Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/13

La bibliothèque libre.


CHAPITRE XIII.


1704. — Duchesse de Nemours rappelée. — Mariage de Nangis et de Mlle de La Hoguette. — Mariage du vidame d’Amiens et de Mlle de Lavardin. — Visite du roi, de la reine et des filles de France, etc. ; époque de leur cessation. — Deuils d’enfants et leur cause. — Messages ou envois. — Réception d’un valet de pied envoyé par le roi au duc de Montbazon. — Comte d’Ayen duc par démission de son père. — Mort de Sainte-Mesme. — Mort du baron de Bressé. — Mort de Mme de Boisdauphin. — Mort de Termes et sa cruelle aventure. — Mort de l’infante de Portugal. — Tessé en Italie ; sa bassesse. — Petit combat en Italie. — Conduite de Vendôme. — Flatterie artificieuse de Vaudémont. — Autre action en Italie. — Tessé en Savoie. — La Feuillade en Dauphiné, fait lieutenant général seul. — Grand prieur général d’armée. — Le fils unique de Vaudémont feld-maréchal des armées de l’empereur. — Maréchal de Villeroy et la marquise de Bedmar à Versailles. — Grande sévérité du conseil de guerre de Vienne. — Progrès des mécontents de Hongrie. — Villeroy en Flandre. — Baron Pallavicin. — Mariage du fils aîné de Tallard avec la fille unique de Verdun. — Tallard sur le Rhin ; Coigny sur la Moselle. — Deux cent mille livres d’augmentation de brevet de retenue au maréchal de Boufflers sur sa charge, qui ne sert point. — Adoration de la croix ôtée aux ducs. — Mort du duc d’Aumont ; sa dépouille. — Mort du cardinal Norris. — Mort de Mme de Lyonne ; ses enfants. — Mort et deuil d’un fils de l’électeur de Bavière. — Duchesse de Ventadour gouvernante survivancière des enfants de France. — Maréchal de Châteaurenauld lieutenant général de Bretagne. — Walstein mis en liberté. — Phélypeaux et Vernon échangés. — Mort d’Harlay, conseiller d’État. — Mort de Cohorn. — Villars en Languedoc et Montrevel en Guyenne. — On me fait une opération pour une saignée. — Chamillart m’avoit raccommodé avec le roi ; Maréchal achève. — Avidité mal reçue du comte de Marsan. — Mort du célèbre Bossuet, évêque de Meaux, et du cardinal de Fürstemberg ; leur dépouille.


Cette année commença par un acte de bonté du roi, dont il est vrai qu’il auroit pu s’épargner la matière. Puysieux, ambassadeur en Suisse, avoit son frère le chevalier de Sillery attaché de toute sa vie au prince de Conti plus de cœur encore que d’emploi. Il étoit son premier écuyer, et intimement avec son frère. La conduite de Mme de Nemours, de ses gens d’affaires et de ses partisans à Neuchâtel, avoit fort embarrassé les vues et les démarches de ce prince, et souvent déconcerté tous ses projets. Il étoit ardent sur cette affaire, dont ses envieux lui reprochoient que la richesse lui tenoit bien plus au cœur que n’avoit fait la couronne de Pologne. Puysieux le servit autant, et plus même que ne lui permettoit son caractère, et l’impartialité du roi entre les prétendants. Il n’y en avoit aucun de plus opposé au prince de Conti, ni de plus aimé et autorisé à Neuchâtel, que Mme de Nemours, qui possédoit ce petit État depuis si longtemps, et qui en vouloit disposer en faveur de ce bâtard de Soissons qu’elle avoit déclaré son héritier, et de ses filles. Elle fut desservie auprès du roi, et Puysieux l’eut beau à la donner comme peu mesurée avec un prince du sang, et trop altière sur l’exécution des ordres du roi dans sa conduite, si bien qu’enfin elle fut exilée en sa maison de Coulommiers. Elle en reçut l’ordre et l’exécuta sans se plaindre, avec une fermeté qui tint encore plus de la hauteur, et, de ce lieu, agit dans ses affaires avec la même vivacité et aussi peu de mesure contre le prince de Conti, sans qu’il lui échappât ni plainte, ni reproche, ni excuse, ni le moindre désir de se voir en liberté. À la fin, on eut honte de cette violence qui duroit depuis trois ans sur une princesse de plus de quatre-vingts ans, et pour des affaires de son patrimoine. Elle fut exilée sans l’avoir mérité, elle fut rappelée sans l’avoir demandé. Elle vit le roi deux mois après, qui lui fit des honnêtetés, et presque des excuses.

Nangis, le favori des danses, épousa, dans les premiers jours de cette année, une riche héritière, fille du frère de l’archevêque de Sens, La Hoguette.

En même temps il s’en fit un autre qui surprit un peu le monde : ce fut celui du vidame d’Amiens, second fils du duc de Chevreuse, avec l’aînée des deux filles que le marquis de Lavardin avoit laissées de son second mariage avec la sœur du duc et du cardinal de Noailles, laquelle étoit morte devant lui.

Ces filles, d’un nom illustre mais éteint, étoient riches par la mort de leur frère, tué, comme on l’a vu, à la bataille de Spire. Elles étoient sous la tutelle des Noailles qui seuls pouvoient disposer d’elles. Le duc de Noailles avoit, depuis longues années, de ces procès piquants avec M. de Bouillon pour la mouvance de ses terres du vicomté de Turenne. Ils avoient pris toutes sortes de formes dans cette longue durée et pour les tribunaux et pour la conciliation. M. de Chevreuse s’en étoit fort mêlé, et les choses sembloient fort adoucies, lorsque depuis peu M. de Bouillon fit envoyer des troupes dans cette vicomté pour y châtier une révolte de plusieurs vassaux contre lui, qu’il publia excités et protégés par M. de Noailles. L’éclat entre eux se renouvela.

