Mémoires (Cardinal de Retz)/Livre 1

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Texte établi par Claude-Bernard PetitotFoucault (p. 85-148).


MÉMOIRES
DU
CARDINAL DE RETZ,


ÉCRITS PAR LUI-MÊME
À MADAME DE ***



LIVRE PREMIER[1]




Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, qui a été agitée de tant d’aventures différentes, néanmoins, comme vous me l’avez commandé, je vous obéis, même aux dépens de ma réputation. Le caprice de la fortune m’a fait honneur de beaucoup de fautes, et je doute qu’il soit judicieux de lever le voile qui en cache une partie. Je vais cependant vous instruire nuement et sans détour des plus petites particularités, depuis le moment que j’ai commencé à connoître mon état ; et je ne vous cèlerai aucune des démarches que j’ai faites en tous les temps de ma vie. Je vous supplie très-humblement de ne pas être surprise de trouver si peu d’art et au contraire tant de désordre dans ma narration, et de considérer que si, en récitant les diverses parties qui la composent, j’interromps quelquefois le fil de l’histoire, néanmoins je ne vous dirai rien qu’avec toute la sincérité que demande l’estime que je sens pour vous. Je mets mon nom à la tête de cet ouvrage, pour m’obliger davantage moi-même à ne diminuer et à ne grossir en rien la vérité. La fausse gloire et la fausse modestie sont les deux écueils que la plupart de ceux qui ont écrit leur propre vie n’ont pu éviter. Le président de Thou l’a fait avec succès dans le dernier siècle ; et dans l’antiquité César n’y a pas échoué. Vous me faites sans doute la justice d’être persuadée que je n’alléguerois pas ces grands noms sur un sujet qui me regarde, si la sincérité n’étoit une vertu dans laquelle il est permis et même commandé de s’égaler aux héros.

Je sors d’une maison illustre en France, et ancienne en Italie. Le jour de ma naissance, on prit un esturgeon monstrueux dans une petite rivière qui passe sur la terre de Montmirel en Brie, où ma mère accoucha de moi. Comme je ne m’estime pas assez pour me croire un homme à augure, je ne rapporterois pas cette circonstance, si les libelles qui ont depuis été faits contre moi, et qui en ont parlé comme d’un prétendu présage de l’agitation dont ils ont voulu me faire l’auteur, ne me donnoient lieu de craindre qu’il n’y eût de l’affectation à l’omettre.

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Je le communiquai à Artichi, frère de la comtesse de Maure, et je le priai de se servir de moi la première fois qu’il tireroit l’épée. Il la tiroit souvent, et je n’attendis pas long-temps. Il me pria d’appeler pour lui Melbeville, enseigne-colonel des gardes, qui se servit de Bassompierre, celui qui est mort, avec beaucoup de réputation, major général de bataille dans l’armée de l’Empire. Nous nous battîmes à l’épée et au pistolet, derrière les Minimes du bois de Vincennes. Je blessai Bassompierre d’un coup d’épée dans la cuisse, et d’un coup de pistolet dans le bras. Il ne laissa pas de me désarmer, parce qu’il passa sur moi, et qu’il étoit plus âgé et plus fort. Nous allâmes séparer nos amis, qui étoient tous deux fort blessés. Ce combat fit assez de bruit, mais il ne produisit pas l’effet que j’attendois. Le procureur général commença des poursuites ; mais il les discontinua, à la prière de nos proches : et ainsi je demeurai là, avec ma soutane et un duel.

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La mère s’en aperçut ; elle avertit mon père, et l’on me ramena à Paris assez brusquement. Il ne tint pas à moi de me consoler de son absence avec madame Du Châtelet : mais comme elle étoit engagée avec le comte d’Harcourt, elle me traita d’écolier, et elle me joua même assez publiquement sous ce titre, en présence de M. le comte d’Harcourt. Je m’en pris à lui ; je lui fis un appel à la comédie. Nous nous battîmes le lendemain au matin, au-delà du faubourg Saint-Marcel. Il passa sur moi, après m’avoir donné un coup d’épée qui ne faisoit qu’effleurer l’estomac. Il me porta par terre ; et il eût eu infailliblement tout l’avantage, si son épée ne lui fût tombée de la main en nous colletant. Je voulus raccourcir la mienne pour lui en donner dans les reins : mais comme il étoit beaucoup plus fort et plus âgé que moi, il me tenoit le bras si serré sous lui que je ne pus exécuter mon dessein. Nous demeurions ainsi sans nous pouvoir faire de mal, quand il me dit : « Levons-nous, il n’est pas honnête de se gourmer. Vous êtes un joli garçon, je vous estime, et je ne fais aucune difficulté, dans l’état où nous sommes, de dire que je ne vous ai donné aucun sujet de me quereller. » Nous convînmes de dire au marquis de Poissy, qui étoit son neveu et mon ami, comment le combat s’étoit passé ; mais de le tenir secret à l’égard du monde, à la considération de madame Du Châtelet. Ce n’étoit pas mon compte : mais quel moyen honnête de le refuser ? On ne parla que peu de cette affaire, et encore fut-ce par l’indiscrétion de Noirmoutier, qui, l’ayant apprise du marquis de Poissy, la mit un peu dans le monde : mais enfin il n’y eut point de procédures, et je demeurai encore là, avec ma soutane et deux duels.

Permettez-moi, je vous supplie, de faire un peu de réflexion sur la nature de l’esprit de l’homme. Je ne crois pas qu’il y eût au monde un meilleur cœur que celui de mon père[2], et je puis dire que sa trempe étoit celle de la vertu. Cependant et ces duels et ces galanteries ne l’empêchèrent pas de faire tous ses efforts pour attacher à l’Église l’ame peut-être la moins ecclésiastique qui fût dans l’univers. La prédilection pour son aîné, et la vue de l’archevêché de Paris, qui étoit dans sa maison, produisirent cet effet. Il ne le crut pas, et ne le sentit pas lui-même. Je jurerois même qu’il eût lui-même juré, dans le plus intérieur de son cœur, qu’il n’avoit en cela d’autre mouvement que celui qui lui étoit inspiré par l’appréhension des périls auxquels la profession contraire exposeroit mon ame : tant il est vrai qu’il n’y a rien qui soit si sujet à l’illusion que la piété. Toutes sortes d’erreurs se glissent et se cachent sous son voile : elle consacre toutes sortes d’imaginations ; et la meilleure intention ne suffit pas pour y faire éviter les travers. Enfin, après tout ce que je viens de vous raconter, je demeurai homme d’Église ; mais ce n’eût pas été assurément pour long-temps, sans un incident dont je vais vous rendre compte.

M. le duc de Retz, aîné de notre maison, rompit dans ce temps-là, par le commandement du Roi, le traité de mariage qui avoit été accordé quelques années auparavant entre M. le duc de Mercœur[3] et sa fille. Il vint trouver mon père dès le lendemain, et le surprit très-agréablement, en lui disant qu’il étoit résolu de la donner à son cousin pour réunir la maison. Comme je savois qu’elle avoit une sœur qui possédoit plus de quatre-vingt mille livres de rente, je songeai au même moment à la double alliance. Je n’espérois pas que l’on y pensât pour moi, connoissant le terrain comme je le connoissois ; et je pris le parti de me pourvoir de moi-même. Comme j’eus quelque lumière que mon père n’étoit pas dans le dessein de me mener aux noces, peut-être en vue de ce qui en arriva, je fis semblant de me radoucir à l’égard de ma profession. Je feignis d’être touché de ce que l’on m’avoit représenté tant de fois sur ce sujet ; et je jouai si bien mon personnage, que l’on crut que j’étois absolument changé. Mon père se résolut de me mener en Bretagne, d’autant plus facilement que je n’en avois témoigné aucun désir. Nous trouvâmes mademoiselle de Retz à Beaupréau en Anjou. Je ne regardai l’aînée que comme ma sœur ; je considérai d’abord mademoiselle de Scepeaux (c’est ainsi qu’on appeloit la cadette) comme ma maîtresse. Je la trouvai très-belle, le teint du plus grand éclat du monde, des lis et des roses en abondance, les yeux admirables, la bouche très-belle, du défaut à la taille, mais peu remarquable, et qui étoit beaucoup couvert par la vue de quatre-vingt mille livres de rente, par l’espérance du duché de Beaupréau, et par mille chimères que je formois sur ces fondemens, qui étoient réels.

Je couvris très-bien mon jeu dans le commencement ; j’avois fait l’ecclésiastique et le dévot dans tout le voyage : je continuai dans le séjour. Je soupirois toutefois devant la belle ; elle s’en aperçut : je parlai ensuite, elle m’écouta, mais d’un air un peu sévère. Comme j’avois observé qu’elle aimoit extrêmement une vieille fille de chambre qui étoit sœur d’un de mes moines de Buzay, je n’oubliai rien pour la gagner, et j’y réussis par le moyen de cent pistoles, et par des promesses immenses que je lui fis. Elle mit dans l’esprit de sa maîtresse que l’on ne songeoit qu’à la faire religieuse, et je lui disois de mon côté que l’on ne pensoit qu’à me faire moine. Elle haïssoit cruellement sa sœur, parce qu’elle étoit beaucoup plus aimée de son père ; et je n’aimois pas trop mon frère[4] pour la même raison. Cette conformité dans nos fortunes contribua beaucoup à notre liaison. Je me persuadai qu’elle étoit réciproque, et je me résolus de la mener en Hollande. Dans la vérité il n’y avoit rien de si facile, Machecoul, où nous étions venus de Beaupréau, n’étant qu’à une demi-lieue de la mer. Mais il falloit de l’argent pour cette expédition ; et mon trésor étant épuisé par le don des cent pistoles, je ne me trouvois pas un sou. J’en trouvai suffisamment, en témoignant à mon père que l’économat de mes abbayes étant censé tenu de la plus grande rigueur des lois, je croyois être obligé en conscience d’en prendre l’administration. La proposition ne plut pas ; mais on ne put la refuser, et parce qu’elle étoit dans l’ordre, et parce qu’elle faisoit en quelque façon juger que je voulois au moins retenir mes bénéfices, puisque j’en voulois prendre soin.

Je partis dès le lendemain pour aller affermer Buzay, qui n’est qu’à cinq lieues de Machecoul. Je traitai avec un marchand de Nantes, appelé Jucatières, qui prit avantage de ma précipitation, et qui, moyennant quatre mille écus comptans qu’il me donna, conclut un marché qui a fait sa fortune. Je crus avoir quatre millions. J’étois sur le point de m’assurer d’une de ces flûtes hollandaises qui sont toujours à la rade de Retz, lorsqu’il arriva un accident qui rompit toutes mes mesures.

Mademoiselle de Retz (car elle avoit pris ce nom depuis le mariage de sa sœur) avoit les plus beaux yeux du monde : mais ils n’étoient jamais si beaux que quand ils mouroient, et je n’en ai jamais vu à qui la langueur donnât tant de grâces. Un jour que nous dînions chez une dame du pays, à une lieue de Machecoul, en se regardant dans un miroir qui étoit dans la ruelle, elle montra tout ce que la morbidezza des Italiens a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant. Mais par malheur elle ne prit pas garde que Palluau[5], qui a depuis été maréchal de Clérembault, étoit au point de vue du miroir. Il le remarqua, et comme il étoit fort attaché à madame de Retz, avec laquelle, étant fille, il avoit eu beaucoup de commerce, il ne manqua pas de lui en rendre un compte fidèle ; et il m’assura même, à ce qu’il m’a dit lui-même depuis, que ce qu’il avoit vu ne pouvoit pas être un original.

Madame de Retz, qui haïssoit mortellement sa sœur, en avertit dès le soir même monsieur son père, qui ne manqua pas d’en donner part au mien. Le lendemain l’ordinaire de Paris arriva ; l’on feignit d’avoir reçu des lettres bien pressantes : l’on dit un adieu aux dames fort léger et fort public. Mon père me mena coucher à Nantes. Je fus, comme vous le pouvez juger, et fort surpris et fort touché. Je ne savois pas à quoi attribuer la promptitude de ce départ : je ne pouvois me reprocher aucune imprudence ; je n’avois pas le moindre doute que Palluau eût pu avoir rien vu. Je fus un peu éclairci à Orléans, où mon frère, appréhendant que je ne m’échappasse (ce que j’avois vainement tenté plusieurs fois dès Tours), se saisit de ma cassette, où étoit mon argent. Je connus par ce procédé que j’avois été pénétré, et j’arrivai à Paris avec la douleur que vous pouvez vous imaginer.

Je trouvai Equilly, oncle de Vassé et mon cousin germain, que j’ose assurer avoir été le plus honnête homme de son siècle. Il avoit vingt ans plus que moi : mais il ne laissoit pas de m’aimer chèrement. Je lui avois communiqué avant mon départ la pensée que j’avois d’enlever mademoiselle de Retz ; et il l’avoit fort approuvée, non-seulement parce qu’il la trouvoit très-avantageuse pour moi, mais encore parce qu’il étoit persuadé que la double alliance étoit nécessaire pour assurer l’établissement de la maison. L’événement qui porte aujourd’hui notre nom dans une famille étrangère marque qu’il étoit assez bien fondé. Il me promit de nouveau de me servir de toute chose en cette occasion. Il me prêta douze cents écus, qui étoient tout ce qu’il avoit d’argent comptant. J’en pris trois mille du président Barillon. Equilly manda de Provence le pilote de sa galère, qui étoit homme de main et de sens. Je m’ouvris de mon dessein à madame la comtesse de Saux, qui a été depuis madame de Lesdiguières.

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Ce nom m’oblige à interrompre le fil de mon discours, et vous en verrez les raisons dans la suite.

