonie de la chasteté et de la passion était bien plus dans les paroles que dans les mœurs et dans les théories que dans les œuvres. Entre les deux puissances qu’on lui demandait de concilier, l’art, — on l’a vu, — ne parvenait pas encore à tenir la balance égale. Cependant l’esthétique sublime du Banquet allait enfin être comprise et pratiquée. Quelqu’un avait-il expliqué à Raphaël le discours où Diotime enseigne à Socrate que, pour s’élever jusqu’à la beauté de l’âme, il faut commencer par contempler de beaux corps ? l’avait-il entendu commenter dans l’une de ces réunions savantes que présidaient ses amis ou ses protecteurs ? On ne sait ; mais entre la doctrine esthétique du Banquet et la pensée qui a guidé le peintre des Grâces, de Galatée et de Psyché, il est impossible de ne pas remarquer plus d’une frappante ressemblance. Parmi les sujets antiques, Raphaël s’arrête naturellement à ceux qui se rattachent aux mouvemens et aux passions de l’âme. Avec une pénétration prodigieuse, qui est comme une seconde vue, il en saisit le sens le plus beau, et excelle surtout à en traduire les aspects sympathiques. Enfin il s’exprime au moyen de formes presque toujours nues, moins régulières peut-être et moins abstraites que les formes grecques, mais cependant puissantes, exquises, originales et merveilleusement pures.

Le tableau des Trois Grâces en est une première preuve. Sur cette page de la vingtième année de Raphaël, comme sur tout ce qui a trait à sa jeunesse, les détails biographiques sont d’une extrême rareté ; mais l’histoire de ce joyau de l’art est écrite par la main même du peintre dans le dessin qui en fut le germe et qui appartient aujourd’hui à l’Académie des Beaux-Arts de Venise. En 1503, Raphaël était venu à Sienne travailler avec Pinturicchio aux peintures de la bibliothèque de la cathédrale. Au milieu de cette libreria était alors le groupe antique des Trois Grâces, rendu à la lumière depuis le XIIIe siècle et rayonnant de jeunesse et de fraîcheur malgré ses mutilations et ses blessures. Le dessin à la plume de l’Académie de Venise nous apprend que Raphaël, un jour qu’il était enfermé dans la bibliothèque, avait commencé par esquisser une figure drapée de sainte. Son éducation chrétienne et le souvenir des leçons du Pérugin le dominaient encore. Cependant la beauté grecque était là, exerçant sur les regards et sur l’âme du jeune homme une mystérieuse attraction. Combien de temps résista-t-il à cet appel ? Combien dura le combat qu’il eut à soutenir contre le pouvoir des trois enchanteresses ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la sainte fut abandonnée pour ses rivales. Raphaël retourna la feuille, et sa plume traça sur le verso, d’après le marbre païen, un croquis où du premier coup, en dépit d’une inexpérience évidente, son génie prit possession de la forme plastique et nue et la marqua de son empreinte personnelle. Un an plus tard, le dessin devint tableau et se changea en cette miniature peinte à l’huile sur un panneau de sept pouces qui est une des grandes choses de l’art moderne. Qu’on la contemple en Angleterre dans la collection de lord Ward, ou que, sans passer le détroit, on se contente de l’étudier dans la fine et moelleuse gravure de M. Forster, cette création proclame avec éloquence que la complète nudité peut devenir le signe esthétique éclatant et parfait de la beauté morale. Les Trois Grâces du Sanzio sont des âmes naïves, innocentes et tendres dans des corps dont la chasteté égale seule la beauté charmante. Devant elles, je défie tout cœur délicat et sain, non pas d’être ému, mais d’être troublé un seul instant. Pour démêler la cause de cette impression aussi noble que délicieuse, il faut chercher ce qu’expriment ces formes virginales et pourtant florissantes et pleines de vie, ces bras entrelacés, ces cous flexibles voilés de longs cheveux et ces têtes penchées. Sous le pinceau de Raphaël, le modèle grec a subi une transformation ; mais laquelle ? Dirons-nous, avec M. Gruyer, que ces ravissantes jeunes filles sont plutôt des Charités que des Grâces, et des sœurs de l’archange saint Michel plutôt que des filles de Jupiter et d’Eurynome ? Ce groupe comporte, à notre avis, une interprétation plus large. À son point culminant, l’idée païenne touche l’idée chrétienne et se confond avec elle au sein d’une conception plus générale qui les embrasse l’une et l’autre après leur avoir imposé le sacrifice de ce que chacune d’elles renferme d’excessif. C’est à ce point de jonction que Raphaël s’est placé avec la tranquille audace et l’infaillible certitude de son génie. Les Grâces étaient chez les Grecs le symbole de cette harmonie sociale qu’établissent la bienveillance et la mutuelle sympathie. Nous dirons, en nous servant d’un mot heureux de Proclus, que Raphaël en a fait des Bontés. La charité chrétienne est une vertu touchante et généreuse jusqu’à l’abnégation, mais voilée, drapée, cachée, agissant dans l’ombre et prodiguant ses dons dans le mystère. Les trois charmantes filles du Sanzio expriment bien la bonté compatissante, prête au bienfait et déjà comme inclinée vers la souffrance, mais en pleine lumière et sous la forme radieuse de la jeunesse innocente et de l’amour pur. Ce que je vois dans ces doux visages fraternels et dans ces attitudes adorablement ingénues n’a donc rien qui soit en particulier païen ou chrétien. Je n’y découvre que le sentiment humain et l’accent spiritualiste traduits en un langage incontestablement moderne et cependant d’origine antique. Si Phidias eût vécu en 1500, il n’eût pas eu d’autre style. Une comparaison m’aidera à définir cet harmonieux mélange. Il y a des enfans sur la figure, desquels l’image de la mère et la ressemblance du père paraissent à la fois distincts et délicatement fondus, et dont cependant le jeune et frais visage offre un caractère nouveau et profondément individuel. Tel est ce tableau des Trois Grâces, premier fruit du mariage de Raphaël adolescent avec la Muse antique.

Par ce coup d’essai, il était entré en possession du dessin et du modelé qui devaient caractériser désormais son idéal plastique. Cependant les Trois Grâces n’étaient encore que des symboles, que des figures sculpturales expressives assurément, mais que n’animaient pas les flammes de la passion. Le peintre sut plus tard, sans l’altérer, rendre la beauté tour à tour sévère et attendrissante, pathétique et terrible. Pour le constater, franchissons un intervalle de dix années, et allons voir travailler Raphaël dans la villa d’Augustin Chigi, appelée depuis la Farnésine. Ce n’est pas que, de 1504 à 1514, il eût renoncé aux sujets antiques : il en avait traité plusieurs avec une puissance toute nouvelle. Pour ne parler que des principaux, il avait exécuté au Vatican l’École d’Athènes et le Parnasse. Toutefois, quelque admiration que l’on professe pour ces grandes compositions, on ne pourrait y signaler ni la vitalité brillante ni la riche plasticité qui ont élevé Raphaël presque à la hauteur des maîtres grecs. Dans l’École d’Athènes, œuvre essentiellement philosophique, ces qualités eussent été déplacées. Le Parnasse au contraire les réclamait ; cependant l’Apollon de Raphaël, bien que noble, élégant et très supérieur à celui de Mantegna, laisse à désirer un peu plus de santé et de vigueur olympiennes. Près de lui, les Muses, d’ailleurs savamment groupées, ressemblent trop à d’aimables personnes du XVIe siècle travesties en vierges païennes. Tout autre est l’impression que l’on recueille quand, en sortant des chambres du Vatican, on se rend à la villa Chigi.