M. de Noailles en fut peiné ; M. de Chevreuse s’entremit encore, et on prétendit que les Noailles se hâtèrent de proposer et de brusquer ce mariage pour gagner M. de Chevreuse, et sortir d’affaires par son moyen. Le vidame avoit père et mère et un frère aîné qui avoit des enfants, force dettes du père et du frère, et la succession du duc de Chaulnes, qui le regardoit après M. de Chevreuse, fort obérée. On ne lit point dans l’avenir, et personne n’imaginoit alors que ce cadet vidame auroit la charge de son père, seroit fait duc et pair, et deviendroit maréchal de France.

Il faut ici placer l’époque de la cessation des visites de Mme la duchesse d’Orléans aux dames non titrées, et reprendre cette matière de plus haut.

Jusqu’en 1678 la reine alloit voir les duchesses à leur mariage, à leurs couches, à la mort des parents dont elles drapoient. Le roi avoit cessé de venir exprès à Paris quelques années auparavant, et les avoit toujours visitées jusque-là, même les ducs. Il haïssait le duc de Lesdiguières, de l’orgueil duquel il étoit choqué. C’étoit un seigneur qui, par soi et par l’héritière de Retz qu’il avoit épousée, se trouvoit des biens immenses, qui dépensoit plus qu’à proportion, et qui, avec le gouvernement de Dauphiné où il étoit adoré et qu’il avoit eu après ses pères, depuis le connétable de Lesdiguières, faisoit sa cour comme autrefois et non comme le roi vouloit qu’on la lui fît. Avec une brillante valeur, des talents pour la guerre, et ceux encore d’y plaire, il avoit capté les troupes. Avec moins de vent et plus de réflexion, c’eût été un homme en tout temps dans un royaume. Il n’étoit pas moins considéré à la cour, et à la mode parmi les dames et dans le monde. Il mourut à trente-six ans, en mai 1681, d’une pleurésie qu’il prit pour avoir bu à la glace au sortir d’une partie de paume, à Saint-Germain. Le roi, qui pourtant envoya de Versailles savoir de ses nouvelles, car cela étoit encore alors sur ce pied-là, ne put cacher son soulagement de cette mort. Il ne laissa qu’un fils unique, né en octobre 1678, que nous avons vu en son temps épouser une fille de M. de Duras, mourir sans enfants ensuite, et laisser sa dignité au vieux Canaples, en qui enfin elle s’éteignit. Mme de Lesdiguières étoit une manière de fée qui dédaignoit tous les devoirs, qui par conséquent étoit peu aimée et qui se consola aisément d’un mari qui ne vivoit pas uniquement pour elle, qui forçoit son humeur impérieuse et particulière par une maison toujours ouverte, et qui la laissoit maîtresse de tout dans la plus grande opulence.

Ce fut donc par elle que le roi commença à retrancher aux duchesses, et en même temps aux princesses étrangères, les visites de la reine. Quelque soumise qu’elle fût en tout au roi, quelque soigneuse qu’elle fût de lui plaire, quelque pure que fût sa vertu, sans jamais avoir donné lieu au plus léger soupçon, quelque incapable que fût d’ailleurs son génie doux et borné de donner la moindre inquiétude, le roi ne laissoit pas de s’importuner de son attachement pour les Carmélites de la rue du Bouloi où elle venoit souvent.

Ces filles en étoient devenues importantes. Il se trouva des femmes qui, faute de mieux, s’intriguèrent avec elles et y voyoient la reine. Il y en eut même tout à fait de la cour. Le roi voulut rendre ces visites plus rares pour rompre peu à peu ce commerce. Le prétexte des visites à faire aux occasions servoit à se rabattre aux Carmélites. Tout cela, joint avec ce goût inspiré par les ministres d’abaisser tout, fit de ce tout ensemble une occasion qui attira cette décision du roi que la reine ne visiteroit plus que les princesses du sang.

Sur cet exemple, Mme la Dauphine qui a passé les dix années qu’elle a vécu en France, grosse, en couche ou malade de la longue maladie dont elle mourut en 1690, ne sortit point de Versailles et ne visita point ; et, de l’un à l’autre, Madame, farouche et particulière, avec sa couche de gloire, n’en voulut pas faire plus que Mme la Dauphine ; de là Mme la duchesse de Bourgogne en usa de même, puis Mme la duchesse de Berry. Monseigneur cessa aussi comme le roi de faire des visites ; mais Monsieur n’y manquoit point à Versailles et à Paris, et les trois fils de Monseigneur à Versailles seulement, mais sans aller à Paris. Ils alloient même quelquefois chez des dames non titrées, mais fort rarement et par une distinction très marquée.

Pour les petites-filles de France, elles alloient non seulement chez les dames titrées en toutes occasions, mais aussi chez toutes les dames de qualité. Les trois filles de Gaston n’y ont jamais manqué. Mademoiselle, sous prétexte de ne faire de visites qu’avec Madame, n’alla point, mais Mme la duchesse de Chartres puis d’Orléans alla partout. Elle continua longtemps encore après la mort de Monsieur ; puis, sous prétexte d’incommodité, après de paresse, et que ces visites ne finissoient point, elle se rendit plus rare chez les femmes non titrées, et finalement se laissa entendre à ces mariages du marquis de Roye, de Nangis et du vidame, qu’elle n’irait plus chez pas une que chez celles à qui, par amitié seulement et non plus par un devoir qui la fatiguoit, elle voudroit bien faire cette distinction. On s’en plaignit et ce fut tout. On vouloit plaire, aller à Marly, et par conséquent ne pas se brouiller avec elle, quoiqu’à dire vrai elle n’influât en rien. Mais telle est la misère du monde. Le roi mort et M. le duc d’Orléans régent, il se défit de tous devoirs et de toutes visites sous prétexte qu’il n’en avoit pas le temps, et Mme sa femme se laissa entendre qu’elle ne visiteroit plus que les princesses du sang. Ainsi elle fit comme la reine, et comme M. le duc d’Orléans étoit alors roi pour longtemps, dans le bas âge du véritable, cela passa sans que personne osât souffler. Tels ont été les progrès sur les visites. Tout ce qui en est resté sont celles des princes et des princesses du sang, que les prétextes de Marly et d’autres absences retranchent tant qu’elles peuvent. Mais quelques usurpations qu’elles aient faites en tout genre, elles n’en sont pas venues encore, en 1741, à déclarer qu’elles ne visiteroient plus même les femmes non titrées.