Je querellai Praslin à propos de rien : nous nous battîmes dans le bois de Boulogne, après avoir eu des peines incroyables à nous échapper de ceux qui vouloient nous arrêter. Il me donna un fort grand coup d’épée dans la gorge : je lui en donnai un qui n’étoit pas moindre dans le bras. Meillancour, écuyer de mon frère, qui me servoit de second, et qui avoit été blessé dans le petit ventre et désarmé, et le chevalier Du Plessis, second de Praslin, nous vinrent séparer. Je n’oubliai rien pour faire éclater ce combat, jusqu’au point d’avoir aposté des témoins ; mais l’on ne peut forcer le destin, et l’on ne songea pas seulement à en informer.

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« En ce cas-là, croyez-vous, me dit-il, qu’un attachement à une fille de cette sorte puisse vous empêcher de tomber dans un inconvénient où M. de Paris, votre oncle, est tombé, beaucoup plus par la bassesse de ses inclinations que par le déréglement de ses mœurs ? Il en est des ecclésiastiques comme des femmes, qui ne peuvent jamais conserver de dignité dans la galanterie que par le mérite de leurs amans. Où est celui de mademoiselle de Roche, hors sa beauté ? Est-ce une excuse suffisante pour un abbé dont la première prétention est l’archevêché de Paris ? Si vous prenez l’épée, comme je le crois, à quoi vous exposez-vous ? Pouvez-vous répondre de vous-même à l’égard d’une fille aussi brillante et aussi belle qu’elle est ? Dans six semaines elle ne sera plus un enfant : elle sera sifflée par Epineville qui est un vieux renard, et par sa mère, qui paroît avoir de l’entendement. Que savez-vous ce qu’une beauté comme celle-là, qui sera bien instruite, vous pourra mettre dans l’esprit ? »

M. le cardinal de Richelieu haïssoit au dernier point madame la princesse de Guémené, parce qu’il étoit persuadé qu’elle avoit traversé l’inclination qu’il avoit pour la Reine, et qu’elle avoit même été de part à la pièce que madame Du Fargis, dame d’atour, lui fit, quand elle porta à la reine-mère Marie de Médicis une lettre d’amour qu’il avoit écrite à la Reine sa belle-fille. Cette haine de M. le cardinal de Richelieu avoit passé jusqu’au point d’avoir voulu obliger, pour se venger, M. le maréchal de Brezé, son beau-frère et capitaine des gardes du corps, à rendre publiques les lettres de madame de Guémené qui avoient été trouvées dans la cassette de M. de Montmorency[6], lorsqu’il fut pris à Castelnaudary ; mais le maréchal de Brezé eut ou l’honnêteté ou la franchise de les rendre à madame de Guémené. Il étoit pourtant fort extravagant : mais comme M. le cardinal de Richelieu s’étoit trouvé autrefois honoré en quelque façon de son alliance, et qu’il craignoit même ses emportemens et ses prôneries auprès du Roi, qui avoit quelque sorte d’inclination pour lui, il le souffroit, dans la vue de se donner à lui-même quelque repos dans sa famille, qu’il souhaitoit avec passion d’établir et d’unir. Il pouvoit tout en France, à la réserve de ce dernier point : car M. le maréchal de Brezé avoit pris une si forte aversion pour M. de La Meilleraye[7], qui étoit grand-maître de l’artillerie en ce temps-là, et qui a été depuis le maréchal de La Meilleraye, qu’il ne le pouvoit souffrir. Il ne pouvoit se mettre dans l’esprit que M. le cardinal de Richelieu dût seulement songer à un homme qui étoit vraiment son cousin germain, mais qui n’avoit apporté dans son alliance qu’une roture fort connue, la plus petite mine du monde, et un mérite, à ce qu’il publioit, fort commun.

M. le cardinal de Richelieu n’étoit pas de ce sentiment. Il croyoit, et avec raison, beaucoup de cœur à M. de La Meilleraye ; il estimoit même sa capacité dans la guerre infiniment au dessus de ce qu’elle méritoit, quoiqu’en effet elle ne fût pas méprisable. Enfin il le destinoit à la place que nous avons vu avoir été tenue depuis si glorieusement par M. de Turenne.

Vous jugez assez, par ce que je viens de vous dire, de la brouillerie du dedans de la maison de M. le cardinal de Richelieu, et de l’intérêt qu’il avoit à la démêler. Il y travailla avec application, et il ne crut pas y pouvoir mieux réussir qu’en réunissant ces deux chefs de cabale dans une confiance qu’il n’eut pour personne, et qu’il eut uniquement pour eux deux. Il les mit pour cet effet, en commun et par indivis, dans la confidence de ses galanteries, qui en vérité ne répondoient en rien à la grandeur de ses actions ni à l’éclat de sa vie : car Marion de Lorme, qui étoit un peu moins qu’une prostituée, fut un des objets de son amour, et elle le sacrifia à des Barreaux. Madame de Fruges, que vous voyez traînante dans les cabinets sous le nom de vieille femme, en fut un autre. La première venoit chez lui la nuit. Il alloit aussi la nuit chez la seconde, qui étoit déjà un reste de Buckingham et de L’Epienne. Ces deux confidens, qui avoient fait entre eux une paix fourrée, l’y menoient en habit de couleur ; et madame de Guémené faillit d’être la victime de cette paix fourrée.

M. de La Meilleraye, que l’on appeloit le grand-maître, étoit devenu amoureux d’elle, mais elle ne l’étoit nullement de lui. Comme il étoit, et par son naturel et par sa faveur, l’homme du monde le plus impérieux, il trouva fort mauvais qu’on ne l’aimât pas. Il s’en plaignit, l’on n’en fut point touchée ; il menaça, l’on s’en moqua. Il crut le pouvoir, parce que M. le cardinal, auquel il avoit dit rage contre madame de Guémené, avoit enfin obligé M. de Brezé à lui mettre entre les mains les lettres écrites à M. de Montmorency, desquelles je vous ai tantôt parlé ; et il les avoit données au grand-maître, qui, dans les secondes menaces, en laissa échapper quelque chose à madame de Guémené. Elle ne s’en moqua plus, mais elle faillit à enrager. Elle tomba dans une mélancolie qui n’est pas imaginable, tellement que l’on ne la reconnoissoit point. Elle s’en alla à Couperay, où elle ne voulut voir personne.

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Dès que j’eus pris la résolution de me mettre à l’étude, j’y pris aussi celle de reprendre les erremens de M. le cardinal de Richelieu ; et quoique mes proches même s’y opposassent, dans l’opinion que cette matière n’étoit bonne que pour des pédans, je suivis mon dessein ; j’entrepris la carrière, et je l’ouvris avec succès. Elle a été remplie depuis par toutes les personnes de qualité de la même profession ; mais comme je fus le premier depuis M. le cardinal de Richelieu, ma pensée lui plut ; et cela, joint aux bons offices que M. le grand-maître me rendoit tous les jours auprès de lui, fit qu’il parla avantageusement de moi en deux ou trois occasions ; qu’il témoigna un étonnement obligeant de ce que je ne lui avois jamais fait la cour, et qu’il ordonna même à M. de Lingendes[8], qui a été depuis évêque de Mâcon, de me mener chez lui.

Voilà la source de ma première disgrâce : car au lieu de répondre à ses avances, et aux instances que M. le grand-maître me fit pour m’obliger à lui aller faire ma cour, je ne les payai toutes que de très-mauvaises excuses. Je fis le malade, j’allai à la campagne ; enfin j’en fis assez pour laisser voir que je ne voulois point m’attacher à M. le cardinal de Richelieu, qui étoit un très-grand homme, mais qui avoit au souverain degré le foible de ne point mépriser les petites choses. Il le témoigna en ma personne : car l’histoire de la Conjuration de Jean-Louis de Fiesque, que j’avois faite à dix-huit ans, ayant échappé en ce temps-là des mains de Lauzières, à qui je l’avois confiée seulement pour la lire, et ayant été portée à M. le cardinal de Richelieu par Boisrobert[9], il dit tout haut, en présence du maréchal d’Estrées et de Senneterre : « Voilà un dangereux esprit. » Le second le dit dès le soir même à mon père, et je me le tins comme dit à moi-même. Je continuai cependant, par ma propre considération, la conduite que je n’avois prise jusque là que par celle de la haine personnelle que madame de Guémené avoit contre M. le cardinal.

Le succès que j’eus dans les actes de Sorbonne me donna du goût pour ce genre de réputation. Je la voulus pousser plus loin, et je m’imaginai que je pourrois réussir dans les sermons. On me conseilloit de commencer par de petits couvens où je m’accoutumerois peu à peu. Je fis tout le contraire : je prêchai l’Ascension, la Pentecôte, la Fête-Dieu dans les petites Carmélites, en présence de la Reine et de toute la cour ; et cette audace m’attira un second éloge de la part de M. le cardinal de Richelieu : car comme on lui eut dit que j’avois bien fait, il répondit : « Il ne faut pas juger des choses par l’événement : c’est un téméraire. » J’étois, comme vous voyez, assez occupé pour un homme de vingt-deux ans.

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M. le comte[10], qui avoit pris une très-grande amitié pour moi, et pour le service et la personne duquel j’avois pris un très-grand attachement, partit de Paris la nuit pour s’aller jeter dans Sedan, dans la crainte qu’il eut d’être arrêté. Il m’envoya quérir sur les dix heures du soir. Il me dit son dessein. Je le suppliai avec instance qu’il me permît d’avoir l’honneur de l’accompagner. Il me le défendit expressément ; mais il me confia Vanbroc, un joueur de luth flamand, et qui étoit l’homme du monde en qui il se confioit le plus. Il me dit qu’il me le donnoit en garde : que je le cachasse chez moi, et que je ne le laissasse sortir que la nuit. J’exécutai fort bien de ma part tout ce qui m’avoit été ordonné : car je mis Vanbroc dans une soupente, où il eût fallu être chat ou diable pour le trouver. Il ne fit pas si bien de son côté : car il fut découvert par le concierge de l’hôtel de Soissons, au moins à ce que j’ai toujours soupçonné ; et je fus bien étonné qu’un matin, à six heures, je vis toute ma chambre pleine de gens armés, qui m’éveillèrent en jetant la porte en dedans. Le prévôt de L’Ile s’avança, et il me dit en jurant : « Où est Vanbroc ? — À Sedan, je crois, lui répondis-je. » Il redoubla ses juremens, et il chercha dans la paillasse de tous les lits. Il menaça tous mes gens de la question. Aucun d’eux, à la réserve d’un seul, ne lui en put dire des nouvelles. Ils ne s’avisèrent pas de la soupente, qui, dans la vérité, n’étoit pas reconnoissable ; et ils sortirent très-peu satisfaits. Vous pouvez croire qu’une note de cette nature se pouvoit appeler pour moi, à l’égard de la cour, une nouvelle confusion : en voici une autre. La licence de Sorbonne expira ; il fut question de donner les lieux, c’est-à-dire de déclarer publiquement, au nom de tout le corps, lesquels ont le mieux fait dans leurs actes ; et cette déclaration se fait avec de grandes cérémonies. J’eus la vanité de prétendre le premier lieu, et je ne crus pas le devoir céder à l’abbé de La Mothe-Houdancourt, qui est présentement l’archevêque d’Auch, et sur lequel il est vrai que j’avois eu quelques avantages dans les disputes.

M. le cardinal de Richelieu, qui faisoit l’honneur à cet abbé de le reconnoître pour son parent, envoya en Sorbonne le grand prieur de La Porte, son oncle, pour le recommander. Je me conduisis dans cette occasion mieux qu’il n’appartenoit à mon âge : car aussitôt que je le sus, j’allai trouver M. de Raconis[11], évêque de Lavaur, pour le prier de dire à M. le cardinal que comme je savois le respect que je lui devois, je m’étois désisté de ma prétention aussitôt que j’avois appris qu’il y prenoit part. M. de Lavaur me vint retrouver dès le lendemain matin, pour me dire que M. le cardinal ne prétendoit point que M. l’abbé de La Mothe eût l’obligation du lieu à ma cession. La réponse m’outra : je ne répondis que par un sourire et une profonde révérence. Je suivis ma pointe, et j’emportai le premier lieu de quatre-vingt-quatre voix. M. le cardinal de Richelieu, qui vouloit être maître partout et en toutes choses, s’emporta jusqu’à la puérilité. Il menaça les députés de la Sorbonne de raser ce qu’il avoit commencé d’y bâtir, et il fit mon éloge tout de nouveau avec une aigreur incroyable.

Toute ma famille s’épouvanta. Mon père et ma tante de Maignelay[12], qui se joignoient ensemble, la Sorbonne, Remebroc, M. le comte, mon frère qui étoit parti la même nuit, madame de Guémené, à laquelle ils voyoient bien que j’étois fort attaché, souhaitoient avec passion de m’éloigner, et de m’envoyer en Italie. J’y allai et je demeurai à Venise jusqu’à la mi-août, et il ne tint pas à moi de m’y faire assassiner. Je m’amusai à vouloir faire galanterie à la signora Vendranina, noble vénitienne, et qui étoit une des personnes du monde les plus jolies. Le président de Maillé, ambassadeur pour le Roi, qui savoit le péril qu’il y a en ce pays-là pour ces sortes d’aventures, me commanda d’en sortir. Je fis le tour de la Lombardie, et je me rendis à Rome sur la fin de septembre. M. le maréchal d’Estrées y étoit ambassadeur. Il me fit des leçons sur la manière dont je devois vivre, et ces leçons me persuadèrent. Quoique je n’eusse aucun dessein d’être d’Église, je me résolus à tout hasard d’acquérir de la réputation dans une cour ecclésiastique où l’on me verroit avec la soutane. J’exécutai fort bien ma résolution ; je ne laissai pas la moindre ombre de débauche ou de galanterie ; je fus modeste au dernier point dans mes habits : et cette modestie qui paroissoit dans ma personne étoit relevée par une très-grande dépense, par de belles livrées, par un équipage fort leste, et par une suite de sept ou huit gentilshommes, dont il y en avoit quatre chevaliers de Malte. Je disputai dans les écoles de sapience, qui ne sont pas à beaucoup près si savantes que celles de Sorbonne ; et la fortune contribua encore à me relever. Le prince de Schomberg, ambassadeur d’obédience de l’Empire, m’envoya dire, un jour que je jouois au ballon dans les Thermes de l’empereur Antonin, de lui quitter la place. Je lui fis répondre qu’il n’y avoit rien que je n’eusse rendu à Son Excellence si elle me l’eût demandé par civilité ; mais puisque c’étoit un ordre, j’étois obligé de lui dire que je n’en pouvois recevoir d’aucun ambassadeur que de celui du Roi mon maître. Comme il insista, et qu’il m’eut fait dire pour la seconde fois par un de ses estafiers de sortir du jeu, je me mis sur la défensive ; et les Allemands, plus par mépris, à mon sens, du peu de gens que j’avois avec moi que par autre considération, ne poussèrent pas l’affaire. Ce coup porté par un abbé tout modeste à un ambassadeur qui marchoit toujours avec cent mousquetaires à cheval, fit un très-grand éclat à Rome, et si grand que Roze[13], que vous voyez secrétaire du cabinet, et qui étoit ce jour-là dans le jeu du ballon, dit que feu M. le cardinal Mazarin en eut dès ce jour l’imagination saisie, et qu’il lui en a parlé plusieurs fois.

