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Mémoire sur les tremblemens de terre de la Calabre pendant l’année 1783

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Mémoire sur les tremblemens de terre de la Calabre pendant l’année 1783



M E M O I R E

SUR LES

T R E M B L E M E N S

D E  T E R R E

DE LA CALABRE

Pendant l'année 1783.

PAR LE COMMANDEUR

DEODAT DE DOLOMIEU



A ROME

CHEZ ANTOINE FULGONI

M D C C L X X X I V
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avec la permiſſion du Superieur.



EPITRE DEDICATOIRE

A MONSIEUR LE COMMANDEUR

DE LASTERIE DU SAILLANT.







J’aurois pu décorer cette epitre du nom de quelque grand de la terre, y faire l’étalage de ses titres fastueux, de ſes vertus imaginaires ; mais j’y préfére le nom de mon ami, d’un ami de vingt ans. Ce titre ſeul renferme l’éloge de toutes ſes qualités ; qu’il reçoive donc ici un témoignage public de mon attachement pour lui.

LE CH’ DEODAT DE DOLOMIEU.



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AVANT PROPOS.

La contrarieté des vents m’ayant retenu ſur les Coſtes de la Calabre ulterieure, pendant tous les mois de Fevrier & de Mars 1784, & m’ayant fait toucher ſucceſsivement a preſque toutes les Villes de la Coſte de l’Oueſt, j’ai pu faire des incurſions dans l’intérieur de cette malheureuſe province ; j’ai eu le tems de parcourir toutes ſes ruines & de connoitre l’étendue des ſe malheurs. Mon gout pour la lithologie m’a porté a étudier la nature de ſon ſol, & la compoſition de ſes Montagnes, & je donne ici le réſultat de mes obſervations. Je n’ai recueilli que les faits principaux, ceux qu’atteſteront longtems les circonſtances locales & qui pourront encore, dans cent ans, intéreſſer les phyſiciens & le naturaliſte. Les autres détails n’entrent pas dans mon plan. Je ne donnerai, ni le journal circonſtancié des tremblemens de terre, ni l’état de la population & des pertes de chaque lieu en particulier. Je n’aurois eu qu’a copier les autres relations & mon intention n’eſt pas de faire un gros livre, ni de répéter ce que les autres ont dit. Je m’attache ſeulement a ce qui a été un peu negligé ; c’eſt a dire, a faire connoitre la nature du ſol & a en déduire les principaux phénoménes qui ont accompagné les ſecouſſes. Mon objet eſt encore de deſtruire cette idée de merveilleux qu’ont pu autoriſer les premieres relations, en parlant des Montagnes qui ſe ſont entrechoquées, des champ tranſportés entiers a une très grande diſtance, ou jettés d’un coté de vallon a l’autre &c. tous faits a peu près vrais, qui doivent paroitre très extraordinaires, denués de leurs circonſtances locales, mais qui découlent naturellement de la connoiſſance du ſol. J’hazarde un mot de theorie qui me paroit vraiſemblable, mais a la quelle je n’attache pas la même importance qu’a la connoiſſance exacte des faits d’ou je l’a fait dériver . Je ne parle preſque point de Meſsine & de la Sicille. M. l’Allemand Conſul de France a dit dans ſa relation tout ce qu’il y avoit de plus important a obſerver dans la deſtruction de cette Ville, dont le ſort, tout affreux qu’il eſt, n’est pas comparable a celui des Villes de la plaine de Calabre.

Ou trouvera une infinité de détails, que j’ai negligé, dans pluſieurs relations imprimées a Naples, ſurtout dans celle du docteur Vivenzio . Mais les faits, vraiment importants pour le phyſicien, y ſont en petit nombre, & cet ouvrage, ainſi que pluſieurs autres ſur le même ſujet, paroit plutôt écrit en faveur du ſiſtême qui attribue les tremblemens de terre a l’électricité, que pour faire connoitre les phénoménes qui ont accompagné la deſtruction de la Calabre.

La relation de M. le ch. Hamilton eſt l’apperçu d’un bon obſervateur, qui n’a eu qu’un inſtant a donner a ſon Voyage en Calabre.

Si les Commiſſaires, que l’Accademie de Naples a envoyé en Calabre, avoient rendu public leur travail, j’aurois ſuprimé ce memoire, par ce que je n’aurois eu, ſurement rien a ajouter aux obſervations, qu’ils ont du y faire.

J’ai mis en notes quelques particularités, qui ne ſont pas eſſentielles a l’objet du mémoire ; mais qui cependant peuvent aider a l’intelligence du texte ; elles contiennent auſsi quelques faits, qui peuvent intereſſer ſous un autre point de vue.

J’ai été accompagné dans mon voyage par le ch. de godechart jeune homme plein de zele, d’ardeur, & de ſenſibilité. Il m’a été d’un grand ſecours dans mes recherches, dont il a partagé les fatigues avec beaucoup de patience & de courage.



IMPRIMATUR,

Si videbitur Rm̃o Patri Magiſtro Sacri Palatii Apoſtolici.

F.A. Marcucci Patriarcha Conſtantinop. Viceſg.

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J’ai lû par ordre du Rm̃e Pere Maître du Sacré Palais, un memoire Sur les tremblements de terre de la Calabre, compoſé par M. le Commandeur Deodat de Dolomieu. Les obſervations locales ſont décrites par l’illuſtre & ſavant auteur, avec tant d’exactitude & de préciſion, qu’elles pourroient ſervir de modéle aux écrivains ſur ces ſortes de matières. Ses reflexions, ſur la cauſe des derniers tremblements, ſont tout a fait nouvelles ; & elles font connoître combien il est difficile de former des raiſonements plauſibles ſur des effets auſſi compliqués, ſans en avoir été, tel que l’auteur, un temoin courageux & philosophe. Les recherches qu’on lit dans ce beau memoire ne contiennent rien qui puiſſe offenſer la ſaine Theologie, & elles font regretter aux phyſiciens qu’un ouvrage auſſi intereſſant ne soit pas plus étendu. Il eſt très digne de l’attention des Philoſophes & de la curioſité du Public. En foi de quoi j’ai ſigné.

A Rome 6. Septembre 1784.

Fr. Jacquier Profeſſeur de Mathematiques.


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IMPRIMATUR.

Fr. Thomas Maria Mamachi Ordinis Prædicatorum, Sacri Palatii Apoſtolici Magiſter.





MEMOIRE

SUR LES TREMBLEMENS

DE TERRE

DE LA CALABRE ULTERIEURE

Pendant l’Année 1783.

A Tempeſtate nos vindicant portus ; nimborum vim effuſam & ſine fine cadentes aquas, tecta propellunt : fugientes non ſequitur incendium : adverſus tonitrua, & minas Cæli, ſubterranea domus, & defoſſi in altum ſpecus remedia ſunt. In peſtilentia mutare ſedes licet. Nullum malum ſine effugio eſt. Hoc malum latiſſime patet, inevitabile avidum, publice noxium. Non enim domos ſolum, aut familias, aut urbes ſingulas hauſit, ſed gentes totas, regioneſque ſubvertit.

Seneq. queſti. natur. lib. vi.

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De tous les fléaux deſtructeurs, les tremblemens de terre ſont les plus rédoutables, & les plus faits pour répandre la terreur de la conſternation dans tous les lieux ou ils ſe font reſſentir. La nature en convulſion paroit tendre a ſa deſtruction & le monde toucher a ſa fin. Semblables a la foudre, qui part & nous écraſe, avant que le bruit du tonnere ait pu nous avertir du danger qui ménace nos têtes, les tremblemens de terre ébranlent, renverſent, détruiſent, ſans que rien puiſſe nous indiquer leur aproche, & ſans que nous ayons le tems de nous ſouſtraire au peril 9.1. Les animaux, même les moins intelligens, ont sur nous l’avantage d’avoir le preſſentiment de ces fatals evénemens ; leur instinct, ou leur ſens plus délicats, par des impreſſions dont nous n’avons pas l’idée, les en avertiſſent quelques momens avant, & ils annoncent alors par leurs cris & leur impatience, leurs inquietudes & leur crainte 9.2. Un pareil avantage ſuffiroit-il toujours a l’homme pour le mettre en ſureté ? Non. la fuite la plus prompte, le batiment le plus ſolide 9.3, la baraque de bois la plus legére & la moins élevée, toutes les précautions enfin, que la prudence humaine peut inventer ne ſauroient lui faire éviter la mort qui le menace. La terre s’ouvre au milieu de ſa course & l’engloutit 10.1 ; le ſol, ſur lequel il a placé ſon humble cabane, ou ſon palais faſtueux, s’abime, ou eſt porté a une grande diſtance, en éprouvant un bouleversement total ; une montagne ſe détache, & l’accable de ſes débris ; les vallées ſe reſſerrent & l’enſeveliſſent. La perte entiere de ſes biens, celle de ſa famille & de ſes amis, la mort même, ne ſont pas les plus grands maux, que pour lors il ait a craindre. Enterré vif ſous les ruines qui ſe ſont amoncelées ſur ſa tête, ſans écraſer la voute ſous la quelle il a cherché un azyle, il eſt condamné a mourir de faim & de rage 10.2, en maudiſſant ſa famille & ſes amis, dont il accuſe l’indifférence & la lenteur a venir a ſon ſecours. Il ne peut croire, qu’ils ayent éprouvé un malheur ſemblable au ſien 11.1, il ne ſait pas que ceux qui ſurvivent a cette cataſtrophe preſque générale, tentent en vain de le rétirer du milieu des débris entaſsés ſur ſa tête ; ſa voix, ſes cris arrivent juſqu’à eux ; l’immenſité des ruines reſiſte a leurs efforts, & les empêche de pénétrer juſqu’à lui 12.1. ils ne peuvent lui porter la moindre conſolation, & il conſerve, juſqu’au dernier ſoupir, l’idée atroce & deſeſperante, de n’avoir jamais connu & aimé ſur la terre, que des monſtres & des ingrats. Mais ſi le feu joint ſes ravages a ceux de la terre ébranlée, a quel nouveau genre de ſuplice n’eſt-il pas condamné ? L’incendie gagne lentement les charpentes & les bois des édifices écroulés ; le feu s’approche, & ce ſeroit en vain qu’il tenteroit de l’éviter ; il en eſt atteint, il éprouve la mort lente & cruelle reſervée aux ſacrileges & aux régicides 13.1, & il maudit avec raiſon une deſtinée, qui confond l’inocent & le ſcelerat.

Tel cependant a été le ſort d’une partie des victimes des tremblemens de 1783. Qui peut donc ſans frémir, penſer aux deſaſtres de la Calabre ? Qui peut d’un oeil ſec parcourir un des plus beaux pays de la nature, ſur lequel les tremblemens de terre ont déployé leur rage avec une fureur dont il n’ y a pas d’exemples ? Qui peut enfin, ſans une terreur profonde, conſidérer l’emplacement des Villes, dont le ſol même a diſparu, & dont on ne peut juger de la ſituation, que relativement aux objets, dont elles étoient environnées. Telles ſont les premières idées, qui ſe préſentent a ceux qui voyagent dans la Calabre ulterieure ; telles ſont les ſenſations que j’ai éprouvé a chaque pas que j’ai fait, en viſitant cette malheureuſe province, dans les mois de Fevrier & de Mars 1784. telles ſont, enfin les impreſſions qui empechent de conſidérer ces objets avec aſſez de ſang froid, pour juger des effets & remonter aux cauſes. Le naturaliſte & le phyſicien doivent être en garde contre les élans de leur ſenſibilité, & de leur imagination, pour ne voir dans ce qui cauſe les malheurs d’une infinité de familles, & la deſtruction de 40 mille hommes, qu’un leger effort de la nature 14.1, & pour dépouiller les rélations de toutes les circonſtances, que la terreur & la ſuperſtition y ont jointes.

L’hiſtoire ne fait mention d’aucuns tremblemens de terre, dont les ſecouſſes ayent été auſſi violentes, & les effets auſſi deſtructeurs que ceux qui ont déſolé la Calabre pendant l’année 1783. ce phénoméne eſt aſſez ſingulier, aſſez impoſant par lui même, pour intéreſſer le phyſicien, quoique dépouillé de tout le merveilleux, dont on a ſurchargé les premieres rélations, qui en ont paru ; & on le fera d’autant mieux connoitre, qu’on le réduira a ſes moindres mots. Les ſecouſſes ont été d’une violence extrême 15.1 ; voila une vérité de fait, ſur la quelle il ne peut y avoir aucuns doutes. Elles ont produit, dans la Calabre ulterieure, des effets néceſſaires, vû les circonſtances locales ; voila une ſeconde vérité, qui a beſoin d’un peu plus de dévelopement, & que je chercherai a rendre également évidente, en décrivant la nature du ſol, & le pays fur lequel ont été exercés les plus grands ravages. Je déduirai delà les cauſes pourquoi certaines Villes furent preſque exemptes du fléau général, quoiqu’elles fuſſent compriſes dans l’enceinte fous la quelle paroiſſoient ſe faire les plus grands efforts, & qui étoit près du centre des plus violentes ſecouſſes ; pourquoi d’autres Villes très voiſines des premieres ne preſentent que des monceaux de ruines ; & pourquoi quelques unes enfin ne laiſſent plus aucuns veſtiges de leur exiſtence.

Les ſecouſſes des tremblemens de terre de la Calabre, quelques violentes qu’elles ayent été, n’ont pas embraſſé un bien grand eſpace, & paroiſſent ainſi avoir eu une cauſe locale. Elles ont eu pour limites l’extrémité de la Calabre citerieure, & elles n’ont point exercé de ravages conſidérables au delà du cap des Colonnes fur la côte de l’eſt, & de la Ville l’amenthea ſur celle de l’Oueſt. Meſſine eſt la ſeule Ville de la Sicille, qui ait partagé les deſaſtres du Continent ; & ſi on a eu quelques légers reſſentimens au delà, ils n’ont été que l’effet d’un foible contrecoup. C’eſt donc dans un eſpace de trente lieues de longueur, fur toute la largeur de la Calabre, que l’on a éprouvé ce terrible fleau. Dans cette étendüe, tous les lieux n’ont pas eſſuyé des ſecouſſes de la même violence ; tous n’ont pas ſubi la même deſtruction. Il y a eu autant de varieté dans les effets de ces tremblemens de terre, qu’il y a eu d’emplacemens différens. Tous n’ont pas eu dans le même tems des ſecouſſes de même nature, & ces effets reſtent inexplicables pour ceux qui ne connoiſſent pas la nature du terrein, & les circonſtances locales.

