Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/14

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CHAPITRE XIV.


L’archiduc par l’Angleterre à Lisbonne ; mal secouru. — L’amirante de Castille tombé dans le mépris. — Disgrâce de la princesse des Ursins, rappelée d’Espagne avec ordre de se retirer droit en Italie ; détails raccourcis de son gouvernement. — Motifs qui firent passer Berwick en Espagne et Puységur. — Négligence, impudence et crime d’Orry. — Joug étrange de la princesse des Ursins sur l’abbé d’Estrées, et son plus que surprenant abus. — Princesse des Ursins intercepte et apostille de sa main une lettre de l’abbé d’Estrées au roi. — Abbé d’Estrées obtient son rappel. — Abbé d’Estrées commandeur de l’ordre sur l’exemple de l’abbé des Chastelliers ; quel étoit l’abbé des Chastelliers. — Cardinal d’Estrées abbé de Saint-Germain des Prés. — Le roi d’Espagne à la tête de son armée en Portugal. — Princesse des Ursins chassée ; son courage ; ses mesures. — Son départ vers Bayonne. — Duc de Grammont ambassadeur en Espagne ; son caractère. — Son misérable mariage. — Duc de Grammont déclare son indigne mariage, et, par l’insensé raffinement d’en vouloir faire sa cour, s’attire la colère du roi et de Mme de Maintenon. — Princesse des Ursins insiste sur la permission d’aller à Versailles. — Princesse des Ursins exilée à Toulouse. — Des Pennes, confident de Mme des Ursins, rappelé d’Espagne. — Orry rappelé d’Espagne. — Folle prétention du connétable de Castille. — Conduite du duc de l’Infantado. — Appointements du duc de Grammont. — Franchise des ambassadeurs ; abus qui s’en fait à Venise par Charmont. — Plaintes de la république de Venise ; Charmont protégé.


L’archiduc, après un long séjour dans la basse Allemagne et la Hollande, en attendant que tout frit prêt pour son trajet, avoit essuyé une terrible tempête qui le jeta deux fois en Angleterre, où la première fois il vit la reine et ses ministres. Il étoit arrivé en Portugal avec fort peu de secours ; il trouva que tout lui manquoit. Ce grand contretemps et la fidélité des Espagnols ne répondoit pas aux promesses de l’amirante qui leur avoit persuadé que tout se révolteroit en Espagne ; et comme rien n’y branla, ni à l’arrivée de l’archiduc, ni depuis, que deux ou trois particuliers au plus, mais bien longtemps dans les suites, l’amirante tomba dans un discrédit total. Le Portugal, abandonné presque à sa faiblesse, s’en prenoit à lui de l’avoir comme engagé dans ce péril, et l’archiduc d’avoir pressé son arrivée sur des espérances dont il ne voyoit aucun effet. Il se défendoit sur l’espèce d’abandon où ses alliés et l’empereur même le laissoient, qui décourageoit de lever le masque en sa faveur. Ces contrastes qui laissèrent l’amirante sans ressources, tant du côté de la cour de Portugal que de celle de l’archiduc, le mirent souvent en danger d’être assommé par le peuple, et le firent tomber dans le dernier mépris.

J’ai différé l’événement suivant et quelques autres, pour raconter tout de suite ce qui auroit été moins intelligible et moins agréable par morceaux, à mesure que les diverses choses se sont passées, d’autant que le principal de tous, et pour lequel j’ai différé les autres, ne dépasse pas la fin de mai. Il faut se souvenir de ce qui a été rapporté ci-devant de la brillante situation de la princesse des Ursins en Espagne, et de ses solides appuis à Versailles, où elle avoit trouvé moyen de sevrer les ministres du roi du secret et du maniement des affaires, qui se traitoient réciproquement d’elle à Mme de Maintenon et au roi, le seul Harcourt, ennemi de nos ministres, dans la confidence. M. de Beauvilliers, qui n’y vit point de remède, prit enfin le parti de prier le roi de le dispenser de se mêler plus d’aucune chose qui regardât l’Espagne. Le chancelier n’en entendoit plus parler il y avoit déjà quelque temps. Chamillart, trop occupé des finances et de la guerre, n’auroit peut-être pas été suspect aux deux dames, sans sa liaison intime avec les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, mais il n’avoit pas loisir de s’occuper de plus que de sa besogne, et on s’en tenoit à son égard, sous prétexte de ménagement, à ne lui parler d’Espagne que superficiellement pour les ordres et les expéditions qui le regardoient nécessairement pour les troupes et l’argent. Restoit Torcy qui auroit bien voulu n’en entendre jamais parler, et à qui il ne restoit que les choses sèches et résolues sur lesquelles on ne pouvoit se passer de son expédition.