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La santé de M. le cardinal de Richelieu commençoit à s’affoiblir, et à laisser par conséquent quelques vues de possibilité à prétendre à l’archevêché de Paris. M. le comte, qui avoit pris quelque teinture de dévotion dans la retraite de Sedan, et qui sentoit du scrupule de posséder, sous le nom de custodi nos, plus de cent mille livres de rentes en bénéfices, avoit écrit à mon père qu’aussitôt qu’il seroit en état d’en faire agréer à la cour sa démission en ma faveur, il me les remettroit entre les mains. Toutes ces considérations, jointes ensemble, ne me firent pas tout-à-fait perdre la résolution de quitter la soutane, mais elles la suspendirent ; elles firent plus : elles me firent prendre celle de ne la quitter qu’à bonnes enseignes, et par quelques grandes actions ; et comme je ne les voyois ni proches ni certaines, je résolus de me signaler dans ma profession, et de toutes les manières. Je commençai par une très-grande retraite ; j’étudiois presque tout le jour, je ne voyois que fort peu de monde, je n’avois presque plus d’habitude avec toutes les femmes, hors madame de Guémené[14].

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Le diable avoit apparu justement quinze jours avant cette aventure à madame la princesse de Guémené, et il lui apparoissoit souvent, évoqué par les conjurations de M. d’Andilly[15], qui le forçoit, je crois, de faire peur à sa dévote, de laquelle il étoit encore plus amoureux que moi, mais en Dieu, purement et spirituellement. J’évoquai de mon côté un démon qui lui apparut sous une forme plus bénigne et plus agréable. Je la retirai au bout de six semaines de Port-Royal, où elle faisoit de temps en temps des escapades plutôt que des retraites. Je continuai de lui rendre mes respects avec beaucoup d’assiduité, et je charmai par là et par d’autres divertissemens le chagrin que ma profession ne laissoit pas de nourrir toujours dans le fond de mon ame. Il s’en fallut bien peu qu’il ne sortît de cet enchantement une tempête qui eût fait changer de face à l’Europe, pour peu qu’il eût plu à la destinée d’être de mon avis. M. le cardinal de Richelieu aimoit la raillerie, mais il ne pouvoit la souffrir ; et toutes les personnes de cette humeur ne sont jamais que fort aigres. Il en fit une de cette nature en plein cercle à madame de Guémené, et tout le monde remarqua qu’il vouloit me désigner. Elle en fut outrée, et moi plus qu’elle ; car enfin il s’étoit contracté une espèce de ménage entre elle et moi qui avoit souvent du mauvais ménagement, quoique cependant nos intérêts ne fussent pas séparés.

Au même temps madame de La Meilleraye[16], de qui, toute sotte qu’elle étoit, j’étois deveunu amoureux[17], plut à M. le cardinal, au point que le maréchal s’en étoit aperçu devant même qu’il partît pour l’armée. Il en avoit fait la guerre à sa femme, et d’un air qui lui fit croire d’abord qu’il étoit encore plus jaloux qu’ambitieux. Elle le craignoit terriblement, et elle n’aimoit pas M. le cardinal, qui, en la mariant avec son cousin, avoit à la vérité dépouillé sa maison, de laquelle il étoit idolâtre. Le cardinal étoit d’ailleurs encore plus vieux par ses incommodités que par son âge ; et il est vrai de plus que n’étant pédant en rien, il l’étoit tout-à-fait en galanterie. On m’avoit dit le détail des avances qu’il lui avoit faites, qui étoient effectivement ridicules ; mais comme il les continua jusqu’au point de lui faire faire des séjours de temps même considérables à Ruel[18], où il faisoit le sien ordinaire, je m’aperçus que la petite cervelle de la dame ne résisteroit pas long-temps au brillant de la faveur ; et que la jalousie du maréchal céderoit bientôt un peu à son intérêt, qui ne lui étoit pas pleinement indifférent, et à sa foiblesse pour la cour, foiblesse qui n’a jamais eu d’égale.

J’étois dans les premiers feux[19] de cette nouvelle passion ; et je me figurois tant de plaisir à triompher du cardinal de Richelieu en un aussi beau champ de bataille que celui de l’Arsenal, que la rage se coula dans le plus intérieur de mon ame, aussitôt que je reconnus qu’il y avoit du changement dans toute la famille. Le mari consentoit qu’on allât souvent à Ruel ; la femme ne me faisoit plus que des confidences qui me paroissoient assez souvent fausses. Enfin la colère de madame de Guémené, dont je vous ai dit le sujet ci-dessus, la jalousie que j’eus pour madame de La Meilleraye, mon aversion pour ma profession, s’unirent ensemble dans ce moment fatal, et faillirent à produire un des plus grands et des plus fameux événemens de notre siècle.

La Rochepot[20], mon cousin germain et mon ami intime, étoit domestique de M. le duc d’Orléans[21], et extrêmement dans sa confidence. Il haïssoit cordialement M. le cardinal de Richelieu, et parce qu’il étoit fils de madame Du Fargis, persécutée et mise en effigie par le ministre, et parce que tout de nouveau M. le cardinal, qui tenoit encore son père prisonnier à la Bastille, avoit refusé l’agrément du régiment de Champagne pour lui à M. le maréchal de La Meilleraye, avoit une estime particulière pour sa valeur. Vous pouvez croire que nous faisions souvent ensemble le panégyrique du cardinal, et des invectives contre la foiblesse de Monsieur, qui, après avoir engagé M. le comte à sortir du royaume et à se retirer à Sedan, sous la parole qu’il lui donna de l’y venir joindre, étoit revenu de Blois honteusement à la cour.

Comme j’étois aussi plein des sentimens que je viens de vous marquer, que La Rochepot l’étoit de ceux que l’état de sa maison et de sa personne lui devoient donner, nous entrâmes aisément dans les mêmes pensées, qui furent de nous servir de la foiblesse de Monsieur pour exécuter ce que la hardiesse de ses domestiques fut sur le point de lui faire exécuter à Corbie, dont il faut, pour plus d’éclaircissement, vous entretenir un moment.

Les ennemis étant entrés en Picardie l’année 1636, sous le commandement de M. le prince Thomas de Savoie[22] et de Piccolomini, le Roi y alla en personne, et y mena Monsieur son frère pour général de son armée, et M. le comte pour lieutenant général. Ils étoient l’un et l’autre très-mal avec M. le cardinal de Richelieu, qui ne leur donna cet emploi que par la pure nécessité des affaires, et parce que les Espagnols, qui menaçoient le cœur du royaume, avoient déjà pris Corbie, La Capelle et Le Catelet. Aussitôt qu’ils se furent retirés dans les Pays-Bas et que le Roi eut repris Corbie, l’on ne douta point que l’on ne cherchât les moyens de perdre M. le comte, qui avoit donné beaucoup de jalousie au ministre par son courage, par sa civilité, par sa dépense, et parce qu’il étoit intimement lié avec M. le prince, et qui avoit surtout commis le crime capital de refuser le mariage de madame d’Aiguillon[23]. L’Epinay, Montrésor et La Rochepot n’oublièrent rien pour donner à Monsieur, par l’appréhension, le courage de se défaire du cardinal. Saint-Ibal, Varicarville, Bardouville et Beauregard, père de celui qui est à moi, le persuadèrent à M. le comte. La chose fut résolue, mais elle ne fut pas exécutée. Ils eurent le cardinal dans leurs mains à Amiens, et ils ne lui firent rien. Je n’ai jamais su pourquoi : je leur en ai ouï parler à tous, et chacun rejetoit la faute sur son compagnon. Je ne sais dans la vérité ce qui en est. Ce qui est vrai est qu’aussitôt qu’ils furent à Paris, la frayeur les saisit tous. M. le comte[24]… se retira à Sedan, qui étoit en ce temps-là en souveraineté à M. de Bouillon[25] ; Monsieur alla à Blois ; et M. de Retz[26], qui n’étoit pas de l’entreprise d’Amiens, mais qui étoit fort attaché à M. le comte, partit la nuit en poste de Paris, et se jeta dans Belle-Ile. Le Roi envoya à Blois M. le comte de Guiche[27], qui est présentement M. le maréchal de Gramont, et M. de Chavigni[28], secrétaire d’État et confidentissime du cardinal. Ils firent peur à Monsieur, et ils le ramenèrent à Paris, où il avoit encore plus de peur : car ceux qui étoient à lui dans sa maison, c’est-à-dire ceux de ses domestiques qui n’étoient point gagnés par la cour, ne manquoient pas de le prendre par cet endroit, qui étoit son foible, pour l’obliger de penser à sa sûreté, ou plutôt à la leur. Ce fut de ce penchant de la peur que nous crûmes, La Rochepot et moi, que nous le pourrions précipiter dans nos pensées. L’expression est bien irrégulière, mais je n’en trouve point qui marque mieux le caractère d’un esprit comme le sien. Il pensoit tout, et il ne vouloit rien ; et quand par hasard il vouloit quelque chose, il falloit l’y pousser en même temps, ou plutôt l’y jeter, pour le lui faire exécuter.

La Rochepot fit tous les efforts possibles ; et comme il vit que l’on ne répondoit que par des remises, et par les impossibilités qu’on trouvoit à tous les expédiens qu’il proposoit, il s’avisa d’un moyen qui étoit assurément hasardeux, et qui, par un sort assez commun aux actions extraordinaires, l’étoit beaucoup moins qu’il ne le paroissoit.

M. le cardinal de Richelieu devoit tenir sur les fonts Mademoiselle[29], qui, comme vous pouvez juger, étoit baptisée il y avoit fort long-temps ; mais les cérémonies du baptême n’avoient pas été faites. Il devoit venir pour cet effet au dôme[30], où Mademoiselle logeoit, et le baptême se devoit faire dans sa chapelle. La proposition de La Rochepot fut de continuer à faire voir à Monsieur, à tous les momens du jour, la nécessité de se défaire du cardinal ; de lui parler moins qu’à l’ordinaire du détail de l’action, afin d’en moins hasarder le secret ; de se contenter de l’en entretenir en général, et pour l’y accoutumer et pour lui pouvoir dire en temps et lieu que l’on ne la lui avoit pas celée ; que l’on avoit plusieurs expériences qu’il ne pouvoit lui-même être servi qu’en cette manière ; qu’il l’avoit lui-même avoué maintes fois à lui La Rochepot ; qu’il n’y avoit donc qu’à s’associer de braves gens qui fussent capables d’une action déterminée ; qu’à poster des relais, sous prétexte d’un enlèvement, sur le chemin de Sedan ; qu’à exécuter la chose au nom de Monsieur et en sa présence, dans la chapelle, le jour de la cérémonie ; que Monsieur l’avoueroit de tout son cœur dès qu’elle seroit exécutée ; et que nous le mènerions de ce pas sur nos relais à Sedan, dans un intervalle où l’abattement des sous-ministres, joint à la joie que le Roi auroit d’être délivré de son tyran, auroit laissé la cour en état de songer plutôt à le rechercher qu’à le poursuivre. Voilà la vue de La Rochepot, qui n’étoit nullement impraticable ; et je le sentis par l’effet que la possibilité prochaine fit dans mon esprit, tout différent de celui que la simple spéculation y avoit produit.

J’avois blâmé peut-être cent fois avec La Rochepot l’inaction de Monsieur et celle de M. le comte à Amiens. Aussitôt que je me vis sur le point de la pratique, c’est-à-dire sur le point de l’exécution de la même action dont j’avois réveillé l’idée moi-même dans l’esprit de La Rochepot, je sentis je ne sais quoi qui pouvoit être une peur. Je le pris pour un scrupule. Je ne sais si je me trompai : mais enfin l’imagination de l’assassinat d’un prêtre, d’un cardinal, me vint à l’esprit. La Rochepot se moqua de moi, et me dit ces propres paroles : « Quand vous serez à la guerre, vous n’enlèverez point de quartiers, de peur d’y assassiner des gens endormis. » J’eus honte de ma réflexion ; j’embrassai le crime, qui me parut consacré par de grands exemples, justifié et honoré par de grands périls. Nous prîmes et nous concertâmes notre résolution. J’engageai dès le soir Launoi, que vous voyez à la cour sous le nom de marquis de Pienne. La Rochepot s’assura de La Frette, du marquis de Boissy, et de L’Etourville qu’il savoit être attaché à Monsieur et enragé contre le cardinal. Nous fîmes nos préparatifs. L’exécution étoit sûre ; le péril étoit grand pour nous, mais nous pouvions raisonnablement en sortir, parce que la garde de Monsieur, qui étoit dans le logis, nous eût infailliblement soutenus contre celle du cardinal, qui ne pouvoit être qu’à la porte. La fortune, plus forte que sa garde, le tira de ce pas. Il tomba malade, ou lui, ou Mademoiselle : je ne m’en souviens pas précisément. La cérémonie fut différée. Il n’y eut plus d’occasion. Monsieur s’en retourna à Blois, et le marquis de Boissy nous déclara qu’il ne nous découvriroit pas ; mais qu’il ne pouvoit plus être de cette partie, parce qu’il venoit de recevoir je ne sais quelle grâce du cardinal.