Là, il faut étudier d’abord la fresque du Triomphe de Galatée, antérieure de quelques années à celles où est représentée l’Histoire de Psyché. Galatée n’occupe dans l’olympe païen qu’un rang fort secondaire, et, quoique Homère lui ait donné le nom d’illustre, il est permis de penser que, sans Raphaël, la fille de Nérée et de Doris n’eût guère été connue des modernes. Comment fut-il amené à choisir ce sujet ? Ses biographes ne le disent pas, mais il est possible de le conjecturer. Les écrits des anciens nous offrent trois aspects différens du personnage de Galatée. Celle de Théocrite est une jeune Sicilienne, sensuelle et provoquante, qui lance des pommes sur les moutons de Polyphème pour attirer son attention et exciter ses désirs. Un peu moins hardie, mais aussi rustique, la Galatée de Lucien est une coquette de village, fière à l’excès d’avoir été distinguée par le géant, dont elle vante, en se rengorgeant, la beauté mâle et le talent de virtuose. Au contraire la néréide des Métamorphoses d’Ovide est une charmante reine des mers, passionnée, mais délicate, éprise du bel Acis et exécrant Polyphème. Elle raconte elle-même à Scylla, sa confidente, qu’un jour, comme elle reposait sur le sein de son amant, le cyclope les avait surpris et que, dans sa fureur jalouse, il avait écrasé le pauvre Acis sous un énorme quartier de roche. À cette vue, folle de douleur, Galatée s’était précipitée dans les eaux pour regagner le palais de son père. — Les savans amis de Raphaël lui exposèrent sans doute les trois versions de la légende mythologique. On tint conseil probablement, et chacun émit son avis. Bibbiena ou quelque autre libertin dut voter pour la Galatée de Théocrite, le galant Bembo pour celle de Lucien, et le sentimental Castiglione pour l’amante désolée d’Acis. La fresque prouve que Raphaël s’est attaché à la donnée d’Ovide, la seule qui fût élevée, pathétique et susceptible de revêtir des formes idéales. Il comprit que ce qu’il y avait de touchant et de vraiment plastique dans la légende de Galatée, c’était le spectacle de la blanche néréide fuyant, le cœur brisé et les yeux tournés au ciel, le rivage où venait de périr son amant. Cette interprétation naturelle, à laquelle M. Gruyer conduit si bien son lecteur, ne le satisfait point complètement lui-même. Plus raphaélesque, à notre sens, que Raphaël, il veut, à l’exemple de Passavant, que cette fresque représente d’une manière abstraite le triomphe de l’âme sur la matière et de l’esprit sur les sens. Pour rester dans la juste mesure et pour écarter, malgré la tradition, l’idée d’un triomphe quelconque, si profondément étrangère à ce sujet, le savant critique n’aurait eu qu’à relire l’analyse esthétique qu’il a écrite du tableau.

En effet, que Raphaël dans sa Galatée soit en même temps très grec, très passionné et très spiritualiste, c’est-à-dire supérieur, par cette réunion de mérites divers, et à l’art grec et à l’art du moyen âge, on peut le démontrer sans lui attribuer ni intentions allégoriques ni visées abstraites. Et d’abord, quant à la fille de Nérée, Raphaël a voulu la faire belle, d’une beauté idéale ; sa lettre à Balthazar Castiglione l’atteste éloquemment. Y a-t-il réussi ? Qui le nierait à la vue de ce corps jeune et florissant que rien ne voile, et dont la grâce, la souplesse et les proportions se font admirer encore sous les tristes dégradations de la fresque ? D’ailleurs la fidèle gravure de Marc-Antoine et le souvenir des chefs-d’œuvre du maître aident l’esprit à rendre leur coloris velouté et leur ondoyante mollesse à ces formes divines. L’Amour qui glisse dans les ondes au-devant de Galatée, et dont le regard cherche les yeux de la néréide, est un de ces incomparables enfans qui naissent dès que le Sanzio leur commande d’exister. Si la beauté plastique n’est pas dans ces deux figures, où donc la trouver ? Elle abonde encore autour de Galatée, et le frais cortège qui l’accompagne eût excité l’envie de Zeuxis ou d’Apelles. La jeune nymphe marine qui, assise sur la croupe d’un vigoureux triton, l’enlace de ses bras par un mouvement voluptueux et pourtant chaste, n’a pas de rivales parmi les marbres grecs. Maintenant d’où vient que ce déploiement de nudités ne peut blesser le regard le plus sévère ? D’où vient au contraire qu’on est noblement charmé, que peu à peu on arrive à n’en plus recueillir qu’une jouissance exclusivement intellectuelle ? Ces impressions élevées s’expliquent par le degré extraordinaire de vie morale que manifestent les deux ou trois personnages principaux de cette scène mythologique. Galatée, c’est l’incarnation de la douleur dans la beauté. L’antique Niobé, dont elle rappelle les traits, ne souffre pas autant et n’est pas plus belle. L’art grec n’avait pas osé mettre tant de passion dans d’aussi belles formes. Il avait eu raison à son point de vue, car, même quand il peignait, l’art grec croyait devoir toujours suivre les lois de la sculpture, et celle-ci redoute justement les agitations violentes. Avec la clairvoyance du génie, Raphaël a compris que la peinture pouvait le prendre d’un vol plus large et plus hardi. Timanthe cacha, dit-on, le visage d’Agamemnon pleurant Iphigénie qu’on allait immoler. Ce trait, vrai ou faux, ne sera jamais imputé à Raphaël, qui a découvert non-seulement le visage, mais le corps magnifique de Galatée à l’heure même où la mort d’Acis a fait succéder pour elle les angoisses du désespoir aux ravissemens de l’amour. La douleur de la néréide purifie sa nudité. À travers ce corps ravissant, l’âme transparaît, et c’est elle qui conquiert l’attention et maîtrise le regard. En voyant cette attitude si pathétique, personne n’accordera que l’artiste n’ait obéi qu’au désir de peindre la nudité pour elle-même. D’autre part, devant tant de beauté physique, comment se laisser aller à de mystiques interprétations ? Ni si bas, ni si haut. La Galatée exprime le sentiment purement psychologique et humain de la douleur amoureuse sous des formes parfaites que l’âme remplit et domine sans rien ôter à la beauté du corps. L’inspiration païenne a passé par là ; mais elle a rencontré l’intelligence moderne, qui, tout en l’admettant, l’a domptée.

