Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/16

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CHAPITRE XVI.


Naissance du premier duc de Bretagne. — Progrès des mécontents. — Mesures des alliés pour la défense de l’Allemagne. — Mouvements dans nos armées. — Première faute principale. — Faute du maréchal de Villeroy. — Marche et dispositions des armées. — Bataille d’Hochstedt. — Bon et sage avis de l’électeur méprisé. — Électeur de Bavière passe à Strasbourg, et par Metz à Bruxelles. — Obscurité et rareté des nouvelles d’Allemagne. — Silly, prisonnier, vient rendre compte au roi de la bataille d’Hochstedt. — Digression sur Silly et sa catastrophe. — Fautes de la bataille d’Hochstedt. — Cri public ; consternation, embarras ; contraste des fêtes continuées pour la naissance du duc de Bretagne.


Je devois marquer un peu plus tôt la naissance du fils aîné de Mgr le duc de Bourgogne, arrivée à Versailles à cinq heures après midi, le mercredi 25 juin. Ce fut une grande joie pour le roi, à laquelle la cour et la ville prirent part jusqu’à la folie par l’excès des démonstrations et des fêtes. Le roi en donna une à Marly et y fit les plus galants et les plus magnifiques présents à Mme la duchesse de Bourgogne, alors relevée. Malgré la guerre et tant de vifs sujets de mécontentement de M. de Savoie, le roi lui écrivit pour lui donner part de cette nouvelle, mais il adressa le courrier à M. de Vendôme pour qu’il envoyât la lettre au duc de Savoie. On eut tout lieu de se repentir de tant de joie, puisqu’elle ne dura pas un an, et de tant d’argent dépensé si mal à propos en fêtes dans les conjonctures où on était.

La grande alliance avoit grande raison de tout craindre pour l’empereur, et de porter toutes ses forces à sa défense. Les mécontents, devenus maîtres d’Agria et de toute l’île de Schutt une deuxième fois depuis l’avoir abandonnée, n’avoient pu en être chassés ; le comte Forgatz, à la tête de trente mille hommes entré en Moravie, y avoit défait quatre mille Danois et six mille hommes des pays héréditaires, leur avoit tué deux mille hommes, pris toute leur artillerie et leurs bagages, et acculé le général Reizthaw, Danois, qui les commandoit, dans un château. Le même Forgatz défit ensuite le général Heister avec tout ce qu’il avoit pu rassembler de troupes pour s’opposer à eux et couvrir Vienne, où la consternation et la frayeur furent extrêmes. Que n’avoit-on point à espérer dans une conjoncture si singulièrement heureuse, pour peu que les armées des maréchaux de Marsin et de Tallard jointes à celle de l’électeur de Bavière eussent eu le moindre des succès que promettoient tant de forces unies au cœur de l’Allemagne, avec l’armée du maréchal de Villeroy en croupe ! On va voir ce que peut la conduite et la fortune, ou pour mieux dire la Providence, qui se joue de l’orgueil et de la prudence des hommes, et qui dans un instant relève et atterre les plus grands rois.

Tallard arriva à Ulm le 28 août[1], et y séjourna deux jours pour laisser reposer son armée ; l’amena le 2 août sous Augsbourg, et joignit le 4 l’électeur et le maréchal de Marsin. Dès lors l’électeur étoit poussé par Blainville, à qui les mains démangeoient d’autant plus qu’avec les grandes parties de guerre qu’il avoit fait voir durant celle-ci et la considération singulière qu’il s’étoit acquise, il n’espéroit rien moins que le bâton d’une action heureuse, porté par son ancienneté de lieutenant général et par la faveur de sa famille. Legal, qu’une jolie action venoit de faire lieutenant général, comme je crois l’avoir marqué en son lieu, et qui revenoit de la cour où l’électeur l’avoit envoyé comme un homme intelligent et de confiance, secondoit Blainville auprès de lui en audacieux qui espère tout et ne regarde point d’où il est parti, et l’électeur, plein de valeur et à la tête de trois armées complètes et florissantes, pétilloit de lui-même d’ardeur de s’en servir et de se rendre maître de l’Allemagne par le gain d’une bataille qui auroit mis l’empereur à sa merci, entre des mécontents victorieux déjà et les armées de l’électeur triomphantes. Ces idées si flatteuses le perdirent. Il ne discerna pas l’incertitude du succès d’avec la sûreté de celui de ne rien entreprendre. Il se trouvoit dans l’abondance et dans une abondance durable, par les pays gras et neufs dont il étoit maître et qu’il avoit dans ses derrières et à l’un de ses côtés. Le vis-à-vis de lui étoit ruiné par les armées ennemies qui, par le nombre de leurs troupes, de leurs marches circulaires et croisées, de leur séjour, étoit mangé. Leur derrière ne l’étoit pas moins. Il y avoit peu de distance au delà jusqu’au ravage qu’avoient fait les courses des mécontents.