Je vous confesse que cette entreprise, qui nous eût comblés de gloire si elle nous eût réussi, ne m’a jamais plu. Je n’en ai pas le même scrupule que des deux fautes que je vous ai marqué ci-dessus avoir commises contre la morale ; mais je voudrois de tout mon cœur n’avoir jamais été de cette entreprise. L’ancienne Rome l’auroit estimée : mais ce n’est pas par cet endroit que j’estime l’ancienne Rome. Je ressens avec tant de reconnoissance et avec tant de tendresse la bonté que vous avez de vouloir bien être informée de mes actions, que je ne me puis empêcher de vous rendre compte de toutes mes pensées : et je trouve un plaisir incroyable à les aller chercher dans le fond de mon ame, à vous les apporter et à vous les soumettre.

Il y a assez souvent de la folie à conjurer ; mais il n’y a rien de pareil pour faire les gens sages dans la suite, au moins pour quelque temps. Comme le péril, dans ces sortes d’affaires, dure même après les occasions, l’on est prudent et circonspect dans les momens qui le suivent.

Le comte de La Rochepot, voyant que notre coup étoit manqué, se retira à Commercy, qui étoit à lui, pour sept ou huit mois. Le marquis de Boissy alla trouver M. le duc de Rouanez, son père, en Poitou. Pienne, La Frette et L’Etourville prirent le chemin des lieux de leurs maisons. Mes attachemens me retinrent à Paris, mais si serré et si modéré que j’étudiois tout le jour, et que le peu que je paroissois laissoit toutes les apparences d’un bon ecclésiastique. Nous les gardâmes si bien les uns et les autres, que l’on n’eut jamais le moindre vent de cette entreprise pendant le temps de M. le cardinal de Richelieu, qui a été le ministre du monde le mieux averti. L’imprudence de La Frette et de L’Etourville fit qu’elle ne fut pas secrète après sa mort. Je dis leur imprudence : car il n’y a rien de plus mal habile que de se faire croire capable des choses dont les exemples sont à craindre.

La déclaration de M. le comte nous tira quelque temps après hors de nos tanières, et nous nous réveillâmes au bruit de ses trompettes. Il faut reprendre son histoire d’un peu plus loin.

J’ai remarqué ci-dessus qu’il s’étoit retiré à Sedan par la seule raison de sa sûreté, qu’il ne pouvoit trouver à la cour. Il écrivit au Roi en y arrivant : il l’assura de sa fidélité, et il lui promit de ne rien entreprendre, dans le temps de son séjour en ce lieu, contre son service. Il est certain qu’il lui tint très-fidèlement sa parole que toutes les offres de l’Espagne et de l’Empire ne le touchèrent point, et qu’il rebuta même avec colère les conseils de Saint-Ibal et de Bardouville, qui le vouloient porter au mouvement. Campion[31], qui étoit son domestique, et qu’il avoit laissé à Paris pour y faire les affaires qu’il pouvoit avoir à la cour, me disoit tout ce détail par son ordre ; et je me souviens, entre autres, d’une lettre qu’il lui écrivoit un jour, dans laquelle je lus ces propres paroles : « Les gens que vous connoissez n’oublient rien pour m’obliger à traiter avec les ennemis. Ils m’accusent de foiblesse, parce que je redoute les exemples de Charles de Bourbon et de Robert d’Artois. » Campion avoit ordre de me faire voir cette lettre, et de m’en demander mon sentiment. Je pris la plume au même instant, et j’écrivis, à un petit endroit de la réponse qu’il avoit commencée : Et moi je les accuse de folie. Ce fut le propre jour que je partis pour aller en Italie. Voici la raison de mon sentiment :

M. le comte avoit toute la hardiesse du cœur que l’on appelle communément vaillance, au plus haut point qu’un homme la puisse avoir ; et il n’avoit pas, même dans le degré le plus commun, la hardiesse de l’esprit, qui est ce qu’on nomme résolution. La première est ordinaire et même vulgaire ; la seconde est même plus rare que l’on ne se le peut imaginer : elle est toutefois encore plus nécessaire que l’autre pour les grandes actions ; et y a-t-il une action au monde plus grande que celle d’un parti ? Celle d’une armée a sans comparaison moins de ressorts ; celle d’un État en a davantage, mais les ressorts n’en sont pas à beaucoup près si fragiles ni si délicats. Enfin je suis persuadé qu’il faut de plus grandes qualités pour former un bon chef de parti que pour faire un bon empereur de l’univers ; et que, dans le rang des qualités qui le composent, la résolution marche de pair avec le jugement : je dis avec le jugement héroïque, dont le principal usage est de distinguer l’extraordinaire de l’impossible. M. le comte n’avoit pas un grain de cette sorte de jugement qui ne se rencontre même que très-rarement dans un grand esprit. Le sien étoit médiocre, et susceptible par conséquent des injustes défiances, qui est de tous les caractères celui qui est le plus opposé à un bon chef de parti, dont la qualité la plus souvent et la plus indispensablement praticable est de supprimer en beaucoup d’occasions, et de cacher en toutes, les soupçons même les plus légitimes.

Voilà ce qui m’obligea à n’être pas de l’avis de ceux qui vouloient que M. le comte fît la guerre civile. Varicarville, qui étoit le plus sensé et le moins emporté de toutes les personnes de qualité qui étoient auprès de M. le comte, m’a dit depuis que quand il vit ce que j’avois écrit dans la lettre de Campion le jour que je partis pour aller en Italie, il ne douta pas des motifs qui m’avoient porté, contre mon inclination, à ce sentiment.

M. le comte se défendit toute cette année et toute la suivante des instances des Espagnols et des importunités des siens, beaucoup plus par les sages conseils de Varicarville que par sa propre force. Mais rien ne le put défendre des inquiétudes de M. le cardinal de Richelieu, qui lui faisoit faire tous les jours, sous le nom du Roi, des éclaircissemens fâcheux. Ce détail seroit trop long à vous déduire, et je me contenterai de vous marquer que le ministre, contre ses intérêts, précipita M. le comte dans la guerre civile, par des chicaneries que ceux qui sont favorisés à un certain point par la fortune ne manquent jamais de faire aux malheureux.

Comme les esprits commencèrent à s’aigrir plus qu’à l’ordinaire, M. le comte me commanda de faire un voyage secret à Sedan. Je le vis la nuit dans le château où il logeoit ; je lui parlai en présence de M. de Bouillon, de Saint-Ibal, de Bardouville et de Varicarville ; et je trouvai que la véritable raison pour laquelle il m’avoit mandé étoit le désir qu’il avoit d’être éclairci de bouche, et plus en détail que l’on ne le peut être par une lettre, de l’état de Paris. Le compte que je lui en rendis ne put lui être que très-agréable. Je lui dis (et il étoit vrai) qu’il y étoit aimé, honoré, adoré, et que son ennemi y étoit redouté et abhorré. M. de Bouillon, qui vouloit en toutes façons la rupture, prit cette occasion pour en exagérer les avantages ; Saint-Ibal l’appuya avec force, Varicarville les combattit avec vigueur.

Je me sentois trop jeune pour dire mon avis. M. le comte m’y força, et je pris la liberté de lui représenter qu’un prince du sang doit plutôt faire une guerre civile, que de rien remettre de sa réputation ou de sa dignité ; mais aussi qu’il n’y avoit que ces deux considérations qui l’y pussent judicieusement obliger, parce qu’il hasarde l’une ou l’autre par le mouvement, toutes les fois que l’une ou l’autre ne le rend pas nécessaire ; qu’il me paroissoit bien éloigné de cette nécessité ; que sa retraite à Sedan le défendoit des bassesses auxquelles la cour avoit prétendu l’obliger : par exemple, à celle de recevoir la main gauche dans la maison même du cardinal ; que la haine que l’on avoit pour le ministre attachoit même à cette retraite la faveur publique, qui est toujours beaucoup plus assurée par l’inaction que par l’action, parce que la gloire de l’action dépend du succès, dont personne ne se peut répondre ; et que celle que l’on rencontre en ces matières dans l’inaction est toujours sûre, étant fondée sur la haine dont le public ne se dément jamais à l’égard du ministre. Qu’il seroit, à mon avis, plus glorieux à M. le comte de se soutenir par son propre poids, c’est-à-dire par celui de sa vertu, à la vue de toute l’Europe, contre l’artifice d’un ministre aussi puissant que le cardinal de Richelieu ; qu’il lui seroit, dis-je, plus glorieux de se soutenir par une conduite sage et réglée, que d’allumer un feu dont les suites étoient fort incertaines ; qu’il étoit vrai que le ministre étoit en exécration, mais que je ne voyois pas encore que l’exécration fût au période qu’il est nécessaire de prendre bien justement pour les grandes résolutions ; que la santé de M. le cardinal commençoit à recevoir beaucoup d’atteintes ; que s’il périssoit d’une maladie, M. le comte auroit l’avantage d’avoir fait voir au Roi et au public qu’étant aussi considérable qu’il étoit et par sa personne et par l’important poste de Sedan, il n’auroit sacrifié qu’au bien et au repos de l’État ses propres ressentimens ; et que si la santé de M. le cardinal se rétablissoit, sa puissance deviendroit aussi odieuse de plus en plus, et fourniroit infailliblement, par l’abus qu’il ne manqueroit pas d’en faire, des occasions plus favorables aux mouvemens que celle qui se voyoit présentement.

Voilà à peu près ce que je dis à M. le comte : il en parut touché. M. de Bouillon s’en mit en colère, et me dit même d’un ton de raillerie : « Vous avez le sang bien froid pour un homme de votre âge ! » À quoi je lui répondis ces propres mots : « Tous les serviteurs de M. le comte vous sont si obligés, monsieur, qu’ils doivent tout souffrir de vous ; mais il n’y a que cette considération qui m’empêche de penser, à l’heure qu’il est, que vous pourrez bien n’être pas toujours entre vos bastions. » M. de Bouillon revint à lui ; il me fit toutes les honnêtetés imaginables, et telles qu’elles furent les commencemens de notre amitié. Je demeurai encore deux jours à Sedan, dans lesquels M. le comte changea cinq fois de résolution ; et Saint-Ibal me confessa, à deux reprises différentes, qu’il étoit difficile de rien espérer d’un homme de cette humeur. M. de Bouillon le détermina à la fin. L’on manda don Miguel de Salamanque, ministre d’Espagne ; l’on me chargea de travailler à gagner des gens dans Paris ; l’on me donna un ordre pour toucher de l’argent et pour l’employer à cet effet ; et je revins de Sedan, chargé de plus de lettres qu’il n’en falloit pour faire le procès à deux cents hommes.

Comme je ne pouvois pas me reprocher de n’avoir pas parlé à M. le comte dans ses véritables intérêts, qui n’étoient point assurément d’entreprendre une affaire dont il n’étoit pas capable, je crus que j’avois toute la liberté de songer à ce qui étoit des miens, que je trouvois même sensiblement dans cette guerre. Je haïssois ma profession plus que jamais : j’y avois été jeté d’abord par l’entêtement de mes proches ; le destin m’y avoit retenu par toutes les chaînes et du plaisir et du devoir : je m’y trouvois et m’y sentois lié d’une manière à laquelle je ne voyois plus d’issue. J’avois vingt-cinq ans passés, et je concevois aisément que cet âge étoit bien avancé pour commencer à porter le mousquet. Ce qui me faisoit le plus de peine étoit la réflexion que je faisois, qu’il y avoit eu des momens dans lesquels j’avois, par un trop grand attachement à mes plaisirs, serré moi-même les chaînes par lesquelles il sembloit que la fortune eût pris plaisir de m’attacher malgré moi à l’Église. Jugez, par l’état où ces pensées me devoient mettre, de la satisfaction que je trouvois dans une occasion qui me donnoit lieu d’espérer que je pourrois trouver dans cet embarras une issue non-seulement honnête, mais illustre ! Je pensai aux moyens de me distinguer : je les imaginai, je les suivis. Vous conviendrez qu’il n’y eut que la destinée qui rompit mes mesures.