Veut-on d’ailleurs soumettre cette appréciation à une contre-épreuve décisive, qu’on étudie les tableaux grecs ou modernes conçus d’après la même donnée. La seule Galatée peinte dont l’antiquité fasse mention est celle que vante Philostrate. La description qu’en donne ce rhéteur, d’après un tableau qui n’existe plus, suggère l’image d’une jolie nymphe nue portée dans un char que mène un double attelage de dauphins. Elle est là, jouant sur les eaux, heureuse, souriante, le sein palpitant, appuyée sur son bras replié et laissant traîner hors du char son pied blanc dans les vagues claires. Un voile léger, gonflé par la brise, abrite son front et jette sur son visage un reflet rose, moins rose que l’incarnat de ses joues. De son âme, pas un mot. D’ailleurs en a-t-elle une ? Si Raphaël a cédé au penchant impérieux que certains critiques lui prêtent, s’il a mis son ambition à n’offrir aux regards qu’un « bel animal » féminin, que n’a-t-il donc suivi le texte de Philostrate ? Cet auteur était alors connu, et les savans amis de l’artiste, tous plus ou moins friands de sensualités pittoresques, n’ont pu manquer de lui donner de bons conseils païens. Ces conseils, comment ne les a-t-il pas écoutés ? À supposer qu’il n’ait pris l’avis de personne, d’où vient que sa fantaisie ne l’a pas entraîné dans le sens où l’on dit qu’elle inclinait, et où, par exemple, est tombé en plein Annibal Carrache ? La Galatée de ce dernier, au palais Farnèse, n’est plus qu’une néréide vulgaire qui s’abandonne à un triton grossier. Ni l’habileté décorative du peintre, ni la brillante ordonnance de son tableau, ne dissimulent l’abîme qui sépare son œuvre de la création si poétique et si noblement expressive du Sanzio. Ici Carrache n’a emprunté à la plastique des Grecs que les dos qui se tordent, les membres qui ploient, les chairs qui frissonnent : il a compris la beauté païenne en écolier sensuel. Raphaël, lui, l’a comprise en maître, c’est-à-dire en penseur, car il en a surtout mesuré, renouvelé et agrandi la puissance expressive. On fait injure à son génie quand on lui impute je ne sais quel paganisme physique. Sa Galatée témoigne qu’entre ses mains la forme païenne renaquit, mais plus animée, plus parlante, plus touchante qu’elle ne le fut jamais, même aux plus beaux jours de la Grèce. Mais c’est dans l’Histoire de Psyché qu’apparaît toute la puissance du type nouveau réalisé par Raphaël. Si ces fresques n’existaient pas, on ignorerait quelle prodigieuse diversité d’états psychologiques il a su traduire à l’aide de la forme humaine telle qu’il l’avait conçue. Ce dramatique poème de Psyché, la sculpture grecque n’aurait pu l’interpréter sans violer ses propres lois, et la peinture grecque ne l’eût pas osé. L’âme y jouait un trop grand rôle pour que l’art païen songeât à en braver les difficultés. Il exigeait aussi un éclat de beauté corporelle que repoussait la rigueur mystique du catholicisme. Il fallait donc là, comme dans le tableau des Trois Grâces et dans la composition de Galatée, rapprocher des élémens presque contradictoires et résoudre ce qu’on pourrait appeler une grave antinomie esthétique.

Raphaël avait trente-trois ans ; son génie était dans la plénitude de la force et sa fin approchait lorsqu’il médita profondément cette fable. Les philosophes disent parfois que l’âme humaine se fait un corps à son image, je dirais volontiers que, dans les fresques de Psyché, l’âme moderne s’est créé un corps idéal et nouveau. Devant cet olympe de Raphaël, j’ai subi, je m’en souviens, une impression comparable à celle que j’avais éprouvée quand je vis pour la première fois les dieux mutilés de Phidias. Pourtant combien de causes sont venues en atténuer le charme et en affaiblir l’éloquence ! Accablé de travaux trop nombreux, le maître a tracé les dessins de ces fresques, mais il en a abandonné l’exécution au pinceau de ses élèves. De plus, exposées aux influences du chaud, du froid et de l’humidité, ces figures, dès la fin du XVIIe siècle, étaient menacées d’une ruine prochaine. Il fallut les sauver à tout prix. Carlo Maratta fit donc clore la loggia au moyen de fenêtres et de portes ; puis il se décida à exécuter de nombreux repeints, et, afin d’empêcher l’enduit de se détacher du fond, il le cribla de mille huit cents armatures métalliques. On comprend quelles altérations ces expédiens ont dû infliger à la physionomie des personnages. Leurs membres divins sont percés de blessures ou marqués çà et là de retouches fâcheuses, et l’éther léger où ils respiraient autrefois s’est changé en une voûte pesante d’un bleu mat, dur et criard. Eh bien ! malgré l’imperfection relative de l’exécution, malgré les injures du temps et des restaurations, qui ne sont trop souvent que des dégradations pieuses, la pensée, la forme, le style, l’inspiration du maître se révèlent encore. Quiconque sait regarder les retrouve, et peut arriver à comprendre la beauté de l’œuvre.

La fable de Psyché est l’histoire symbolique de l’âme aux prises avec les passions et les épreuves de la vie et s’élevant sur les ailes de l’amour jusqu’à la félicité céleste. C’était chez les Grecs une de ces légendes sacrées dont la représentation mimée faisait partie de la célébration des mystères, et servait à inculquer profondément une vérité religieuse dans l’esprit des initiés. Grâce à la signification morale qu’elle contenait, cette légende avait été dès l’origine adoptée par le christianisme. Cependant rien n’était plus aisé que de l’abaisser au genre anecdotique, et même, — Apulée l’a prouvé, — de la transformer en roman licencieux. Il est possible, ainsi qu’on l’a prétendu, que ce sujet ait été indiqué à Raphaël par l’Arioste ; mais c’est bien le peintre qui, écartant les détails vulgaires, graveleux ou obscènes dans lesquels se complaît l’auteur de l’Âne d’or, a rétabli et agrandi le sens religieux du mythe païen. Il est même à croire qu’il ne l’a pas compris du premier coup. On sait en effet que, pour se préparer et s’éprouver, il avait, dans une longue suite de dessins, suivi pas à pas le récit d’Apulée. Ces dessins sont perdus ; mais les imitations, quoique fort défectueuses, qu’en ont gravées Agostino de Venise et le Maître au Dé montrent que Raphaël avait d’abord reproduit la légende sous sa forme anecdotique. Il ne s’en tint pas là, et, obéissant aux impulsions de son intelligence, il s’éleva plus tard à la conception épique de cet admirable sujet. De là ces fresques, de là surtout ces pendentifs où le nu, malgré la dramatique énergie des attitudes, ne parle qu’à l’esprit, parce qu’il n’est que le signe visible des secrets mouvemens de l’âme.

Sans étudier un à un ces nombreux personnages, prenez, par exemple, Mercure, l’Amour, Vénus et Psyché elle-même. Autant de figures, autant de créations originales et de conceptions spiritualistes. Mercure, dans l’écrit d’Apulée, est chargé d’annoncer à son de trompe une belle récompense pour qui ramènera à Vénus Psyché fugitive.

Quiconque enseignera sa retraite à Vénus,

      Comme c’est chose qui la touche,

      Aura trois baisers de sa bouche[3].