En un mot, ces pays épuisés ne pouvoient fournir huit jours de subsistance à ce grand nombre de troupes des alliés, et sans rien faire que les observer, il falloit que, faute de subsistance, ils lui quittassent la partie, et se retirassent assez loin pour chercher à vivre, pour que l’électeur trouvât tout ouvert devant lui. N’avoir pas pris ce parti fut la première faute et la faute radicale.

Marsin ne songeoit, depuis qu’il étoit en Bavière, qu’à se rendre agréable à l’électeur, et Tallard, gâté par sa victoire de Spire, et cherchant aussi à plaire en courtisan, ne mit aucun obstacle à l’empressement de l’électeur de donner une bataille. Il ne fut donc plus question que de ce but, qui se trouva d’autant plus facile à atteindre, qu’une bataille étoit tout le désir et toute la ressource des alliés dans la position où ils se trouvoient. Le prince Louis de Bade assiégeoit Ingolstadt, et ne le pouvoit prendre si la faim chassoit le duc de Marlborough, qui étoit l’armée opposée à l’électeur. Le prince Eugène amusoit le maréchal de Villeroy, destiné à la garde des montagnes ; il croyoit avoir tout fait que d’avoir établi la communication entre l’électeur et lui par de gros postes semés entre eux deux. Il en avoit sur le haut des montagnes, qui voyoient à revers le camp du prince Eugène. Le maréchal le comptoit uniquement occupé à garder ses retranchements de Bihel, et l’empêcher de les attaquer. Il fut averti que ce prince avoit un autre dessein ; il n’en voulut rien croire. Le prince Eugène, informé de moment en moment des mouvement de l’électeur, et qui n’étoit dans ses retranchements [que] pour occuper le maréchal de Villeroy, et l’empêcher d’aller grossir les trois armées de la sienne, se mesura assez juste pour l’amuser jusqu’au bout, et partir précisément pour aller joindre Marlborough, de manière qu’il y arrivât sûrement à temps, mais sans donner au maréchal celui d’en profiter, ni sur son arrière-garde, ni par de nombreux détachements pour fortifier l’électeur ; c’est ce qu’il exécuta avec une capacité qui dépassoit de loin celle du maréchal de Villeroy, qui n’y sut pas remédier après ne l’avoir pas voulu prévoir, et qui, après quelques mouvements, demeura avec toute son armée dans ces gorges.