En Espagne Mme des Ursins s’étoit, comme on l’a vu, défaite des cardinaux d’Estrées et Portocarrero, d’Arias qui au départ du cardinal d’Estrées s’étoit retiré une seconde fois, et étoit allé attendre dans son archevêché de Séville le chapeau auquel le roi d’Espagne l’avoit nommé, de Louville, de tous ceux qui avoient eu part au testament de Charles II, ou à quelque faveur du roi indépendamment d’elle. Rivas, qui avoit écrit ce fameux testament, le seul laissé dans le conseil, y étoit réduit aux simples expéditions, sans oser dire un mot, sans crédit ni considération, en attendant qu’elle pût le renvoyer comme les autres. La princesse et Orry gouvernoient seuls, seuls étoient maîtres des affaires et des grâces, et tout se décidoit entre eux deux, souvent d’Aubigny en tiers, et la reine présente quand elle vouloit, qui ne voyoit que par leurs yeux. Le roi dont toutes les journées étoient réglées par la reine, et qui, s’il vouloit changer quelque chose à ce qui étoit convenu pour ses heures et ses amusements comme chasse, mail ou autre chose, le lui envoyoit demander par Vaset, huissier françois, dévoué à Mme des Ursins, et qui se gouvernoit par ce qu’il lui rapportoit ; le roi, dis-je, peu à peu établi dans cette dépendance, venoit les soirs chez la reine, le plus souvent chez Mme des Ursins, où il trouvoit d’ordinaire Orry et quelquefois d’Aubigny où il apprenoit ce qui avoit été résolu, et leur donnoit les mémoriaux qu’il avoit pris au conseil pour être décidés le lendemain par eux, et portés par lui ensuite au conseil, où il n’y avoit point à opiner, mais seulement à savoir pour la forme ce que Rivas recevoit du roi pour expédier.

L’abbé d’Estrées, qui depuis le départ de son oncle entroit de ce conseil, n’osoit s’y opposer à rien, et s’il avoit quelque représentation à faire, c’étoit en particulier à Mme des Ursins et à Orry, qui l’écoutoient à peine et alloient leur chemin sans s’émouvoir de ce qu’il leur pouvoit dire. La princesse régnoit ainsi en plein, et ne songeoit qu’à écarter tout ce qui pouvoit troubler ou partager le moins du monde sa puissance. Il falloit une armée sur les frontières de Portugal contre l’archiduc, par conséquent un général françois pour commander les troupes françaises, et peut-être aussi les espagnoles.

Elle avoit connu de tout temps la reine d’Angleterre qui étoit Italienne, elle l’avoit extrêmement cultivée dans les longs séjours qu’elle avoit faits à Paris, elle étoit demeurée en commerce de lettres et d’amitié avec elle ; elle imagina donc de faire donner au duc de Berwick le commandement des troupes françaises en Espagne.

Elle le connoissoit doux, souple, fort courtisan, sans aucun bien, avec une famille. Elle compta par ces raisons de faire tout ce qu’elle voudroit d’un homme entièrement dépendant du roi et de la reine d’Angleterre, qui lui auroit l’obligation de sortir de l’état commun des lieutenants généraux et qui auroit un continuel besoin d’elle pour s’élever et pour s’enrichir, et s’éviter ainsi d’avoir à compter avec un François qui auroit une consistance indépendante d’elle. Elle en fit donc sa cour à Saint-Germain et le proposa à Versailles. Le roi qui, par égard pour le roi d’Angleterre et par la similitude de ses bâtards, avoit fait servir celui-ci peu de campagnes sans caractère, puis tout d’un coup [en qualité] de lieutenant général dans une grande jeunesse, fut ravi d’une occasion si naturelle de le distinguer d’eux en lui donnant une armée à commander. Il avoit toujours servi en Flandre ; sa souplesse et son accortise l’avoient attaché et lié extrêmement avec M. de Luxembourg et ses amis, avec M. le Duc et M. le prince de Conti, ensuite avec le maréchal de Villeroy. Ces deux généraux d’armée l’avoient traité comme leur enfant et à la guerre et à la cour. Il avoit des talents pour l’une et pour l’autre ; ils l’avoient fort vanté au roi et en avoient fait leur cour. Le roi, déjà si bien disposé, se fit un plaisir d’accorder ce général à la prière du roi et de la reine d’Angleterre, à la demande de Mme des Ursins, et aux témoignages qui lui avoient été si souvent rendus de son application et de sa capacité. Le hasard fit que Berwick, qui avoit le nez bon et qui avoit cultivé Harcourt de bonne heure, comme un homme tourné à la fortune, étoit devenu fort de ses amis, et que celui-ci, se trouvant seul dans cette bouteille d’Espagne, acheva de déterminer. C’est ainsi que ce choix fut fait ; mais comme il n’avoit jamais été en chef, le roi lui voulut donner Puységur qu’il connoissoit fort pour avoir longtemps commandé son régiment d’infanterie, dans tous les détails duquel il entroit, et pour avoir été employé par lui, comme on l’a vu, en beaucoup de projets et d’exécutions importantes sur lesquels il avoit souvent travaillé avec lui, et dont Puységur lui avoit rendu bon compte. Il avoit été l’âme de l’armée de Flandre ; ainsi le duc de Berwick l’avoit aussi fort courtisé et le connoissoit très particulièrement. Avec ce secours et en chargeant Puységur du détail de toutes les troupes, comme unique directeur, et du soin supérieur des magasins et des vivres, c’est-à-dire de les diriger, de les examiner et d’en disposer, le roi crut avoir pris toutes les précautions qui se pouvoient prendre pour la guerre en Espagne.