Au lieu de ce crieur public, au lieu de ce messager à fonctions équivoques, Raphaël a imaginé un être aérien, un élégant éphèbe, rapide comme la pensée, souriant comme la jeunesse, souple et fort comme un dieu adolescent. Ce n’est là ni le malicieux Hermès, ni l’archange tombant sur Satan pareil à la foudre ; c’est, chose jusqu’alors inconnue, la parfaite image de ce que serait l’homme soudainement doué du pouvoir d’emporter son corps à travers l’étendue immense. Toutefois l’insouciant Mercure est de beaucoup inférieur à l’Amour. Aussi Raphaël a-t-il traité avec prédilection la figure d’Éros, et il est infiniment regrettable qu’il n’ait pu peindre lui-même les dessins qu’il en avait tracés. À ne le considérer que dans les pendentifs, Éros paraît trois fois. On le voit d’abord recevant de sa mère l’ordre cruel de persécuter Psyché. Au geste terrible de Vénus, qui signifie :

La fille d’un mortel en veut à ma puissance.
Rendez-la malheureuse !…


les regards attendris qu’Éros attache sur Psyché répondent qu’il désobéira. Un peu plus loin, déjà secrètement uni à Psyché, il vole vers le ciel et prend les Grâces à témoin de la beauté de son amie. Enfin, n’ayant pu fléchir Vénus, il demande à Jupiter lui-même d’approuver sa mésalliance. C’est dans ce groupe de Jupiter et d’Éros que Raphaël a rapproché avec un art sans égal la sereine beauté de la vieillesse immortelle et la grâce de la jeunesse animée par la première étincelle de la passion. Si le Sanzio a su mettre à la fois dans ce personnage d’Éros tant de pureté naïve, de tendresse et de désir, c’est qu’il a repensé l’idée de l’amour et qu’il se l’est intimement appropriée. Il n’a point représenté l’amour des obscures cosmogonies, simple force attractive qui agrège les atomes élémentaires. Il n’a pas songé à l’amour païen des siècles plus récens, ministre aveugle d’une puissance fatale. Il n’eût pas moins repoussé cet amour égoïste et brutal qui cueille en passant les jeunes âmes comme des fleurs, et les jette dans la boue après en avoir épuisé le parfum. L’Éros de Raphaël se tient à égale distance entre la sensualité et l’extase. Ne dites pas qu’il y a en lui quelque chose de l’ange ou du chérubin. Non, s’ils devenaient amoureux, les anges et les chérubins perdraient leurs ailes et leur séraphique nature. Or cet Éros, c’est l’amour amoureux, l’amour épris de la beauté visible ; seulement cette beauté, il la veut unie à l’esprit, et voilà pourquoi il choisit Psyché, c’est-à-dire une âme.

Conséquent avec lui-même, l’artiste a pareillement transfiguré le personnage de Vénus. On en jugerait mal en regardant les plafonds de la Farnésine, où prédomine la main de ses élèves. C’est dans les pendentifs qu’il convient d’étudier l’image de la déesse. Elle y paraît cinq fois, et son caractère va s’élevant de degré en degré. Elle est d’abord terrible quand elle ordonne à Éros de persécuter Psyché, puis courroucée et superbe quand elle se plaint à Junon et à Cérès, et enfin gracieuse et fière quand elle monte vers Jupiter. Jusque-là cependant elle n’est guère que païenne. Aux pieds du maître des dieux au contraire, humiliée, suppliante, les yeux noyés de larmes et implorant un suprême secours, on la prendrait pour une vierge chrétienne, si quelque draperie voilait son beau corps ; mais où se découvre avec évidence l’inspiration essentiellement personnelle et toute moderne du peintre, c’est dans le groupe de Vénus apaisée et accordant à Psyché son pardon. La déesse se tient debout, penchée légèrement en arrière et le visage tourné vers la droite. Les lignes de ses membres sont pures et calmes. Ses formes, un peu plus riches et aussi un peu plus individuelles que celles de la plastique grecque, se développent avec une irréprochable décence. Les deux bras, qui s’élèvent et s’ouvrent en un geste de maternel amour, ont une expression surhumaine. Les yeux sont inondés de tendresse, et le front, frappé d’en haut par une clarté céleste, a je ne sais quel rayonnement sacré. Naïve et timide, Psyché se tient aux genoux de celle qu’elle espère fléchir. Leurs regards se cherchent et se confondent ; les deux femmes semblent n’avoir plus qu’un seul cœur. Cependant c’est sur la déesse que l’attention est attirée et se reporte toujours. On ne peut se détacher de cette figure étonnante où la beauté féminine, manifestée tout entière, sans voile et dans son plein éclat, n’exprime pourtant que l’idée absolument spirituelle de la clémence divine. Le dessin de cette Vénus est au Louvre, exécuté au crayon rouge avec une incroyable puissance de premier jet. Cette esquisse a été faite d’après le modèle vivant, certains détails l’attestent ; mais ce qui est non moins évident, c’est que la pensée de Raphaël était si haute que sa main idéalisait le modèle en le reproduisant.

Lorsque je me rappelle cet épisode de la fresque, ou lorsque je me place au Louvre en présence de ce dessin magnifique, je ne puis m’empêcher de comparer la Vénus de la Farnésine à la Vénus de Milo. Les deux figures font paraître avec une singulière clarté les ressemblances qui rattachent et les différences qui séparent la plastique grecque et la peinture de la renaissance parvenues à leur suprême perfection. La ressemblance, c’est que les deux déesses représentent, sous son aspect souverainement noble, ce que les hommes appellent par excellence la beauté. La différence, c’est que dans la Vénus antique la divine splendeur du corps l’emporte un peu sur la puissance de l’expression morale, tandis que c’est l’inverse dans la Vénus raphaélesque. Chez celle-ci, le prestige de la beauté est encore surpassé par le rayonnement de l’âme. Pourtant entre le signe et l’idée l’harmonie est complète, parce que le signe, bien qu’admirable, n’a que l’importance qui lui revient, et que l’expression morale, quoique vive et intense, donne au signe l’accent, l’éloquence, la vie, sans le déformer. Les deux élémens rivaux sont conciliés par le sacrifice réciproque de leurs prétentions extrêmes. Du paganisme, Raphaël a retranché cette plasticité qui appelle le regard sur elle-même ; du mysticisme, il a écarté la raideur et l’austérité. Il n’y a plus entre le sentiment de ses personnages et leurs formes corporelles qu’une suave consonnance. Les païens, s’ils revenaient, n’y trouveraient pas assez leur compte, et y regretteraient un certain surcroît de vitalité frémissante. Au contraire les âmes dévotes jusqu’à l’ascétisme murmuraient déjà au XVIe siècle et gémissent encore aujourd’hui de cette brillante réintégration de la forme. Concluons-en hardiment que l’idéal réalisé par Raphaël est une conception nouvelle marquée d’un caractère de complète indépendance, mais néanmoins spiritualiste au plus haut degré. Le jugement de M. Taine sur le génie de Raphaël, tel qu’il se révèle dans son œuvre païenne, est donc une erreur des plus étranges. Qu’un esprit de cette distinction et de cette trempe ait pu se fourvoyer ainsi, on ne le comprend pas. Quant à M. Gruyer, il est resté en-deçà des conséquences de son travail. Passavant, lui, ne s’est pas trompé en disant que l’originalité de Raphaël n’est manifestée tout entière que par ses compositions mythologiques ; mais il n’a ni expliqué ni démontré son opinion. Cette explication et cette preuve, nous avons essayé de les donner. Or si nous y avons réussi, si Raphaël est au-dessus et au-delà de son temps, il a donc eu en lui-même des facultés personnelles supérieures à l’influence de son siècle et de son milieu. Cette conclusion légitime des analyses précédentes sera confirmée par un coup d’œil jeté sur l’intelligence et sur le caractère de l’artiste.