Il faut dire tout de suite que, dans les premiers jours de cette année, M. le prince de Conti perdit son second fils à l’âge de sept mois. On n’avoit point porté le deuil des enfants du roi et de la reine, ni de ceux de Monsieur, morts en nombre jusqu’à l’âge de sept ans, ni fait de compliment sur ces pertes. Le désir de relever les bâtards avoit fait porter le deuil d’un maillot de M. du Maine et lui faire des compliments. Il n’y eut donc pas moyen de l’éviter pour celui du prince de Conti. Au lieu d’un gentilhomme ordinaire que le roi envoyoit toujours aux princes du sang, il envoya un maître de sa garde-robe à M. le Prince, qui le devoit avoir depuis qu’à la mort de Monsieur il avoit eu les honneurs de premier prince du sang, et à M. le prince de Conti qui, simple prince du sang, ne devoit avoir qu’un gentilhomme ordinaire. Cela fut fait pour les bâtards, à qui, dans les occasions, le roi envoya comme aux princes du sang un maître de sa garde-robe, et bien que dans la suite cela ne se fît pas toujours, il fut rare que les uns et les autres n’eussent pas le message d’un maître de la garde-robe.

Aux mêmes occasions où la reine visitoit, et aux personnes qu’elle visitoit, même aux ducs et aux princes étrangers qu’elle ne visitoit pas, le roi envoie jusqu’à aujourd’hui un gentilhomme ordinaire ; on lui présente un fauteuil, on l’invite à s’y asseoir et à se couvrir ; on lui donne la main, on le conduit au carrosse, et les duchesses au milieu de leur seconde pièce. La reine et les deux Dauphines envoyèrent un de leurs maîtres d’hôtel ; celui de la reine était traité comme gentilhomme ordinaire, celui des Dauphines sans descendre le degré. Je ne sais qui a avisé cette reine-ci[1] de n’envoyer qu’un page ; ce n’est pas qu’elle soit plus reine que l’épouse de Louis XIV, ni qu’elle soit tout à fait de si bonne maison. Ce page aussi est reçu et traité fort médiocrement.

Monseigneur et les trois princes ses fils, un écuyer ; car ces trois derniers ne visitoient qu’à la cour, et ne venoient point à Paris.

J’ai ouï conter au feu roi qu’étant encore fort jeune, mais majeur, il avoit écrit à M. de Montbazon par un de ses valets de pied. M. de Montbazon étoit grand veneur et gouverneur de Paris, où il y avoit lors bien des affaires dont ce duc se mêloit. Le valet de pied, parti de Saint-Germain, ne le trouva point à Paris et l’alla chercher à Couperay où il étoit. M. de Montbazon s’alloit mettre à table. Il reçut la lettre, y répondit, la donna au valet de pied qui lui fit la révérence pour s’en retourner. « Non pas cela, lui dit le duc de Montbazon, vous êtes venu de la part du roi, vous me ferez l’honneur de dîner avec moi ;  » le prit par la main et le mena dans la salle, le faisant passer devant lui aux portes. Ce valet de pied confondu et qui ne s’attendoit à rien moins, se fit tirer d’abord, puis tout éperdu se laissa faire et mettre à la belle place. Il y avoit force compagnie à dîner, ce que le roi n’oublia pas, et toujours le valet de pied servi de tout le premier par le duc de Montbazon. Il but à la santé du roi, et pria le valet de pied de lui dire qu’il avoit pris cette liberté avec toute la compagnie. Au sortir de table, il mena le valet de pied sur le perron, et n’en partit point qu’il ne l’eût vu monter à cheval. « Cela s’appelle savoir vivre, » ajouta le roi. Il a fait ce conte couvent, et toujours avec complaisance, et, je pense, pour instruire les gens de ce qui lui étoit dû, et de quelle sorte les seigneurs anciens savoient en faire leur devoir.

Le duc de Noailles, au commencement de cette année, obtint enfin le consentement de Mme de Maintenon pour céder son duché à son fils, le comte d’Ayen, qui prit le nom de duc de Noailles et le père celui de maréchal.

Mme de Maintenon ne voulut jamais que sa nièce fût assise en se mariant, et lui fit acheter son tabouret par le délai de quelques années. Elle avoit de ces modesties qui sentoient fort le relan de son premier état, mais qui pourtant ne passoient pas l’épiderme.

Sainte-Mesme, d’une branche séparée de celle des maréchaux de L’Hôpital et de Vitry, mourut en ce commencement d’année. Je le remarque par la grande réputation qu’il s’étoit acquise parmi tous les savants de l’Europe ; grand géomètre, profond en algèbre et dans toutes les parties des mathématiques ; ami intime, et d’abord disciple du P. Malebranche, et si connu lui-même par son livre des Infiniment petits. Sa mauvaise vue et son goût dominant pour ces sciences abstraites l’avoient retiré de bonne heure de la guerre et pour ainsi dire du monde.

En même temps mourut le baron de Bressé à Paris, celui même dont j’ai parlé sur le siège de Namur ; il étoit fort vieux et cassé, et avoit du roi autour de vingt mille livres de rente, et lieutenant général.