Cependant l’électeur marchoit aux ennemis avec une merveilleuse confiance : il arriva le matin du 12 août dans la plaine d’Hochstedt, lieu de bon augure par la bataille qui y avoit été gagnée. L’ordre de celle de l’électeur fut singulier. On ne mêla point les armées : celle de l’électeur occupa le centre commandée par d’Arco, Tallard avec la sienne formoit l’aile droite, et Marsin avec la sienne l’aile gauche, sans aucun intervalle plus grand qu’entre le centre et les ailes d’une même armée. L’électeur commandoit le tout, mais Tallard présidoit, et comme il ne voyoit pas à dix pas devant lui, il tomba en de grandes fautes qui ne trouvèrent pas, comme à Spire, qui les réparât surle- champ. Peu d’heures après l’arrivée de l’électeur dans la plaine d’Hochstedt, il eut nouvelle que les ennemis venoient au-devant de lui, c’està- dire, Marlborough et le prince Eugène, qui joignit son armée avec la sienne, dans la marche de la veille. Rien ne fut mesuré plus juste. Il avoit laissé dixsept bataillons et quelque cavalerie au comte de Nassau-Weilbourg dans les retranchements de Bihel, pour continuer d’y amuser le maréchal de Villeroy tant qu’il pourroit, et se retirer dès que le maréchal désabusé tourneroit sur lui ; le prince Louis de Bade étoit demeuré à son siège d’Ingolstadt. Nos généraux eurent toute la journée à choisir leur champ de bataille et à faire toutes leurs dispositions. Il étoit difficile de réussir plus mal à l’un et à l’autre.

Un ruisseau assez bon et point trop marécageux couloit parallèlement au front de nos trois armées ; une fontaine formoit une large et longue fondrière qui séparoit presque les deux lignes du maréchal de Tallard : situation étrange quand on est maître de choisir son terrain dans une vaste plaine, et qui devint aussi très funeste. Tout à fait à sa droite, mais moins avancé qu’elle, étoit le gros village de Bleinheim, dans lequel, par un aveuglement sans exemple, il mit vingt-six bataillons de son armée avec Clérembault, lieutenant général, et Blansac, maréchal de camp, soutenus de cinq régiments de dragons dans les haies du même village, et d’une brigade de cavalerie derrière ; c’étoit donc une armée entière pour garder ce village et appuyer sa droite, et se dégarnir d’autant. La première bataille d’Hochstedt, gagnée en ce même terrain, étoit un plan bon à suivre, et une leçon présente dont beaucoup d’officiers généraux qui se trouvoient là avoient été témoins ; il paraît qu’on n’y songea pas. Entre deux partis à prendre, ou de border le ruisseau parallèle au front des armées pour en disputer le passage aux ennemis, et celui de les attaquer dans le désordre de leur passage, tous deux bons, et le dernier meilleur, on en prit un troisième : ce fut de leur laisser un grand espace entre nos troupes et le ruisseau, et de leur laisser passer à leur aise pour les culbuter après dedans, dit-on. Avec de telles dispositions, il n’étoit point possible de douter que nos chefs fussent frappés d’aveuglement.

Le Danube couloit assez près de Bleinheim, qui eût été un appui de la droite, en s’en approchant, meilleur que ce village, et qui n’avoit pas besoin d’être gardé.

Les ennemis arrivèrent le 13 août, se portèrent d’abord sur le ruisseau, et y parurent presque avec le jour. Leur surprise dut être grande d’en aviser nos armées si loin, qui se rangeoient en bataille. Ils profitèrent de l’étendue du terrain qu’on leur laissoit, passèrent le ruisseau presque partout, se formèrent sur plusieurs lignes au deçà, puis s’étendirent à leur aise sans recevoir la plus légère opposition. Voilà de ces vérités exactes, mais sans aucune vraisemblance, et que la postérité ne croira pas. Il étoit près de huit heures du matin quand toute leur disposition fut faite, que nos armées leur virent faire sans s’émouvoir. Le prince Eugène avec son armée avoit la droite, et le duc de Marlborough la gauche avec la sienne, qui fut ainsi opposée à celle du maréchal de Tallard. Enfin elles s’ébranlèrent l’une contre l’autre, sans que le prince Eugène pût obtenir le moindre avantage sur Marsin, qui au contraire en eut sur lui, et qui étoit en état d’en profiter sans le malheur de notre droite. Sa première charge ne fut pas heureuse. La gendarmerie ploya, et porta un grand désordre dans la cavalerie qui la joignoit, dont plusieurs régiments firent merveilles. Mais deux inconvénients perdirent cette malheureuse armée : la seconde ligne, séparée de la première par la fondrière de cette fontaine, ne la put soutenir à propos, et par le long espace qu’il falloit marcher pour gagner la tête de cette fondrière et en faire le tour, le ralliement ne se put faire parce que les escadrons des deux lignes ne purent passer dans les intervalles les uns des autres, ceux de la seconde pour aller ou pour soutenir la charge, ceux de la première pour se rallier derrière la seconde ; quant à l’infanterie, vingt-six bataillons dans Bleinheim y laissèrent un grand vide, non en espace, car on avoit rapproché les bataillons restés en ligne, mais en front et en force. Les Anglois qui s’aperçurent bientôt de l’avantage que leur procuroit ce manque d’infanterie, et du désordre extrême du ralliement de la cavalerie de notre droite, en surent profiter sur-le-champ, avec la facilité de gens qui se manioient aisément dans la vaste étendue d’un bas terrain. Ils redoublèrent les charges, et pour le dire en un mot, ils défirent toute cette armée, dès cette première charge, si mal soutenue par les nôtres que la fermeté de plusieurs régiments qui çà, qui là, ni la valeur et le dépit des officiers généraux et particuliers ne purent jamais rétablir.