III.


Trois puissances concourent à produire le génie : les circonstances extérieures qui lui préparent un terrain favorable, le don inné qui le constitue, la volonté qui le développe. En étudiant la race, le milieu, le moment où tel grand artiste a pris naissance, on explique jusqu’à un certain point ses ressemblances avec les artistes qui furent ses compatriotes et ses contemporains, et ces ressemblances, la science doit les constater. Nous ne voyons là pourtant que la moitié de ce qu’il faut savoir et de ce qu’on aspire à connaître, car la détermination des différences est tout aussi importante. D’ailleurs ce qui intéresse le plus vivement dans les maîtres de l’humanité, ne sont-ce pas les traits individuels, distinctifs, caractéristiques, en un mot l’originalité ? Envisagés uniquement au point de vue des influences extérieures qui les ont ou suscités ou secondés, peu s’en faut qu’ils n’apparaissent plus que comme des résultantes ou des produits. Que devient alors leur puissance créatrice, et où retrouver leur dignité d’êtres libres ? N’est-ce pas plutôt en eux-mêmes qu’il faut chercher les sources de leur grandeur ? Assez longtemps la critique a considéré Raphaël par le dehors ; le moment est venu de le contempler, s’il se peut, dans son âme même. Certes cette psychologie n’est pas facile à écrire. Point de mémoires, point de correspondance suivie où Raphaël se soit épanché : quelques lettres à peine où les affaires occupent plus de place que les sentimens et les pensées. Chez lui, nul souci de s’étaler, nul besoin d’occuper de sa personne ni ses contemporains ni la postérité. Avec le peu qu’on sait de lui, il est possible toutefois de ressaisir et de décrire, je ne dis pas dans leurs moindres linéamens, mais dans quelques-uns. de leurs traits caractéristiques, les puissances intellectuelles et morales qu’il ne tira que de son propre fonds.

La forme humaine, drapée ou nue, mais principalement nue, est le langage le plus expressif de la peinture. Les maîtres des maîtres sont ceux qui parlent le mieux cet idiome exquis. Raphaël l’a manié avec une supériorité incomparable. Dans ses tableaux païens, on l’a vu, la nudité est belle et naïve, expressive et chaste. Ses personnages nus n’ont jamais l’air déshabillé ; on dirait qu’ils n’ont jamais senti ni la pression d’une ceinture ni le poids d’un vêtement. Ils ignorent qu’aucun voile ne les couvre ; ils ne désirent pas être regardés, ne craignent pas de l’être ; ils ne savent pas qu’on les voit. De là dans les figures féminines une suave innocence, plus divine même que la pudeur, et dans ses images d’hommes une décence naturelle, inconsciente, pleine d’héroïque noblesse. Cette divination d’un état d’indépendance physique que l’humanité ne connut à ce point en aucun temps ni en aucun pays, pas même dans la Grèce antique, est à coup sûr une faculté essentiellement personnelle. Ajoutez que partout où la main d’un élève n’a pas trahi la pensée de l’artiste, on ne saurait surprendre la moindre trace de ce défaut qui se nomme la manière. La manière en peinture est une habitude fâcheuse, une sorte de routine individuelle où se dénote une certaine absence de verve et de fécondité. Or, quoique les êtres auxquels Raphaël a soufflé la vie soient de la même famille et procèdent avec évidence du même père, chacun a la physionomie de son âge, de son sexe et de son caractère. Par exemple, il a créé des légions de bambins adorables : en est-il un seul qui soit la répétition d’un autre ? Et quand il arrive au peintre d’enflammer de l’éclair du génie le regard d’un de ces enfans, un miracle d’harmonie opère aussitôt la fusion entre ce jeune corps et cette âme d’un autre âge, comme dans le Jésus de la Vierge de Saint-Sixte. Ce naturel, cette souplesse, cette fécondité inépuisable, cet art de varier à l’infini les aspects de la forme nue, quel milieu, quels maîtres, quel moment, pourraient les donner à qui n’en aurait pas reçu le don dès sa naissance ?

Pour déposséder le génie au profit des énergies physiques et sociales, on invoque les spectacles dont chacun était témoin au début du XVIe siècle, et qui ont dû imprimer aux facultés plastiques de l’artiste la direction qu’elles ont suivie. Ces faits, nous les admettons avec une partie des conséquences qu’on en déduit. Sans contredit, vers 1500, le corps et la force physique jouaient dans les mœurs un rôle plus considérable qu’aujourd’hui. Le costume d’ailleurs, plus étroit, dessinait mieux les mouvemens des membres. Que ces déploiemens habituels de vigueur musculaire, ces fréquentes exhibitions de formes humaines, aient développé chez les peintres l’intelligence du nu, nous ne le nions pas. Raphaël, comme ses camarades, reçut cette éducation du regard, d’autant plus efficace qu’elle était incessante. Dès ses jeunes années, il eut sous les yeux, soit aux fêtes ducales d’Urbin, soit chaque jour près des murs de la ville, les exercices de l’aïta, divertissement national analogue à notre jeu de barres. Son esprit éveillé étudia certainement avec une curiosité avide les élans, les bonds, les feintes des combattans et les contractions de leurs muscles, faciles à saisir sous le tissu collant des justaucorps. Plus tard il assista aux courses d’hommes nus qui faisaient partie du programme de certaines fêtes romaines. À tout moment, il voyait des rixes terribles que multipliaient la violence des passions et la férocité des mœurs. En présence de ces mille scènes où le corps était l’acteur principal, on comprend qu’il ait acquis le vif sentiment des gestes énergiques, des attitudes viriles, des poses athlétiques ; mais comment ces exercices d’hommes ou de jeunes garçons, comment ces conflits de la force brutale, lui auraient-ils révélé la grâce ingénue de la nudité virginale ? Lorsque Praxitèle eut terminé sa plus belle statue d’Aphrodite, la déesse s’écria, dit-on : « Où donc cet artiste m’a-t-il vue ? » Les Grâces de Raphaël, sa Vénus, sa Galatée, ses nymphes, auraient pu s’étonner plus justement et demander : « Où donc Raphaël a-t-il surpris le secret de notre beauté ? » En aucune des villes qu’habita le peintre, il ne rencontra ces apparitions de la femme dont il a laissé tant d’images radieuses. D’ailleurs à quels modèles vivans assez nombreux, assez parfaits, assez intelligens, eût-il emprunté ces formes si diverses, ces nuances si délicates de l’idéal féminin ?