La Calabre ulterieure, dans ſa partie inférieure, peut être conſidérée comme une preſqu’isle qui termine l’Italie, & qui eſt formée par l’étranglement des golphes opoſés de Squilaci, & de ſainte Euphemie. Elle eſt traverſée par le prolongement des apeninſ, qui décrivant un eſpece d’arc de cercle, vont ſe terminer au cap dell’armi, en face de Taormina en Sicille, Vis-a-vis les monts Neptuniens, qui pourroient être regardés, malgré le canal qui les ſepare, comme une continuité de la même chaine, étant de même nature, & paroiſſant courir ſur la même direction. Au deſſous du golphe de ſainte Euphemie, un bras des apenins ſort de la chaine principale, ſ’étend preſque a angle droit, dans la direction de l’Oueſt, pour former le vaſte Promontoire que terminent les caps Zambrone & Vaticano, & qui embraſſe le golphe de ſainte Euphemie. Un autre bras ſort dans la même direction, au deſſous de la groſſe montagne d’Aspramonte, & va ſe terminer a la pointe dite du pezzo, qui s’avançant en face de la Ville de Meſſine, forme le canal étroit, connu fous le nom de Phare. L’eſpece de baſſin contourné par ces montagnes eſt ce qu’on nomme la plaine de la Calabre, ou de Monteleone, & plus ſouvent encore, ſimplement la plaine. Ce nom préſente une idée fauſſe, puiſque le terrein, compris dans cet eſpace, n’eſt ni plat ni horiſontal, comme la dénomination ſembleroit l’indiquer ; mais il eſt inégal & traverſé par des vallées & des gorges profondes. Peut-être l’a t-on déſigné ainſi par opoſition avec les hautes montagnes qui l’entourent. Le ſol s’abaiſſe graduellement, depuis les montagnes du fond qui courent du Nord au Sud, juſqu’au bord de la mer, ou il ſe termine par une plage baſſe, en forme d’arc de cercle rentrant, que l’on nomme golphe de palma. C’eſt dans cet eſpace renfermé, comme je viens de le dire, entre trois montagnes & la mer, que les efforts de la nature ont été les plus violens; c’eſt le ſol malheureux qui ne préſente plus que les ruines des villes qui s’y étoient formées ; c’eſt là ou tous les habitans paroiſſoient dévoués a une mort certaine & inévitable ; c’eſt donc cette partie de la Calabre que je dois plus particulièrement faire connoitre.

Les Apenins après avoir traverſé l’Italie, en ne préſentant par tout qu’une ſuite de montagnes calcaires, ſoulévent ici leur tête, & montrent a decouvert le granit & la roche feuilletée, qui forment, a eux ſeuls, l’extrémité de cette longue chaîne. Ces ſubſtances que l’on regarde comme primitives, rélativement a la formation de toutes les autres, au deſſous des quelles elles ſont preſque toujours placées, ſembleroient offrir une baſe inébranlable ; & les montagnes qu’elles conſtituent, pénétrant par leurs racines juſqu’au centre du globe, devroient être exemptes de toute viciſſitude ; c’eſt cependant a leur baſe, qu’ont été reſſenties les ſecouſſes les plus violentes , & elles même n’ont pas été exemptes des mouvemens convulſifs, qui ont détruit tout ce qui étoit a leurs pieds.

Toute la partie des Apenins, qui domine le fond de la plaine, & dont quelques ſommets, ou grouppes plus elevés portent les noms diſtinctifs de monte jejo, monte sagra, monte caulone, monte esope, aspramonte &c., eſt formée preſque entièrement d’un granit dur, ſolide, compoſé de trois parties quartz, feldfpath blanc, & mica noir. C’eſt preſque le ſeul genre de pierre, dont on trouve les débris aux pieds des montagnes, c’eſt le ſeul que roulent les torrens ; & c’eſt celui dont ſont batis tous ceux des édifices de la plaine, dans les quels on a employé des matériaux ſolides 19.1. Sur quelques maſſes de ce granit, ſur la croupe de quelques montagnes & ſur quelques ſommités, ſont attachés quelques bancs de pierres calcaires, qui paroiſſent comme les reſtes d’un revêtement plus conſidérable, que le tems ou les eaux ont détruit. On trouve auſſi ſur quelques ſommets des roches de corne & des ſchorls écailleux (hornnblende), on en voit des fragmens dans les ruines de terra nova, opido & santa Cristina. La pente de ces montagnes eſt très rapide, leur ſommet eſt décharné, & l’accez de pluſieurs eſt impraticable. Elles ont cet aſpect de vielleſſe, & de dégradation, que l’on obſerve dans toutes les montagnes du même genre. Sur le prolongement de leur baſe, ſe ſont établis ſucceſſivement, comme par dépôt & ſur une très grande épaiſſeur, des couches de ſable quartzeux, de galets, d’argille griſe & blanchatre, & de grains de feldſpath & de mica provenants de la décompoſition des granits. Le tout eſt mêlé de coquilles & de fragmens de corps marins. Cet amas de matières, qui n’ont point de liaiſons entr’elles & qui ſont ſans conſiſtance, paroit être un dépôt de la mer, qui pouſsée par les vents d’Oueſt a entaſsé au pied de ces montagnes, contre les quelles elle venoit batre dans un tems fort anterieur a l’état actuel des choſes, les détritus des ſommets ſuperieurs & les corps que ſon mouvement de fluctuation lui faiſoit apporter de fort loin.

Ce dépôt, d’abord horiſontal, du Nord au Sud & incliné de l’eſt a l’Oueſt, comme il le paroit par la direction des couches, a été enſuite modelé, ſoit par les courans de la mer elle même, ſoit par les dégradations des torrens ſuperieurs, & il a formé cette ſuite de collines, de vallées & de plaines, qui ſurbaiſsées les unes au deſſous des autreſ, vont ſe terminer par une plage baſſe ſur le bord de la mer. Les progrès & les dépouilles de la végétation, & d’autres cauſes que je ne connois pas, ont établi ſur cette baſe mobile, une couche de terre végétale, argileuſe, noire ou rougeatre, très forte, très tenace, & qui a depuis deux juſqu’a quatre & cinq pieds d’épaiſſeur. Cette eſpéce d’écorce donne un peu de ſolidité a ce ſol, qui ſe trouve encore lié par les racines nombreuſes des arbres qui pouſſent a ſa ſurface. Ces racines pénétrent très profondément, pour aller chercher l’humidité, que conſerve toujours la partie inferieure de ce ſable.

Cette partie de la Calabre eſt aroſée par les eaux des montagnes ſuperieures, qui ſont tres abondantes pendant l’hyver & le printems, & qui, après les pluies & la fonte des neiges, ſe précipitent par torrents dans la plaine. Elles entrainent alors tout ce qu’elles trouvent ſur leur paſſage, & lorſqu’elles ont commencé a ouvrir un ſillon dans la terre végétale, elles approfondiſſent aiſément leurs lits dans un ſol qui ne préſente plus aucune réſiſtance. Elles creuſent ainſi des gorges d’une profondeur extrême, quelquefois de ſix cents pieds. Mais leurs encaiſſements reſtent toujours eſcarpés & preſque perpendiculaires ; parce que la couche ſuperieure, entrelaſsée de racines, retient les terres qui ſont au deſſous, & les empêche de s’ébouler pour prendre leur talus. Tout le pays eſt donc ſillonné & coupé par des ravins, plus ou moins larges & profonds, ou coulent de petites rivieres, dont les eaux ſe reuniſſent, pour former les deux fleuves metramo & petrace. Ces fleuves débouchent dans la mer a peu de diſtance l’un de l’autre, apres avoir traverſé la partie inferieure de la plaine, dont leurs attériſſements ont augmenté & augmentent encore journellement l’étendue, comme on peut l’obſerver a leur embouchure. Leurs rives qui ſont de la plus grande fertilité & qui ſont ſuſceptibles d’être aroſées, ne ſont pas cependant la partie la plus cultivée de ce beau pays, on n’oſe pas les habiter a cauſe du mauvais air.

Cette dégradation operée par les eaux a produit deux effets. Elle a d’abord formé un très grand nombre de gorges & de vallées, qui ont diviſé & morcellé l’ancien ſol. Quelques unes de ces vallées ſont devenues ſuſceptibles de culture ; les autres s’y refuſent encore, parce que les inondations de chaque année les recouvrent de ſable, de gravier & des debris des terreins ſuperieurs. Preſque toutes ſont encaiſſées par des eſcarpements très hauts, ſemblables a des murs ; quelques uns de ces encaiſſements ayant acquis un peu de talus, ſe ſont couverts d’arbres qui contribuent a leur ſolidité ; mais aucuns n’ont la pente neceſſaire pour ſoutenir les terres ſur une baſe proportionée a leur hauteur. Les parties de l’ancienne plaine, qui n’ont pas été dégradées par les eaux, ſont reſtées au deſſus de ces valons, & y forment des plataux, dont les hauteurs ſe coreſpondent, qui ſont plus ou moins étendus, & qui ſont toujours environnés des ravins que je viens de décrire. Quelques uns de ces plateaux, parfaitement iſolés, reſſemblent a ces montagnes calcaires a ſommet applatî, que l’on voit ſouvent dans les plaines, & dont les couches coreſpondent a celles des hauteurs voiſines. La nature a pu, par un mouvement violent de fluctuation dans la maſſe des eaux de la mer, operer anciennement ſur les ſols a noyaux calcaires, plus mous qu’ils ne le ſont aujourdhui, ce qu’elle fait ſous nos yeux dans les plaines ſabloneuſes de la Calabre.

Cette partie de la Calabre, dont je viens de donner une légère idée, eſt la plus riche, tant par l’étonnante fertilité de ſon ſol, que par la variété de ſes productions 23.1. Elle eſt auſſi la plus peuplée. Un nombre immenſe de villeſ, bourgs & villages, ſe ſont répandus ſur ſa ſurface : beaucoup etoient ſitués ſur les coteaux au pied de la grande chaine ; quelques uns ſur ces portions de plateaux, que les eaux ont reſpecté, & dont j’ai déjà parlé ; d’autres enfin ſur de petites plaines inclinées, qui de loin dominent la mer. Deux ſeules Villes ſont maritimes, palmi & bagnara. On s’etoit de préférence placé dans les ſituations elevées, pour avoir l’avantage d’un meilleur air, d’une poſition plus agréable, & d’une vüe plus etendue. Mais pluſieurs de ces Villes, pour n’être pas trop éloignées des eaux qui couloient dans les vallées, s’etoient etablies auprès des eſcarpemens, ſur le bord des ravins. Cette poſition a occaſionné les circonſtances ſingulieres, dont leurs ruines furent accompagnées.

Le bras des Apenins, que j’ai dit s’étendre a angle droit pour former un corps de montagne ou un promontoire terminé par le cap Zambrone & Vaticano, a également pour baſe & pour noyeau le granit ; mais cette roche n’y eſt pas partout également a decouvert. Elle paroit a nud dans les eſcarpemens qui accompagnent la coſte, entre les caps Zambrone & Vaticano ; elle y eſt en maſſes énormes, dans les quelles je n’ai jamais pu decouvrir, ni couches, ni ordre ſimétrique. Ce granit eſt treſdur ; ſon grain & ſa compoſition ſont les mêmes que celui des montagnes, qui occupent le fond de la plaine. On y voit de grandes taches parallépipedes, produit d’une cryſtalliſation confuſe, faite par une eſpece de précipitation 24.1.

Ce promontoire, que je nommerai de tropea, a cauſe de la Ville qui eſt bâtie au deſſous entre les deux caps, va en retrait depuis ſa baſe juſqu’a ſon ſommet, & il préſente quatre petites plaines, prolongées d’un cap a l’autre, en terraſſes comme les marches d’un amphitheatre, & ſeparées par des coteaux rapides. On y ſuit le gradation des matieres dont le corps de la montagne eſt compoſé. Le granit ſolide forme le premier échelon 25.1 ; au deſſus, eſt une tres grande épaiſseur de granit décompoſé, dont les grains ont perdu leur adherence, & qui ſe détruit au moindre choc. Dans cette eſpece de roche pourrie, les eaux ont ouvert de profonds ravins, ſurtout dans la partie du cap Zambrone, ou elles ont fait des coupures effrayantes, qui pénétrent toute l’épaiſſeur de la montagne ; mais dont les bords, quoique très rapides, ont pris cependant un peu de talus, n’ayant pas comme dans la plaine une croute ſolide qui ſoutienne les terres, & qui s’oppoſe aux éboulemens. Sur le granit en décompoſition eſt une couche de pluſieurs centaines de pieds dépaiſſeur, formée d’un beau ſable quartzeux blanc, dans lequel j’ai trouvée beaucoup de corps marins & ſurtout une grande quantité de ſuperbes échinometres. Enfin la partie la plus haute de cette montagne, celle qui forme ſon ſommet, eſt une pierre calcaire blanche à bancs horiſontaux. Ce ſommet aplati, ſur lequel domine la ſeule montagne calcaire, iſolée, ditte poro, qui porte les ruines d’un ancien chateau, forme une eſpece de plaine inegale, qui ſe prolonge juſqu’a la grande chaine, en paſſant deſſous Monteleone. Mais ce haut plateau ne partage pas la fertilité des plaines & des coteaux qu’il domine.

La Ville de Tropea, ſituée au bord de la mer, vers la baſe du Promontoire, eſt aſiſe ſur un rocher de granit, qui s’avance un peu dans la mer qu’il domine. La partie exterieure de ce granit eſt révétue d’une roche calcaire ſabloneuſe, foiblement aglutinée & remplie de corps marins. Une concrétion calcaire ſemblable eſt adherente au granit dans quelques autres endroits de la coſte.

Les flancs de cette montagne, du côté du Sud, dans la partie ou eſt ſituée nicotera, preſente encore a découvert un ſuperbe granit a gros grains, dont les blocs ſont tres conſidérables & dont on pourroit faire de beaux ouvrages. Dans la partie ſuperieure le granit ſe décompoſe, mais il eſt moins friable que celui des environs de tropea. Il eſt traverſé par des veines ou, filons de feldſpath micacé, dont une partie approche de l’état du petuntze de ſaint Yrié en limouſin, & l’autre ſe change en argille.

En prolongeant cette même face de montagne juſqu’a Miletto & Vallelunga ; le granit ſolide paroit plonger ſous terre, pour ne laiſſer paroitre que le granit en décompoſition, un ſable quartzeux, & une argille blanche micacée aſſez graſſe & ductile, qui pourroit être encore un produit de la décompoſition du feldſpath. Ces matieres forment les coteaux adoſſés a la montagne, dans les quelles les eaux pénétrent facillement & ouvrent des gorges & des vallées profondes. La Ville de Miletto étoit bâtie ſur ces coteaux.

Sur le revers de cette montagne, c’eſt-à-dire ſur ſa croupe du côté du Nord, depuis le fleuvre Angitola juſqu’au cap Zambrone, le noyau paroit être un melange de granit, de roches feuillettées & glanduleuſes, & de roche de corne noire, parmi les quelles domine une roche noiratre micacée contenant une quantité immenſe de grenats cryſtalliſés confuſement, & melés quelquefois de pyrites 27.1. Ces grenats par leur trituration ont formé un tres beau ſable rougeatre, qui ſe trouve au bord de la mer, & qui eſt preſque entierement compoſé de leur fragments. Dans la partie ſuperieure de la montagne, au deſſus des roches que je viens de déſigner, il y a des pierres calcaires micacées, & enfin des pierres calcaires coquillaires.