Puységur partit le premier. Il trouva tout à merveille, depuis les Pyrénées jusqu’à la hauteur de Madrid, pour la subsistance des troupes françaises, et en rendit un compte fort avantageux. Il travailla en arrivant à Madrid avec Orry, qui, papier sur table, lui montra tous ses magasins faits, tant pour la route jusqu’à la frontière de Portugal que sur la frontière même, pour la subsistance abondante de l’armée, et tout son argent prêt pour que rien ne manquât dans le courant de la campagne. Puységur, homme droit et vrai, qui avoit trouvé tout au meilleur état du monde depuis les Pyrénées, n’imagina pas qu’Orry eût pu manquer de soins pour la frontière, dans une conjoncture si décisive que celle où l’Espagne se trouvoit d’y terminer promptement la guerre avant que l’archiduc fût mieux secouru ; et beaucoup moins qu’un ministre chargé de tout eût l’effronterie de lui montrer en détail toutes ses précautions, s’il n’en avoit pris aucune. Content donc au dernier point, il manda au roi de grandes louanges d’Orry, par conséquent de Mme des Ursins et de leur bon et sage gouvernement, et donna les espérances les plus flatteuses du grand usage qui s’en pouvoit tirer. Plein de ces idées, il partit pour la frontière de Portugal pour y reconnoître tout par lui-même et y ajuster les choses suivant les projets, afin qu’il n’y eût plus qu’à exécuter à l’arrivée des troupes françaises et de leur général. Mais quelle fut sa surprise lorsque, de Madrid à la frontière, il ne trouva rien de ce qui étoit nécessaire pour la marche des troupes, et qu’en arrivant à la frontière même, il ne trouva quoi que ce soit de tout ce qu’Orry lui avoit montré sur le papier comme exécuté ! Il eut peine à ajouter foi à ce qui lui revenoit de toutes parts d’une négligence si criminelle. Il se porta dans tous les lieux où les papiers que lui avoit montrés Orry indiquoient les magasins. Il les trouva tous vides et nul ordre même donné. On peut juger quel fut son dépit de se trouver si loin de tout ce sur quoi il avoit eu lieu de compter avec tant de certitude, et ce qu’il en manda à Madrid. Il en rendit compte au roi en même temps, et il avoua sa faute, si c’en étoit une, d’avoir cru Orry et à ses papiers, et se donna en même temps tout le mouvement qu’il put, non plus pour avoir de quoi faire, comme il l’avoit espéré, puisque la chose étoit devenue impossible, mais au moins pour que l’armée pût subsister et ne fût pas réduite à manquer de tout et à ne pouvoir entrer et agir quelque peu en campagne.

Cette conduite d’Orry, et plus, s’il se peut, son impudence à oser tromper un homme qui va incontinent après voir de ses yeux son mensonge, sont des choses qui ne se peuvent comprendre. On comprend de tout temps que les fripons volent, mais non pas qu’ils le fassent avec l’audace de persuader contre les faits sitôt et si aisément prouvés. Toutefois, c’est ce qu’Orry s’étoit promis de l’appui de la princesse et de la fascination de Versailles à leur égard.

L’aveuglement fut tel que dans ce même temps, où ils doivent être si en peine de l’effet de leur conduite, Mme des Ursins y mit le comble. Elle avoit si bien lié et garrotté le pauvre abbé d’Estrées, qui se promettoit je ne sais comment une fortune en se cramponnant comme que ce fût dans son triste emploi en Espagne, qu’il avoit consenti à l’inouïe proposition que lui, ambassadeur de France, n’écriroit au roi et à sa cour que de concert avec elle, et bientôt après qu’il n’y enverroit aucune [lettre] sans la lui avoir montrée.

Une dépendance si gênante pour qui que ce fût, si folle pour un ambassadeur, et si destructive de son devoir et de son ministère, devint à la fin insupportable à l’abbé d’Estrées. Il commença donc à lui souffler quelques dépêches. Son, adresse n’y fut pas telle que la princesse, si attentive à tout, si crainte, et si bien obéie, n’en eût le vent par le bureau de la poste. Elle prit ses mesures pour être avertie à temps la première fois que cela arriveroit ; elle la fut, et n’en fit pas à deux fois. Elle envoya enlever la dépêche de l’abbé d’Estrées au roi. Elle l’ouvrit, et, comme elle l’avoit bien jugé, elle n’eut pas lieu d’en être contente ; mais ce qui la piqua le plus, ce fut que l’abbé détaillant sa conduite et ce conseil où tout se portoit et se décidoit, composé d’elle, d’Orry et très souvent de d’Aubigny, exagérant l’autorité de ce dernier, ajoutoit que c’étoit son écuyer, qu’on ne doutoit point qu’elle n’eût épousé.

Outrée de rage et de dépit, elle mit en marge à côté, de sa main : Pour mariée, non, montra la lettre en cet état au roi et à la reine d’Espagne et à beaucoup de gens de cette cour avec des clameurs étranges, et ajouta à cette folie celle d’envoyer cette même lettre, ainsi apostillée, au roi, avec les plaintes les plus emportées contre l’abbé d’Estrées d’avoir écrit sans lui montrer sa lettre, comme ils en étoient convenus, et de l’injure atroce qu’il lui faisoit sur ce prétendu mariage.