Mme de Boisdauphin mourut aussi à Paris à quatre-vingts ans. Elle était sœur de Barentin, président au grand conseil, et fort riche héritière. Elle avoit épousé en premières noces M. de Courtenvaux, premier gentilhomme de la chambre, fils du maréchal de Souvré, gouverneur de Louis XIII, dont elle n’avoit eu que Mme de Louvois, et elle étoit veuve en secondes noces, sans enfants, du frère aîné de M. de Laval, père de la maréchale de Rochefort.

M. de Louvois, toute sa vie, avoit eu une grande considération pour elle, et ses enfants après lui : c’étoit une femme aussi qui savoit se faire rendre.

Termes mourut aussi presque en même temps. M. de Montespan et lui étoient enfants des deux frères. Il étoit pauvre, avoit été fort bien fait, et très bien avec les dames en sa jeunesse ; je ne sais par quel accident il avoit un palais d’argent qui lui rendoit la parole fort étrange ; mais ce qui surprenoit c’est qu’il n’y paraissoit plus dès qu’il chantoit avec la plus belle voix du monde. Il avoit beaucoup d’esprit et fort orné, avoit peu servi et avoit bonne réputation pour le courage. Sans avoir bougé de la cour, à peine y put-il obtenir une très petite subsistance. Je pense que le mépris qu’il s’y attira l’y perdit. Il eut la bassesse de vouloir être premier valet de chambre, et personne ne doutoit qu’il ne rapportât tout au roi, tellement qu’il n’étoit reçu dans aucune maison, ni abordé de personne. Il étoit poli et accostant, mais à peine lui répondoit-on en fuyant, tellement qu’il vivoit dans une solitude entière au milieu du plus grand monde. Le roi lui parloit quelquefois, et lui permettoit d’être à Marly dans le salon et à ses promenades dans ses jardins tous les voyages, sans demander, mais aussi sans avoir jamais de logement : il louoit une chambre au village. Il reçut une fois à Versailles une grêle de bastonnade de quatre ou cinq Suisses qui l’attendoient sortant de chez M. le Grand, à une heure après minuit, et l’accompagnèrent, toujours frappant, tout le long de la galerie. Il en fut moulu et plusieurs jours au lit. Il eut beau s’en plaindre et le roi se fâcher, les auteurs se trouvèrent sitôt qu’ils ne se trouvèrent plus. Quelques jours auparavant, M. lé Duc et M. le prince de Conti avoient fait un souper chez Langlée, à Paris, après lequel il s’étoit passé des choses assez étranges. Le roi leur en lava la tête ; ils crurent bien être assurés d’en avoir l’obligation à Termes, et le firent régaler comme je viens de dire, incontinent après. Cela fit un grand vacarme ; mais on n’en fit que rire, et le roi fit semblant d’ignorer les auteurs. Il étoit vieux, brouillé avec sa femme, qui étoit fort peu de chose, et ne laissa qu’une fille religieuse, et un frère obscur, connu de personne et qui ne se maria point.

L’infante aînée de Portugal mourut bientôt après. Elle avoit huit ans, et, nonobstant ce peu d’âge, on avoit flatté la cour de Lisbonne que l’archiduc l’épouseroit.

Tessé, qui n’avoit servi que de chausse-pied en Dauphiné à La Feuillade, l’y avoit bientôt laissé en chef et s’en étoit allé à Milan. Il prévit en habile et bas courtisan que M. du Maine et Mme de Maintenon l’emporteroient tôt ou tard sur la fermeté que le roi lui avoit marquée en prenant ses derniers ordres contre le désir des bâtards, et leur compétence à établir avec les maréchaux de France ; il prévit de plus que, quoi qu’il pût arriver, cette protection pour lui étoit plus solide que le plaisir de prendre le commandement sur M. de Vendôme. Il n’en voulut pas perdre l’occasion : il prit celle d’une apparence d’action, s’en alla en poste seul et en carabin joindre M. de Vendôme ; mit dans sa poche sa commission pour commander l’armée et M. de Vendôme même, et ne prétendit qu’à l’état de volontaire. Vendôme ne lui fit pas la moindre civilité d’aucune déférence, et continua en sa présence à donner l’ordre et à commander, comme si Tessé n’y eût pas été. C’étoit bien connoître le roi et le crédit de son intérieur, que d’en user ainsi après ce qu’il lui avoit si positivement ordonné au contraire, et en même temps faire peu de cas de son bâton et de soi, en comparaison de sa fortune, que toutefois, au point où il étoit arrivé, il pouvoit trouver être faite.

Peu de jours après, M. de Vendôme battit une partie de l’arrière-garde du comte de Staremberg, général des Impériaux : quatre cents hommes tués, cinq cents prisonniers, trois chariots remplis de pain firent du bruit à Versailles. M. de Vendôme assaisonna cette nouvelle de la promesse d’attaquer les ennemis le lendemain. Il savoit bien qu’il n’en feroit rien. Ses courriers étoient sans nombre, ou pour des bagatelles qu’il faisoit valoir et qui trouvoient des prôneurs, ou pour des assurances de choses qui ne s’exécutoient point et qui trouvoient leurs excuses dans les mêmes personnes, et le roi s’en laissoit persuader. M. de Vaudemont écrivit de Milan au roi sur cette bagatelle une félicitation, comme assuré que ses ennemis seroient incontinent chassés d’Italie. C’étoit la même cabale et les mêmes applaudissements : tout cela s’avaloit et réussissoit à merveille. Mais pour cette fois, M. de Vendôme fit encore quelque chose : il culbuta huit cents chevaux et six bataillons de l’arrière-garde de Staremberg dans l’Orba.

Bezons et Saint-Frémont, à la tête de notre cavalerie, et Albergotti avec quinze cents grenadiers, firent cette expédition. Elle ne fut pas sans perte et beaucoup de blessés. Il en coûta mille hommes aux Impériaux, tués ou pris.