La Ville du Pizzo, adoſſée a ces roches noires ſchiſteuſes, & granitiques, eſt bâtie ſur un rocher, qui s’avance dans la mer, & qui eſt enveloppé, dans ſa partie exterieure, par une aglutination de ſable calcaire & quartzeux, melé de corps marins. J’y ai trouvé de très beaux echinites. Cette eſpéce de concrétion, formant une maſſe peu ſolide, eſt preſque ſemblable a celle de tropea ; elle eſt adherente a d’autres rochers ſchiſteux de la même montagne. Elle ſe recouvre, par le concours de l’humidité, d’une eſpéce de croute ou mouſse noiratre, qui a trompé l’œil de M. le ch. Hamilton ; il a cru y voir un tuf volcanique. Je puis aſſurer, après l’examem le plus réfléchi, & après des recherches fort exactes, que, dans toute cette partie de la Calabre, il n’y a pas le moindre veſtige des produits du feu.

Pour ſuivre l’examen des montagnes, qui entourent la plaine, il me reſte a déterminer la nature du corps de montagne, qui ſe termine en face de Meſſine, & qui borde la coſte, depuis le pezzo juſqu’a Bagnara, en ſuivant le contours du Promontoire, qui par ſon étranglement a formé le Phar, & contre le quel, dans la partie du Nord Oueſt, eſt bâtie la Ville de Scilla. Le noyau eſt encore ici un granit recouvert de roches feuilleltées, & micacées, il eſt ſurmonté, dans quelques endroits, par des pierres calcaires & pierres ſabloneuſes tendres.

Le ſchiſte micacé, & le ſchiſte argilleux dominent dans les montagnes, qui environnent les riches campagnes de Regio29.1, & qui ſe prolongent juſqu’au cap Spartivento. Ces ſchiſtes ſont traverſés par des filons de quartz, & des filons métalliques. On y avoit tenté l’exploitation d’une mine de plomb tenant argent, qui enſuite a été abandonnée.

Le revers des Apenins, c’eſt-à-dire, la partie qui regarde l’eſt, preſente un aſpect moins décharné, moins aride que la face de l’Oueſt. Les pentes ſont moins rapides, & les croupes ſont couvertes de bois. Les montagnes paroiſſent moins hautes, par ce qu’elles ſont accompagnées de montagnes du ſécond ordre, & de collines qui deſcendent juſqu’a la mer, dont le centre de la chaine eſt beaucoup plus rapproché, que dans la partie opoſée 30.1. Cette coſte offre une ſuite de ſites variés, & de poſitions charmantes & pittoreſques. Les campagnes y ſont d’une extrême fertilité ; il y a peu de plaines, mais les vallons ſont délicieux ; les coteaux ſont couverts de meuriers & d’arbres fruitiers, & les olviers y étant moins nombreux que dans la partie de l’Oueſt, la verdure y a plus de fraicheur & d’agrément. Le centre ou le noyaux des montagnes ſecondaires & des colines eſt ſolide ; le ſchiſte & la pierre calcaire y régnent ; ils y ſont traverſés de quelques filons metalliques.

La partie de la chaine des Apenins, qui paſſe a travers l’iſthme ou l’étranglement formé par les golphes de ſainte Euphemie & de Squilace, eſt encore un compoſé de granit, de roche feuillettée, & de ſchiſtes, couverts en quelques endroits par la pierre calcaire ; ce n’eſt qu’au delà de Nicastro & de Catanzaro, que toutes ces ſubſtances ſe cachent fous la pierre calcaire, qui leur eſt ſubſtituée dans toute la partie ſuperieure de cette chaine, pour ne plus ſe montrer que dans les laves & dejections du veſuve, & dans les productions volcaniques de la campagne de Rome & de la Toſcane : le feu des volcans allant les arracher a une très grande profondeur.

Il réſulte de cette examen général, que la Calabre a, preſque partout, le granit pour fondement : que c’eſt, ſous cette baſe, qui paroit inébranlable, qu’étoit le foyer des tremblemens de terre 31.1 ; ou au moins, que c’eſt deſſous ces matieres ſolides, qu’ont agi les forces, qui ont occaſioné les grands ébranlemens des ſurfaces ; que dans aucune partie de cette province, il n’y a veſtiges de volcans ; que je n’ai trouvé aucunes matieres altérées par les feux ſouterrains, ni dans les montagnes, ni dans les pierres roulées par les torrens ; qu’il n’y a dans cette province, ni laves, ni tufs, ni scories d’aucunes eſpeces. Je n’ai vu, dans l’intérieur de la plaine, que deux ſources d’eaux hépatiques froides ; il y a une ſource abondante d’eau thermale ſulphureuſe, auprès de ſainte Euphemie, au dela de la preſqu’isle ; mai je ne puis regarder, ni les unes, ni les autres, comme indices de feu, puiſque la décompoſition ſpontannée des pyrites ſuffit pour les produire. J’inſiſte ſur cet objet pour détruire l’opinion de ceux, qui ſuppoſent des feux recellés ſous cette province : Ils s’y feroient connoitre par des phénomenes moins équivoques, s’ils y exiſtoient. il n’y a dans la plaine, & dans les montagnes qui l’entourent, au moins dans celles qui en forment le quadre, ni mines, ni matieres ſulphureuſes, ni bitumes, quoique les hiſtoriens du pays prétendent le contraire. Le granit ſe montre a découvert, dans preſque toute cette ceinture, & le sol inférieur n’eſt qu’un compoſé d’argille, de ſable, & de cailloux.

Quoique les tremblemens de terre ſe ſoyent ſuccedés, preſque ſans aucune interruption, depuis le 5. Fevrier, juſqu’au mois d’aouſt ſuivant ; on peut leur fixer trois époques diſtinctes, relativement aux lieux, ſous leſquels ils ont agi le plus violemment, & aux effets qu’ils ont produits. La première comprendra les secouſſes, depuis le 5. Février juſqu’au sept du même mois, excluſivement ; la ſeconde renfermera celle du sept Février a une heure après midi, & toutes celles, dont elle fut suivie juſqu’à 28. Mars ; & l’autre enfin, toutes celles, qui furent poſtérieures a cette époque.

Le secouſſe terrible pour la plaine de Calabre, celle qui enſevelit sous les ruines des Villes, plus de vingt mille habitans, arriva le 5. Fevrier a midi & demi. Elle dura deux minutes, & ce court eſpace de tems lui ſuffit pour tout renverſer, pour tout détruire. Je ne puis mieux rendre compte de ses effets, qu’en suppoſant ſur une table, pluſieurs cubes formés de ſable humecté & taſſé avec la main, placés a peu de diſtance les uns des autres. Alors, en frappant a coups redoublés, ſous la table, & la sécouant en même tems, horiſontalement & avec violence, par un des ſes angles, on aura une idée des mouvemens violens & differenſ, dont la terre fut pour lors agitée. On éprouva, en même tems, des soubreſauts, des ondulations dans tous les ſens, des balencemens & des eſpeces de tournoyemens violents. Auſſi rien de tout ce qui étoit édifié ne put reſiſter a la complication de tous ces mouvements. Les Villes & toutes les maiſons eparſes dans la campagne furent raſées dans le même inſtant. Les fondemens parurent être vomis par la terre, qui les renfermoit. Les pierres furent broyées & triturées avec violence les unes contre les autres, & le mortier qui les reuniſſoit fut réduit en poudre. Ce tremblement de terre, un des plus violens qui ayent jamais exiſté, arriva ſans avoir été préludé par des ſecouſſes moins violentes, & ſans que rien l’ait annoncé. Tel l’effet ſubit d’une mine. Quelques uns prétendent cependant, qu’un bruit ſourd & intérieur ſe fit entendre, preſque en même tems. Mais qui peut ajouter foi aux circonſtances racontées, par ceux, qui ſe trouvèrent expoſés a toute la rigueur de ce terrible fléau. La terreur & le deſir de ſe ſauver furent les deux premiers fentimens, qu’éprouverent ceux qui étoient renfermés dans les maiſons. Un inſtant après, le fracas de la chute des édifices, & la pouſſiere ne leur permirent plus, de rien voir, de rien entendre, ni même de réfléchir. Un mouvement machinal fit échaper ceux,qui ſe ſauverent ; les autres ne recouvrerent le ſentiment de leurs maux, que lorſque la première ſecouſſe fut ceſſée. Je ne chercherai point a peindre l’effroi, le ſilence, le deſeſpoir, qui ſuccederent a cette terrible cataſtrophe. Le premier mouvement fut celui de la joie de vivre encore ; le ſecond fut de déſolation. Détournons les yeux de ce ſpectacle d’horreur ; laiſſons a d’autres les détails des malheurs particuliers, & de leurs circonſtances ſingulieres ; & attachons nous aux ſeuls effets phyſiques.

Les ſoubreſauts les plus violents furent reſſentis dans les territoires d’opido & de ſanta Cristina. C’eſt la auſſi ou furent les plus grands boulverſemens ; ce qui a fait ſuppoſer, que ces Villes étoient placées, a peu près, ſur le foyer, ou dans le centre de l’exploſion. Mais je ne dirai pas, comme tous les autres l’ont répété, que l’effet des tremblemens de terre, & les ruines qu’ils ont occaſionnés, ont été en raiſon inverſe de l’eloignement de ce centre, & que plus étoient grandes les diſtances, moins grandes étoient les ruines. Dans cette ſuppoſition, les Villes de Siderno, Groteria & Gerace, qui ne ſont pas plus éloignées d’opido, ou de ſanta Cristina, que Rosarno & Polistena, auroient éprouvé un même ſort. Les villages de Mamola, Agnana & Canolo, qui en ſont beaucoup plus près, auroient été raſés. Mais tous ces lieux étoient ſur des hauteurs de l’autre coté de la chaine, & quoiqu’ils ſouffriſſent beaucoup, de la ſecouſſe du 5. Fevrier, ils ne furent ni renverſés ni détruits ; on ne peut en rien comparer leur ſort, avec celui des Villes de la plaine. Je dirai avec plus de raiſons, que tout ce qui étoit enfermé dans l’enceinte de montagnes ci deſſus décrites, fut détruit ; & que tout ce qui étoit placé ſur le ſolide, au deſſus de la plaine, & ſur les croupes des montagnes qui l’entourrent, ne fut pas a beaucoup près auſſi maltraité.

L’effet général du tremblement de terre, ſur le terrein argillo-ſabloneux de la plaine de Calabre, qui tel que je l’ai décrit, n’a point de conſiſtence, fut d’augmenter ſa denſité en diminuant ſon volume, c’eſt-a-dire de le taſſer ; d’établir des talus, partout ou il y avoit des eſcarpemens, ou des pentes rapides ; de détacher toutes les maſſes, ou qui n’avoient pas ſuffiſament de baſe, ou qui n’étoient retenus, que par une adhérence latérale ; & de remplir les cavités intérieures . Il ſ’enſuivit, que dans preſque toute la longueur de la chaine, les terreins, qui étoient appuyés contre le granit de la baſe des monts Caulone, Eſope, sagra & Aspramonte, gliſſerent ſur ce noyeau ſolide, dont la pente eſt rapide, & deſcendirent un peu plus bas. Il s’établit alors une fente de pluſieurs pieds de large, ſur une longueur de 9. a 10. milles, entre le ſolide & le terrein ſabloneux ; & cette fente regne, preſque ſans diſcontinuité, depuis ſaint George, en ſuivant le contours des baſes, juſque derrière ſainte Cristine. Pluſieurs terreins, en coulant ainſi, ont été portés aſſez loin de leur première poſition, & ſont venus en recouvrir d’autres, aſſez exactement pour les faire diſparoitre35.1. Des champs entiers ſe ſont abaiſſés conſidérablement, au deſſous de leur premier niveau, ſans que ceux qui les environnoient, ayent éprouvé le même changement, & ils ont formé ainſi des eſpeces de baſſins enfoncés, tel celui qui eſt au deſſus de Casal nuovo ; d’autres champs ſe ſont inclinés. Des fentes & des fiſſures ont traverſé, dans toutes les directions, les plateaux & les coteaux ; mais ordinairement elles ſont paralelles au cours des gorges, qui les environnent. On rencontre ces fentes a chaque pas, dans les vaſtes champs d’oliviers, entre Polistena & Sinopoli. Mais ce fut principalement ſur les bords des eſcarpemens, qu’arrivèrent les plus grands deſordres & les plus grands boulverſements. Des portions conſiderables de terreins, couverts de vignes & d’oliviers, ſe détachèrent, en perdant leur adhérence latérale, & ſe coucherent d’une ſeule maſſe dans le fond des vallées, en décrivant des arcs de cercle, qui ont eu pour rayon la hauteur de l’eſcarpement ; tel un livre poſé ſur ſa tranche, qui tombe ſur ſon plat. Alors la portion ſuperieure du terrein, ſur la quelle étoient les arbres, s’eſt trouvé jettée loin de ſon premier ſite, & eſt reſté dans une poſition verticale. J’ai vu des arbres, qui ont continué a pouſſer, & qui même ne paroiſſent pas avoir ſouffert, quoique depuis un an ils ſoyent dans une poſition ſi contraire a la perpendicularité, qu’ils affectent toujours. Ailleurs, des maſſifs énormes, rompant également leur adhérence latérale, ont coulé ſur la pente des talus inférieurs & ſont deſcendus dans les vallés ; a la force d’impulſion qu’ils avoient reçu par leur chute, ils joignoient celle de la pouſſée des terres, qui s’ébouloient derrière eux ; ce qui leur permettait de parcourrir d’aſſez grands eſpaces en conſervant leur forme & leur poſition ; & après avoir donné le ſpectacle de montagnes en mouvement, ils ſont reſtés au milieu des vallées. Il eſt eſſentiel de faire remarquer, que le terrein ſabloneux de la plaine ne formant pas une maſſe dont les parties fuſſent liées enſemble, étoit mauvais propagateur du mouvement ; de manière que la partie inférieure en recevoit plus qu’elle n’en tranſmettoit aux ſurfaces. Cela a fait que les éboulemens ont preſque toujours commencé par le bas ; & que les baſes manquans & s’échapans a la manière des fluides de deſſous les corps qu’elles ſoutenoient, ces corps ſe ſont affaiſſès, & detachés en très grandes maſſes, des terreins dont ils formoient continuité. Les ſurfaces des terreins étant fortement liés pas l’entrelaſſement des racines des arbres, & par l’épaiſſeur & la tenacité de la couche de terre végétale, & argilleuſe, il n’eſt point ſingulier que beaucoup de ces terreins ſe ſoyent conſervés preſque entiers, malgré les chutes, les chocs violens & les longs trajets qu’ils ont fait. Mais ſuivons les effets de la ſecouſſe du 5. Fevrier.

Lorſque l’éboulement a commencé par la partie ſupérieure de l’eſcarpement, & lorſque les ſurfaces des terreins ſe ſont briſés en fragments, qui ſe detachoient, a meſure que la baſe manquoit ; le bouleverſement a été total. Les arbres, a moitié enterrés, préſentent leurs racines ou leurs têtes, & ſi les matériaux & les charpentes des maiſons détruites, ſe ſont mêlés avec ces débris de montagne, on ne reconnoit plus rien de ce qui étoit ; & le tout ne preſente que l’image du chaos.