L’abbé d’Estrées, de son côté, ne cria pas moins haut de la violation de la poste, de son caractère, et du respect dû au roi, méprisé au point d’intercepter, ouvrir, apostiller, rendre publique une lettre de l’ambassadeur du roi à Sa Majesté. La reine d’Espagne, animée par Mme des Ursins dont elle avoit épousé les intérêts sans bornes, éclata contre l’abbé d’Estrées de manière à mettre les choses au point que sa demeure en Espagne devint incompatible avec son autorité. Pour le roi son époux, il se mêla peu dans la querelle, mais ce peu fut en, faveur de la princesse des Ursins, soit qu’avec un bon sens qu’il eut toujours et droit en toutes choses, mais qu’il retenoit lui-même captif sous sa lenteur et sa glace, il sentît l’énormité du fait, soit qu’il ne fût pas capable de prendre vivement l’affirmative pour personne, par sa tranquillité naturelle. Cette lettre, apostillée par la princesse, accompagnée de ses plaintes et de la justice exemplaire qu’elle demandoit de l’abbé d’Estrées, arriva au roi fort peu après celles de Puységur, datées de la frontière de Portugal. Ces dernières avoient étrangement indisposé le roi contre Orry et contre la princesse, qui n’étoient considérés que conjointement en tout, et qui avoit écrit pour soutenir les mensonges d’Orry de toutes ses forces. Nos ministres, qui n’avoient abandonné les affaires d’Espagne que de dépit, ne perdirent pas une occasion si essentielle de tomber sur ce gouvernement, et de profiter du mécontentement que le roi laissa échapper pour se revendiquer une portion si considérable de leurs fonctions. Harcourt, qui en sentit tout le danger, soutint tant qu’il put Mme de Maintenon à protéger Orry dans une occasion où il y alloit de tout pour lui et pour Mme des Ursins, empêcher le renversement de leur puissance et le retour naturel du maniement des affaires d’Espagne aux ministres, qui ne les lui laisseroient plus retourner, en quoi lui-même étoit le plus intéressé. Cette lutte balança jusqu’à ne savoir qui l’emporteroit, lorsque cette lettre fatale arriva, et les plaintes amères de l’abbé d’Estrées au roi et aux ministres. Le cardinal d’Estrées, déjà de retour à la cour, leur donna tout le courage qu’il put pour profiter d’une occasion unique de perdre Mme des Ursins, et de se délivrer une fois pour toutes d’une usurpation d’une portion si principale de leur ministère. L’éclat étoit trop grand et trop public pour que le roi ne leur en parlât pas. Il avoit déjà agité avec eux les plaintes de Puységur et les moyens d’y remédier au moins en partie, de manière que ce surcroît arrivé si fort en cadence forma un tout qui accabla Orry et la princesse : dès lors l’un et l’autre furent perdus. Mme de Maintenon eût trop grossièrement montré la corde d’entreprendre la protection d’un manque de respect d’une telle hardiesse, et dont le roi lui parut si offensé ; toute l’adresse d’Harcourt échoua contre cet écueil. Le parti fut donc pris de la renvoyer à Rome et de rappeler Orry ; mais l’embarras fut la crainte d’une désobéissance formelle, et que le roi d’Espagne ne pût résister aux cris que feroit la reine. Après le trait qui venoit d’arriver, les plus grandes extrémités étoient à prévoir ; et c’est ce qui fit prendre le tour de ne rien précipiter pour frapper le coup sans risque de le manquer. Le roi fit à la princesse une réprimande sévère d’une hardiesse sans exemple, qui attaquoit si directement le respect dû à sa personne et le secret qui devoit être sacré de son ambassadeur à lui. En même temps on manda à l’abbé d’Estrées cette réprimande, qu’il avoit juste occasion de se plaindre, mais rien de plus.

L’abbé d’Estrées, qui comptoit que Mme des Ursins en seroit chassée, tomba dans le désespoir quand il l’en vit quitte pour si peu de chose, et lui sans satisfaction, exposé à la haine et aux insultes de la princesse et même de la reine, et à voir cette puissance plus établie que jamais, puisqu’elle avoit échappé à une action si inouïe, tellement que, de dépit et de désespoir de ne pouvoir plus se rien promettre de l’Espagne, il demanda son congé. Il fut pris au mot, et ce fut un nouveau triomphe pour la princesse de s’être défait si scandaleusement de lui, qui avoit toute raison, et dont l’affaire étoit celle du roi même, tandis qu’elle demeuroit pleinement maîtresse, elle qui avoit eu loisir de sentir et de craindre les suites naturelles d’un emportement si audacieux. Mais en même temps que ce panneau et cette apparente victoire amusoit Mme des Ursins, le cardinal d’Estrées, autant pour la piquer que par affection pour son neveu, soutenu des ministres par le même sentiment, et des Noailles par l’amitié et la proximité de l’alliance, se servit avantageusement du rappel de l’abbé d’Estrées, sans aucun tort de sa part, après un éclat de cette nature, pour un dédommagement de la satisfaction qu’il avoit été si fort en droit d’obtenir, et qui marquât du moins celle que le roi avoit de sa conduite. Le faire évêque ? il étoit encore assez jeune et bien fait, il avoit eu des galanteries, et il étoit du nombre de ces abbés sur qui le roi s’étoit expliqué qu’il n’en élèveroit aucun d’eux à l’épiscopat. Des abbayes ? cela ne remplissoit pas leur but de quelque chose d’éclatant. Ils se tournèrent tous sur l’ordre du Saint-Esprit, comme sur un honneur qui marqueroit continuellement sur sa personne la satisfaction que le roi avoit eue de sa conduite, une distinction très grande dans le clergé par le petit nombre de ces places, et une place d’autant plus flatteuse qu’elle étoit comme sans exemple.

En effet, le seul prêtre commandeur de l’ordre qui ne fût point évêque était un Daillon du Lude[1], fils d’une Batarnay et du premier comte du Lude, gouverneur de Poitou, la Rochelle et pays d’Aunis, et lieutenant général de Guyenne, qui parut fort en son temps ; et cet abbé, parent des Joyeuse et des Montmorency par sa mère, étoit frère du second comte du Lude, gouverneur de Poitou, sénéchal d’Anjou et chevalier du Saint-Esprit en 1581. Ses trois sœurs épousèrent trois seigneurs, tous trois chevaliers du Saint-Esprit[2].