Solari, qui commandoit ceux-ci, tué, et le prince de Lichtenstein pris fort blessé.

Tessé s’en étoit retourné à Pavie, d’où il regagna Milan, et au commencement de février s’en retourna commander en Savoie. En même temps La Feuillade fut fait lieutenant général seul, demeura en son gouvernement de Dauphine, et fut destiné pour l’armée de M. de Vendôme. Ainsi maréchal de camp tout d’un coup, en chef en Dauphiné aussitôt après, et sans presque aucun intervalle lieutenant général, c’est le train que Chamillart mena un homme pour qui le roi lui avoit déclaré qu’il ne feroit jamais rien. Tout de suite le grand prieur, si mal avec le roi et qui avoit eu tant de peine à servir, puis à aller avec son frère, fut envoyé commander les troupes dans le Mantouan et le Milanois, et incontinent après eut une petite armée avec le nom, la patente, les appointements et le service de général d’armée en chef, séparément de M. de Vendôme, avec qui il fut comme sont deux maréchaux de France, qui ont chacun une armée à part dans les mêmes pays, qui se concertent, mais dont l’ancien des deux conserve la supériorité sur l’autre. En même temps le fils unique de Vaudemont fut fait feld-maréchal par l’empereur, avec Staremberg, Heister et Rabutin, qui est, à l’égard du militaire, ce que sont nos maréchaux de France : ainsi Vaudemont prospéroit des deux côtés, et le roi lui savoit toujours le meilleur gré du monde.

Le maréchal de Villeroy, demeuré pour tout l’hiver à Bruxelles, vint à la mijanvier faire un tour à la cour, où le roi le reçut, après neuf mois d’absence, avec des marques de faveur très distinguées. La marquise de Bedmar, venant d’Espagne, s’y trouva en même temps, allant joindre son mari en Flandre. La duchesse du Lude la présenta au roi dans son cabinet, dont les portes demeurèrent ouvertes. La duchesse d’Albe et la maréchale de Cœuvres, comme grandes d’Espagne, l’accompagnèrent. Le roi la baisa et lui fit toutes sortes d’honnêtetés ; il lui dit qu’il avoit résolu de faire son mari chevalier de l’ordre. Mme la duchesse de Bourgogne la baisa chez elle, où ce même cortège se trouva. On ne s’assit point au souper. La marquise de Bedmar, comme grande d’Espagne, prit son tabouret, et après le souper congé du roi, qui, en passant pour entrer dans son cabinet, lui fit encore des merveilles, et lui dit qu’il avoit ordonné dans toutes les places par lesquelles elle passeroit qu’on l’y reçût avec les mêmes honneurs que dans celles de la Flandre espagnole.

Le conseil de guerre de Vienne donna, vers ces temps-ci, un grand exemple de sévérité. Par son jugement, le comte d’Arco eut la tête coupée, pour avoir mal défendu Brisach avec Marcilly, à qui le bourreau cassa l’épée et lui en donna plusieurs coups sur la tête ; le lieutenant de roi, comme nous parlons en France, et le major de la place furent dégradés des armes. La mauvaise humeur des progrès des mécontents put un peu contribuer à cette sévérité, qui fit beaucoup murmurer les officiers impériaux.

Ces mécontents inquiétoient l’empereur jusque dans Vienne, dans les faubourgs duquel ils avoient osé aller prendre des bateaux pour passer dans l’île de Schutt, en sorte que le prince Eugène fut obligé de faire faire des redoutes le long du Danube ; ils ne laissèrent pas de piller un autre faubourg de cette capitale. Ils s’emparèrent d’Agria, des quatre villes des montagnes où sont les mines, de quelques autres jusque auprès de Presbourg, qui n’est qu’à dix lieues de Vienne, se firent voir dans l’Autriche, la Silésie et la Moravie, et refusèrent les propositions qui leur furent faites par le comte Palfi de la part de l’empereur. Strigonie, autrement Gran, se soumit à eux avec presque toute sa garnison. Ils coupèrent la communication de la Bohème à Vienne, et le prince Eugène, ne se croyant plus en sûreté à Presbourg, se retira à Vienne. Ils pillèrent une île du Danube, que l’empereur avoit donnée à ce prince, prirent ses équipages et ravagèrent toute la grande île de Schutt.

Ils se divisèrent en plusieurs corps qui prirent la forteresse de Mongatz et Hermanstadt, capitale de la Transylvanie, s’établirent en divers postes de Moravie et de Styrie, prirent Canise, firent des courses jusqu’à Gratz, capitale de Styrie, et obligèrent le général Heister de se retirer sous Vienne avec cinq mille hommes qu’il commandoit. Ils brûlèrent les environs de cette demeure impériale, d’où on voyoit les feux et d’où on ne pouvoit sortir ni entrer librement, faute de troupes pour les écarter, et où la consternation fut d’autant plus grande, que l’envoyé de hollande à Vienne s’employa inutilement auprès d’eux, et qu’ils rejetèrent les propositions qu’il leur fit de la part de l’empereur.

Le maréchal de Villeroy s’en retourna à Bruxelles après quelque séjour à la cour ; il s’y prit d’affection pour le baron Pallavicin, dont il fit bientôt après son homme de confiance dans son armée, où il alla servir. Ce baron étoit un grand homme très bien fait, de trente-cinq ans ou environ, point marié, et de beaucoup d’esprit, de valeur et de talents pour la guerre et pour l’intrigue, dont on n’a jamais bien démêlé l’histoire. Il avoit été fort bien avec M. de Savoie, dont son père étoit grand écuyer, et sa mère dame d’honneur d’une des deux duchesses. Il fut arrêté avec les troupes de ce prince et donna sa parole. M. de Savoie lui manda de revenir en Piémont, il s’en excusa sur la parole qu’il avoit donnée. M. de Savoie lui écrivit que, s’il ne revenoit, il s’attireroit son indignation. Là-dessus Pallavicin abandonna le service de Savoie et se donna à celui de France, sans qu’on ait jamais pu savoir la cause du procédé du maître ni du sujet. Il eut deux mille écus de pension en arrivant. Le maréchal de Villeroy, qui aimoit les étrangers et les aventuriers, s’infatua de celui-ci qui devint son homme de confiance dans la suite, à la cour comme à l’armée, où cette faveur du général excita beaucoup de jalousie.