Il eſt arrivé quelque fois qu’un terrein, a qui ſa chute & l’inclination du talus, qui s’étoit formé ſous lui, avoient donné une grande force de projection, a rencontré & franchi de petites collines qui étoient ſur ſon paſſage, les a recouvert, & ne s’eſt arreté qu’au dela . Si ce même terrein, rencontrant la côte opoſée, frappoit violement contre, il ſe relevoit un peu & formoit une eſpece de berceau. Lorſque les bords opoſés d’une vallée ſe ſont écroulés en même tems, leurs débris ſe ſont rencontrés, leur choc les a ſoulevé & ils ont formé des monticules dans le centre de l’eſpace qu’ils ont comblé. L’effet le plus commun, celui dont on voit un très grand nombre d’exemples dans les territoires d’opido & de Sainte Cristine, ſur les bords des Vallées ou gorges profondes dans les quelles coulent les fleuves maïdi, birbo & tricucio, eſt celui qui ſ’obſerve, lorſque la baſe inférieure ayant manqué, les terreins ſupérieurs ſont tombés perpendiculairement & ſuceſſivement, par grandes tranches ou bandes paralelles, pout aller prendre une poſition reſpective, ſemblable aux marches d’un amphithéatre ; le plus bas gradin eſt quelquefois a trois ou quatre cent pieds au deſſous de ſa première poſition. Telle une vigne, entrautres, ſituée ſur le bord du fleuve tricucio, aupres du nouveau lac, s’eſt diviſée en quatre parties, qui ſe ſont miſes en teraſſes les unes au deſſus des autres, & dont la plus baſse eſt tombée de quatre cent pieds de hauteur.

Les arbres & les vignes qui étoient ſur les terreins, dont la maſſe entiere s’eſt déplacée, n’ont point ſouffert. Les hommes même, qui s’y ſont trouvés, les uns deſſus les arbres, les autres a leurs pieds travaillant le ſol, ont été ainſi voiturés, pendant pluſieus milles, ſans recevoir aucun mal. On m’en a cité pluſieurs exemples qui font conſignés dans les relations.

Les effets des éboulemens ont été d’étrangler ou de combler les vallées par la rencontre & la reunion des bords opoſés, de maniere a obſtruer le paſſage des eaux & a former un grand nombre de lacſ ; d’aplanir des terreins coupés par des gorges ; de tranſporter ſur les poſſeſſions des uns, les heritages des autres ; de couper les communications, & de donner a tout le pays une face nouvelle.

Les autres phénoménes, produits par la premiere ſecouſſe & dépendants d’une même cauſe, furent la ſuſpenſion dans le cours des eaux, le déſechement inſtantané de quelques rivieres & leur accroiſſement, le moment d’apres. L’explication de ces faits ſe déduit facilement des ſoubreſauts violents de bas en haut, qu’éprouvoit alors la terre. Le centre de la plaine étoit ſoulevé, la pente des eaux inferieures étoit augmentée & elles coulloient avec plus de rapidité. Les eaux ſuperieures, retenues par une eſpece de digue, reſtoient en ſtagnation ; mais l’effet ceſſé, les niveaux ſe rétabliſſoient, & les eaux un peu accumulées couloient troubles. On vit, dans pluſieurs endroits, des eaux jailliſſantes qui s’éleverent a pluſieurs pieds de hauteurs & qui portoient avec elles du ſable & du limon. Les ſources furent toutes plus abondantes. Quelques eaux ſulphureuſes & hépatiques parurent, pendant quelques jours, & tarirent enſuite. Ces phénoménes ſont tous l’effet du taſſement, Toutes les ſources ont leur reſervoir interieur ; beaucoup de cavités ſouterraines ſont pleines d’eaux croupiſſantes, qui y acquierent un gout & une odeur d’hépar, ſoit par la putréfaction, ſoit par la décompoſition des pyrites. Si par le reſerrement du ſol, ou par la chute de quelques corps ſuperieurs, les reſervoirs diminuent de capacité, il faut que les eaux s’échapent ; elles s’élancent avec d’autant plus de force que la compreſſion laterale eſt plus violente, & elles entrainent avec elles les corps qui leur ſont mélés. Cette augmentation des ſources eſt encore une cauſe de l’acroiſement des rivieres. Perſonne n’a pu me dire d’une maniere préciſe, ſi les eaux hépathiques, qui coulerent pour lors, étoient froides ou chaudes. Celles que j’ai vû & qui ſe mêlent encore maintenant avec les eaux du fleuve Vacari pres Polistena, & celles du fleuve Tricucio pres opido ſont froides. Le phénoméne des eaux jailliſſantes eſt particulier a la premiere ſecouſſe ; il n’a point eu lieu dans les autres, par ce que le ſol avoit pris toute la denſité & le reſſerrement qu’il pouvoit recevoir.

D’ailleurs dans tout le pays que j’ai parcouru, malgré les recherches les plus exactes, je n’ai trouvé, ni indices, ny témoignages, qui m’indiquaſſent un dégagement ou des courans de vapeurs ſouterraines, point de veſtiges de feu ou de flame. Tous les faits dans ce genre rapportés dans beaucoup de relations ſont contredits par le témoignage même de ceux qui y ſont cités. Il eſt facile de faire dire tout ce qu’on deſire, par des paifans encore remplis de terreur, & qui ne prennent point d’intereſt aux circonſtances dont on leur demande les détails. Il eſt aiſé de leur faire repondre oui, a toutes les queſtions qu’on leur fait. Ce ſont toujours des eſpeces de demi-ſavants, qui ont ajouté, a leurs relations, les circonſtances les plus ſingulieres & les plus contradictoires ; par ce qu’il ont voulu attribuer aux tremblemens de terre actuels, tous les phénoménes dont ils avoient quelques notions & qu’ils ſavoient être arrivés, pendant des evénemens ſemblables . D’ailleurs la plupart d’entreux avoit un petit ſyſtême a ſoutenir, & ils ont voulu arranger les faits, pour les faire entrer dans le cadre qu’ils leur avoient préparé d’avance.

Parcourons rapidement les Villes qui ont été renverſées par cette premiere ſecouſſe, & voyons quels ont été les principales circonſtances de leur deſtruction.

Rosarno petit bourg ſur une coline ſabloneuſe, a peu de diſtance du fleuve metramo, a été renverſé ; on peut même dire raſé. Le chateau du prince, les égliſes, & les maiſons offrent des monceaux de ruines, a l’exeption de quelques maiſons baſſes, qui ſont toutes lezardées & de quelques pans de murs qui ſe ſoutiennent encore en l’air.

Le fleuve metramo ſuſpendit un inſtant ſon cours, auprès du pont de rofarno ; un moment après ſes eaux furent plus abondantes & troubles. On pretend même, qu’il fut a ſec pendant quelques minutes 41.1. Polistena Ville aſſez grande, riche, peuplée étoit bâtie ſur deux coteaux ſabloneux, diviſés par une riviere un peu encaiſſée. Elle a été abſolument raſée 42.1. Il n’y ſubſiſte pas une ſeule maiſon, pas un pan de mur 43.1. Pluſieurs maiſons ſe ſont écroulées dans le fleuve, ſur le bord du quel le ſol a manqué. Les murs épais & tres ſolides du couvent des Dominicains ſont tombés par gros blocs. Sur le coteau de la droite auprès des Capucins, le terrein s’eſt beaucoup affaiſſé ; il y a pluſieurs fentes dans le ſol, & ſon abaiſſement continue juſqu’au pied de la montagne, a une lieue dela. Dans tous les environs de la Ville il y a beaucoup de fiſſures.

Saint Georges petite Ville, a une lieue & demie de diſtance de Polistena, n’a preſque point ſouffert de la ſecouſſe du 5. Fevrier, parce qu’elle étoit batie ſur la hauteur & ſituée ſur un rocher adherent a la grande chaine des Apenins. Elle reçut enſuite pluſieurs domages conſiderables, dans les tremblemens de terre du 7. Fevrier & du 28. Mars.

Cinque frondi joli bourg, a une demie lieue de diſtance de Polistena, dans une plaine très fertile, a été entierement raſé. Une tour antique, quarrée, monument ſaraſin placé au centre du bourg, aſſez grande pour ſervir de chateau & de logement au ſeigneur du lieu, étoit d’une extreme ſolidité, tant par la grande épaiſſeur des murs, que par la nature du mortier, qui avoit lié le tout au point d’en faire une maſſe auſſi ſolide qu’un rocher ; elle a été renverſée, & en tombant, elle s’eſt briſée en pluſieurs gros blocs, qui étonnent par leur volume & leur dureté. Un de ces blocs contient un eſcalier tout entier. Il ſemble ici, que la terre ait voulu vomir de ſon ſein, les fondemens même des maiſons.

En allant de Polistena a Casal novo diſtant de deux lieues, on paſſe le fleuve Vaccari, qui a creuſé ſon lit, dans un ſol tout de ſable ; il y a une ſource d’eau ſulphureuſe froide, qui ſe jette dans le fleuve a peu de diſtance de Polistena ; cette ſource fut très abondante le 5. Fevrier & jours ſuivants ; ſon odeur étoit auſſi plus forte ; mais elle reprit peu a peu ſon état naturel. Dans la campagne que traverſe ce fleuve, & ſur ſes bords, il y eut pluſieurs ſources jailliſſantes, lors de la premiere ſecouſſe.

Casalnovo, joli bourg, ſitué dans une plaine agréable, au pied de la montagne, avec des rues larges & allignées, & des maiſons baſſes 44.1, a été entierement raſé ; il n’y reſte pas pierre ſur pierre. Tout a été mis de niveau avec le ſol. Ce bourg avoit été bâti après les tremblemens de terre de 1638, qui dévaſterent la Calabre. On avoit pris toutes les précautions, qu’on avoit pu imaginer, pour lui faire éviter une ruine ſemblable a celle dont on étoit temoin. Mais, quoique ſes rues fuſſent très larges, & les maiſons tres baſſes, pres de la moitié de la population fut écraſée ſous ſes ruines. La Marquiſe de Gerace Dame du lieu, & tous ceux, qui étoient auprès d’elle, furent victimes de cette ſecouſſe .

Tout le ſol de la plaine, qui entoure Casal novo, s’eſt affaiſſé. Cet abaiſſement eſt ſurtout fort aparent, au deſſus du bourg, au pied de la montagne. Tous les terreins inclinés, apuyés contre cette même montagne, ont gliſſé plus bas ; en laiſſant, entre le terrein mouvant & le ſolide, des fentes de pluſieurs pieds de large, qui s’étendent a trois, ou quatre milles. Des portions de terreins, en deſcendant ainſi, ſont venus dans la plaine, & en ont recouvert d’autres, qui en étoient a une aſſez grande diſtance.

En allant de Casal novo a ſanta Cristina , dans un eſpace de 6. lieues, on traverſe un pays extraordinairement coupé de gorges, de ravins, de vallées profondes, & qui a été par conſequent le theatre des plus grandes révolutions. On n’y fait pas un pas, qu’on ne trouve ou des fentes dans le ſol ou des éboulemens.

Terra nova, petite Ville, étoit ſituée ſur un plateau, entouré, de trois cotés, par des gorges profondes ; ce qui lui donnoit l’apparence d’être placée ſur une montagne elevée. Mais ce plateau faiſoit l’extremité d’une plaine, qui ſe prolonge juſqu’au pied de la montagne, & qui eſt d’une extreme fertilité 46.1. Cette Ville jouiſoit d’un bon air, d’une belle vue, & avoit des eaux excellentes. La poſition, qui lui avait procuré tous ces avantages lui a fait éprouver une deſtruction dont les détails font frémir. Une partie du ſol s’éboula, & en coulant juſqu’au bord du fleuve maro, il entraina avec lui les maiſons qui étoient deſſus. Leurs débris en pierres & charpentes, melés avec le ſable du corps de la montagne, couvrent un eſpece conſiderable de la vallée, que dominoit la Ville. Dans la partie opofée, la montagne ſ’eſt ouverte, par une fente perpendiculaire, dans toute ſa hauteur ; une portion s’eſt détachée & eſt allée tomber tout d’un bloc, en s’appuyant ſur le coté ; tel un livre, qui s’ouvre par le milieu & dont une moitié reſte ſur le dos, pendant que l’autre ſe couche ſur le plat. La ſurface ſuperieure, ou il y avoit des maiſons & des arbres, ſe trouve dans une poſition verticale. On ſe doute bien que de ces maiſons, il n’en reſte pas veſtiges ; mais les arbres ont peu ſouffert. Au moment ou ſe forma cette fente, & ou la montagne ſe détacha, toutes les maiſons qui étoient placées immédiatement au deſſus ſe précipiterent perpendiculairement, a plus de trois cent pieds de profondeur, & de leurs débris elles remplirent le fond de cette ouverture. Cependant les habitans ne périrent pas tous ; la diference de gravité fit arriver en bas les materiaux avant les hommes, de maniere que plufieurs de ceux ci éviterent d’être enterrés ou écraſés par les ruines. Quelques uns tomberent droits ſur leurs pieds, & marcherent dans l’inſtant & ſolidement ſur ces monceaux de débris. Quelques autres furent enterrés juſqu’aux cuiſſes ou a la poitrine, & ſe dégagerent enſuite avec un peu de ſecours. Une troiſieme partie de la Ville, en ſ’écroulant, remplit de ſes ruines un petit vallon, qui étoit a peu pres dans le centre & ou il y avoit une fontaine & des jardins. Jamais terrein n’a éprouvé un boulverſement plus grand que celui ou étoit cette malheureuſe Ville ; jamais, il n’y a eu deſtruction, avec des circonſtances plus ſingulieres & plus variées. On ne reconnoit plus la poſition d’aucune maiſon ; la face du ſol a abſolument changé, & il eſt impoſſible de deviner, par les débris qui en exiſtent, ce qu’étoit anciennement cette Ville. Le terrein a manqué partout, tout a été boulverſé. Ce qui étoit haut s’eſt abaiſſé ; ce qui étoit bas paroit s’être élevé, a raiſon de l’affaiſſement de ce qui l’environnoit. Car il n’y a point eu de ſoulêvement réel, comme quelques uns l’ont prétendus. Un puits revêtu en pierres maçonnées, dans le couvent des Auguſtains, paroit être ſorti de terre, & reſſemble maintenant a une petite tour, de huit a neuf pieds de hauteur, un peu inclinée. Cet effet s’eft produit par l’affaiſſement du terrein ſabloneux dans lequel le puits étoit creuſé.

Les éboulemens de la Ville, ceux des coteaux opoſés ont fermé le paſſage aux eaux de la petite rivière soli d’un coté, & a ceux d’une fontaine abondante, qui couloit dans le fond de la gorge opoſée, & ont formé ainſi deux lacs, dont les eaux ſtagnantes portent d’autant plus d’infection, qu’elles contiennent des cadavres & des débris de toutes eſpeces 48.1.

Dans tous les environs, ſur le bord des vallons, il y a eu des éboulemens conſiderables. Toute la plaine, qui eſt au deſſus de la Ville, eſt traverſée par un grand nombre de fentes, & de crevaſſes. Il faut aller a une aſſez grande diſtance, pour trouver un emplacement ou l’on puiſſe établir la nouvelle Ville, ou plutôt le petit hamau, que pourra former le reſte, peu nombreux, de cette malheureuſe population 48.2.