Messieurs les maréchaux de Vitry[32] et de Bassompierre[33], M. le comte de Cramail, M. Du Fargis et Du Coudray-Montpensier étoient en ce temps-là prisonniers à la Bastille pour différens sujets. Mais comme la longueur des prisons en adoucit la rigueur, ils y étoient traités avec beaucoup d’honnêteté, et même avec beaucoup de liberté. Leurs amis les alloient voir, et l’on dînoit même quelquefois avec eux. L’occasion de M. Du Fargis, qui avoit épousé une sœur de ma mère, m’avoit donné habitude avec les autres ; et j’avois reconnu, dans la conversation de quelques-uns d’entre eux, des mouvemens qui m’obligèrent à y faire réflexion. M. le maréchal de Vitry avoit peu de sens, mais il étoit hardi jusqu’à la témérité ; et l’emploi qu’il avoit eu de tuer le maréchal d’Ancre lui avoit donné dans le monde, quoique fort injustement, à mon avis, un certain air d’affaires et d’exécution. Il m’avoit paru fort animé contre le cardinal, et je crus qu’il ne pourroit pas être inutile dans la conjoncture présente. Je ne m’adressai pas néanmoins directement à lui ; et je crus qu’il seroit plus à propos de sonder M. le comte de Cramail, qui avoit de l’entendement et tout pouvoir sur son esprit. Il m’entendit à demi mot, et il me demanda d’abord si je m’étois ouvert dans la Bastille à quelqu’un. Je lui répondis sans balancer : « Non, monsieur, et je vous en dirai la raison en peu de mots. M. le maréchal de Bassompierre est trop causeur ; je ne compte rien sur M. le maréchal de Vitry que par vous ; la fidélité de Du Coudray m’est un peu suspecte ; et mon bon oncle Du Fargis est un bon et brave homme, mais il a le crâne étroit. — À qui vous fiez-vous dans Paris ? » me dit d’un même fil M. le comte de Cramail. « À personne, monsieur, lui repartis-je, qu’à vous seul. — Bon, reprit-il brusquement, vous êtes mon homme. J’ai quatre-vingts ans passés, vous n’en avez que vingt-cinq : je vous tempérerai, et vous m’échaufferez. » Nous entrâmes en matière, nous fîmes notre plan ; et lorsque je le quittai, il me dit ces propres paroles : « Laissez-moi huit jours, je vous parlerai après plus décisivement ; et j’espère que je ferai voir au cardinal que je suis bon à autre chose qu’à faire les Jeux de l’inconnu. » Vous remarquerez, s’il vous plaît, que les Jeux de l’inconnu étoit un livre, à la vérité très-mal fait, que le comte de Cramail avoit mis au jour, et duquel M. le cardinal de Richelieu s’étoit fort moqué. Vous vous étonnerez sans doute de ce que, pour une affaire de cette nature, je jetai les yeux sur des prisonniers ; mais je me justifierai même par la nature de l’affaire, qui ne pouvoit être en de meilleures mains, comme vous l’allez voir.

J’allai justement dîner le huitième jour avec M. le maréchal de Bassompierre, qui, s’étant mis au jeu sur les trois heures avec madame de Gravelle, aussi prisonnière, et avec le bonhomme Du Tremblay, gouverneur de la Bastille, nous laissa très-naturellement M. de Cramail et moi ensemble. Nous allâmes sur la terrasse ; et là M. le comte de Cramail, après m’avoir fait mille remercîmens de la confiance que j’avois prise en lui, et mille protestations de service pour M. le comte, me tint ce propre discours : « Il n’y a qu’un coup d’épée ou Paris qui nous puissent défaire du cardinal. Si j’avois été de l’entreprise d’Amiens, je n’aurois pas fait, au moins à ce que je crois, comme ceux qui ont manqué leur coup. Je suis de celle de Paris, elle est immanquable. J’y ai bien pensé. Voilà ce que j’ai ajouté à notre plan. » En finissant ce mot, il me coula dans la main un papier écrit des deux côtés, dont voici la substance : « Qu’il avoit parlé à M. le maréchal de Vitry, qui étoit dans toutes les dispositions du monde de servir M. le comte ; qu’ils répondoient l’un et l’autre de se rendre maîtres de la Bastille, où toute la garnison étoit à eux ; qu’ils répondoient aussi de l’Arsenal ; qu’ils se déclareroient aussitôt que M. le comte auroit gagné une bataille, à condition que je leur fisse voir au préalable, comme je l’avois avancé à lui comte de Cramail, qu’ils seroient soutenus par un nombre considérable d’officiers, des colonels de Paris. » Cet écrit contenoit ensuite beaucoup d’observations sur le détail de la conduite de l’entreprise, et même beaucoup de conseils qui regardoient celle de M. le comte. Ce que j’y admirois le plus fut la facilité que ces messieurs eussent trouvée à l’exécution.

Il falloit bien que la connoissance que j’avois du dedans de la Bastille, par l’habitude que j’avois avec eux, me l’eût fait croire possible, puisqu’il m’étoit venu dans l’esprit de la leur proposer. Mais je vous confesse que quand j’eus examiné le plan de M. le comte de Cramail, qui étoit un homme d’une grande expérience et de très-bon sens, je faillis à tomber de mon haut, en voyant que des prisonniers disposoient de la Bastille avec la même liberté qu’eût pu prendre le gouverneur le plus autorisé dans sa place.

Comme toutes les circonstances extraordinaires sont d’un merveilleux poids dans les révolutions populaires, je fis réflexion que celle-ci, qui l’étoit au dernier point, feroit un effet admirable dans la ville, aussitôt qu’elle y éclateroit. Et comme rien n’anime et n’appuie plus un mouvement que le ridicule de ceux contre lesquels on le fait, je connus qu’il nous seroit aisé d’y tourner de tout point la conduite d’un ministre capable de souffrir que des prisonniers fussent en état de l’accabler, pour ainsi dire, de leurs propres chaînes. Je ne perdis pas le temps dans les suites, je m’ouvris à feu M. d’Etampes, président du grand conseil, et à M. L’Ecuyer, présentement doyen de la chambre des comptes, tous deux colonels, et fort autorisés parmi les bourgeois ; et je les trouvai tels que M. le comte me l’avoit dit : c’est-à-dire passionnés pour ses intérêts, et persuadés que le mouvement n’étoit pas seulement possible, mais qu’il étoit même facile. Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces deux génies, très-médiocres même dans leur profession, étoient d’ailleurs peut-être les plus pacifiques qui fussent dans le royaume. Mais il y a des feux qui embrasent tout : l’importance est d’en connoître et d’en prévoir le moment.

M. le comte m’avoit ordonné de ne me découvrir qu’à ces deux hommes dans Paris. J’y en ajoutai de moi-même deux autres, dont l’un fut Parmentier, substitut du procureur général et l’autre L’Epinay, auditeur de la chambre des comptes. Parmentier étoit capitaine du quartier de Saint-Eustache, qui regarde la rue des Prouvelles, considérable par le voisinage des halles. L’Epinai y commandoit, comme lieutenant, la compagnie qui les joignoit du côté de Montmartre, et y avoit beaucoup plus de crédit que le capitaine, qui d’ailleurs étoit son beau-frère. Parmentier, qui par l’esprit et par le cœur étoit aussi capable d’une grande action qu’homme que j’aie jamais connu, m’assura qu’il disposeroit à coup sûr de Brigalier, conseiller à la cour des aides, capitaine de son quartier, et très-puissant dans le peuple. Mais il m’ajouta en même temps qu’il ne falloit lui parler de rien, parce qu’il étoit léger et sans secret.

M. le comte m’avoit fait toucher douze mille écus par les mains de Duneau, l’un de ses secrétaires, sous je ne sais quel prétexte. Je les portai à ma tante de Maignelay, en lui disant que c’étoit une restitution qui m’avoit été confiée par un de mes amis à sa mort, à condition de l’employer moi-même au soulagement des pauvres qui ne mendioient pas ; que comme j’avois fait serment sur l’Évangile de distribuer moi-même cette somme, je m’en trouvois extrêmement embarrassé, parce que je ne connoissois pas les gens ; et que je la suppliois de vouloir bien en prendre le soin. Elle en fut ravie : ellee me dit qu’elle le feroit très-volontiers ; mais que comme j’avois promis de faire moi-même cette distribution, elle vouloit absolument que j’y fusse présent, et pour demeurer fidèlement dans ma parole, et pour m’accoutumer moi-même aux œuvres de charité. C’étoit justement ce que je demandois, pour avoir lieu de me faire connoître à tous les nécessiteux de Paris ; ainsi je me laissois tous les jours comme traîner par ma tante dans les faubourgs et dans les greniers, et je voyois très-souvent chez elle des gens bien vêtus, connus même quelquefois, qui venoient à l’aumône secrète. La bonne femme ne manquoit presque jamais de leur dire : « Priez bien Dieu pour mon neveu ; c’est lui de qui il lui a plu se servir pour cette bonne œuvre. » Jugez de l’état où cela me mettoit parmi les gens qui sont sans comparaison plus considérables que tous les autres dans les émotions populaires ! Les riches n’y viennent que par force ; les mendians y nuisent plus qu’ils n’y servent, parce que la crainte du pillage les fait appréhender. Ceux qui y peuvent le plus sont les gens qui sont assez pressés dans leurs affaires pour désirer du changement dans le public, et dont la pauvreté ne passe toutefois pas jusqu’à la mendicité publique. Je me fis donc connoître à cette sorte de gens trois ou quatre mois durant, avec une application toute particulière ; et il n’y avoit point d’enfans au coin de leur feu à qui je ne donnasse toujours, en mon particulier, quelques bagatelles. Je connoissois Nanon et Babet. Le voile de madame de Maignelay, qui n’avoit jamais fait d’autre vie, couvroit toutes choses. Je faisois même un peu le dévot, et j’allois aux conférences de Saint-Lazarre[34].

Mes deux correspondans de Sedan, qui étoient Varicarville et Beauregard, me mandoient de temps en temps que M. le comte étoit le mieux intentionné du monde ; qu’il n’avoit plus balancé depuis qu’il avoit pris son parti. Et je me souviens entre autres qu’un jour Varicarville m’écrivit que lui et moi lui avions fait autrefois une horrible injustice ; et que cela étoit si vrai qu’il falloit présentement le retenir, et qu’il faisoit même paroître trop d’empressement aux conseils de l’Empire et de l’Espagne. Vous observerez, s’il vous plaît, que ces deux cours, qui lui avoient fait des instances incroyables quand il balançoit, commencèrent à tenir bride en main dès qu’elles le virent résolu, par une fatalité que le flegme naturel au climat d’Espagne attache sous le titre de prudence à la politique de la maison d’Autriche. Et vous pouvez remarquer en même temps que M. le comte, qui avoit témoigné une fermeté inébranlable trois mois durant, changea tout d’un coup de sentiment, dès que les ennemis lui eurent accordé ce qu’il leur avoit demandé. Tel est l’état de l’irrésolution : elle n’a jamais plus d’incertitude que dans la conclusion.

Je fus averti de cette convulsion par un courrier que Varicarville me dépêcha exprès. Je partis la nuit même, et j’arrivai à Sedan une heure après Autreville, négociateur en titre d’office, que M. de Longueville[35], beau-frère de M. le comte, avoit envoyé. Il y portoit des ouvertures d’accommodement plausibles, mais captieuses. Nous nous joignîmes tous pour les combattre. Ceux qui avoient toujours été avec M. le comte représentèrent avec force tout ce qu’il avoit cru et dit depuis qu’il s’étoit résolu à la guerre. Saint-Ibal, qui avoit négocié pour lui à Bruxelles, le pressoit sur ses engagemens, sur ses avances, sur ses instances ; insistoit sur les pas que j’avois faits par son ordre dans Paris ; sur les paroles données à messieurs de Vitry et de Cramail ; sur le secret confié à deux personnes par son commandement, et à quatre autres pour son service et par son aveu. La matière étoit belle, et depuis ses engagemens n’étoit plus problématique. Nous persuadâmes à la fin, ou plutôt nous emportâmes après quatre jours de conflit. Autreville fut renvoyé avec une réponse très-fière ; M. de Guise, qui s’étoit joint avec M. le comte, et qui avoit fort souhaité la rupture, alla à Liège donner ordre à des levées. Saint-Ibal retourna à Bruxelles pour conclure le traité ; Varicarville prit la poste pour Vienne, et je revins à Paris, pour dire aux conjurés les irrésolutions de notre chef. Il y en eut encore depuis quelques nuages, mais légers ; et comme je sus que du côté des Espagnols tout étoit en état, je fis à Sedan mon dernier voyage, pour y prendre mes dernières mesures.

J’y trouvai Metternich, colonel d’un des plus vieux régimens de l’Empire, envoyé par le général Lamboy qui s’avançoit avec une armée fort leste, et presque toute composée de vieilles troupes. Le colonel assura M. le comte qu’il avoit ordre de faire absolument tout ce que M. le comte lui commanderoit ; et même de donner bataille au maréchal de Châtillon[36], qui commandoit les armées de France qui étoient sur la Meuse. Comme toute l’entreprise de Paris dépendoit de ce succès, je fus bien aise de m’éclaircir de ce détail le plus que je pourrois par moi-même. M. le comte trouva bon que j’allasse à Givet avec Metternich. J’y trouvai l’armée belle et en bon état : j’y vis don Miguel de Salamanque, qui me confirma ce que Metternich avoit dit et je revins à Paris avec trente-deux blancs signés de M. le comte. Je rendis compte de tout à M. le maréchal de Vitry, qui fit l’ordre de l’entreprise, qui l’écrivit de sa main, et qui le porta cinq ou six jours dans sa poche : ce qui est assez rare dans les prisons. Voici la substance de cet ordre :

Aussitôt que nous aurions reçu la nouvelle du gain de la bataille, nous la devions publier dans Paris avec toutes les figures. Messieurs de Vitry et de Cramail devoient s’ouvrir en même temps aux autres prisonniers, se rendre maîtres de la Bastille, arrêter le gouverneur, sortir dans la rue Saint-Antoine avec une troupe de noblesse dont M. le maréchal de Vitry étoit assuré ; crier vive le Roi et M. le comte ! M. d’Etampes devoit, à l’heure donnée, faire battre le tambour par toute sa colonelle, joindre le maréchal de Vitry au cimetière Saint-Jean, et marcher au palais pour rendre des lettres de M. le comte au parlement, et l’obliger de donner arrêt en sa faveur. Je devois, de mon côté, me mettre à la tête des compagnies de Parmentier et de Guerin, desquelles L’Epinai me répondoit, avec vingt-cinq gentilshommes que j’avois engagés sous différens prétextes, sans qu’ils sussent eux-mêmes précisément ce que c’étoit. Mon bonhomme de gouverneur, qui croyoit lui-même que je voulois enlever mademoiselle de Rohan, m’en avoit amené douze de son pays. Je faisois état de me saisir du Pont-Neuf, de donner la main par les quais à ceux qui marcheroient au Palais, et de pousser ensuite les barricades dans les lieux qui nous paroîtroient les plus soulevés. La disposition de Paris nous faisoit croire le succès infaillible. Le secret y fut gardé jusqu’au prodige. M. le comte donna la bataille, et la gagna. Vous croyez sans doute l’affaire bien avancée : rien moins. M. le comte est tué dans le moment de sa victoire ; et il est tué au milieu des siens, sans qu’il y en ait jamais eu un seul qui ait pu dire comment la chose est arrivée. Cela est incroyable, et cela est pourtant vrai[37].