Le maréchal de Matignon, Philippe de Volvire, marquis de Ruffec, gouverneur de Saintonge et d’Angoumois ; et François, seigneur de Malicorne et gouverneur de Poitou après son beau-frère. Le frère de René de Daillon, commandeur de l’ordre, fut trisaïeul du comte du Lude, mort duc à brevet et grand maître de l’artillerie. J’ai détaillé exprès cette courte généalogie pour montrer quel fut ce René de Daillon, qui de plus s’étoit jeté dans Poitiers avec ses frères, en 1569, pour le défendre contre les huguenots. Mais il y avoit une disparité avec l’abbé d’Estrées. René de Daillon avoit été nommé évêque de Luçon ; il n’en voulut point et prit en échange l’abbaye des Chastelliers, dont il porta le nom suivant l’usage de ce temps-là qui a duré longtemps depuis. Ce fut sous cette qualité qu’il eut l’ordre en la première promotion où Henri III fit des cardinaux et des prélats ; et assez peu de temps après, l’abbé des Chastelliers fut fait et sacré évêque de Bayeux. Toute cette petite fortune fut fort courte, car il mourut en 1600.

Cette différence fit au roi quelque difficulté outre l’unicité de l’exemple ; mais il s’en trouvoit encore plus à rencontrer quelque autre chose de compatible avec la prêtrise ; et le roi, sur l’exemple d’autres occasions de promesse de la première place vacante, se détermina enfin à déclarer qu’il réservoit à l’abbé d’Estrées le premier cordon bleu dont il auroit à disposer pour un ecclésiastique. Il n’eut pas longtemps à attendre. Le cardinal de Fürstemberg mourut presque aussitôt après, qui fut une autre occasion de triomphe pour les Estrées. Le roi apprit sa mort en se levant. Aussitôt il envoya Bloin au cardinal d’Estrées, qui étoit à Versailles, lui dire que, se doutant que la modestie l’empêcheroit de demander Saint-Germain des Prés, il la lui donnoit.

Ces deux grâces si considérables, et si près à près, faites à l’oncle et au neveu, les comblèrent de joie ; et le cardinal, d’ailleurs tout à fait noble et désintéressé, ne se contenoit pas, et disoit franchement que toute sa joie étoit du dépit qu’auroit la princesse des Ursins. En effet, cela lui donna fort à penser.

La campagne étoit commencée en Portugal malgré tous les manquements d’Orry. Le roi d’Espagne voulut la faire ; Mme des Ursins, qui ne vouloit pas le perdre de vue, mit tout son crédit et celui de la reine pour l’en empêcher, ou du moins pour mener la reine. Le roi, qui suivoit toujours son dessein, avoit déjà mandé au roi son petit-fils, qu’ayant été chercher ses ennemis jusqu’en Lombardie, et ayant son compétiteur en personne dans le continent des Espagnes, il seroit honteux et indécent qu’il ne se mît pas à la tête de son armée contre lui. Il le soutint fortement dans cette résolution, et il s’opposa nettement à ce qu’il se fît accompagner de la reine, dont l’embarras et la dépense seroient préjudiciables. Il rompit donc le voyage de la reine, qui demeura à Madrid, et pressa si bien le départ du roi son petit-fils, qu’il parut à la tête de son armée à la mi-mars, où l’abbé d’Estrées eut ordre de l’accompagner en attendant l’arrivée de son successeur. C’étoit le point où le roi avoit voulu venir. La reine avoit un tel ascendant sur le roi son mari, et elle s’étoit si éperdument abandonnée à la princesse des Ursins, qu’il n’espéra pas être obéi sans des fracas qu’il voulut éviter en tenant le roi son petit-fils éloigné de la reine. Sitôt que cela fut exécuté, il lui écrivit sur l’éloignement pour toujours de la princesse des Ursins, d’un style à lui en persuader la nécessité pressante et le parti pris à ne rien écouter. En même temps il écrivit encore avec plus d’autorité à la reine, et envoya un ordre à la princesse des Ursins de partir incontinent de Madrid, de sortir tout de suite d’Espagne, et de se retirer en Italie.

Ce coup de foudre mit la reine au désespoir, sans accabler celle sur qui il tomboit. Elle ouvrit alors les yeux sur tout ce qui s’étoit passé depuis cette lettre apostillée ; elle sentit que tout s’étoit fait avec ordre et dessein pour la chasser pendant la séparation du roi d’Espagne et de la reine, et la vanité du triomphe dont elle s’étoit flattée quelques moments. Elle comprit qu’il n’y avoit nulle ressource pour lors ; mais elle ne désespéra pas pour un autre temps, et n’en perdit aucun à se les préparer en Espagne, d’où elle fondoit son principal secours en attendant qu’elle pût s’ouvrir quelque porte en France. Elle ne fit remuer la reine du côté des deux rois que pour gagner quelques jours. Elle les employa à donner à la reine la duchesse de Montellano pour camarera-mayor, sûre de la déplacer si elle revenoit en Espagne. Elle étoit sœur du feu prince d’Isenghien, la meilleure, la plus douce femme du monde, mais la plus bornée, la plus timide, la plus désireuse de plaire : je l’ai connue en Espagne camarera-mayor de la reine, fille de M. le duc d’Orléans. Elle choisit une des femmes de la reine entièrement à elle et qui avoit de l’esprit et du manège, par qui elle établit son commerce avec elle, et se ménagea des voies sûres d’être instruite de tout et de donner ses ordres. Elle-même instruisit la reine de tout ce qu’elle devoit faire selon les occasions, en l’une et l’autre cour, pour obtenir son retour auprès d’elle, et conserver cependant son crédit. Elle lui nomma et lui dépeignit les divers caractères de ceux sur qui, et jusqu’à quel point elle pouvoit compter, et les divers usages qu’elle en pouvoit tirer pour en entourer le roi. En un mot elle arrangea toutes ses machines, et sous prétexte de la nécessité du préparatif d’un voyage si long et si précipité elle laissa tranquillement redoubler les ordres et les courriers, et ne partit point qu’elle n’eût achevé de dresser et d’établir, tout son plan. Elle alla cependant faire ses adieux par la ville, ne regrettant, disoit-elle, que la reine, se taisant sur le traitement qu’elle recevoit, et le supportant avec un courage mâle et réfléchi, sans hauteur pour ne pas irriter davantage, encore plus sans la moindre odeur de bassesse.