Une plantation conſiderable d’oliviers, apartenante aux Celeſtins, de niveau avec la Ville, & faiſant continuité du même plateau, a ſouffert de très grandes dégradations. Une partie a été renverſée dans la gorge, ou coule le fleuve Soli, & les arbres, dont quelques uns n’ont pas été deracinés par la chute, ont pris des poſitions ſingulieres ou ils continuent a pouſſer. Une autre partie du ſol s’eſt abaiſſée de pluſieurs toiſes ; tout le reſte paroit ménacer ruine par la quantité des fiſſures & crevaſſes qui le traverſent ; & dans une étendüe de plus d’un mille, il n’y a pas un pouce de terrein qu’on puiſſe regarder comme ferme & ſolide 49.1.

Le village de Moluquello, ou Moloquiello étoit ſitué en face de Terra nova & au même niveau, ſur une petite platteforme d’un mille de long & de deux cent pas de large, reſſerrée entre les rivieres soli & maro, qui couloient a ſes pieds dans de profonds vallons. Une partie du village s’eſt précipitée a droite, l’autre a gauche, & il ne reſte plus du ſol, ou il étoit ſitué, qu’une arête, ou doſ-d’aſne, ſi aigue, qu’on ne pourroit pas y marcher .

Radicina, joli bourg ſitué en plaine, a quelque diſtance des gorges, a été entierement raſé, a la reſerve d’un petite maiſon quarée, a un étage, placée dans le centre du bourg, qui eſt reſtée ſur pied, & qui n’a même preſque point souſſert, ſans que j’ai pu en deviner la cauſe.

Je ne parlerai pas de tous les petits villages, dont on rencontre les ruines, a chaque pas que l’on fait, par ce qu’elles ne preſentent rien d’intereſſant.

Opido, Ville Epiſcopale, aſſez conſiderable, étoit placée ſur le ſommet d’une montagne iſolée, ou plutôt ſur un plateau, au niveau des plaines d’alentour, dont il paroit qu’il faiſoit anciennement partie, mais dont les eaux l’ont abſolument détaché, en formant tout au tour des gorges proſondes. L’acces de la Ville étoit très difficile a cauſe des pentes rapides & des eſcarpemens qui l’entourroient. Cependant ſur ces mêmes pentes & eſcarpemens, ſe ſont établis des arbres & des arbriſſeaux, qui enveloppent la montagne d’une ceinture de bois dont les racines entrecroiſées donnent une eſpece de ſolidité a ce maſſiſ, qui par lui même n’en a aucune : car il n’eſt compoſé que de ſable, d’argille, & de fragmens de corps marins ; le tout ſemblable a ce qui forme l’interieur des coteaux opoſés.

La Ville a été entierement raſée ; il n’y eſt pas reſté ſur pied un ſeul pan de mur. Une portion de l’extremité du plateau, ſur la quelle étoit ſitué un chateau fort, eſpece de Citadelle avec quatre baſtions, s’eſt écroulée & a entrainé avec elle, dans la gorge inſerieure, deux baſtions. C’eſt le ſeul éboulement que la montagne ait éprouvé ; le reſte s’eſt conſervé dans ſon entier, malgré ſes eſcarpemens, ſoutenu vraiſemblablement par la ceinture de bois & de brouiſſailles qui l’environne 50.1. Si le ſol d’opido reſiſta en partie a la violence des ſecouſſes, il n’en ſut pas de même des rives opoſées ; les éboulemens y ſurent immenſes. La chute des terres & des portions conſiderables de coteaux, remplit les vallées & forma les lacs, dont la Ville eſt maintenant entourée. Ces lacs, qui contournent la montagne, ſe rempliront peu-a-peu par les ſables que les torrens y entrainent, & par les débris des terreins ſuperieurs 51.1. Il y en a deja un, qui a été comblé naturellement de cette maniere.

Ce n’eſt pas encore auprès de la Ville que ſe ſont faits les plus grands boulverſements, mais a un & deux milles de diſtance, dans les vallées profondes formées par les rivieres Tricucio, Birbo & Boscaïno. Lá, ſe rencontrent tous les accidens que j’ai annoncé dans le commencement de ce memoire. Ici le ſable & l’argille ont coulé a la maniere des torrens de lave, ou comme s’ils étoient délayés par l’eau. Ailleurs des portions conſiderables de montagnes ont marché, pendant pluſieurs milles, en deſcendant dans les vallées, ſans ſe détruire & ſans changer de forme . Des champs entiers couverts de vignes & d’oliviers, ſe ſont précipités, dans les fonds, ſans perdre la poſition horiſontale de leur ſurface ; d’autres ſont reſtés inclinés ; quelques uns ſe ſont placés verticalement &c. La chute des eſcarpemens opoſés & leur rencontre ont formé des digues de pluſieurs milles d’épaiſſeur ; elles ont fermé le paſſage des eaux & produit pluſieurs grands lacs que le gouvernement travaille a deſſecher. Il faut pour cela ouvrir des Canaux très profonds & de trois & quatre milles de longueur au milieu des éboulemens ; ce qui demande beaucoup de tems & d’argent, que l’on auroit pu epargner, ſi on avoit conſideré, que la nature, en peu d’années, comblera elle même ces lacs, comme elle a fait de pluſieurs autres ; que l’infection de l’air étoit moins a craindre dans les lieux eloignés comme ceux lá des habitations, & que ces mêmes dépenſes auroient été mieux employées dans les environs de Terra nova, ou dans d’autres parties de la Calabre .

Au deſſous d’opido, a trois milles de diſtance, étoit le petit de village de Castellace bati au bord d’un eſcarpement, qui ſe détacha pour ſe précipiter dans le fond de la vallée. Les ruines de quelques maiſons reſtées ſur le haut de la montagne ſont les ſeuls indices de ſa poſition & de ſon exiſtence . Le village de Cossoletto a éprouvé un ſort preſque ſemblable.

La Ville de ſanta Cristina, ſituée preſque au pied de la grande montagne d’Aspramonte, & placée ſur une montagne ſabloneuſe, eſcarpée, environnée de gorges & de vallées profondes, s’eſt trouvée dans des circonſtances preſque pareilles a celles de Terra nova, & a éprouvé un même genre de deſtruction. Les maiſons avec une partie de la montagne ſe ſont précipitées du haut en bas. Un grand nombre de fentes & de crevaſſes a traverſé le corps de la montagne dans toute ſon épaiſſeur, de manière a ſaire craindre que le reſte ne s’abimat encore. Toute la ſurface du terrein a changé de forme. Le territoire de ſanta Cristina, coupé également par un grand nombre de gorges & de vallées accompagnées d’eſcarpemens, a été ſujet aux mêmes accidens que celui d’opido.

Les territoires de Terra nova, d’opido & de ſanta Cristina ſont ceux ou les tremblemens de terre ont exercé leurs plus grands ravages, & ont produit les eſſets les plus extraordinaires. Ce qui a fait croire que le foyer des ſecouſſes du 5. Fevrier étoit ſous cette partie de la plaine. Je ne nierai pas que l’ébranlement n’ait été peut-être plus violent là, qu’ailleurs. Mais la nature du terrein, & les gorges dont il eſt coupé, ont beaucoup contribué a la deſtruction des Villes, & ont facilité tous les boulverſemens qu’on obſerve dans les environs.

En ſuivant le contour, que fait la baſe d’Aspramonte, on trouve la petite Ville de Sinopoli & le bourg de ſainte Euphemie, batis tous deux au pied de la montagne, également détruits, ſans être raſés.

Bagnara Ville aſsez conſiderable de la coſte, bâtie ſur une hauteur, avec un eſcarpement vers la mer, a été entierement raſée. Les maiſons ſe précipiterent les unes ſur les autres & on peut a peine reconnoitre ce qu’étoit anciennement la Ville.

Seminara autre Ville de la plage a été détruite, mais non pas miſe de niveau avec le ſol comme la precedente.

Palma Ville peuplée & commerçante ne preſente qu’un monceau de ruines.

Sans étendre plus loin cette nomenclature ; ce que je viens de dire ſuffit, pour montrer que les circonſtances ſingulieres, qui accompagnerent le tremblement de terre, ſont un eſſet neceſsaire d’une violente ſecouſse sur un terrein sabloneux, lorsqu’il eſt degradé & ouvert par les eaux. On voit auſſi que dans un espace de dix lieues de long, sur ſix de large, comprise entre le fleuve Metramo, les montagnes & la mer, il n’eſt pas reſté un seul édiſice entier ; on pourroit même dire, qu’il n’y a pas pierre sur pierre, qu’il n’y a pas un arpent de terre qui n’ait changé de forme ou de poſition, ou qui n’ait souffert des domages conſiderables.

Pendant que la plaine étoit devouée a une deſtruction totale, les lieux circonvoiſins, bâtis sur des hauteurs, & établis sur des bases solides, échaperent a une pareille dévaſtation. L’ébranlement fut conſiderable ; il y eut beaucoup d’édifces endomagés. Mais ſi cette secouſse du 5. Fevrier eut été seule, qu’elle n’eut pas été suivie de toutes celles qui se succedérent pendant ſix mois presque sans interruption ; aucune des Villes superieures n’auroit été rendue inhabitable. Il paroiſsoit, que la force qui avoit secoué dans tous les sens les terreins bas de la plaine, ne ſut pas aſsez conſiderable pour soulever un poids plus grand, tel que celui, des montagnes qui en formoient le quadre. ainſi Nicotera, Tropea, Monteleone, Villes bâties ſur la montagne du cap Vaticano , ou sur son prolongement, les bourgs & les villages de leur territoire ne souffrirent presque point. Leur ruine étoit reservée a une force majeure, a celle qui ébranla le corps même de ces montagnes le 18. Mars suivant. Le bourg de saint Georges, a 4. milles seulement de diſtance de Polistena, comme nous l’avons deja dit, mais placé sur la montagne, fut pour lors peu endomagé. Les bourgs & les villages ſitués sur la croupe de la montagne qui fait face a Meſſine, & la petite ville de Scilla elle même, n’éprouverent pas une deſtruction totale. Sur toutes ces montagnes, les secouſses ne furent ni auſſi violentes, ni auſſi inſtantanées ; les mouvemens n’en furent ni auſſi prompts, ni auſſi irreguliers ; il n’y eut pas les mêmes soubresauts.

Regio, & les lieux circonvoiſins, furent rendus inhabitables, mais non point rasés. Ce ne fut même pas cette première secouſse qui les endomageat le plus.

Sur le revers des Apenins, dans la partie de l’Eſt, le tremblement de terre du 5. Fevrier fut vivement reſsenti, toutes les Villes souffrirent plus ou moins, quelques planchers tomberent, les clochers & pluſieurs Eglises s’écroulerent, les maiſons furent lezardées, mais tres peu furent totalement renverſées. Peu de perſonnes y perirent.

Partout ailleurs que dans la plaine, le tremblement de terre fut précédé de quelques legéres oſcillations & d’un bruit ſouterrain, que tous conviennent avoir entendu venir de la partie du Sud Oueſt.

Les tremblemens de terre qui ſuivirent la fatale époque du 5. Fevrier, quoique vivement reſſentis dans la plaine, n’y apporterent plus aucuns domages. Il ne reſtoit plus aucune maiſon a abattre. Le terrein s’étoit conſolidé, en prenant des talus & une denſité operée par le taſsement. Toutes les pentes avoient étendu leurs baſes. Ce fut donc envain que la terre continua a ſe mouvoir dans cette malheureuſe contrée ; elle ne prit plus de part aux ſuites de cette funeſte tragédie.

La ſecouſse , qui arriva pendant la nuit du 5. Fevrier, augmenta les domages de Messine, de Regio, & des Villes, qui avoient deja été ebranlées par le premier tremblement de terre. Elle fut fatale aux habitans de Scilla par la chute d’une portion conſiderable de la montagne dans la mer ; ce qui ſit soulever les eaux & leur donna une fluctuation violente, Les flots se briserent avec force contre la plage & la partie baſse de la Ville, ou s’étoit refugié le Prince de Sinopoli seigneur du lieu, accompagné de tous ses gens & de beaucoup d’habitans ; ils chevaucherent sur le rivage, & en se retirant entraînerent avec eux tous ceux qui y étoient 57.1.

Le tremblement de terre du I. Fevrier a une heure & demie apres midi, fut très violent ; mais il n’exerça pas ses plus grands eſſorts dans les mêmes lieux que le premier ; il sembla que le foyer ou le centre de l’exploſion fut monté 6. ou 7. lieues plus haut vers le Nord, pour venir se placer sous le territoire de Soriano & de Pizzoni. Ce tremblement de terre opera la deſtruction du bourg de Soriano & des villages dépendants, d’un grand Couvent de Benedictins très solidement conſtruit apres les tremblemens de terre de 1659. , de la chartreuse ditte de saint Bruno ou san Stephano del Bosco ; tous lieux qui avoient été respectés par la premiere secouſse . Il acheva de renverser Laureana, Galatro, Arena & autres pays circonvoiſins. Il fit de Miletto un monceau de ruines, & opera une dévaſtation complette dans un contours de deux ou trois lieues de diametre.

Les territoires de Soriano, d’arena & de Soretto dont le terrein étoit sabloneux, & ouvert par des ravins, éprouverent auſſi beaucoup de deplacements de terre & d’éboulemens. Le mélange de sable, d’argille, & de granit décomposé, qui conſtitue les coteaux, au dessous de la Ville de Miletto, s’éboula en pluſieurs endroits, & eut l’air de couler a la maniere des laves.

Il eſt a remarquer, que ce tremblement de terre, du 7. Fevrier, fut principalement ressenti a Messine, & Soriano, lieux fort diſtants l’un de l’autre ; pendant qu’il fut infiniment moins fort, dans tout le pays intermédiaire, ou on entendit pourtant un bruit conſiderable .

Le 28. Mars fut un autre époque fatale, qui porta la ruine & la désolation, dans les pays qui étoient deja rassurés sur le danger des tremblemens de terre, & qui n’ayant reçus presque aucun domage des premieres secousses, se croyoient hors des limites de ce terrible fleau. le centre de l’exploſion changea une troiſieme fois. Il remonta encore vers le Nord, a 7. ou 8. lieues plus haut. Il vint se placer sous les montagnes, qui occupent l’iſthme qui unit la partie superieure de cette Province a l’inferieure, entre le golphe de sainte Euphemie & celui de Squilace. Les soubresauts les plus violens, indices du lieu sous lequel s’exercoient les plus grands efforts, se firent principalement ressentir sous les montagnes de Girafalco, a peu-près au centre de l’étranglement. Dans cette circonſtance, la nature déploya une plus grande force, qu’elle n’avoit fait dans les secousses précédentes ; elle souleva, & ébranla le corps même des montagnes, qui couvrent tout l’espace ou ce tremblement de terre exercea ses ravages. Auſſi la propagation de son mouvement s’étendit beaucoup plus loin. La Calabre Citerieure ressentit ses effets, & éprouva quelques domages. Toutes les Provinces du Royaume de Naples en eurent le ressentiment. Il ravagea indiſtinctement les deux côtés de la chaine, les lieux élevés, ceux inferieurs ; & rien ne parut a l’abri de ses atteintes. En tirant deux diagonales, l’une du cap Vaticano, au cap Colonne ; l’autre du cap Suvero, au cap de Stillo ; on aura entre ces quatres points, l’étendue sous la quelle l’ébranlement fut terrible & la deſtruction la plus grande ; & le point d’intersection des deux lignes sera a peu-pres celui du centre de l’exploſion 59.1.