Jugez de l’état où je fus quand j’appris cette nouvelle ! M. le comte de Cramail, le plus sage assurément de toute notre troupe, ne songea plus qu’à couvrir le secret, qui du côté de Paris n’étoit qu’entre six personnes. C’étoit toujours beaucoup ; mais le manquement de secret étoit encore plus à craindre du côté de Sedan, où il y avoit des gens beaucoup moins intéressés à le garder ; parce que, ne revenant point en France, ils avoient moins de lieu d’en appréhender le châtiment. Tout le monde fut cependant également religieux. Messieurs de Vitry et de Cramail, qui avoient au commencement balancé à se sauver, se rassurèrent. Personne du monde ne parla ; et cette réflexion, jointe à une autre dont je vous parlerai dans la suite de ce discours, m’a obligé de penser et de dire souvent que le secret n’est pas si rare qu’on le croit entre des gens qui ont accoutumé de se mêler des grandes affaires.

La mort de M. le comte me fixa dans ma profession, parce que je crus qu’il n’y avoit plus rien de considérable à faire, et que je me croyois trop âgé pour en sortir par quelque chose qui ne fût pas considérable. D’ailleurs la santé de M. le cardinal de Richelieu s’affoiblissoit, et l’archevêché de Paris commençoit à flatter mon ambition. Je ne me résolus donc pas seulement à suivre, mais à faire ma profession. Tout m’y portoit : madame de Guémené s’étoit retirée depuis six semaines dans la maison de Port-Royal : M. d’Andilly me l’avoit enlevée. Elle ne mettoit plus de poudre, elle ne se frisoit plus, et elle m’avoit donné mon congé dans la forme la plus authentique que l’ordre de la pénitence pouvoit demander.

Si Dieu m’avoit ôté la place Royale, le diable ne m’avoit pas laissé l’Arsenal, où j’avois découvert, par le moyen du valet de chambre mon confident, que j’avois absolument gagné, que ***, capitaine des gardes du maréchal, étoit pour le moins aussi bien que moi avec la maréchale de La Meilleraye. Voilà de quoi devenir un saint. La vérité est que j’en devins beaucoup plus réglé, au moins pour l’apparence. Je vécus fort retiré ; je ne laissai plus rien de problématique pour le choix de ma profession. J’étudiai beaucoup, je pris habitude avec tout ce qu’il y avoit de gens de science et de piété. Je fis presque de mon logis une académie ; j’observai avec application de ne pas ériger l’académie en tribunal. Je commençai à ménager sans affectation les chanoines et les curés que je trouvois très-naturellement chez mon oncle. Je ne faisois pas le dévot, parce que je ne me pouvois pas assurer que je pusse durer à le contrefaire ; mais j’estimois beaucoup les dévots : et, à leur égard, c’est un des plus grands points de la piété. J’accommodois même mes plaisirs au reste de ma pratique. Je ne me pouvois passer de galanterie : mais je la fis avec madame de Pommereux, jeune et coquette, de la manière qui me convenoit ; parce qu’ayant toute la jeunesse non-seulement chez elle, mais à ses oreilles, les apparentes affaires des autres couvroient la mienne, qui étoit ou du moins qui fut quelque temps après plus effective. Enfin ma conduite me réussit, et au point qu’en vérité je fus fort à la mode parmi les gens de ma profession, et que les dévots même disoient, après M. Vincent, qui m’avoit appliqué ce mot de l’Évangile, que je n’avois pas assez de piété, mais que je n’étois pas trop éloigné du royaume de Dieu.

La fortune me favorisa en cette occasion plus qu’elle n’avoit accoutumé. Je trouvai par hasard Mestresot, fameux ministre de Charenton, chez madame de Rambure, huguenote précieuse et savante. Elle me mit aux mains avec lui par curiosité : la dispute s’engagea, et au point qu’elle eut neuf conférences de suite en neuf jours différens. M. le maréchal de La Force et M. de Turenne[38] se trouvèrent à trois ou quatre. Un gentilhomme de Poitou qui fut présent à toutes se convertit. Comme je n’avois pas encore vingt-six ans, cette conversion fit grand bruit ; et, entre autres effets, elle en produisit un qui n’avoit guère de rapport à sa cause. Je vous le raconterai après que j’aurai rendu justice à une honnêteté que je reçus de Mestresot dans une de ces conférences.

J’avois eu quelques avantages sur lui dans la cinquième ; la question de la vocation y fut traitée. Il m’embarrassa dans la sixième, où l’on traitoit de l’autorité du pape ; parce que, ne me voulant pas brouiller avec Rome, je lui répondois sur des principes qui ne sont pas si aisés à défendre que ceux de Sorbonne. Le ministre s’aperçut de ma peine : il m’épargna les endroits qui eussent pu m’obliger à m’expliquer d’une manière qui eût choqué le nonce. Je remarquai son procédé, je l’en remerciai au sortir de la conférence, en présence de M. de Turenne ; et il me répondit : « Il n’est pas juste d’empêcher M. l’abbé de Retz d’être cardinal. » Cette délicatesse, comme vous voyez, n’est pas d’un pédant de Genève. Je vous ai dit ci-dessus que cette conférence produisit un effet bien différent de sa cause. Le voici :

Madame de Vendôme[39], dont vous avez ouï parler, prit une affection pour moi, depuis cette conférence, qui alloit jusqu’à la tendresse d’une mère. Elle y avoit assisté, quoique assurément elle n’y entendît rien ; mais ce qui la confirmoit encore plus dans son sentiment fut M. de Lizieux[40], qui étoit son directeur, et qui logeoit toujours chez elle quand il étoit à Paris. Il revint en ce temps-là de son diocèse, et comme il avoit beaucoup d’amitié pour moi, et qu’il me trouva dans les dispositions de m’attacher à ma profession (ce qu’il avoit souhaité passionnément), il prit tous les soins imaginables de faire valoir dans le monde le peu de qualités qu’il pouvoit trouver en moi. Il est constant que ce fut à lui à qui je dus le peu d’éclat que j’eus en ce temps-là, et il n’y avoit personne en France dont l’approbation en pût tant donner. Ses sermons l’avoient élevé d’une naissance fort basse et étrangère (il étoit flamand) à l’épiscopat ; il l’avoit soutenu avec une piété sans faste et sans fard. Son désintéressement étoit au-delà de celui des anachorètes : il avoit la vigueur de saint Ambroise, et il conservoit, dans la cour et auprès du Roi, une liberté que M. le cardinal de Richelieu, qui avoit été son écolier en théologie, craignoit et révéroit. Ce bonhomme, qui avoit tant d’amitié pour moi qu’il me faisoit trois fois la semaine des leçons sur les épîtres de saint Paul, se mit en tête de convertir M. de Turenne, et de m’en donner l’honneur.

M. de Turenne avoit beaucoup de respect pour lui : mais il lui en donna encore beaucoup plus de marques par une raison qu’il m’a dite lui-même, mais qu’il ne m’a dite que plus de dix ans après. M. le comte de Brion[41], que vous pouvez, je crois, avoir vu dans votre enfance sous le nom de duc de Damville, étoit fort amoureux de mademoiselle de Vendôme, qui a été depuis madame de Nemours ; et il étoit aussi fort ami de M. de Turenne, qui, pour lui faire plaisir et lui donner lieu de voir plus souvent mademoiselle de Vendôme, affectoit d’écouter les exhortations de M. de Lizieux, et de lui rendre même beaucoup de devoirs. Le comte de Brion, qui avoit été deux fois capucin, et qui faisoit un salmigondis perpétuel de dévotion et de péchés, prenoit une sensible part à sa conversion prétendue ; et il ne bougeoit des conférences qui se faisoient très-souvent, et qui se tenoient toujours dans la chambre de madame de Vendôme. Brion avoit fort peu d’esprit : mais il avoit beaucoup de routine, qui en beaucoup de choses supplée à l’esprit ; et cette routine, jointe à la manière que vous connoissez de M. de Turenne, et à la mine indolente de mademoiselle de Vendôme, fit que je pris le tout pour bon, et que je ne m’aperçus jamais de quoi que ce soit. Vous me permettrez, s’il vous plaît, de faire ici une petite digression, avant que j’entre plus avant dans la suite de cette histoire[42].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les conférences dont je vous ai parlé ci-dessus se terminoient assez souvent par des promenades dans les jardins. Feu madame de Choisy en proposa une à Saint-Cloud, et elle dit en badinant à madame de Vendôme qu’il y falloit donner la comédie à M. de Lizieux. Le bonhomme, qui admiroit les pièces de Corneille, répondit qu’il n’en feroit aucune difficulté, pourvu que ce fût à la campagne, et qu’il y eût peu de monde. La partie se fit : l’on convint qu’il n’y auroit que madame et mademoiselle de Vendôme, madame de Choisy, M. de Turenne, M. de Brion, Voiture et moi. Brion se chargea de la comédie et des violons ; je me chargeai de la collation. Nous allâmes à Saint-Cloud chez M. l’Archevêque ; mais les comédiens, qui jouoient le soir à Ruel chez M. le cardinal, n’arrivèrent qu’extrêmement tard. M. de Lizieux prit plaisir aux violons. Madame de Vendôme ne se lassoit point de voir danser mademoiselle sa fille, qui dansoit pourtant toute seule. Enfin l’on s’amusa tant, que la petite pointe du jour (c’étoit dans les plus grands jours de l’été) commençoit à paroître, quand on fut au bas de la descente des Bons-Hommes. Justement au pied, le carrosse arrêta tout court. Comme j’étois à l’une des portières avec mademoiselle de Vendôme, je demandai au cocher pourquoi il arrêtoit ; et il me répondit avec une voix fort étonnée : « Voulez-vous que je passe par dessus tous les diables qui sont là devant moi ? » Je mis la tête hors de la portière ; et comme j’ai toujours eu la vue fort basse, je ne vis rien. Madame de Choisy, qui étoit à l’autre portière avec M. de Turenne, fut la première du carrosse qui aperçut la cause de la frayeur du cocher : je dis du carrosse, car cinq ou six laquais qui étoient derrière crioient Jesus Maria, et trembloient déjà de peur. M. de Turenne se jeta en bas du carrosse, aux cris de madame de Choisy. Je crus que c’étoient des voleurs : je sautai aussitôt hors du carrosse ; je pris l’épée d’un laquais, je la tirai, et j’allai joindre de l’autre côté M. de Turenne, que je trouvai regardant fixement quelque chose que je ne voyois point. Je lui demandai ce qu’il regardoit, et il me répondit en me poussant du bras et assez bas : « Je vous le dirai, mais il ne faut pas épouvanter ces dames, » qui, dans la vérité, hurloient plutôt qu’elles ne crioient. Voiture commença un oremus. Vous connoissiez peut-être les cris aigus de madame de Choisy. Mademoiselle de Vendôme disoit son chapelet ; madame de Vendôme vouloit se confesser à M. de Lizieux, qui lui disoit : « Ma fille, n’ayez point de peur ; vous êtes en la main de Dieu. » Le comte de Brion avoit entonné bien dévotement à genoux, avec tous nos laquais, les litanies de la Vierge. Tout cela se passa, comme vous pouvez vous imaginer, en même temps et en moins de rien. M. de Turenne, qui avoit une petite épée à son côté, l’avoit aussi tirée ; et après avoir regardé un peu, comme je vous ai déjà dit, il se tourna vers moi d’un air dont il eût demandé son dîner, et de l’air dont il eût donné une bataille ; et me dit ces paroles : « Allons voir ces gens-là. — Quelles gens ? lui repartis-je. » Et dans la vérité je croyois que tout le monde avoit perdu le sens. Il me répondit : « Effectivement je crois que ce pourroient bien être des diables. » Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions par conséquent plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose ; et ce qui m’en parut fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avoit donné à M. de Turenne, mais qui, par la réflexion que je fis que j’avois long-temps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouvois en ce lieu, me fit faire un mouvement plus vif que ses manières ne lui permettoient de faire. Je fis deux ou trois sauts vers la procession. Les gens du carrosse, qui croyoient que nous étions aux mains avec tous les diables, firent un grand cri ; et ce ne furent pourtant pas eux qui eurent le plus de peur. Les pauvres augustins réformés et déchaussés que l’on appelle capucins noirs, qui étoient nos diables d’imagination, voyant venir à eux deux hommes qui avoient l’épée à la main, l’eurent très-grande ; et l’un d’eux, se détachant de la troupe, nous cria : « Messieurs, nous sommes de pauvres religieux qui ne faisons point de mal à personne, et qui venons nous rafraîchir un peu dans la rivière pour notre santé. »

Nous retournâmes au carrosse, M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire que vous pouvez vous imaginer ; et nous fîmes lui et moi dans le moment même deux réflexions, que nous nous communiquâmes dès le lendemain matin. Il me jura que la première apparition de ces fantômes imaginaires lui avoit donné de la joie, quoiqu’il eût toujours cru auparavant qu’il auroit peur s’il voyoit jamais quelque chose d’extraordinaire ; et je lui avouai que la première vue m’avoit ému, quoique j’eusse souhaité toute ma vie de voir des esprits. La seconde observation que nous fîmes fut que tout ce que nous lisons dans la vie de la plupart des hommes est faux. M. de Turenne me jura qu’il n’avoit pas senti la moindre émotion ; et il convint que j’avois eu sujet de croire, par son regard fixe et son mouvement si lent, qu’il en avoit eu beaucoup. Je lui confessai que j’en avois eu d’abord ; et il me protesta qu’il auroit juré sur son salut que je n’avois eu que du courage et de la gaieté. Qui peut donc écrire la vérité, que ceux qui l’ont sentie ? Le président de Thou a eu raison de dire qu’il n’y a de véritables histoires que celles qui ont été écrites par des hommes qui ont été assez sincères pour parler véritablement d’eux-mêmes. Ma morale ne tire aucun mérite de cette sincérité : car je trouve une satisfaction si sensible à vous rendre compte de tous les replis de mon ame et de ceux de mon cœur, que la raison à mon égard a eu beaucoup moins de part que le plaisir dans la religion, et l’exactitude que j’ai pour la vérité.