Afin de s’assurer par une observation décisive que le sens de la beauté plastique, au point où il le posséda, fut bien chez Raphaël chose personnelle et innée, qu’on regarde à côté de lui ses deux puissans émules, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Quelque grand que soit le premier, il faut fermer les yeux pour ne pas voir qu’il n’a su dessiner que des athlètes. Sous ce crayon dantesque, la femme, la jeune fille, l’enfant même, revêtent des proportions herculéennes, développent des muscles de lutteurs. Dites qu’il a cédé au plaisir de faire des corps, à la bonne heure, vous serez dans le vrai ; mais il a expié cet amour désordonné du relief anatomique en tombant dans une monotonie dont Raphaël s’est toujours préservé. Quant à Léonard, ni sa prodigieuse science, ni sa passion pour les beautés de l’antique, qu’il connut et put contempler autant que Raphaël, ne lui donnèrent l’intuition de la plasticité éloquente et pure, que la nature, paraît-il, lui avait un peu refusée. Trop voluptueuse et pas assez belle, sa Léda a les hanches fortes, le buste court, l’expression sensuelle. Pour les têtes les plus diverses, ce maître si habile n’a qu’un sourire, le sourire fascinateur et troublant de la Monna Lisa, qu’on est surpris de voir errer et sur la bouche de la Vierge et sur les lèvres mystiques et maternelles de sainte Anne. Au reste, ce qui manquait à son génie, il le savait bien. Il gémissait de poursuivre en vain la perfection achevée de la forme visible, et il fit dire à Platino Pilato, dans une épitaphe composée pour lui de son vivant et sous ses yeux :

Mirator veterum, discipulusque memor,

Defuit una mihi symmetria prisca. Peregi

Quid potui. Veniam da mihi, posteritas[4].
Noble aveu qui honore le grand artiste et qui oppose un démenti sans réplique à la doctrine excessive de l’influence des milieux.

De ce qui précède, on conclurait à tort que Raphaël n’eut qu’à laisser agir sa muse, et qu’il peignait comme l’oiseau vole, comme la plante fleurit. Ces jolies phrases un peu usées sont en outre profondément inexactes. Les jugemens qu’elles expriment ne reposent que sur de fausses apparences. Qu’on ne s’y trompe pas : de même que Raphaël a eu deux visages physiques dont un seul est connu, de même il a eu deux physionomies intellectuelles, l’une heureuse et inspirée, dont tout le monde parle, l’autre réfléchie, méditative, sérieuse, et sur la fin inquiète et mélancolique, à laquelle on persiste à ne pas faire attention. Parmi ses portraits, on ne remarque et on n’admire que ceux où brille le triple rayon de la jeunesse, du génie et de la gloire. Beaucoup de personnes semblent ignorer l’existence d’une autre image, gravée par Marc-Antoine, où l’on voit en traits d’une poésie navrante quels efforts coûte à l’âme la plus richement douée le complet épanouissement de ses dons. Au milieu d’une salle déserte, entre une toile où rien n’est tracé et sa palette encore vide, Raphaël est affaissé sur un banc. Son front porte avec douleur le poids de ses pensées, le regard de ses yeux caves erre dans le vague ; sous les plis du large manteau qui l’enveloppe, son corps tremble de froid ; ses jambes grêles, chaussées de longues bottes, traînent inertes sur le pavé. Déjà sans doute il est miné par la fièvre qui l’emporta ; mais cette fièvre, mal accidentel, si l’on veut, trouva une proie toute prête, un corps détruit, non par l’excès des plaisirs, — on a fait justice de cette fable niaise, — mais par la fatigue mortelle du travail créateur. Qu’on n’essaie pas de montrer là les restes d’une plante qui a fleuri, puis graine, et qui enfin se dessèche ; il y faut reconnaître les ruines précoces d’une organisation que l’âme libre a dévorée du feu de son activité[5],

« Il doit plus à l’étude qu’à la nature, » dit un jour Michel-Ange en parlant de Raphaël. Ce langage, où perce une pointe d’envie, était plutôt exagéré que faux. Raphaël fut inspiré, qui en doute ? À un moment donné, il peignait avec tant de sûreté qu’il semblait produire la beauté sans l’avoir cherchée. Cependant, quand ses élèves, émerveillés de cette facilité, lui en demandaient la cause : « Je n’ai jamais rien négligé, » répondait-il loyalement. Ce qu’il n’avait jamais négligé, c’était la préparation, l’étude préalable, consciencieuse, prolongée. Cette spontanéité sans pareille n’était que le dernier terme et la juste récompense d’une courageuse incubation. Ses esquisses l’attestent. On n’y aperçoit pas, il est vrai, la trace de préoccupations anatomiques excessives. Quoiqu’il connût à fond le squelette et l’écorché, jamais il n’a cédé à la tentation de donner au-dessous une saillie exagérée. À l’exemple des Grecs, il s’est contenté, le plus souvent du moins, d’étudier la nature animée ; mais comme il l’a regardée, connue, comprise ! C’est le modèle vivant qu’il prenait pour guide, et presque toujours il commençait par esquisser ses personnages tout à fait nus, même quand il devait les peindre drapés. Ainsi furent dessinés Alexandre et Éphestion dans le Mariage de Roxane, les deux disciples éblouis et renversés aux pieds du Christ dans la Transfiguration, deux hommes de la Mise au tombeau et d’autres encore. Les bras et la jambe gauche de la Vierge de la Grande sainte Famille, si admirablement drapés, sont découverts au contraire dans le dessin primitif au crayon rouge, qui est au Louvre ainsi que le tableau. Raphaël n’improvisait pas, qu’on le sache bien. Il connaissait, lui aussi, les tâtonnemens, les retours sur lui-même, les humbles repentirs. Prenez le fac-simile des études tracées pour l’École d’Athènes, vous y verrez la position des jambes de Diogène plusieurs fois modifiée. Le trait juste n’est pas venu d’emblée, la ligne vraie et expressive s’est fait attendre. Chacun se rappelle cette figure de femme à genoux, d’une tournure superbe, qui est au bas du tableau de la Transfiguration et que reproduit aussi la fresque d’Héliodore ; le fac-simile du dessin démontre qu’elle a été patiemment élaborée d’après une femme du peuple. Sur cette même feuille, vous pouvez suivre les phases qu’a traversées la pensée hésitante du maître. Il a cherché, il a changé les plis de la coiffure, ajouté des bandelettes, recommencé trois fois la tête, allongé le bas de la robe. Lorsque les filles du Transtevère ne lui offraient pas la beauté par lui rêvée, il poursuivait cet invisible objet jusqu’à ce que son imagination l’eût conçu et sa main fixé. Cette poursuite était laborieuse ; on ne peut en douter en lisant la lettre à Balthazar Castiglione où sont exprimés le regret de n’avoir pas de modèles assez beaux et l’habitude d’y suppléer par la conception réfléchie d’une beauté idéale. Après ces préparations savantes et minutieuses, son œuvre s’épanouissait enfin, naturelle et fraîche à l’égal d’une fleur. Le fait est vrai ; mais pourquoi donc n’en raconter que la moitié et dissimuler les efforts très calculés, très volontaires, au prix desquels le roi des peintres a conquis sa couronne ?