Le maréchal de Tallard s’en alla en Forez marier son fils aîné à la fille unique de Verdun, très riche héritière et qui en avoit aussi l’humeur et la figure.

Tallard et Verdun étoient enfants des deux frères et avoient ensemble des procès à se ruiner que ce mariage termina. Verdun étoit un homme de beaucoup d’esprit, mais singulier, qui n’avoit jamais guère servi ni vu de monde qu’à son point et à sa manière, et qui n’avoit jamais fait grand cas de son cousin Tallard, ni guère aussi de la cour et de la fortune. Tallard partit bientôt après vers le Rhin et Coigny sur la Moselle, commander un corps comme faisoit ordinairement M. d’Harcourt. Le maréchal de Boufflers ne servit point cette année, le roi tâcha de l’en consoler par une augmentation de deux cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge.

J’étois allé passer la semaine sainte à la Ferté et à la Trappe, d’où je revins à Versailles le mercredi de Pâques. J’appris en arrivant le grand parti que M. le Grand venoit de tirer de la quête de sa fille. Le matin du vendredi saint, il vint trouver le roi et lui demanda avec un audacieux empressement d’aller avec ceux de sa maison à l’adoration de la croix. Les ducs y alloient de tout temps en rang d’ancienneté après le dernier prince du sang, et depuis peu d’années après les bâtards ; et après les ducs, les grands officiers de la maison du roi dans le rang de leurs charges, sans qu’aucun prince étranger y eût jamais été admis. Le roi, surpris de la demande, refusa et répondit que cela ne se pouvoit, parce que les ducs y alloient. C’est où le grand écuyer l’attendoit. Il demanda à les précéder, non qu’il l’espérât, mais pour réussir à ce qui arriva.

Le roi fut embarrassé. M. le Grand insista, appuyé sur la faiblesse qu’il connoissoit au roi pour lui, qui en sortit par lui dire que ni ducs ni princes n’iraient. En donnant l’ordre, il dit au maréchal de Noailles, capitaine des gardes en quartier, d’en avertir les ducs, qui répondit mollement, en représentant leur droit usité de tout temps. Le parti du roi étoit pris, et le peu que dit M. de Noailles, et d’un ton à peu imposer, n’étoit pas pour le faire changer. Il n’y avoit presque aucun duc à Versailles, même des plus à portée du roi, qui profitoient de ces jours de dévotions pour les leurs et pour leurs affaires. M. de La Rochefoucauld montoit en carrosse de chez le cardinal de Coislin lorsqu’on lui vint dire cette nouveauté. Il se mit à pester, et n’osa jamais aller trouver le roi. Il partit et alla ronger son frein aux Basses-Loges de Saint-Germain, où il alloit tous les ans à pareil jour se retirer. Ainsi cette distinction fut perdue en échange de celle que les princes étrangers s’étoient voulu faire de la quête, et qui avoit avorté, et personne n’alla plus depuis à l’adoration de la croix que les princes du sang et les bâtards. Je m’en allai tout de suite à Paris sur cette nouvelle, et je ne revins de plusieurs jours à la cour.

Le duc d’Aumont mourut d’apoplexie le matin du mercredi saint. Villequier, son fils aîné, qui étoit premier gentilhomme de la chambre en survivance, eut le gouvernement de Boulogne et du pays boulonnois qu’avoit son père, et prit le nom de duc d’Aumont.

Le cardinal Norris, moine augustin, a laissé un si grand nom parmi les savants que je ne veux pas omettre sa mort qui arriva en ce temps-ci. Il était d’origine irlandaise ; il y a encore de son nom en Irlande et en Angleterre, et aujourd’hui encore l’amiral Norris fait parler de lui avec les escadres anglaises.

Ce docte cardinal fut des congrégations de Rome les plus importantes, et il avoit succédé au cardinal Casanata, si célèbre par son savoir et par cette bibliothèque si nombreuse et si recherchée qu’il avoit assemblée, et qu’il donna à la Minerve dans la place de bibliothécaire de l’Église. Il n’est pas de mon sujet de m’étendre sur ce grand cardinal, il suffira ici de n’avoir pas oublié de faire mention de lui.

Mme de Lyonne mourut quelques jours après à Paris : elle étoit Payen, d’une famille de Paris, veuve de M. de Lyonne, secrétaire d’État, mort en 1671, le plus grand ministre du règne de Louis XIV. C’étoit une femme de beaucoup d’esprit, de hauteur, de magnificence et de dépense, et qui se seroit fait compter avec plus de mesure et d’économie, mais elle avoit tout mangé il y avoit longtemps, et vivoit dans la dernière indigence dans sa même hauteur, et l’apparent mépris de tout, mais à la fin dans la piété depuis plusieurs années. Sa fille avoit été première femme du duc d’Estrées, fils de l’ambassadeur à Rome. De ses trois fils, l’acné survivancier de son père perdit avec lui la charge de secrétaire d’État qui fut donnée à Pomponne, et il eut une charge de maître de garde-robe dont il ne fit pas deux années de fonctions quoiqu’il l’ait gardée longtemps. C’étoit un homme qui avoit très mal fait ses affaires, qui vivoit très singulièrement et obscurément, et qui passoit sa vie à présider aux nouvellistes des Tuileries. Il n’eut qu’un fils fort bien fait et distingué à la guerre, mais qui se perdit par son mariage avec la servante d’un cabaret de Phalsbourg, dont il n’eut point d’enfants, et qu’il voulut faire casser dans la suite sans y avoir pu réussir. Elle l’a survécu et le survit encore, retirée dans une communauté à Paris ; et elle a toujours mené une vie très sage, et qui l’a fait estimer. On verra en leur temps les deux autres fils de M. et Mme de Lyonne, l’un riche abbé débauché, l’autre évêque de Rosalie in partibus et missionnaire à Siam et à la Chine. Je ne parle pas d’un quatrième, chevalier de Malte, qui n’a point paru ; et voilà ce que deviennent les familles des ministres ! Celles des derniers de Louis XIV ont été plus heureuses, les Tellier, les Colbert, les Chamillart, les Desmarets surtout à bien surprendre.