Enfin elle partit une quinzaine après en avoir reçu l’ordre, et s’en alla à Alcala, que les nombreux et savants collèges que le célèbre cardinal Ximénès y a si magnifiquement bâtis et fondés pour toutes sortes de sciences ont rendue fameuse. Cette petite ville est à sept lieues de Madrid, à peu près comme de Paris à Fontainebleau., Le plus pressé étoit fait, mais elle avoit encore des mesures à prendre qui pouvoient souffrir cet éloignement, de sorte que sous toutes sortes de prétextes elle y tint bon contre les ordres réitérés qu’elle y reçut de partir. La reine la conduisit à deux lieues de Madrid, et n’oublia rien qui pût persuader qu’elle et la princesse ne seroient jamais qu’une. Elle l’avoit persuadée aussi que son éloignement, pour peu qu’il durât, seroit la fin de son autorité et le commencement de ses malheurs. Ainsi elle se pleuroit ellemême en pleurant cette séparation. On crut que d’Alcala elle avoit été plus d’une fois à Madrid, ce qui étoit très possible. Enfin au bout de cinq semaines d’opiniâtre séjour en ce lieu, toutes ses trames bien ourdies et bien assurées, avec une présence d’esprit qui ne se peut trop admirer dans ce court espace si traversé de dépit, de rage, de douleur, et dans l’accablement d’une si profonde chute, elle s’avança vers Bayonne aux plus petites journées et aux plus fréquents séjours qu’elle put et qu’elle osa.

Cependant le successeur de l’abbé d’Estrées étoit nommé, qui ne surprit pas peu tout le monde. Ce fut le duc de Grammont qui avoit pour lui son nom, sa dignité et une figure avantageuse, mais rien de plus ; fils du maréchal de Grammont si adroit à être et à se maintenir bien avec tous les personnages, par là à se faire compter de tous, surtout à ne se pas méprendre sur ceux qui devoient demeurer les maîtres des autres. Sans se détacher de personne, et néanmoins sans se rendre suspect, il étoit parvenu à la plus grande fortune et à la première considération par son intimité avec les cardinaux de Richelieu et Mazarin, dont il eut la confiance toute leur vie, conséquemment du dernier, l’amitié et la confiance de la reine et du roi son fils ; en même temps il sut s’acquérir celle de Gaston et celle de M. le Prince, qui eut toujours et dans tous les temps une sorte de déférence pour lui qui ne se démentit point. Ce fut lui qui fut chargé d’aller faire la demande de la reine, qu’il exécuta avec tant de magnificence et de galanterie, puis de l’ambassade pour l’élection de l’empereur Léopold avec M. de Lyonne. Les folies galantes de son fils aîné, le comte de Guiche, devinrent la douleur de sa vie, qui ôtèrent le régiment des gardes de sa famille, où il l’avoit mis, et qu’il ne put jamais faire passer de l’acné au cadet, qu’on appeloit Louvigny et qui est le duc de Grammont dont je parle. Avec de l’esprit, le plus beau visage qu’on pût voir et le plus mâle, la considération de son père le mit dans tous les plaisirs de la jeunesse du roi et lui en acquit la familiarité pour toujours. Il épousa la fille du maréchal de Castelnau, avec qui il avoit poussé la galanterie un peu loin. Son frère qui mourut depuis, et qui la laissa fort riche, n’entendit pas raillerie, et fit faire le mariage haut à la main. L’épouseur n’avoit point acquis bon bruit sur le courage, il ne l’avoit pas meilleur au jeu ni sur les choses d’intérêt, où dans son gouvernement de Bayonne, Béarn, etc., on avoit soin de tenir sa bourse de près. Ses mœurs n’étoient pas meilleures, et sa bassesse passoit tous ses défauts. Après les grands plaisirs du premier âge et le jeu du second, où le duc de Grammont suivit toujours les parties du roi, le sérieux qui succéda ne laissant plus d’accès particuliers et journaliers au duc de Grammont, il imagina de s’en conserver quelque chose par la flatterie et par le foible du roi pour les louanges, et se proposa à lui pour écrire son histoire. En effet, un écrivain si marqué plut au roi, et lui procura des particuliers pour le consulter sur des faits, et lui montrer quelques essois de son ouvrage. Il en fit part dans la suite, comme en grande confidence, à des gens dont il espéroit que l’approbation en reviendroit au roi, et de cette manière il se soutint auprès de lui. Sa plume toutefois n’étoit pas taillée pour une si vaste matière, et qu’il n’entreprenoit que pour faire sa cour ; aussi fut-elle peu suivie.