Ainsi l’œuvre païenne de Raphaël est le fruit de son génie personnel beaucoup plus que le produit de son milieu. Pareillement c’est l’âme du peintre bien plus que l’âme de son temps qui respire dans ses personnages. S’il fut, comme on l’assure, le fils de son siècle, il faut avouer que l’enfant ressembla peu à son père. À ce moment, nous dit-on, le peuple est païen par tempérament, et les gens bien élevés sont par éducation incrédules. Épicuriens et superstitieux, tels sont alors les Italiens selon Luther et selon la vérité. Les esprits sont cultivés, les cœurs restent féroces. « Ces gens font des actions sauvages et des raisonnemens d’hommes civilisés : ce sont des loups intelligens, » dit M. Taine. Soit, admettons l’exactitude de ce portrait, quoiqu’on y voie des couleurs tranchées, presque criardes, et point de nuances ; mais enfin qu’y a-t-il de commun entre Raphaël et cette image de l’Italien aux premiers jours de la renaissance ? Est-ce que le Sanzio est païen ou incrédule, épicurien ou superstitieux ? Est-ce qu’il accomplit des actions sauvages et raisonne en homme raffiné ? Pour ses œuvres, on a prouvé qu’il n’en est rien, et quant à l’homme, où trouver une incarnation plus aimable et plus achevée de la sympathie ? Quelle grâce dans la bonté, quelle magique puissance d’attraction ! Tout enfant, il n’a qu’à paraître, les cœurs sont gagnés. À seize ans, il a déjà des amis, tels que Gaudenzio Ferrari et Girolamo Genga, qui deviennent soudain ses élèves et qui lui demeurent fidèles au-delà même de la mort. Au même âge, il rétablit la concorde au sein de sa famille divisée, apaise son irritable marâtre et assure l’existence de sa jeune sœur Elisabetta. Plus tard, célèbre et opulent, sa générosité croît et s’élève comme sa fortune. En voici une preuve : il y avait à Rome vers 1519 un vieillard d’une science et d’un stoïcisme extraordinaires, nommé Fabio Calvo, de Ravenne. Cet homme méprisait l’argent, et abandonnait à ses parens un traitement que lui faisait le pape. Il se nourrissait d’herbes et de laitues, logeait dans un trou pire que le tonneau de Diogène. Exténué de travail, il était tombé malade et allait mourir. Quelqu’un cependant veillait sur lui. — « Fabio est soigné comme un enfant, dit un témoin oculaire, par le très riche et très estimé Raphaël d’Urbin, jeune homme de la plus rare bonté et d’un esprit admirable. » — Inaccessible à l’envie, Raphaël défendait contre la mobilité capricieuse et destructive des papes les œuvres de ses prédécesseurs. Non-seulement il savait supporter la redoutable concurrence de ses grands rivaux, mais il leur rendait hommage et remerciait Dieu publiquement de l’avoir fait naître au temps de Michel-Ange. Pour ses élèves, c’était un père. N’ayant nul goût pour la domination, exempt de cette humeur despotique qu’on a reprochée à Louis David, il a néanmoins marqué de son empreinte une lignée de disciples. Il était leur souffle, leur muse ; il fut la joie, la lumière et la vie de ses amis. Tous auraient dit comme la duchesse Jeanne de Stora, l’une de ses premières protectrices : « Io lo amo sommamente. » Tous le pleurèrent aussi amèrement que Castiglione, qui écrivait : « Je suis en bonne santé ; mais il me semble que je ne suis plus à Rome, puisque mon Raphaël n’y est plus. Ma non mi pare essere à Roma, perchè non vi è più il mio poveretto Rafaello. » Comment n’avoue-t-on pas que c’est là un caractère unique, une âme profondément originale ? Si on l’avoue, comment ne reconnaît-on pas que cette âme fut, après son génie, la source la plus vive des inspirations de l’artiste, et qu’il convient d’y voir bien moins le reflet que l’antithèse des mœurs de ce temps ?

Ce milieu, a-t-on dit, était d’une part mystique et superstitieux, de l’autre païen et épicurien. Or chez Raphaël que remarque-t-on de semblable ? Nulle part je n’ai lu qu’il fût superstitieux. Sa candeur n’avait rien de mystique ; les nonnes de Saint-Antoine de Padoue le lui firent sentir le jour où elles lui enjoignirent de voiler Jésus enfant, que le jeune peintre avait représenté et qu’il représenta toujours dans sa nudité naïve. Dévot, il ne l’était guère. « Il est impossible de nier que Raphaël n’ait été, comme chrétien encore plus que comme artiste, trop souvent infidèle aux pures traditions qu’il avait apportées de l’Ombrie. » Tel est l’aveu du plus orthodoxe des récens historiens de l’art chrétien, M. Rio. Le Sanzio n’était pourtant point en révolte contre l’église, tant s’en faut. Il n’avait pas non plus avec le pape, comme Michel-Ange, de violentes altercations, suivies de ruptures et de raccommodemens ; mais sa manière d’agir, qu’on n’a pas assez remarquée, était très indépendante sous les apparences de la douceur et de la soumission. En somme, il ne faisait guère que ce qu’il voulait. Il lui arriva même, à l’occasion, de donner en souriant de piquantes leçons à ceux qui l’approchaient, fussent-ils cardinaux. Ainsi fra Bartolomeo, ayant été obligé par sa mauvaise santé de quitter Rome, avait laissé à son ami Raphaël le soin de terminer un groupe de saint Pierre et saint Paul commencé pour l’église Saint-Sylvestre. Deux cardinaux vinrent voir le tableau, et critiquèrent le visage un peu trop rouge des deux saints. « N’en soyez pas surpris, répliqua Raphaël, c’est à dessein que je les ai peints de cette couleur ; on doit penser en effet que saint Pierre et saint Paul rougissent au ciel autant que sur ce tableau en voyant l’église gouvernée par des gens tels que vous. » Le mot doit être vrai ; il est rapporté par Balthazar Castiglione au premier chapitre de son Cortegiano. On y entend comme le prélude des récriminations formidables dont Luther, quatre ans plus tard, fit retentir le monde. Nous ne prétendons pas néanmoins mettre ici en doute les sentimens orthodoxes de Raphaël. Évidemment il vécut et il est mort dans la foi catholique ; mais le culte du peintre fut pour la seule beauté, et, quand il s’agit d’art, l’orthodoxie n’est que là.

Cet amour de la pure beauté, qui l’a dégagé des liens de l’ascétisme, l’a aussi préservé de la corruption à laquelle presque personne n’échappait autour de lui. S’il eût procédé uniquement de son siècle, il eût été épicurien comme Bembo, libertin comme Bibbiena, magnifiquement voluptueux comme Agostino Chigi, indécent comme le Sodoma. Qu’on décrive aussi complaisamment qu’on voudra les orgies de la renaissance, ses fêtes de nuit, ses larges festins ou plutôt ses ripailles gigantesques, dignes d’exciter la verve de Rabelais, — qui du reste allait venir, — on ne pourra mêler une seule fois à ces folies sensuelles ni la personne ni le nom de Raphaël. Les amours de ses contemporains, celles de ses amis, sont publiques et connues. On sait quelle fut la Morosina, cette femme célèbre par sa beauté avec laquelle se lia Bembo et qui lui donna trois enfans. On n’est pas non plus sans quelques renseignemens sur Imperia, la superbe maîtresse de l’opulent Chigi. De la jeune fille qu’aima passionnément Raphaël, qu’a-t-on à raconter ? Rien, sinon qu’elle se nommait Margarita, qu’elle était d’une beauté irrésistible, et que son amant lui demeura fidèle jusqu’à la mort. « Deux phrases de Vasari et deux portraits, dit Passavant, voilà tout ce qu’on a d’authentique sur la maîtresse de Raphaël. » Le reste n’est qu’un amas d’inventions qui tantôt se contredisent et tantôt sont aussi peu certaines que ce nom de la Fornarina, imaginé seulement au milieu du XVIIIe siècle. Un voile impénétrable jusqu’ici cache aux regards curieux de la postérité le mystère de leurs amours. En cela comme en toute chose, Raphaël diffère de son siècle, et lui donne la leçon au lieu de le prendre pour exemple. Dans sa libre affection, comme dans son œuvre païenne, la passion se revêt de décence et la volupté de candeur. En jugeant la liaison de Raphaël et de Margarita, l’histoire ne doit pas oublier cette circonstance atténuante. Il faut se souvenir aussi que cette jeune fille, qui l’inspira plus d’une fois, ne fit pas déchoir son génie. Avait-elle grandi en intelligence et en noblesse morale au contact d’une âme si rare ? Qui sait ? Quoi qu’il en soit, si devant la séduisante créature le cœur de l’homme faiblissait, devant ce modèle, quelque splendide qu’il fût et peut-être à cause de sa beauté même, l’artiste ressaisissait ses droits et sa puissance, et imposait à cette image accomplie, mais réelle, la forme plus parfaite encore de ses conceptions.