L’électeur de Bavière perdit aussi un de ses fils. Le roi, pour le gratifier, en prit le deuil pour quinze jours. Il avoit l’honneur d’être beau-frère de Monseigneur, mais sa parenté avec le roi étoit fort éloignée.

On a vu comment la duchesse de Ventadour s’étoit mise à Madame pour échapper à son mari et au couvent, la figure qu’elle fit auprès d’elle, et les vues qui la lui firent quitter. Son plus que très intime ami dès leur jeunesse, le maréchal de Villeroy, travailloit depuis longtemps à leur succès auprès de Mme de Maintenon, avec qui il fut toujours très bien, et qui, par raison de ressemblance, aimoit bien mieux les repenties que celles qui n’avoient pas fait de quoi se repentir. Mme de Ventadour, dont l’âge avoit dépassé de beaucoup celui de la galanterie, s’étoit faite dévote depuis quelque temps, et quoiqu’elle alliât ses anciens plus qu’amis, un gros jeu et continuel, et bien d’autres choses avec sa dévotion, la coiffe, la paroisse, la chapelle, l’assiduité aux offices et des jargons de dévotion à propos, l’avoient lavée de toute tache, et les maux que ces taches lui avoient causés ne parurent pas même un obstacle à la place de gouvernante. Le roi dit donc un matin, à la fin de mars, à la maréchale de La Mothe, qui par cette place lui faisoit sa cour à ces heures-là dans son cabinet, qu’il s’étoit trouvé si bien d’elle auprès de ses enfants et auprès de ceux de Monseigneur, qu’il la destinoit à ceux de Mgr le duc de Bourgogne, mais qu’en même temps, pour ménager sa santé, il lui adjoignoit la duchesse de Ventadour, sa fille, pour survivancière et pour la soulager dans les soins pénibles de cette charge. La maréchale se trouva fort étourdie ; elle aimoit sa fille, mais non pas jusqu’à se l’associer. On avoit eu beau la tourner de toutes les façons, jamais elle n’y avoit voulu entendre. Elle disoit qu’il étoit ridicule de mettre auprès des enfants de France une femme qui n’avoit jamais eu d’enfants, et balbutioit pis entre ses dents, de telle sorte qu’allant toujours à la parade elle leur fit prendre le parti de l’emporter à son insu. Aussi parut-elle fort mécontente ; la bonne femme craignoit de n’être plus maîtresse et de passer pour radoter, et ne se contraignit pas sur son dépit aux compliments du monde, et beaucoup moins sur sa fille, qu’elle reçut fort mal. Elle étoit à Paris, d’où elle arriva sur cette nouvelle et entra par derrière dans ce cabinet de Mme de Maintenon, où, tandis que le roi travailloit dans la pièce joignante, elle présente, Mme la duchesse de Bourgogne jouoit avec des dames familières et les deux fils de France, entrant quand elle vouloit, mais seule, où étoit le roi. Mme de Ventadour y arriva donc, si transportée, si éperdue de joie, qu’oubliant ce qu’elle étoit, elle se jeta à genoux en entrant et se traîna ainsi jusqu’à Mme la duchesse de Bourgogne, qui alla l’embrasser et la relever. Elle en fit autant lorsque, après les premiers compliments, cette princesse la mena où étoit le roi, dont la surprise de cette action fut extrême ; jamais personne ne fut si hors de soi.

Elle eut douze mille livres d’augmentation de pension aux huit mille qu’elle avoit déjà.

Le maréchal de Châteaurenauld eut bientôt après la lieutenance générale de Bretagne, vacante depuis la mort de Lavardin, comme je l’ai dit d’avance.

Le roi permit en même temps à Walstein, ambassadeur de l’empereur à Lisbonne, pris sur mer en s’en retournant, de s’en aller, et fit partir Vernon, ambassadeur de Savoie, toujours accompagné de son gentilhomme ordinaire, pour aller sur la frontière de Provence et des États de Savoie être échangé avec Phélypeaux.

En ce même temps mourut Harlay, conseiller d’État, qui avoit été premier ambassadeur plénipotentiaire à la paix de Ryswick, duquel j’ai assez parlé précédemment pour n’avoir plus rien à en dire.

Les ennemis perdirent le meilleur des officiers Hollandois, qui de plus était leur Vauban pour les places et les sièges, qui étoit le général Cohorn, qui mourut à la Haye.

L’affaire des fanatiques ne finissoit point et occupoit des troupes. La Hollande et M. de Savoie les soutenoient par des armes, de l’argent et quelques hommes, et Genève par des prédicants. Villars, de retour de Bavière, était oisif. Il avoit été reçu comme s’il n’eût pas pris des trésors, et qu’il n’eût pas empêché les progrès des armées pour les amasser. Mme de Maintenon le protégeoit ouvertement, et conséquemment Chamillart, alors au plus haut point de la faveur. Ils vouloient remettre Villars en selle, qui, profitant de ce qu’il pouvoit sur l’un et sur l’autre, vouloit absolument être de quelque chose.