Lié aux Noailles par le mariage de son fils, et beau-père du maréchal de Boufflers, il se mit en tête plus que jamais d’être de quelque chose. Il brigua les ambassades, même jusqu’à celle de Hollande. C’est à quoi il étoit aussi peu propre qu’à composer des histoires ; mais à force de persévérance, il attrapa celle-ci dans une conjoncture où peu de gens eurent envie d’aller essuyer la mauvaise humeur de la catastrophe de Mme des Ursins. La surprise néanmoins en fut grande. On le connoissoit dans le monde, et de plus il venoit d’achever de se déshonorer en épousant une vieille gueuse qui s’appeloit La Cour. Elle avoit été femme de chambre de la femme du premier médecin Daquin, puis de Mme de Livry. Des Ormes, contrôleur général de la maison du roi, frère de Bechameil, et dont la charge a des rapports continuels avec celle de premier maître d’hôtel du roi qu’avoit Livry, alloit chez lui toute la journée. Il trouva cette créature à son gré, il lui en conta et l’entretint publiquement plusieurs années. Le duc de Grammont jouoit aussi fort chez Livry, il étoit ami de des Ormes ; et tant qu’il entretint cette fille, c’est-à-dire le reste de sa vie, le duc de Grammont soupoit continuellement en tiers ou en quart avec eux, ainsi il n’ignoroit pas leur façon d’être. À la mort de des Ormes, il la prit et l’entretint, et l’épousa enfin quoique devenue vieille, laide et borgnesse. Cet épisode à l’occasion d’un particulier n’est pas assez intéressant (si ce n’est pour sa famille qui en fut aux hauts cris et au dernier désespoir), pour avoir place ici sans ce qui va suivre.

Le mariage fait en secret, puis déclaré par le duc de Grammont, il se mit dans la tête d’en faire sa cour au roi par la plus délicate de toutes les approbations qui est l’imitation, et plus encore à Mme de Maintenon, puisque lui-même avoit déclaré son mariage. Il employa des barbes sales de Saint-Sulpice et de ces cagots abrutis de barbichets des Missions qui ont la cure de Versailles, pour faire goûter ce grand acte de religion et le tourner en exemple. On peut juger si le roi et Mme de Maintenon s’en trouvèrent flattés. Le moment choisi pour cela, qui fut celui de sa mission en Espagne, et le prétexte, celui d’y mener cette gentille duchesse, parut mettre le comble à cette folie, qui réussit tout au contraire de ce qu’il en avoit espéré. La comparaison prétendue mit en fureur Mme de Maintenon, et le roi si en colère, que le duc de Grammont fut plusieurs jours sans oser se présenter devant lui. Il lui envoya défendre de laisser porter ni prendre à sa femme aucune marque ni aucun rang de duchesse en quelque lieu que ce fût, et d’approcher jamais de la cour, surtout de ne s’aviser pas de lui laisser mettre le pied en Espagne.

L’ambassade étoit déclarée depuis le mariage (ce ne fut que depuis l’ambassade que cette folie de comparaison et d’en faire sa cour avoit eu lieu, sous prétexte de faire prendre son tabouret à cette créature, et de la mener après en Espagne) ; quelque dépit qu’en eussent conçu le roi et Mme de Maintenon, il n’y eut pas moyen d’ôter l’ambassade, cela eût trop montré la corde ; mais l’indignation n’y perdit rien. Il n’y avoit que le duc de Grammont au monde capable d’imaginer de plaire par une si odieuse comparaison. Il étoit infatué de cette créature qui le mena par le nez tant qu’il vécut ; il était naturel qu’elle pensât en servante de son état, qu’elle voulût faire la duchesse, et que tout lui parût merveilleux pour y parvenir. Elle mit donc cette belle invention dans la tête de son mari, qui s’en coiffa aussitôt comme de tout ce qui venoit d’elle, et qui même après le succès ne put se déprendre de la croire aveuglément sur tout.

Il eut défense expresse de voir la princesse des Ursins, qu’il devoit rencontrer sur sa route. Quelque peu écoutée qu’elle pût espérer d’être à Versailles, dans ces moments si proches de la foudre qui en étoit partie et qui l’écrasoit, son courage ne l’y abandonna pas plus qu’à Madrid. Tout passe avec le temps dans les cours, même les plus terribles orages, quand on est bien appuyé et qu’on sait ne pas s’abandonner au dépit et aux revers. Mme des Ursins, s’avançant toujours à lents tours de roue, ne cessoit d’insister sur la permission de venir se justifier à la cour. Ce n’étoit pas qu’elle osât l’espérer, mais à force d’instances et de cris d’éviter l’Italie, et d’obtenir un exil en France, d’où avec le temps elle sauroit peut-être se tirer. Harcourt, par l’Italie, perdoit jusqu’à l’espérance de tous les secrets détails par lesquels il se maintenoit, et Mme de Maintenon toute celle de part directe au gouvernement de l’Espagne. Ils sentirent l’un et l’autre le poids de cette perte ; après les premiers temps de l’éclat ils reprirent leurs esprits. Le roi étoit obéi, il jouissoit de sa vengeance. L’ordre à l’abbé d’Estrées et l’abbaye de Saint- Germain à son oncle la combloit. C’étoit un surcroît d’accablement pour une dictatrice de cette qualité aussi roidement tombée et chassée avec si peu de ménagement. La pitié put avoir lieu après une exécution si éclatante ; et la réflexion qu’il ne falloit pas pousser la reine d’Espagne à bout sur des choses qui n’influoient plus sur les affaires, et qui ne compromettoient point l’autorité.

Ce fut le biais que prit Mme de Maintenon pour arrêter la princesse des Ursins en France. Cela paroit l’Italie, cela suffisoit pour lors ; mais il falloit ménager le roi si ferme sur l’Italie, il n’étoit pas temps de lui laisser naître aucun soupçon. C’est ce qui détermina à fixer à Toulouse le séjour qui fut accordé enfin comme une grâce à Mme des Ursins, et même avec beaucoup de peine.