Ce tremblement de terre fut précédé d’un bruit souterrain très fort, semblable au tonnere, qui se renouvella a chaque secousse. Les mouvemens furent très compliqués ; les uns agirent de bas en haut, ou par soubresauts ; ensuite vinrent des tournoyemens violens, auxquels succederent des ondulations.

Il eſt inutile de donner la nomenclature de toutes les Villes & bourgs, qui reçurent des domages conſiderables dans cette occasion. Il suffit de dire que toute la partie superieure de cette Province soufrit beaucoup, que pluſieurs Villes furent, ou presque renversées, ou rendues absolument inhabitables. Mais malgré la violence de l’agitation du 28. Mars, les malheurs de ces contrées ne sont pas comparables, a ceux de la plaine, a l’époque du 5. Fevrier. Ici il n’y eut point de Villes rasées par les fondemens ; la ruine de pluſieurs qui etoient trés mal bâties, telle que le Pizzo, avoit été préparée par les secousses précédentes ; & cependant leurs masures sont encore pour la plupart sur pied. D’ailleurs, les Villes de Nicotera, Tropea, Monteleone, Squilace, Nicastro, Catanzaro, san Severino & Cotrone peuvent être reſtaurées. Peu d’édiſices ont été totalement renversés, les autres ne sont que lezardés. Le bas peuple eſt deja rentré dans l’interieur de ces Villes ; & lorsque les maisons conſiderables auront été reduites a un seul étage au dessus du rez de chausé, selon l’ordre du gouvernement, & qu’on les aura un peu reparées, elles seront habitables. Mais il faudra longtems pour délivrer les esprits de la terreur, qu’ont inspiré les tremblemens de terre, surtout la secousse du 28. Mars, avant la quelle, ils étoient presque rassurés ; & pour faire consentir les gens riches a quitter leurs baraques de bois & a venir habiter de nouveau sous des pierres. Comme on juge de tous les objets par comparaison, le sort de cette partie de la Calabre Ulterieure touche peu, lorsqu’on a été temoin des malheurs de la plaine, & lorsqu’on a parcouru ses ruines.

La difference des effets du tremblement de terre du 5. Fevrier & de celui du 28. Mars ne peut avoir pour cause que la nature du terrein. Dans la plaine le sol lui même a manqué ; aucun édifice n’y étoit solidement ſondé. Les mouvemens étoient d’autant plus irreguliers qu’ils étoient modifiés, en passant a travers un terrein, qui cedoit plus ou moins a la force qui l’ébranloit, & qui la transmettoit inégalement. Dans les montagnes au contraire, quoique l’agitation des surfaces fut auſſi consiſerable, elle étoit moins deſtructive. Les rochers, sur lesquels reposoient les Villes, leur transmettoient un mouvement plus regulier, par ce qu’ils en étoient meilleurs conducteurs ; le sol après chaque oscillation reprenoit sa premiere poſition, & les édifices conservoient leur à plomb. Tel un verre plein d’eau qui reçoit de très grandes oscillations sans répandre, & qu’une très petite secousse irreguliere renverse.

Le tremblement de terre du 28. Mars augmenta les desaſtres de Meſſine, ou il agit avec beaucoup de forces, il accrut les domages de Regio & renversa beaucoup de maisons dans la petite Ville de sainte Agate de Regio & lieux ciconvoiſins. Il fut cependant très peu ressenti dans la plaine qui eſt intermediaire entre les deux extremités de la Calabre ; ou comme je viens de le dire, les secousses furent trés violentes. Il sembloit que la force motrice passoit librement & comme dans un canal ouvert sous la plaine, pour aller frapper alternativement contre les deux points les plus éloignés.

Les tremblemens de terre continuerent pendant toute l’année 1783. j’en ai reſſenti encore pluſieurs, dans les mois de Fevrier & de Mars 1784. Mais aucune des ſecouſſes ne peut ſe comparer aux trois qui forment époque, ni même a celles qui les ſuivirent immediatement ; aucune ne fut ſuivie d’accidens dignes d’être cités.

La mer pendant les tremblemens de terre de 1783. eut peu de part a l’ébranlement du Continent. La maſſe des eaux n’eut point de mouvement général de fluctuation ou d’oſcillation. Elles ne s’éleverent pas au deſſus de leur limites ordinaires. Les flots qui la nuit du 5. Fevrier, vinrent frapper contre le rivage de Scilla, & qui enſuite furent couvrir la pointe du Phar de Meſſine, ne furent que les effets d’une cauſe particuliere. La chute d’une montagne dans la mer, comme je l’ai déja dit, ſouleva les eaux, qui reçurent un mouvement d’ondulation, tel qu’il ſuccede toujours dans pareilles circonſtances. Le rivage fut couvert a trois differentes repriſes ; tout ce qui étoit deſſus fut entraîné par le retour de la vague. L’ondulation s’étendit depuis la pointe de la Sicile juſqu’au dela du cap de Rosacolmo, en prolongeant la coſte qui court au Sud, mais en s’y élevant toujours graduellement moins haut qu’a Scilla. Ce ſoulévement des ſlots ſuivit immediatement la chute de la montagne. Si c’eut été un mouvement général dans la maſſe des eaux, ſi ces vagues euſſent eu une même cauſe que celle qui vint fondre ſur cadix lors du tremblement de terre de Lisbonne ; elles auroient eu une marche differente & auroient étendu leurs effets beaucoup plus loin. On auroit reſſenti a Meſſine une violente fluctuation, ſi la mer eut partagé l’ébranlement de la terre. Le mole qui est a fleur d’eau, & aupres du quel ſont liés les vaiſſeaux dont la proüe avance au deſſus, auroit été couvert & les vaiſſeaux portés par les flots auroient échoué. On aurroit éprouvé le même effet dans le golphe de Palma, qui eſt au deſſus de Scilla, on l’auroit reſsenti ſur la plage de Tropea ; mais nulle part ſur toute cette côte, la mer ne s’éleva au deſſus de ſes bords. Ce qui prouve encore mieux que l’inondation de Scilla n’eſt qu’un accident particulier, dépendant de la cauſe que j’ai cité, c’eſt que derriere le rivage contre lequel les eaux monterent avec tant de violence, il y a une petite anſe dans la quelle la mer ne s’éleva point, par ce qu’elle n’étoit pas dans la direction de l’ondulation.

Quelques questions que j’aye pu faire, je n’ai pu trouver dans tous les détails qu’on ma donné, aucun indice des phénoménes d’électricité rapportés dans différentes relations, aucune étincelle, aucun dégagement de fluide électrique, que les phyſiciens Napolitains veulent abſolument être la cauſe de ces tremblemens de terre.

L’état de l’athmoſphére ne fut par le même dans toute l’étendue du déſaſtre. Pendant que les tempêtes & la pluïe parroiſſoient avoir conjuré, conjointement avec les tremblemens de terre, la perte de Meſſine ; l’interieur de la Calabre jouiſſoit d’un assez beau tems. Il y eut un peu de pluïe dans la plaine le matin du jour funeſte ; mais le tems fut ſerein le reſte de la journée. Les mois de Fevrier & de Mars furent aſſez beaux & même chauds. Il y eut quelques orages & de la pluïe, mais qui n’étoient pas étrangers a la ſaiſon. Le beau tems, qui régna apres la cataſtrophe du 5. Fevrier, fut même un bien grand avantage pour l’interieur de la Calabre, ſans cela les reſtes malheureux de la population, ſans abris, ſans moyens de s’en procurer de longtems, par la diſette des planches & des ouvriers, ſeroient morts de miſere & d’intemperie. Le 28. Mars, dans la partie ſuperieure de la Calabre, le tems ne fut pas mauvais & le tremblement de terre ne fut ſuivi d’aucun orage, il y eut ſeulement un peu de pluïe. Il s’enſuit de cette remarque, que l’état de l’athmoſphere n’eſt pas auſſi étroitement lié avec les mouvemens interieurs de la terre qu’on n’a ceſsé de le dire, & il ſe pourroit bien que les tempêtes, que l’on eſsuya dans le canal de Meſſine & ſur quelques endroits de la coſte, n’euſſent pas la même cauſe que les tremblemens de terre.

Qu’il me ſoit maintenannt permis, de chercher dans les ſeuls faits, la cauſe des tremblements de terre de la Calabre ; & mettant de côté tout ſyſtême, de voir ce qui a pu donner lieu a la deſtruction preſque générale de cette province.

La force motrice paroit avoir reſidé ſous la Calabre elle même, puiſque la mer qui l’environne n’a point eu part a l’oſcillation ou balancement du Continent. Cette force paroit encore s’être avancé progressivement le long de la chaine des Apenins, en la remontant du Sud au Nord. Mais quelle est dans la nature la puissance capable de produire de pareils effets ? J’exclue l’électricité, qui ne peut pas s’accumuler, conſtament pendant un an de ſuite, dans un païs environné d’eau, ou tout concourt a mettre ce fluide en équilibre. Il me reste le feu. Cet élément, en agiſsant directement ſur les ſolides, ne fait que les dilater, & alors leur expanſion eſt progreſſive & ne peut pas produire des mouvemens violents & inſtantanés. Lorſque le feu agit ſur les fluides comme l’air & l’eau, il leur donne une expanſion étonnante, & nous ſavons que pour lors leur ſorce d’élaſticité eſt capable de ſurmonter les plus grandes reſiſtances. Ils paroiſsent les ſeuls moyens que la nature ait pû employer pour produire de pareils effets. Mais dans toute la Calabre, il n’y a pas veſtiges de volcans. Rien n’annonce ni inflamation interieure, ni feu recelé dans le centre des montagnes ou ſous leur baſe, feu qui ne pourroit exiſter ſans quelques ſignes exterieurs. Les vapeurs dilatées, l’air rareſié par une chaleur toujours active ſe ſeroient échapées, a travers quelques unes des crevaſses & des fentes qui ſe ſont formées dans le ſol, elles y auroient produit des courans. La flame & la fumée ſeroient également ſorties par quelques uns de ces eſpeces d’évents. Une fois les paſsages ouverts, la compression auroit ceſsé, la force n’éprouvant plus de reſiſtance ſeroit devenue ſans effet, & les tremblemens de terre n’aurroient pas continué auſſi longtems ; aucun de ces phénoménes n’a eu lieu, il faut donc renoncer a la ſuppoſition d’une inflamation qui agiroit directement ſous la Calabre. Voyons ſi en ayant recours a un feu étranger à cette province & n’agiſsant ſur elle que comme cauſe occaſionelle, nous pourrons expliquer tous les phénoménes qui ont accompagné les ſecouſſes. Prenons par exemple l’ethna en Sicile & ſuppoſons de grandes cavités ſous les montagnes de la Calabre ; ſuppoſition qui ne peut m’être refuſée. Il n’eſt pas douteux qu’il n’y ait d’immenſes cavités ſouterraines, puiſque le mont ethna a du en s’élevant par l’accumulation de ſes exploſions, laiſſer dans l’interieur de la terre des vuides relatiſs a ſa grande maſſe.

L’automne de 1782. & l’hyver de 1783. ont été fort pluvieux. Les eaux interieures augmentées de celles de la ſurſace ont pû couler dans les foyers de l’ethna ; elles ont du alors être reduites en vapeurs très expanſibles, & frapper contre tout ce qui faiſoit obſtacle a leur dilatation. Si elles ont trouvé des canaux qui les ayent conduit dans les cavités de la Calabre, elles ont pû y occaſionnér tous les deſordres dont je viens de tracer le tableau.

Suppoſons maintenant pour me ſaire entendre plus aiſément, que ces cavités, avec leur canaux de communication, repreſentent imparfaitement une cornue, miſe ſur le coté, dont le col ſoit le long de la coſte de Sicile, la courbure ſous Meſſine & le ventre, ſous la Calabre. Les vapeurs arrivant, avec impetuoſité & chaſſant devant elles l’air qui occupe déja ces cavités doivent d’abord frapper contre l’épaule de la cornue, & enſuite tourner pour s’engouffrer dans ſa capacité. La ſorce d’impulſion agira d’abord directement contre le fond de la voute & enſuite, par réflexion, contre la partie ſuperieure, d’ou elle ſera renvoyée & refléchie de tous cotés, de maniere a produire les mouvemens les plus compliqués & les plus ſinguliers. Les parties les plus minces de la cornue ſeront celles qui frémiront le plus aiſément ſous le choc des vapeurs & qui cederont le plus ſacilement a leurs eſſorts. Mais cette eau raréſiée par le ſeu doit ſe condenſer par le froid, qui régne dans ces ſouterrains, & l’action de ſon élaſ‍ticité accidentelle ceſſe auſſi promptement, que le premier effort a été inſtantané & violent. L’ébranlement des ſurfaces exterieures finit ſubitement, ſans qu’on ſache ce qu’eſt devenue la ſorce qui a ſait tant de fracas. Elle ne ſe ranime que lorſque le ſeu a pris de nouveau aſſez d’activité pour produire ſubitement d’autres vapeurs, & le même effet ſe renouvelle auſſi longtems & auſſi ſouvent que l’eau tombe ſur le foyer embraſé .

Mais ſi la premiere cavité n’eſt diviſée d’une cavité de même eſpece, que par un mur ou un retranchement aſſez mince, & que cette ſéparation ſe rompe par l’eſſort, des vapeurs élaſtiques qui ſrappent contre elle, alors l’ancienne cavité ne ſervira plus que de canal de communication, & toutes les forces agiront contre le fond & les parois de la ſeconde. Le foyer de ſecouſſes paroitra avoir changé de place, & l’ébranlement ſera foible dans l’eſpace qui aura été agité le plus violemment par les premiers tremblemens de terre.

Raprochons ces phénoménes neceſſaires, dans la ſupoſition d’une ou pluſieurs cavités placées ſous la Calabre, des phénoménes arrivés pendant les tremblemens de terre. La plaine qui étoit ſurement la partie la plus mince de la voute eſt celle qui a cedé le plus aiſément. La Ville de Meſſine, batie ſur une plage baſse, a reçu un ébranlement que n’ont point reſſenti les édifices batis ſur les hauteurs. La force mouvante ceſſoit auſſi ſubitement, qu’elle agiſſoit violemment & tout-a-coup. Lorſqu’aux époques du 7. Fevrier & du 28. Mars, le foyer parut changé, la plaine ne ſouffrit preſque point. Le bruit ſouterrain, qui précéda & accompagna les ſecouſſes, parut toujours venir du Sud-Oueſt dans la direction de Meſſine. Il étoit ſemblable a un tonnere ſouterrain qui auroit retenti ſous des voûtes. Âinſi ſans avoir de preuves directes a donner de ma theorie, elle me paroit convenir a toutes les circonſtances, & elle explique ſimplement & naturellement tous les phénoménes.