Mademoiselle de Vendôme conçut un mépris inconcevable pour le pauvre Brion, qui en effet avoit fait voir aussi de son côté, dans cette ridicule aventure, une foiblesse inimaginable. Elle s’en moqua avec moi dès que nous fûmes rentrés en carrosse, et me dit : « Je sens, à l’estime que je fais de la valeur, que je suis petite-fille de Henri-le-Grand. Il faut que vous ne craigniez rien, puisque vous n’avez pas eu peur en cette occasion. — J’ai eu peur, lui répondis-je, mademoiselle ; mais comme je ne suis pas si dévot que Brion, ma peur n’a pas tourné du côté des litanies. — Vous n’en avez point eu, me dit-elle, et je crois que vous ne croyez pas aux diables ; car M. de Turenne, qui est bien brave, a été bien ému lui-même, et il n’alloit pas si vite que vous. » Je vous confesse que cette distinction qu’elle mit entre M. de Turenne et moi me plut, et me fit naître la pensée de hasarder quelques douceurs. Je lui dis donc : « On peut croire le diable et ne le pas craindre ; il y a des choses au monde plus terribles. — Et quoi ? reprit-elle. — Elles le sont si fort que l’on n’oseroit même les nommer, luirépondis-je. » Elle m’entendit bien, à ce qu’elle m’a confessé depuis ; mais elle n’en fit pas semblant. Elle se remit dans la conversation publique. L’on descendit à l’hôtel de Vendôme, et chacun s’en alla chez soi.

Mademoiselle de Vendôme n’étoit pas ce que l’on appelle une grande beauté, mais elle en avoit pourtant beaucoup ; et l’on avoit approuvé ce que j’avois dit d’elle et de mademoiselle de Guise, qu’elles étoient des beautés de qualité ; on n’étoit point étonné, en les voyant, de les trouver princesses. Mademoiselle de Vendôme avoit très-peu d’esprit ; mais il est certain qu’au temps dont je vous parle, sa sottise n’étoit pas encore bien développée. Elle avoit un sérieux qui n’étoit pas de sens, mais de langueur, avec un petit grain de hauteur ; et cette sorte de sérieux cache bien des défauts. Enfin elle étoit aimable, à tout prendre. Je suivis ma pointe, et je trouvai des commodités merveilleuses : je m’attirois des éloges de tout le monde, en ne bougeant de chez M. de Lizieux, qui logeoit à l’hôtel de Vendôme. Les conférences pour M. de Turenne furent suivies de l’explication des épîtres de saint Paul, que le bonhomme étoit ravi de me faire répéter en français, sous le prétexte de les faire entendre à madame de Vendôme et à ma tante de Maignelay, qui s’y trouvoit presque toujours. L’on fit deux voyages à Anet : l’un fut de quinze jours, et l’autre de six semaines : et dans le dernier voyage, j’allai avec[43]… à Anet. Je n’allai pourtant pas à tout, et je n’y ai jamais été : l’on s’étoit fait des bornes desquelles on ne voulut jamais sortir. J’allai toutefois très-loin et très-long-temps : mais' je fus arrêté dans ma course par son mariage, qui ne se fit qu’un peu après la mort du feu Roi. Elle se mit dans la dévotion, elle me prêcha, je lui répliquai. Je demeurai son serviteur, et je fus assez heureux pour lui en donner de bonnes marques dans les suites de la guerre civile.

Permettez, je vous prie, à mon scrupule de vous supplier encore très-humblement de vous ressouvenir en ce lieu du commandement que vous m’avez fait l’avant-veille de votre départ de Paris, chez une de vos amies, de ne vous céler dans ce récit quoi que ce soit de tout ce qui m’est jamais arrivé.

Vous voyez, par ce que je viens de vous dire, que mes occupations ecclésiastiques étoient diversifiées et égayées par d’autres qui étoient un peu plus divertissantes : mais elles n’en étoient pas assurément déparées. La bienséance y étoit observée en tout, et le peu qui y manquoit étoit suppléé par mon bonheur, qui fut tel que tous les ecclésiastiques du diocèse me souhaitoient pour successeur de mon oncle, avec une passion qu’ils ne pouvoient cacher. M. le cardinal de Richelieu étoit bien éloigné de cette pensée : ma maison lui étoit fort odieuse, et ma personne ne lui plaisoit pas, par les raisons que je vous ai touchées ci-dessus. Voici deux occasions qui l’aigrirent encore bien davantage.

Je dis à feu M. le président de Mesmes[44], dans la conversation, une chose assez vraisemblable, quoique contraire à ce que je vous ai dit quelquefois, qui est que je connois une personne qui n’a que de petits défauts, mais qu’il n’y a aucun de ces défauts qui ne soit l’effet ou la cause de quelques bonnes qualités. Je disois donc au contraire, à M. le président de Mesmes, que M. le cardinal de Richelieu n’avoit aucune grande qualité qui ne fût l’effet ou la cause de quelques grands défauts. Ce mot, qui avoit été dit tête à tête dans un cabinet, fut redit je ne sais par qui à M. le cardinal, et il fut redit sous mon nom : jugez de l’effet ! L’autre chose qui le fâcha fut que j’allai voir M. le président Barillon[45], qui étoit prisonnier à Amboise, pour des remontrances qui s’étoient faites au parlement, et que j’allai voir dans une circonstance qui fit remarquer mon voyage. Deux misérables ermites et faux-monnoyeurs, qui avoient eu quelque communication secrète avec M. de Vendôme[46], peut-être touchant leur second métier, et qui n’étoient point satisfaits de lui, l’accusèrent très-faussement de leur avoir proposé de tuer M. le cardinal ; et pour donner plus de croyance à leurs dépositions, ils nommèrent tous ceux qu’ils crurent notés en ce pays-là. Montrésor et M. Barillon furent du nombre. Je le sus des premiers par Bergeron, commis de M. de Noyers[47] ; et comme j’aimois extrêmement le président Barillon, je pris la poste le soir même pour l’aller avertir et le tirer d’Amboise : ce qui étoit très-faisable. Comme il étoit tout-à-fait innocent, il ne voulut pas seulement écouter la proposition que je lui en fis, et il demeura dans Amboise, méprisant et les accusateurs et l’accusation. M. le cardinal dit à M. de Lizieux, à propos de ce voyage, que j’étois ami de tous ses ennemis, et M. de Lizieux lui répondit : « Il est vrai, et vous l’en devez estimer ; vous n’avez nul sujet de vous en plaindre. J’ai observé que ceux dont vous entendiez parler étoient tous ses amis avant que d’être vos ennemis. — Si cela est vrai, dit M. le cardinal, l’on a tort de me faire les contes que l’on m’en fait. » M. de Lizieux me rendit en cela tous les bons offices imaginables, et tels qu’il me dit le lendemain, et qu’il me l’a dit encore plusieurs fois depuis, que si M. le cardinal eût vécu, il m’eût rétabli infailliblement dans son esprit. Ce qui y mettoit le plus de disposition étoit que M. de Lizieux l’avoit assuré que, quoique j’eusse lieu de me croire perdu à la cour, je n’avois jamais voulu être des amis de M. le grand[48] ; et il est vrai que M. de Thou, avec lequel j’avois habitude et amitié particulière, m’en avoit pressé, et que je n’y donnai point, parce que je n’y crus d’abord rien de solide ; et l’événement a fait voir que je ne m’y étois pas trompé.

M. le cardinal de Richelieu mourut[49] avant que M. de Lizieux eût pu achever ce qu’il avoit commencé pour mon raccommodement, et je demeurai ainsi dans la foule de ceux qui avoient été notés dans le ministère. Ce caractère ne fut pas favorable les premières semaines qui suivirent la mort de M. le cardinal. Quoique le Roi en eût une joie incroyable, il voulut conserver toutes les apparences : il ratifia les legs que ce ministre avoit faits des charges et des gouvernemens ; il caressa tous ses proches, il maintint dans le ministère toutes ses créatures, et il affecta de recevoir assez mal tous ceux qui avoient été mal avec lui. Je fus le seul privilégié. Lorsque M. l’archevêque de Paris[50] me présenta au Roi, il me traita, je ne dis pas seulement honnêtement, mais avec une distinction qui étonna tout le monde. Il me parla de mes études, de mes sermons ; il me fit même des railleries douces et obligeantes ; Il me commanda de lui faire ma cour toutes les semaines. Voici les raisons de ce bon traitement, que nous ne sûmes nous-mêmes que la veille de sa mort. Il les dit à la Reine.

Ces deux raisons sont deux aventures qui m’arrivèrent au sortir du collège, et desquelles je ne vous ai pas parlé, parce que je n’ai pas cru que, n’ayant aucun rapporta rien par elles-mêmes, elles méritassent seulement votre réflexion : je suis obligé de les y exposer en ce lieu, parce que je trouve que la fortune leur a donné plus de suite, sans comparaison, qu’elles n’en devoient avoir naturellement. Je vous dois dire de plus, pour la vérité, que je ne m’en suis pas souvenu dans le commencement de ce discours, et qu’il n’y a que leur suite qui les ait remises dans ma mémoire.

Un peu après que je fus sorti du collège, le valet de chambre de mon gouverneur, qui étoit mon tercero[51], trouva, chez une misérable épinglière, une nièce de quatorze ans qui étoit d’une beauté surprenante. Il l’acheta pour moi cent cinquante pistoles, après me l’avoir fait voir : il lui loua une petite maison à Issy ; il mit sa sœur auprès d’elle, et j’y allai le lendemain qu’elle y fut logée. Je la trouvai dans un abattement extrême, et je n’en fus pas surpris, parce que je l’attribuai à sa pudeur. J’y trouvai quelque chose de plus le lendemain, qui fut une raison encore plus surprenante et plus extraordinaire que sa beauté : et c’étoit beaucoup dire. Elle me parla sagement, saintement, et toutefois sans emportement. Elle ne pleura qu’autant qu’elle ne put s’en empêcher. Elle craignoit sa tante à un point qui me fit pitié. J’admirai son esprit, et après son mérite et sa vertu. Je la pressai autant qu’il le fallut pour l’éprouver. J’eus honte pour moi-même. J’attendis la nuit pour la mettre dans mon carrosse ; je la menai à ma tante de Maignelay, qui la mit dans une religion, où elle mourut, huit ou dix ans après, en réputation de sainteté.

Ma tante, à qui cette fille avoua que les menaces de l’épinglière l’avoient si fort intimidée qu’elle auroit fait tout ce que j’aurois voulu, fut si touchée de mon procédé, qu’elle alla le lendemain le conter à M. de Lizieux, qui le dit le jour même au Roi à son dîner.

Voilà la première de ces deux aventures. La seconde ne fut pas de même nature, mais elle ne fit pas un moindre effet dans l’esprit du Roi.

Un an avant cette première aventure, j’étois allé courre le cerf à Fontainebleau, avec la meute de M. de Souvré[52], et comme mes chevaux étoient fort las, je pris la poste pour revenir à Paris. Comme j’étois mieux monté que mon gouverneur et qu’un valet de chambre qui couroit avec moi, j’arrivai le premier à Juvisy, et je fis mettre ma selle sur le meilleur cheval que j’y trouvai. Coutenau, capitaine de la petite compagnie des chevau-légers du Roi, brave, mais extravagant, qui venoit de Paris aussi en poste, commanda à un palefrenier d’ôter ma selle et d’y mettre la sienne. Je m’avançai, en lui disant que j’avois retenu le cheval ; et comme il me voyoit avec un petit collet uni et un habit noir tout simple, il me prit pour ce que j’étois en effet, c’est-à-dire pour un écolier, et il ne me répondit que par un soufflet qu’il me donna à tour de bras, et qui me mit tout en sang. Je mis l’épée à la main, et lui aussitôt. Dès le premier coup que nous nous portâmes, il tomba, le pied lui ayant glissé ; et comme il donna de la main, en voulant se soutenir, contre un morceau de bois un peu pointu, son épée s’en alla aussi d’un autre côté. Je me reculai deux pas, et je lui dis de reprendre son épée ; il le fit, mais ce fut par la pointe : car il m’en présenta la garde en me demandant un million de pardons. Il les redoubla bien quand mon gouverneur fut arrivé, qui lui dit qui j’étois. Il retourna sur ses pas : il alla conter au Roi, avec lequel il avoit une très-grande liberté, toute cette petite histoire. Elle lui plut, et il s’en souvint en temps et lieu, comme vous le verrez encore plus particulièrement à sa mort. Je reprends le fil de mon discours.