C’étoit le chemin à peu près pour gagner de Bayonne, par où elle entroit en France, le Dauphiné ou la Provence, pour de là passer les Alpes, ou par mer en Italie. C’étoit une grande ville où elle auroit toutes ses commodités et la facilité nécessaire pour ses commerces en Espagne d’où elle ne l’éloignoit point, et à Versailles par le grand abord d’une capitale de Languedoc, siège d’un parlement, et un grand passage où on cache mieux ses mouvements que dans de petites villes et dans des lieux écartés. Un châtiment mis en évidence sur ce théâtre de province, qui eût été un grand surcroît de dépit et de peine dans toute autre conjoncture, parut une grâce à l’exilée et une certitude de retour. Elle comprit par ce premier pas qu’il n’y avoit qu’à attendre, et cependant bien ménager sans se décourager ; et dès lors elle se promit tout de ses appuis et plus encore d’elle-même. Avec un aussi grand intérêt que celui de Mme de Maintenon ; un agent aussi à portée, aussi habile, aussi audacieux que Harcourt porté par son intérêt le plus cher d’ambition et de haine des ministres, et un ami capable de tout imaginer et de tout entreprendre avec feu et suite, et l’expérience d’une vie toute tissue des plus grandes intrigues tel qu’étoit Cosnac, archevêque d’Aix, la reine d’Angleterre, pour porter de certains coups qui auroient trop démasqué Mme de Maintenon et d’autres amis en sous-ordre que son frère savoit organiser et conduire, tout aveugle qu’il étoit, il parut impossible à Mme des Ursins d’être laissée longtemps en spectacle à Toulouse, maîtresse et en commodité de faire agir le roi et la reine d’Espagne en cadence de ces grands ressorts.

On fit revenir en même temps le chevalier des Pennes, qui passoit pour la créature de Mme des Ursins la plus attachée à elle. Elle l’avoit fait enseigne des gardes du corps ; il étoit à Palencia auprès du roi d’Espagne, et il était enfermé trois heures tête à tête avec lui tous les jours, lorsqu’il reçut cet ordre en même temps que la princesse des Ursins reçut le sien. Le roi d’Espagne lui envoya quinze cents pistoles quoiqu’il eût sûrement plus besoin qu’elle, et que, sans le crédit de l’abbé d’Estrées qui trouva cent mille écus, il n’eût pu sortir de Madrid. Orry eut ordre en même temps de venir rendre compte de l’impudence de ses mensonges et d’une administration qui sauvoit l’archiduc, et empêchoit la conquête du Portugal que les progrès des armées de France et d’Espagne, nonobstant des manquements de tout si universels, montrèrent avoir été facile et sûre, si ou eût trouvé la moitié seulement de ce que cet audacieux fripon avoit dit et assuré à Puységur être partout dans les magasins établis sur cette frontière.

Plusieurs grands suivirent le roi d’Espagne. Le connétable de Castille qui en vouloit être s’en abstint, sur la folle prétention de faire à l’armée les mêmes fonctions et avec la même autorité que le connétable de France commande les nôtres. Cette charge de connétable de Castille est devenue un nom et rien davantage par une hérédité qui, sans cette sage réduction, le rendroit beaucoup plus grand que le roi d’Espagne. On parlera ailleurs plus à fond de ces titres vains et héréditaires en Espagne. Le duc de l’Infantado, du nom de Silva, partit de Madrid pour aller à une de ses terres quelques jours avant le roi, sans prendre congé de lui, et y rentra le soir même que le roi en partit.

Cette conduite scandalisa fort. Je la remarque parce qu’elle a été soutenue toute sa vie, et qu’il y aura encore occasion d’en parler.

Laissons aller et demeurer la princesse des Ursins à Toulouse, qui à Bayonne avoit encore reçu ordre de s’acheminer droit en Italie, et le duc de Grammont en Espagne. Il eut soixante mille livres pour son équipage ; douze mille livres par an pour le dédommager du droit de franchise que les ambassadeurs avoient pour les provisions de leurs maisons, et que l’abus qui s’en faisoit a fait retrancher ; et cinq mille livres par mois. À Venise ils étoient en usage.

Charmont, qui de procureur général du grand conseil s’étoit fait secrétaire du cabinet pour le plaisir de ne rien faire, d’aller à Versailles et de porter une brette, en avoit obtenu l’ambassade, et n’avoit pas résolu de s’y appauvrir. Il eut force prises sur ces franchises, tant qu’à la fin les Vénitiens attrapèrent de ses passeports qu’il avoit donnés à des marchands qui faisoient sortir les sels de l’État de la république, pour les porter dans ceux de l’empereur au bout du golfe sans payer aucuns droits. Ils les envoyèrent à Paris à leur ambassadeur qui les porta à M. de Torcy, et fit de grandes plaintes au roi de la part de la république, dans une audience demandée uniquement pour cela.

Un homme de qualité auroit mal passé son temps, mais Charment était Hennequin. Les ministres le protégèrent, et l’affaire se passa fort doucement.

La fin fut pourtant qu’il fut rappelé, mais au bout de son temps achevé, et avec des ménagements admirables. Il fut même fort bien reçu à son retour, et il eut la plume de Mgr le duc de Bourgogne par le choix du roi.




  1. Guy de Daillon, comte du Lude, etc., étoit fils de Jean de Daillon et d’Anne de Batarnay.
  2. Françoise de Dailion épousa, en 1558, Jacques Goyon, seigneur de Matignon, comte de Thorigny et maréchal de France ; Anne de Daillon fut mariée à Philippe de Volvire, marquis de Rufïec ; enfin une seconde Françoise de Daillon à. Jean de Chourses, seigneur de Malicorne.