Si donc l’ethna a été, comme je viens de le dire, la cauſe occaſionelle des tremblemens de terre, je puis dire auſſi qu’il préparait depuis quelque tems les malheurs de la Calabre, en ouvrant peu-a-peu un paſſage, le long de la coſte de Sicile, aux pieds des monts Neptuniens. Car pendant les tremblemens de terre de 1780, qui inquieterent Meſſine pendant tout l’été, on éprouva tout le long de cette coſte, depuis Taormina juſqu’a Phar des ſecouſſes aſſez ſortes. Mais auprès du village d’Alli & aupres du fiume di nisi, qui ſe trouvent a peu pres au milieu de cette ligne, on reſſentit des ſoubreſauts aſſez violents pour ſaire craindre qu’il ne s’y ouvrit une bouche de volcan. Chaque ſecouſſe reſsembloit a l’effort d’une mine qui n’auroit pas eu la force de faire exploſion. Il ſemble que pour lors le volcan s’ouvrit un libre paſsage pour l’expanſion de ſes vapeurs, & qu’elles y ayent depuis circulé librement, puiſque pendant 1783, l’ébranlement a été preſque nul, ſur cette partie de la coſte de Sicile dans le même tems, que Meſſine enſeveliſsoit ſous ſes ruines une partie de ſes habitans.


FIN.



9.1. La ſecouſſe deſtructive du 5. Fevrier, fut ſubite, inſtantanée ; rien ne la préſagea, rien ne l’annonça ; elle ébranla & renverſa dans le même moment, elle ne laiſſa pas le tems de la fuite.

9.2. Le preſſentiment des animaux, a l’approche des tremblemens de terre, est un phénoméne ſingulier, & qui doit d’autant plus nous ſurprendre, que nous ne ſavons pas, par quel ſens ils le reçoivent. Toutes les eſpèces l’éprouvent, ſurtout les chiens, les oyes & les oiseaux de baſſecour. Les heurlemens des chiens dans les rues de Meſſine, étoient ſi forts, qu’on ordonna de les tuer. Pendant les éclypſes de ſoleil, les animaux témoignent une inquiétude presque pareille ; au moment de l’éclypſe ſolaire & anullaire de 1764, les animaux domeſtiques parurent agités & jetterent des grands cris pendant une partie du tems qu’elle dura ; cependant elle ne diminua pas plus la lumiere du ſoleil, que ne l’auroit fait un nuage noir & épais, qui l’auroit entierement couvert : la difference de la chaleur de l’athmoſphére ne fut presque pas ſenſible. Quelle impreſſion donc put alors avertir les animaux de la nature du corps qui s’interpoſoit devant le ſoleil ? Comment purent-ils deviner, que ce n’étoit pas le même état des choſes, que lorſque le ſoleil eſt ſimplement obſcurci par un nuage, qui intercepte ſa lumière ?

9.3. On peut attribuer une partie des malheurs de Meſſine au peu de ſolidité des bâtimens ; la ruine de cette ville étoit preparée depuis longtems, par des tremblemens de terre, qui pluſieurs fois depuis 1693. avoient ébranlé & lézardé toutes les maiſons, & par le defaut de population & de moyens, qui avoient empêché de les reparer. Un couvent ſolidement & nouvellement bâti au milieu de la Ville n’a nullement ſouffert. Mais en Calabre, rien ne put réſiſter a la violence des ſecouſſes. Le beau couvent des Benedictins de Soriano, bâti avec autant de magnificence que de ſolidité apres les tremblemens de terre de 1659. a été preſque raſé. Cependant pour lui éviter un ſort pareil a celui qu’il avoit éprouvé a cette époque, également fatale pour la Calabre, & ou il fut déjà renverſé ; on donna beaucoup d’épaiſſeur & de baſe aux murs, qui furent conſtruits avec d’exellens materiaux.

10.1. Plusieurs païſans de la plaine de Calabre, fuyants a travers les campagnes, ſe précipiterent dans les fentes, qui se formoient pour lors dant le ſol, & diſparurent.

10.2. Un quart des victimes du tremblement de terre du 5. Fevrier, qui furent enſevelies vives ſous les ruines des édifices écroulés, auroient ſurvecu, ſi on avoit pu leur porter de prompts ſecours. Mais dans un deſaſtre auſſi général, les bras manquoient ; Chacun etoit occupé de ſes malheurs particuliers, ou de ceux de ſa famille ; ou ne prenoit aucune part au ſort de la perſonne indifferente. On vit dans le même tems des exemples de tendreſſe paternelle & maritale portée juſqu’au devouement, & des traits de cruauté & d’attrocité qui font frémir. Pendant qu’une mere échevelée, & couverte de ſang, venoit demander, a ces ruines encore tremblantes, le fils qu’elle portoit en fuyant entre ſes bras, & qui lui avoit été arraché par la chute d’une pièce de charpente ; pendant qu’un mari affrontoit une mort preſque certaine, pour retrouver une épouſe chérie ; on voyoit des monſtres ſe précipiter au milieu des murs chancellans, braver le danger le plus éminent, fouler au pied des hommes moitié enſevelis, qui reclamoient leur ſecours, pour aller piller la maiſon du riche, & pour ſatisfaire une aveugle cupidité. Ils depouilloient encore vivans des malheureux, qui leur auroient donné les plus fortes recompenſes, s’ils leur avoient tendu une main charitable. J’ai logé a Polistena dans la baraque d’un galant homme, qui fut enterré ſous les ruines de ſa maison ; ſes jambes en l’air paroissoient au deſſus. Son domeſtique vint lui enlever ſes boucles d’argent, & ſe ſauva enſuite, ſans vouloir l’aider a ſe dégager. En général tout le bas peuple de la Calabre a montré une dépravation incroyable de moeurs, au milieu des horreurs des tremblemens de terre. La plupart des agriculteurs ſe trouvoient en raſe campagne, lors de la ſecouſſe du 5. Fevrier ; ils accourrurent auſſitot dans les Villes encore fumantes de la pouſſiere, qu’avoit occaſioné leur chute : ils y vinrent ; non pour y porter des ſecours, aucun ſentiment d’humanité ne ſe fit entendre chez eux dans ces affreuſes circonſtances, mais pour y piller.

11.1. J’ai parlé a un très grand nombre de perſonnes, qui ont été retirées des ruines, dans les differentes Villes qui j’ai viſité ; elles m’ont toutes dit, qu’elles croyoient, que leurs maiſons ſeules avoient été renverſées, qu’elles ne pouvoient penſer, que la deſtruction fut auſſi générale, & qu’elles ne concevoient pas comment on tardoit autant a venir leur porter des ſecours. Une femme, dans le bourg de cinque frondi, fut retrouvée vive le ſeptieme jour. Deux enfans qu’elle avoit auprès d’elle y etoient morts de faim & etoient déjà en putréfaction. L’un d’eux appuyé ſur la cuiſſe de ſa mere y avoient occaſioné un putréfaction ſemblable. Beaucoup d’autres perſonnes ſont reſtées 3 , 4 & 5 jours enſevelies ; je les ai vu, je leur ai parlé & je leur ai fait exprimer ce qu’elles penſoient dans ces affreux momens. De tous les maux phyſiques, celui dont elles ſouffroient le plus, étoit la ſoif. Le premier beſoin, que témoignèrent auſſi les animaux retirés du milieu des ruines, après un jeune qui eſt allé, quelque fois, juſqu’à plus de 50 jours, fut de boire ; ils ne pouvoient s’en raſſaſier. Pluſieurs perſonnes, enterrées vives, ſupporterent leur malheur avec une fermeté, dont il n’y a pas d’exemple. Je ne crois même pas, que la nature humaine en ſoit capable, ſans un engourdiſſement preſque total dans les facultés intellectuelles. Une femme d’opido, agée de 19 ans, & jolie, etoit pour lors au terme de ſa groſſeſſe, elle resta plus de trente heures ſous les ruines , elle en fut retirée par ſon mari, & accoucha peu d’heures apres, auſſi heureuſement que ſi elle n’eut éprouvé aucun malheur. Je fus accueilli dans ſa baraque, & parmi beaucoup de questions, je lui demandai ce qu’elle penſoit pour lors… J’Attendois, me répondit-elle.

12.1. Il eſt arrivé dans pluſieurs Villes, que des parens & des ſerviteurs fideles, allant chercher, au milieu des ruines, les perſonnes qui leur étoient cheres, entendoient leurs cris, reconnoiſſoient leurs voix, étoient certains du lieu ou ils étoient enſevelis, & ſe voyoient dans l’impuiſſance de les ſecourir. Les débris entaſſés réſiſtoient a leurs foibles mains, & s’oppoſoient aux efforts de leur zéle, & de leur tendreſſe. C’eſt en vain qu’ils reclamoient des ſecours étrangers ; leurs cris, leurs ſanglots n’interreſſoient perſonne. Couchés ſur les ruines, on les a vu reduits a invoquer la mort, pour délivrer leurs parens des horreurs de leur ſituation, & l’appeller pour eux même, comme l’unique conſolation dans leur douleur. Cet adouciſſement dans leurs malheurs leur étoit même refuſé, puiſque les cris ſouterrains ſe ſont quelquefois fait entendre, pendant pluſieurs jours de ſuite.

Des familles entieres ſe ſont trouvées enſevelies, ſans qu’un ſeul individu ait échapé ; alors, on paſſoit ſur les tombeaux qui les renfermoient vivanſ ; on reconnoiſſoit leur voix, & leur ſort n’arrachoit pas une larme. A terra nova, 4 auguſtins réfugiés fous une voute de ſacriſtie, qui avoit réſiſté au poids immenſe des débris, qui s’étoient entaſſés au deſſus, firent pendant quatre jours retentir ces ruines de leurs cris ; mais de tout le couvent, un ſeul s’etoit ſauvé ; que pouvoit-il contre l’immenſité des matériaux, qui enſeveliſſoient ſes confrères ? Leur voix s’éteignit peu a peu, & pluſieurs jours apres, ces quatre corps furent trouvés, ſe tenant embraſſés.

Plus de la moitié de ceux, qui furent écraſés fous la Ville de terra nova ſont demeurés au milieu des ruines, & lorſque je les ai parcouru le 20 Février 1784, il s’en exhaloit une odeur infecte & inſoutenable.

13.1. Lorſque la Ville d’Opido fut raſée par leſ ſecouſſes, & les ſoubreſauts les plus violents, le feu gagna ſucceſſivement les charpentes des maiſons renverſées, & s’établit ſur une partie de la Ville ; il ne fut donc pas poſſible d’y porter aucun ſecours, & preſque tous ceux, qui auroient echapé aux ruines, furent les victimes des flames. Vingt religieuſes de ſainte Claire furent trouvées calcinées fous les débris de leur couvent.

14.1. Un effort un peu plus violent auroit peut-être ſuffi a la nature, pour occaſioner une cataſtrophe preſque générale, pour changer abſolument l’ordre actuel des choſes, pour plonger la génération preſente & celles qui l’ont précédé dans la nuit de l’oubli, pour faire diſparoitre les monumens de nos arts & ceux de nos connoiſſances, & pour ramener enfin les ſocietés aux tems de leur première enfance. Nous calculons les effets de la nature d’après nos moyens ; elle nous paroit terrible & armée de tout ſon pouvoir, lorſquelle change quelque choſe aux loix, aux quelles nous la croyons ſoumiſe, & qu’elle agit ſous nos yeux. Cependant qu’eſt pour elle une étendüe de dix lieues, ſur la ſurface du globe ? que ſeroit même la diſparition de nos Continens, relativement au ſyſteme ſolaire. Combien de révolutions générales n’a pas éprouvé la terre que nous habitons ? Combien de fois n’a t’elle pas changé de forme. Nous voyons partout des veſtiges de ſes revolutions, & de ſes cataſtrophes ; notre imagination qui ne peut les embraſſer toutes, ſe perd dans les tems antérieurs a notre hiſtoire. Le premier qui ſuppoſa un déplacement dans les eaux de l’Océan, c’eſt-a-dire un ordre de choſes different du notre, crut avancer la propoſition la plus hardie ; cependant notre globe a peut être éprouvé vingt révolutions ſemblables. La ſuppoſition d’une ſeule n’explique rien. Nous marchons avec ſécurité ſur les débris, peut être de dix anciens mondes, & nous frémiſſons, lorſque la nature change quelques choſes a ſes effets journaliers.

15.1. Les ſecouſſes étoient ſi violentes, que les hommes, qui étoient en raſe campagne, en furent renverſés. Les arbres, balancés ſur leurs troncs, plioient juſqu’a terre, leur tête touchoit le fol. Beaucoup furent arrachés, & d’autres caſſés près de terre.

19.1. Les materiaux pour bâtir ſont fort rares dans toute cette partie de la Calabre. Les maiſons des riches & les Egliſes ſont conſtruites avec les cailloux routés par les torrens ; les ceintres des portes & des fenêtres ſont de granit taillé dans les montagnes, & par conſéquent fort chers a cauſe de la main d’oeuvre & des tranſports. Les maiſons des pauvres & les murs de clôture ſont faits avec de l’argille melée de ſable & de paille pétris enſemble, miſe ſous la forme de brique & ſechée au ſoleil. Cette diſette de materiaux empechera de changer la poſition de beaucoup de Villes qui ſeraient mieux ſituées quelques milles plus loin, mais dont les habitans ne veulent pas ſ’éloigner, eſperant trouver dans les débris de leurs anciennes habitations de quoi bâtir de nouvelles maiſons.

23.1. On ne peut pas ſe former l’idée de la grande fertilité de la Calabre, ſurtout de la partie dite la plaine. Elle eſt au deſſus de tout ce qu’on peut s’imaginer. Les champs couverts d’oliviers, les plus grands qui exiſtent nulle part, ſont encore ſuſceptibles d’être enſemencés. Les vignes chargent de leurs pampres les arbres de differentes eſpeces, ſans nuire a leur rapports. Le pays reſſemble a une vaſte forêſt, par la quantité d’arbres dont il eſt couvert, & cependant il donne encore du bled pour nourir ſes habitans. Il eſt propre a toutes eſpeces de productions, & la nature y previent les deſirs du cultivateur. Les bras n’y ſont jamais aſſez nombreux pour recueillir toutes les olives, qui finiſſent par pourrir aux pieds des arbres dans les mois de Fevrier & Mars. Des bandes d’étrangers, de Siciliens viennent, pour lors, aider a en faire la récolte, & partagent avec les propriétaires. L’huile eſt le principal objet d’exportation, & on peut dire qu’il en ſort toutes les années un fleuve de la plaine de Calabre. Dans les autres parties, le principal produit eſt la ſoie, il s’y en fait une tres grande quantité. Par tout les vins ſont bons & tres abondants. Le peuple ſeroit enfin le plus heureux de la terre ſi … mais il n’entre pas dans mon plan de faire la critique, ou du gouvernement , ou des ſeigneurs particuliers qui ont de vaſtes poſſeſſions en Calabre.