Le bon traitement que je recevois du Roi fit croire à mes proches que l’on pourroit trouver quelque ouverture pour moi à la coadjutorerie de Paris. Ils y trouvèrent d’abord beaucoup de difficultés dans l’esprit de mon oncle, très-petit, et par conséquent jaloux et difficile. Ils le gagnèrent par le moyen de Defita son avocat, et de Couret son aumônier ; mais ils firent en même temps une faute, qui rompit au moins pour le coup leurs mesures. Ils firent éclater, contre mon sentiment, le consentement de M. de Paris ; et ils souffrirent même que la Sorbonne, les curés et le chapitre lui en fissent des remercîmens. Cette conduite eut beaucoup d’éclat, mais elle en eut trop ; et M. le cardinal Mazarin, des Noyers et Chavigny en prirent sujet de me traverser, en disant au Roi qu’il ne falloit point accoutumer les corps à se désigner eux-mêmes des archevêques : de sorte que M. le maréchal de Schomberg[53], qui avoit épousé en premières noces ma cousine germaine, ayant voulu sonder le gué, n’y trouva aucun jour. Le Roi lui répondit, avec beaucoup de bonté pour moi, que j’étois encore trop jeune.

Nous découvrîmes quelque temps après un obstacle plus sourd, mais aussi plus dangereux. M. des Noyers, secrétaire d’État, et celui des trois ministres qui paroissoit le mieux à la cour, étoit dévot de profession, et même jésuite secret, à ce que l’on a cru. Il se mit en tête d’être archevêque de Paris : et comme l’on croyoit compter sûrement tous les mois sur la mort de mon oncle, qui étoit dans la vérité fort infirme, il crut qu’il falloit à tout hasard m’éloigner de Paris, où il voyoit que j’étois extrêmement aimé ; et me donner une place qui me parût belle et raisonnable pour un homme de mon âge. Il me fit proposer au Roi par le père Sirmond, jésuite et son confesseur, pour l’évêché d’Agde, qui n’a que vingt-deux paroisses, et qui vaut plus de trente mille livres de rente. Le Roi agréa la proposition avec joie, et il m’en envoya le brevet le jour même. Je vous confesse que je fus embarrassé au-delà de tout ce que je puis vous exprimer. Ma dévotion ne me portoit nullement en Languedoc. Vous voyez les inconvéniens d’un refus, si grands que je n’eusse pas trouvé un homme qui eût osé me le conseiller. Je pris mon parti de moi-même : j’allai trouver le Roi. Je lui dis, après l’avoir remercié, que j’appréhendois extrêmement le poids d’un évêché éloigné ; que mon âge avoit besoin d’avis et de conseils, qui ne se rencontrent jamais que fort imparfaitement dans les provinces. J’ajoutai à cela tout ce que vous pouvez imaginer. Je fus plus heureux que sage : le Roi ne se fâcha point de mon refus, et il continua à me très-bien traiter. Cette circonstance, jointe à la retraite de M. des Noyers, qui donna dans le panneau que M. de Chavigny lui avoit tendu, réveilla mes espérances de la coadjutorerie de Paris. Comme le Roi avoit pris des engagemens assez publics de n’en point admettre, depuis celles qu’il avoit accordées à M. d’Arles, l’on balançoit et l’on se donnoit du temps, avec d’autant moins de peine que sa santé s’affaiblissoit tous les jours, et que j’avois lieu de tout espérer de la régence. Le Roi mourut[54]. M. de Beaufort[55], qui étoit de tout temps à la Reine, et qui en faisoit même le galant, se mit en tête de gouverner, dont il étoit moins capable que son valet de chambre. M. l’évêque de Beauvais[56], plus idiot que tous les idiots de votre connoissance, prit la figure de premier ministre, et il demanda dès le premier jour[57] aux Hollandais qu’ils se convertissent à la religion catholique, s’ils vouloient demeurer dans l’alliance de France. La Reine eut honte de cette momerie du ministre : elle me commanda d’aller offrir de sa part la première place à mon père[58] ; et voyant qu’il refusoit obstinément de sortir de sa cellule des pères de l’Oratoire, elle se mit entre les mains du cardinal Mazarin.

Vous pouvez juger qu’il ne me fut pas difficile de trouver ma place dans ces momens, dans lesquels d’ailleurs on ne refusoit rien. Et La Feuillade, père de celui que vous voyez à la cour, disoit qu’il n’y avoit plus que quatre petits mots dans la langue française : La Reine est si bonne !

Madame de Maignelay et M. de Lizieux demandèrent la coadjutorerie pour moi et la Reine la leur refusa, en leur disant qu’elle ne l’accorderoit qu’à mon père, qui ne vouloit point du tout paroître au Louvre. Il y vint enfin une unique fois. La Reine lui dit publiquement qu’elle avoit reçu ordre du feu Roi, la veille de sa mort, de me la faire expédier ; et qu’il lui avoit dit, en présence de M. de Lizieux, qu’il m’avoit toujours eu dans l’esprit depuis les deux aventures de l’épinglière et de Coutenau. Quel rapport de ces deux bagatelles à l’archevêché de Paris ! Et voilà toutefois comme la plupart des choses se font.

Tous les corps vinrent remercier la Reine. Lesières, maître des requêtes et mon ami particulier, m’apporta seize mille écus pour mes bulles. Je les envoyai à Rome par un courrier, avec ordre de ne point demander de grâces, pour ne point différer l’expédition, et pour ne laisser aucun temps aux ministres de la traverser. Je la reçus la veille de la Toussaint. Je montai le lendemain en chaire dans Saint-Jean pour y commencer l’avent, que je prêchai. Mais il est temps de prendre un peu d’haleine.

Il me semble que je n’ai été jusqu’ici que dans le parterre, ou tout au plus dans l’orchestre, à jouer et à badiner avec les violons. À présent je vais monter sur le théâtre, où vous verrez des scènes, non pas dignes de vous, mais un peu moins indignes de votre attention.

  1. Nous avons cru devoir conserver quelques notes des anciennes éditions. On les reconnoîtra par les lettres initiales A. E.
  2. De mon père : Philippe-Emmanuel de Gondy. Il fut général des galères, et acquit quelque gloire, soit en combattant les Barbaresques, soit dans une expédition contre les Rochellois. Ayant perdu son épouse en 1625, il se retira dans la maison de Saint-Magloire, et se fit oratorien. Il embrassa depuis assez vivement la cause des jansénistes.
  3. Louis, duc de Mercœur, depuis cardinal de Vendôme, père de M. le duc de Vendôme et de M. le grand prieur ; mort en 1669 (A. E.)
  4. Pierre de Gondy, duc de Retz, mort en 1676. (A. E.)
  5. Philippe de Clérambault, comte de Palluau, mort le 24 juillet 1665, âgé de cinquante-neuf ans. (A. E.)
  6. Henri, duc de Montmorency (0 fut pris le premier septembre 1632, et décapité à Toulouse au mois de novembre de la même année. (A. E.)
  7. Charles de La Porte, maréchal de La Meilleraye, mourut en 1664. (A. E.)
  8. M. de Lingendes : Jean. Il fut précepteur du comte de Moret, fils naturel de Henri IV ; puis évêque de Sarlat et de Mâcon. Il se distingua dans la chaire, et fit l’oraison funèbre de Victor-Amédée, duc de Savoie, où Fléchier a pris l’idée de l’exorde de l’oraison funèbre de Turenne. Lingendes mourut à Mâcon en 1665.
  9. François Metel de Boisrobert, de l’Académie française, mort en 1662. (A. E.)
  10. Louis de Bourbon, comte de Soissons, tué à la bataille de Marfée près de Sedan, en 1641. (A. E.)
  11. M. de Raconis : Charles-François d’Abra, prédicateur et aumônier de Louis XIII, se fit connoître par un Traité de philosophie, qu’il publia en 1617. Il partageoit avec Boisrobert la confiance du cardinal de Richelieu, qui, connoissant son extrême facilité, s’amusoit quelquefois à lui faire improviser des sermons sur des textes qu’il lui donnoit. S’étant élevé contre les jansénistes, ceux-ci le désignèrent à Boileau comme un mauvais écrivait ; et son nom se trouve dans le quatrième chant du Lutrin :
    qui possède Abely, qui sait tout Raconis.
    Ce prélat mourut en 1646.
  12. Ma tante de Maignelay : Marguerite-Claude de Gondy, femme de Florimond d’Halluin, marquis de Maignelay. Elle étoit d’une grande piété, et répandoit beaucoup d’aumônes. Morte en 1650.
  13. Roze : Toussaint Roze, marquis de Caye, président à la chambre des comptes de Paris. Il fut secrétaire du cardinal de Retz, puis du cardinal Mazarin, qui le donna à Louis XIV. Devenu membre de l’Académie française, il obtint que cette compagnie seroit admise à haranguer le Roi avec les autres corps, dans les grandes occasions (Mémoires de Charles Perrault). Roze mourut en 1701, à soixante et onze ans.
  14. La princesse de Guémené étoit Anne de Rohan, fille de Pierre de Rohan, prince de Guémené, et de Madeleine de Rieux de Château-neuf. (A. E.)
  15. M. d’Andilly : Robert Arnauld d’Andilly. (Voyez la Notice qui précède ses Mémoires.)
  16. Madame de la Meilleraye étoit Marie de Cossé, fille de François de Cossé, duc de Brissac. (A. E.)
  17. Cette ligne italique n’est pas écrite de la main du cardinal de Retz. (A. E.)
  18. Maison du cardinal deRichelieu, à trois lieus de Paris. (A. E.)
  19. Il y a dans l’original sept lignes effacées, et on y a substitué ce qui est ici en italique. (A. E.)
  20. Fils d’Antoine de Silly, comte de la Rochepot. (A. E.)
  21. M. le duc d’Orléans : Gaston, Jean-Baptiste de France, frère de Louis XIII. (Voyez la Notice qui précède ses Mémoires.)
  22. Thomas-François de Savoie, prince de Carignan, fils de Charles-Emmanuel, duc de Savoir, mort en 1656. (A. E.)
  23. Marie de Wignerond, morte en 1675. (A. E.)
  24. Il y a ici deux lignes effacées. (A. E.)
  25. Frédéric-Maurice de La Tour d’Auvergne, prince de Sedan, duc de Bouillon, né en 1605, et mort en 1652. (A. E.)
  26. Pierre de Gondy, frère aîné du cardinal de Retz, mort en 1676. (A. E.)
  27. Antoine de Gramont, troisième du nom, né en 1604, mort en 1678. (A. E.)
  28. Léon Bouthilier, fils de Claude Bouthilier et de Marie de Bragelonne, mort en 1652. (A. E.)
  29. Mademoiselle : Anne-Marie-Louise d’Orléans, fille de Gaston et de Marie de Bourbon, duchesse de Montpensier. Elle étoit née en 1627. Ses Mémoires précèdent immédiatement ceux-ci. —
  30. Au dôme : On appeloit ainsi le château des Tuileries, parce que le pavillon du milieu étoit surmonté d’un dôme.
  31. Campion : Alexandre. Son frère a laissé des Mémoires, qui ont été publiés en 1807 par M. le général Grimoard.
  32. Nicolas de l’Hôpital, duc de Vitry, mort en 1644, le 28 sept. (A. E.)
  33. François de Bassompierre, né en 1579, et mort en 1646. Ses Mémoires font partie de cette série (tomes 19 à 21).
  34. Aux conférences de Saint-Lazarre : Ces conférences étoient faites par Vincent de Paul, ancien précepteur de Gondy.
  35. Henri d’Orléans, second du nom, mort en 1663. (A. E.)
  36. Gaspard de Coligny, troisième du nom, né en 1584, et mort en 1646. (A. E.)
  37. Cela est incroyable, et cela est pourtant vrai : « La bataille de la Marfée, dit le président Hénault, fut donnée le 6 juillet 1641. Le comte de Soissons la gagna, mais il fut tué sans qu’on ait jamais bien su par qui, ni comment. »
  38. Henri de la Tour d’Auvergne, né en 1611, et tué en 1675. (A. E.)
  39. Françoise de Lorraine, fille de Philippe-Emmanuel de Lorraine, duc de Mercœur, et de Marie de Luxembourg ; morte en 1669. (A. E.)
  40. M. de Lizieux : Philippe Cospéau, mort en 1646. Il avoit alors la confiance d’Anne d’Autriche, qui le renvoya dans son diocèse au commencement de la régence.
  41. François-Christophe de Levi de Ventadour, mort en 1661. (A. E.)
  42. Toute la digression, qui contenoit deux feuillets, est arrachée. (A. E.)
  43. Il y a deux mots effacés. (A. E.)
  44. Le président de Mesmes : Henri, frère du comte d’AVaux, mort en 1650.
  45. Jean-Jacques Barillon, président aux enquêtes, mort prisonnier à Pignerol en 1645. (A. E.)
  46. César de Vendôme, fils de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, est mort en 1667. (A. E.)
  47. M. des Noyers : François Sublet, surintendant des finances, mort en 164.
  48. M. de Cinq-Mars, Henri Coëffier d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, grand écuyer de France. Il eut la tête tranchée le 12 septembre 1642. (A. E).
  49. Le 4 décembre 1642. (A. E.)
  50. Jean-François de Gondy, mort en 1654. (A. E.)
  51. Tercero : Mot espagnol qui signifie le vil complaisant d’un grand seigneur.
  52. Jean de Souvré, marquis de Courtenvaux, premier gentilhomme de la chambre, etc., mort en 1656. (A. E.)
  53. Charles de Schomberg ; mort en 1656. (A. E.)
  54. Le 14 mai 1643. (A. E.)
  55. François, fils de César de Vendôme ; il fut tué à Candie en 1669. (A. E.)
  56. Augustin Potier, oncle de René Potier, sieur de Blancmesnil, président au parlement. (A. E.)
  57. Il demanda dès le premier jour : Cette anecdote est fort suspecte, et porte même tous les caractères de la fausseté. Elle a été cependant répétée par plusieurs historiens.
  58. La première place à mon père : De tous les contemporains, le cardinal de Retz est le seul qui prétende que la place de premier ministre fut offerte à Philippe-Emmanuel de Gondy. Si le fait est vrai, il y a lieu de croire que cette offre fut une ruse de Mazarin. Voyez, sur Philippe-Emmanuel, la note de la page 88.