Nous venons d’étudier les antécédens historiques, les traits essentiels et les sources psychologiques de l’œuvre païenne de Raphaël. Que conclure de cette recherche par rapport aux caractères propres du génie de l’artiste ? Son originalité serait bien petite, s’il n’avait cherché que le plaisir pittoresque de faire de beaux corps, et c’eût été reculer fort en-deçà de l’art païen lui-même, qui dès l’époque de Périclès sut mettre l’âme dans le marbre. Une critique fondée sur les faits reconnaît que, loin de revenir en arrière, Raphaël a continué et mené à son terme un mouvement qui tendait, depuis les premiers jours de l’église, à fondre harmonieusement la beauté grecque et l’idéal chrétien. Il ne s’est point arrêté là. Un conciliateur de cette force domine les élémens qu’il accorde, et communique à ce qu’il réunit une fécondité inattendue. C’est ici que, selon nous, on touche au vif l’individualité de Raphaël. Supérieur à son milieu par l’intelligence et par le caractère, tout en mettant librement à profit ce que l’antiquité, le moyen âge et la renaissance elle-même lui avaient appris, il a découvert un idéal nouveau de beauté plastique, et au moyen de cette forme il a exprimé l’âme moderne. La supériorité de l’homme répond à celle de l’œuvre ; celle-ci est, pour la meilleure part, expliquée par celle-là, et toutes deux contiennent la raison d’une influence et d’une autorité dont l’histoire de l’art ne présente pas un second exemple. Les lois esthétiques que, sans les rédiger en formules, Raphaël a posées et consacrées en les appliquant, ces lois durent encore et dureront longtemps. Il a déterminé les conditions auxquelles la beauté nue peut devenir l’expression visible de l’esprit libre et du sentiment laïque des modernes. Il a montré comment un corps sans voile traduit avec autant de noblesse que d’éclat la sympathie, la douleur morale, la tendresse paternelle, l’amour ardent, l’oubli des offenses, les états de l’âme enfin, tels que les observe la philosophie en dehors de toute préoccupation de dogme établi ou d’orthodoxie religieuse. Depuis qu’il a ainsi réconcilié Vénus avec Psyché et le corps avec l’âme en laissant la prééminence à celle-ci, la plupart des grands peintres ont renouvelé périodiquement cette alliance de la beauté plastique avec la beauté invisible. Ils n’ont pas redouté la splendeur de la forme physique, ils n’ont pas pensé non plus que le but de l’art pût être un seul instant la nudité en elle-même, le signe dépouillé de signification. Ils ont senti que le nu est un langage ou merveilleux ou détestable, qui corrompt aussitôt qu’il n’élève plus, et qui, pour élever, ne doit rendre que ce qui est pur ou grand. Poussin, l’austère contemporain de Corneille, de Pascal et de Descartes, n’hésite pas à peindre la Vérité toute nue ; mais il la montre enlevée au ciel sur les ailes du Temps, qui la soustrait aux outrages de l’Envie. Lesueur, ce doux et virginal génie, a pu sans se démentir retracer l’histoire de l’Amour, qui se confond avec celle de Vénus, parce que la grâce naïve et chaste abonde dans ses compositions mythologiques. Lesueur, il est vrai, n’était qu’un disciple inconscient du peintre de la Farnésine, qu’il n’a presque pas connu. De nos jours, en France, Raphaël a servi de guide à d’admirables talens. La Source, fraîche et pure comme l’eau qui baigne ses pieds, l’Angélique, pathétique et belle malgré l’inutile gonflement de son cou, sont parmi les plus solides titres de gloire de M. Ingres. On n’a pas mesuré toute l’originalité de Flandrin quand on n’a pas contemplé à Saint-Germain-des-Prés cette Ève si touchante appuyant sur l’épaule d’Adam son front chargé de remords et de honte. Ces voies de la plastique spiritualiste, d’autres les ont trouvées ardues et les ont désertées. Ils ont cru ou feint de croire que la nudité, tour à tour insignifiante, effrontée, imbécile ou même repoussante, avait le droit d’attirer les regards. Que dire à ces incorrigibles qu’on ne leur ait cent fois et inutilement répété ? Laissons-les donc vivre et mourir dans les bras de la muse réaliste qui les a si bien inspirés ; mais c’est pour la critique un devoir impérieux de proposer à la génération qu’ils n’ont pas encore séduite l’étude du génie, du caractère, des efforts de Raphaël, et de montrer comment il a renouvelé la beauté plastique en y mettant la chaleur sympathique de son âme et la sève intellectuelle d’un spiritualisme indépendant. Puisque l’utile coutume s’établit enfin de traiter les artistes en gens raisonnables et de philosopher devant eux, répétons-leur cette vérité philosophique qu’à l’inverse des plantes et des animaux les peintres sont des êtres libres. Ajoutons qu’à ce titre c’est d’eux que dépend au plus haut degré leur progrès ou leur abaissement. Qu’ils apprennent enfin que le progrès de quiconque est libre se reconnaît à ce double signe, qu’il subit de moins en moins l’empreinte des hommes et des choses, et qu’il impose de plus en plus aux choses et même aux hommes la marque de sa propre pensée.

Charles Lévêque.

  1. Je n’ai nullement le dessein de refaire ici les études de MM. Gustave Planche, L. Vitet, Henri Delaborde et Charles Clément, qui ont été publiées par la Revue. Ces excellens travaux n’ont pas besoin d’être recommencés. Je voudrais seulement tâcher de les compléter en me plaçant à un point de vue tout à fait nouveau.
  2. Dans l’édition française de 1860.
  3. Ici et plus bas je cite la traduction de La Fontaine, qui adoucit beaucoup la hardiesse du texte.
  4. « Admirateur et disciple reconnaissant des anciens, il m’a pourtant manqué leur science de la proportion. J’ai fait ce que j’ai pu. Que la postérité me soit indulgente. »
  5. Ce petit dessin de Marc-Antoine est reproduit photographié en tête du volume de M. Gruyer sur les Chambres de Raphaël. Les exemplaires gravés en sont très rares.