L’Allemagne ne lui convenoit plus depuis qu’il s’étoit brouillé avec l’électeur de Bavière ; la Flandre et l’Italie étoient occupées par Villeroy et Vendôme, plus en crédit que lui. Il ne se trouva que le Languedoc à lui donner, pour le décorer au moins de finir cette petite guerre. Montrevel n’avoit que le roi pour lui, cela lui servit au moins à ne pas demeurer par terre. On lui fit faire un troc désagréable. La Guyenne étoit entièrement paisible et n’avoit nul besoin de commandant ; Montrevel y fut envoyé avec le même pouvoir et les mêmes appointements qu’il avoit en Languedoc. Ce changement l’affligea fort, mais il fallut céder et aller jouer au lansquenet à Bordeaux. Villars, avec son effronterie ordinaire, voulant faire valoir le petit emploi où il alloit, dit assez plaisamment qu’on l’y envoyoit comme un empirique où les médecins ordinaires avoient perdu leur latin. Ce mot outra Montrevel, qui fit si bien que, tandis que Villars étoit en chemin, il battit deux fois les fanatiques et la dernière fois en personne et avec un grand succès, et tout de suite s’en alla droit à Bordeaux, où il n’y avoit personne depuis que Sourdis n’y commandoit plus.

Je tombai en ce temps-là dans un fâcheux accident. Je me fis saigner parce que je sentois que le sang me portoit à la tête, et il me sembla l’avoir été fort bien. Je sentis la nuit une douleur au bras, que Le Dran, fameux chirurgien, qui m’avoit saigné, m’assura ne venir que d’une ligature trop serrée. Pour le faire court, en deux jours le bras s’enfla plus gros que la cuisse, avec la fièvre et de grandes douleurs ; on me tint autres deux jours avec des applications dessus pour dissiper le mal par l’ouverture de la saignée, de l’avis des plus grands chirurgiens de Paris. M. de Lauzun, qui me trouva avec raison fort mal, insista pour avoir Maréchal, et s’en alla à Versailles le demander au roi, sans la permission duquel il ne venoit point à Paris, et il ne découchoit presque jamais du lieu où le roi était. Il eut permission de venir, de découcher, et même de séjourner auprès de moi. En arrivant le matin, il m’ouvrit le bras d’un bout à l’autre. Il étoit temps, l’abcès gagnoit le coffre, et se manifestoit par de grands frissons. Il demeura deux jours auprès de moi, vint après plusieurs jours de suite, puis de deux jours l’un. L’adresse et la légèreté de l’opération, des pansements, et de me mettre commodément passe l’imagination. Il prit prétexte de cet accident, pour parler de moi au roi, qui après que je fus guéri m’accabla de bontés. Chamillart étoit enfin venu à bout de me raccommoder avec lui quelque temps auparavant. Tout ce que dit Maréchal acheva. J’avois fait un léger effort du bras le jour de la saignée auquel j’attribuois l’accident, et je voulus que Le Dran me saignât dans le cours de cette opération pour ne le pas perdre. Maréchal et Fagon ne doutèrent pas que le tendon n’eût été piqué. Par des poids qu’on me fit porter, mon bras demeura dans sa longueur ordinaire, et je ne m’en suis pas senti depuis. J’avois jour et nuit un des meilleurs chirurgiens de Paris auprès de moi, qui se relevoient. Tribouleau, qui l’étoit des gardes françaises avec beaucoup de réputation, me conta qu’il falloit que M. de Marsan fût bien de mes amis, qu’il l’avoit arrêté dans les rues, qu’il lui avoit demandé de mes nouvelles avec des détails et un intérêt infini. La vérité étoit qu’il vouloit mon gouvernement et qu’il le demanda. Le roi lui demanda à son tour si je n’avois pas un fils, et le rendit muet et confus. Chamillart, sans qu’on l’en eût prié, s’en étoit assuré pour mon fils, en cas que je n’en revinsse pas, et n’y avoit pas perdu de temps. Je ne fis pas semblant dans la suite de savoir le procédé de M. de Marsan, avec qui d’ailleurs, comme avec tous ces Lorrains, je n’étois en aucun commerce.

L’Église et le siècle perdirent en ce même temps les deux prélats qui fussent alors chacun à l’une et à l’autre avec le plus d’éclat, le fameux Bossuet, évêque de Meaux, pour l’un, et le célèbre cardinal de Fürstemberg, pour l’autre. Tous deux sont trop connus pour que j’aie à rien dire de ces deux hommes si grandement et si diversement illustres, le premier toujours à regretter, et qui le fut universellement, et dont les grands travaux faisoient encore honte, dans cette vieillesse si avancée, à l’âge moyen et robuste des évêques, des docteurs, et des savants les plus instruits et les plus laborieux.

L’autre, après avoir si longtemps agité et intéressé toute l’Europe, était devenu depuis longtemps un poids inutile à la terre. Chamillart eut la charge de premier aumônier de Mme la duchesse de Bourgogne, pour l’imbécile évêque de Senlis, son frère, et La Hoguette, archevêque de Sens, la place de conseiller d’État d’Église. Bissy, évêque de Toul, se laissa enfin persuader d’accepter Meaux. Un diocèse si près de Paris lui parut plus propre à avancer sa fortune que ses querelles avec le duc de Lorraine qui lui avoient suffisamment frayé le chemin à Rome ; aussi avoit-il mieux aimé se tenir à Toul, qu’accepter Bordeaux. Mais il espéra tout de Meaux qui, en le tenant sans cesse à portée, favoriseroit son savoir-faire qu’il ne fut pas longtemps à manifester.




  1. Marie Lesczinska, fille de Stanislas Lesczinski, roi détrône de Pologne, mariéé à. Louis XV le 15 août 1725.