24.1. On exploite ce granit ; on en fait des marches d’eſcaliers, des cuves pour les fontaines & autres ouvrages de ce genre. Je croirois qu’une partie des colonnes de granit que l’on voit a Naples, & dans pluſieurs Villes de la Sicille, & qu’on décore du nom de granit oriental, quoiqu’il n’en ait pas la couleur rouge, a été tiré de ces rochers. en les parcourant, j’ai trouvé, dans un eſcarpement ſur le bord de la mer, au deſſous du village de parghelia, une ancienne carriere, ou il y a encore pluſieurs belles & grandes colonnes toutes taillées, quelques autres commencées ; & des fragmens de beaucoup qui s’étoient rompues pendant le travail.

25.1. Au milieu de la plaine fertile, qui forme le premier echelon de la montagne de tropea, eſt le petit bourg de parghelia, remarquable par l’induſtrie de ſes habitans, dont le caractere contraſte avec celui des autres Calabrois. Ils ſont tous adonnés au commerce étranger. Ils partent le printems & ſe repandent en Lombardie, en France, en Eſpagne, en Allemagne. Il y trafiquent, non le produit de leurs terres qui fourniſſent peu d’objets d’exportations ; mais des Marchandiſes d’un tranſport facile, telles que des eſſences, des ſoyes, des couvertures de coton tres bien travaillées &c. qu’ils achétent dans les autres parties de la Calabre : & ils portent en retour quelques objets de luxe, qu’ils repandent enſuite dans la province. Le village eſt deſert pendant l’été. Les femmes & les viellards font la recolte, & pendant l’automne les hommes reviennent dépoſer chez eux les profits de leur induſtrie, & enſemencer leurs terres. Preſque tous parlent François ; leurs manieres ſont moins dures, leurs mœurs moins ſauvages que celles de leurs voiſins. Ils jouiſſent des petites aiſances de la vie inconnües a leurs compatriotes. Il eſt a remarquer que quoique les femmes ne ſoyent jamais des voyages, l’eſpece ſe reſſent en quelques manières, des courſes & de la frequentation des hommes dans les pays étrangers. Les hommes ſont grands, les femmes ſont jolies, & ont un teint tres blanc ; quelques unes ont les yeux bleux ; La beauté des femmes de ce village eſt citée dans tous les environs. Une autre choſe auſſi ſinguliere, c’eſt que l’exemple de paraghelia ne ſe communique pas a la ville de tropea, qui n’en eſt qu’a demie lieue, & que toute l’induſtrie de la Calabre ſoit renfermée dans ce petit bourg.

27.1. Cette roche feuilletée & micacée, contenant des grenats, prouve, que ſes parties conſtituantes ont été petries enſemble, & ont été precipitées en même tems du milieu du fluide qui les tenoit diſſoutes. Dans quelques unes, le fond de la pierre eſt comme une pâte de la nature du grenat, qui enveloppe le mica. Ailleurs le grenat a ſa forme cryſtalliſée particuliere, & eſt enſeveli dans le mica qui le contourne.

29.1. La Ville de Regio, ſituée a l’extremité de la Calabre, eſt dans une poſition delicieuſe. Les montagnes, qui l’entourent, ſont couvertes des arbriſſeaux, dont nous nous ſervons en France, pour la décoration de nos parterres, & qui, preſque toujours en fleurs, font un effet charmant. Tels ſont les lauriers roſes, les genets odorants &c. les plaines & les vallons ſont d’une fertilité, qui ſurprend toujours, & qu’ils doivent a la grande abondance des eaux. On ne creuſe nulle part dans le ſable du rivage, a deux & trois pieds de profondeur, que l’on ne trouve de l’eau douce. Cette eau deſcend des montagnes, filtre a travers le ſol, & entretient ainſi une fraicheur, & une humidité, qui rendent la végétation extrêmement abondante. Un grand nombre de foreſt d’agrumi decorent les campagnes de Regio, offrent des promenades charmantes & founiſſent un objet de commerce aſſez conſidérable par leurs fruits & leurs eſſences. On ſe ſert en Italie du mot agrumi comme d’un nom générique pour exprimer collectivement tous les arbres de l’eſpece des orangers, cedrats, citroniers, bergamotes &c.

30.1. On pourroit ſuppoſer, que dans les tems anciens, les mouvements de la mer, de l’Oueſt a l’Eſt, étoient plus conſidérables & plus frequens, que dans la partie opoſée ; puiſque d’un côté de la chaîne, elle a entaſſé, au pied des montagnes, beaucoup de ſable & de détritus des ſommets ſupérieurs, dont elle a formé ce que j’ai décrit ſous le nom de plaine ; pendant qu’a l’eſt, elle baigne encore immediatement le pied des côteaux, ſans y avoir formé d’attériſſement.

31.1. Je me ſert des mots de foyers, de centre d’explosion, non que je croye, que la cauſe première des tremblemens de terre ait jamais reſidé ſous la Calabre ; mais ſeulement pour m’aider a en expliquer les effets, juſqu’a ce que j’aye déduit, des phénoménes eux mêmes, la cauſe de l’agitation du ſol de cette malheureuſe province.

35.1. Les accidens de ce genre ont donné lieu a des queſtions ſingulieres ; il a falu decider a qui appartenoient les terreins, qui en avoient enſevelis d’autres. En général les tremblemens de terre de la Calabre ont occaſioné les plus grandes révolutions dans la fortune des particuliers. On y a vu les jeux les plus ſinguliers du ſort & du hazard. Pluſieurs de ceux dont tous les biens étoient en mobiliers, en contrats, ou en argent contant, ſe ſont trouvés réduits a la mendicité, quelque fuſſent leurs richeſſes antérieures. D’autres ont été appellés a des héritages, qui ne pouvoient jamais entrer dans leurs eſperances, & qui ne leur appartiennent que par la perte entière des familles les plus nombreuſes. Preſque tous les gens riches ont perdu ; preſque tous les pauvres ont gagné. Ceux ci, outre les profits du pillage, taxèrent ,eux mêmes, les mains d’œuvre a un prix exorbitant. Le beſoin qu’on avoit d’eux pour conſtruire des baraques, ou pour ſauver ce que recelloient les ruines, fit qu’on les paya tout ce qu’ils demanderent.

41.1. La plaine qui eſt ſur la rive droite du fleuve metramo aupres du pont eſt condamnée a être ſterile par les inondations d’un torrent, qui la recouvre chaque année de ſable & de vaſe, & qui en fait un terrein marecageux ou l’air eſt deteſtable. Quelques dépenſes ſuffiroient pour former un lit a ce torrent & pour l’y contenir. Mais le gouvernement ne daigne pas s’occuper de ces petits details d’adminiſtration

42.1. J’avois vu Messine & Regio, j’avois gémi ſur le ſort de ces deux Villes ; je n’y avois pas trouvé une maiſon qui fût habitable, & qui n’eut beſoin d’être repriſe par les fondemens ; mais enfin le ſquelette de ces deux Villes ſubſiſte encore ; la plupart des murs eſt en l’air. On voit ce que ces Villes ont été. Meſſine preſente encore a une certaine diſtance une image imparfaite de ſon ancienne ſplendeur. Chacun reconnoit ou ſa maiſon, ou le ſol ſur le quel elle repoſoit. J’avois vû tropea & Nicotera dans leſquelles il y a peu de maifons,qui n’ait reçu de très grands domages, & dont pluſieurs même ſe ſont entierement ecroulées. Mon imagination n’alloit pas au dela des malheurs de ces Villes. Mais lorſque, placé ſur une hauteur, je vis les ruines de Polistena, la premiere Ville de la plaine qui ſe preſentat a moi ; lorſque je contemplai des monceaux de pierre, qui n’ont plus aucunes formes & qui ne peuvent pas même donner l’idée de ce qu’étoit la Ville, lorſque je vis que rien n’étoit echapé a la deſtruction, & que tout avoit été mis au niveau du ſol ; j’éprouvai un ſentiment de terreur, de pitié, d’effroi, qui ſuſpendit pendant quelques momens toutes mes facultés. Ce ſpectacle n’étoit cependant que le prélude de celui, qui alloit ſe preſenter a moi dans le reſte de mon voyage.

L’impreſſion que m’a fait Meſſine eſt d’un genre tout différent. Ce ſont moins ſes ruines, qui m’ont frappé, que la ſolitude & le ſilence, qui regnent dans ſes murs. On eſt penetré d’une terreur mélancolique, & d’une triſteſſe ſombre, lorſqu’on traverſe une grande Ville, lorſqu’on parcourt tous ſes quartiers, ſans rencontrer être vivant, ſans qu’aucune voix Vienne frapper vos oreilles, ſans entendre autre bruit, que le balancement de quelques portes & fenêtres, atachées a des pans de murs elevés, & agitées par les vents. L’ame eſt alors plutôt accablée, ſous le poids de ce qu’elle éprouve, qu’effrayée ; la cataſtrophe paroit avoir frappé directement ſur l’eſpece humaine, & il ſemble que les ruines, qui ſe preſentent, ne ſont que l’effet de la dépopulation. Telle une Ville qui ſerait devaſtée par la peſte. Toute la population de Meſſine eſt refugiée ſous des baraques de bois autour des murs de la Ville.

43.1. Cette Ville a enſeveli, ſous ſes ruines, la moitié de ſes habitants. Ceux qui ont ſurvecu a la terrible cataſtrophe, habitent des baraques placées ſur un plateau, qui domine l’ancienne Ville, & ou on compte bâtir la nouvelle.

44.1. L’aſpect de Casalnovo étoit charmant, vû a une certaine diſtance. Au coin de chaque maiſon, on avoit planté un arbre & un ſep de vigne, qui donnoient de l’ombre ; les rues paroiſſoient des allées de jardin.

46.1. Nulle part je n’ai vû de plus grands oliviers ; ils reſſemblent a des arbres de haute futaie, plantés en quinconce ; ils forment des bois ſuperbes , auſſi ſombres & auſſi couverts que les forefts de chefnes. On notoye, & l’on bât le terrein au pied de chaque arbre, pour y former une efpece d’hairre circulaire, dans la quelle tombent les olives. La quantité en eſt ſi grande, qu’on les recueille avec des balays.

48.1. Si la nature, ou l’art ne deſſechent pas ces lacs, ils acheveront, par leur exhailaiſons infectes, la deſtruction du petit nombre d’habitans, qui ont ſurvécu a la reunion d’autant de cauſes de mortalité. L’air eſt maintenant ſi épais, ſi infect & ſi humide, que dans le mois de Fevrier, il y avoit autant d’infectes & de moucherons, qu’on en trouve pendant l’été ſur le bord des eaux ſtagnantes.

48.2. L’ancienne population de Terra nova étoit de deux mille ames. Elle eſt reduite a moins de quatre cent ; un peu plus de 1400. ont été enterrés & écraſés ſous les ruines, & le reſte a été enlevé par les fievres putrides. Ce petit nombre d’infortunés ont établi leurs baraques dans une plaine, a un demi mille au deſſus de l’ancienne Ville ; le ſol humide & peu ſolide ne leur permettra pas d’y bâtir des maiſons.

49.1. J’ai logé a Terra nova dans le baraque des Celeſtins, dont un ſeul a échapé ; elle eſt au milieu de leur plantation d’oliviers. J’avois vu la veille, combien le terrein étoit peu ſolide ; j’avois la tête pleine de tout ce que j’avois obſervé ; mon imagination me peignoit les malheurs de cette Ville, au moment de la ſecouſſe ; lorſque je ſentis mon lit agité, par un tremblement de terre aſſez fort. je me levai précipitamment & avec inquietude ; mais lorſque je vis que tout le monde étoit dans le ſilence, je jugeai que cette ſecouſſe quoique très forte, n’étoit comparable en rien, a celles qui avoient ébranlé la Calabre, dans d’autres circonſtances ; puiſqu’elle n’occaſionoit par la moindre crainte, a ceux qui logoient dans la même baraque. Je me remis ſur mon lit, & on peut croire que je n’y dormis pas le reſte de la nuit.

50.1. Qui pourroit croire que les habitans d’opido, après la deſtruction de leur Ville, & après les deſaſtres de toute eſpece, qu’ils y ont eprouvé, fuſſent encore affectionés a ce ſol malheureux. Le gouvernement a deſigné un nouvel emplacement, pour bâtir la nouvelle Ville. Il a choiſi une plaine nommée la tube a une lieue de diſtance de l’ancienne. La plupart des habitans refuſent d’aller s’y établir. Ils prétendent, qu’il y a une eſpece de tirannie, a vouloir les éloigner de leur anciennes demeures, pour les forcer a habiter une plaine humide, & mal ſaine, ou il n’y a point de materiaux pour bâtir. Ils diſent, en faveur de leur plateau iſolé, qu’il a prouvé ſa ſolidité, en réſiſtant aux plus violentes ſecouſſes, ſans avoir une ſeule gerſure ; que les pierres, & quelques charpentes des maiſons détruites, leur ſerviront pour en bâtir d’autres ; que l’air eſt très bon ; qu’ils ſont plus a portée de leurs poſſeſſions, & que tous ces avantages réunis compenſent l’inconvenient de n’avoir point d’eau ſur le plateau ; ils pretendent, qu’etant accoutumés a aller la chercher dans le ſond des vallées, ce n’eſt plus une peine pour eux. Il y a donc eu ſchiſme dans les reſtes de cette population ; une partie a ſuivi les indications du gouvernement, & eſt allée a la tube ; l’autre eſt demeurée ſur les ruines d’opido. J’en fus entouré, lorſque je fus les viſiter. On paroiſſoit avoir oublié les malheurs occaſionés par le tremblement de terre, pour ne penſer qu’a la vexation qu’ils pretendoient leur être faite. Ils ſe plaignoient ſurtout amérement, de ce qu’on les avoit privé d’une meſſe, qui ſe diſoit dans une baraque deſtinée a cet objet des le commencement de leurs deſaſtres.

51.1. Avant d’arriver a la montagne d’opido, je ne concevois pas, comment je pourrois en approcher ; j’en étois ſéparé par l’emplacement du lac qui a été comblé. Ce baſſin, rempli d’un ſable fin, ſur le quel l’eau de la rivierre coule, paroit un vaſte goufre de boüe, que l’œil ne conſidere pas ſans frayeur, & qui a cent pas de large. Mon guide me dit, qu’il falloit le traverſer, pour aller a l’ancienne Ville. J’hazardai avec crainte quelques pas, mais raſſuré par les premiers eſſais, & trouvant de la ſolidité dans ce qui ne me paroiſſoit qu’une vaſe griſe & molle, je traverſai ce lac de ſable, ayant de l’eau juſqu’au genoux & je pris un petit ſentier tortueux, qui me fit gravir, au milieu des brouſſailles, un eſcarpement que je jugeois inacceſſible.

57.1. Cette circonſtance du tremblement de terre, arrivé le 5. Fevrier pendant la nuit, eſt celle, qui a été plus diverſement raccontée, qui a occaſioné le plus de commentaires, & a qui on a joint les plus faux details. Il eſt certain que la vague entraîna plus de douze cent perſonnes refugiées ſur le rivage, du nombre deſquels étoit le Comte de Sinopoli. Mais que l’eau fut chaude, que le fond de la mer fut brulant ! Ce ſont des particularités qui ne ſont ni vraies, ni vraiſemblables.

59.1. Je le repette, je ne me ſers du mot centre de l’exploſion, que pour exprimer un effet, & non pour indiquer une cauſe.