L’armée de l’électeur, entièrement découverte, et prise en flanc par les mêmes Anglois, s’ébranla à son tour. Quelque valeur que témoignassent les Bavarois, quelque prodige que fît l’électeur, rien ne put remédier à cet ébranlement, mais la résistance au moins y fut grande. Ainsi l’armée de Tallard battue et enfoncée dans le plus grand désordre du monde, celle de l’électeur soutenant avec vigueur, mais ne pouvant résister par devant et par le flanc tout à la fois, l’une en fuite, l’autre en retraite, celle de Marsin chargeant et gagnant sur le prince Eugène, fut un spectacle qui se présenta tout à la fois, pendant lequel le prince Eugène crut plus d’une fois la bataille fort hasardée pour eux. En même temps ceux de Bleinheim vigoureusement attaqués, non seulement surent se défendre, mais poursuivre par deux fois les ennemis fort loin dans la plaine, après les avoir repoussés, lorsque Tallard, voyant son armée défaite, en fuite, poussa à Bleinheim pour en retirer les troupes avec le plus d’ordre qu’il pourroit, et tâcher d’en faire quelque usage.

Il en étoit d’autant plus en peine, qu’il leur avoit très expressément défendu de le quitter, et d’en laisser sortir un seul homme quoi qu’il pût arriver. Comme il y poussoit à toute bride avec Silly et un gentilhomme à lui, tous trois seuls, il fut reconnu, environné, et tous trois pris.

Pendant tous ces désordres, Blansac étoit dans Bleinheim, qui ne savoit ce qu’étoit devenu Clérembault, disparu depuis plus de deux heures. C’est que, de peur d’être tué, il étoit allé se noyer dans le Danube. Il espéroit le passer à la nage sur son cheval, avec son valet sur un autre, apparemment pour se faire ermite après ; le valet passa et lui y demeura. Blansac donc, sur qui le commandement rouloit en l’absence de Clérembault qui ne paraissoit plus sans que personne sût ce qu’il étoit devenu, se trouva fort en peine de l’extrême désordre qu’il voyoit et entendoit, et de ne recevoir aucun ordre du maréchal de Tallard. L’éparpillement que cause une confusion générale fit que Valsemé, maréchal de camp, et dans la gendarmerie, passa tout près du village, en lieu où Blansac le reconnut ; il cria après lui, y courut et le pria de vouloir bien aller chercher Tallard, et lui demander ce qu’il lui ordonnoit de faire et de devenir. Valsemé y fut très franchement, mais en l’allant chercher il fut pris ; ainsi Blansac demeura sans ouïr parler d’aucun ordre ni d’aucun supérieur. Je ne dirai ici que ce que Blansac allégua pour une justification qui fut également mal reçue du roi et du public, mais qui n’eut point de contradicteurs, parce que personne ne fut témoin de ce qui se passa à Bleinheim que ceux qui y avoient été mis, que les principaux s’accordèrent à un même plaidoyer, et que la voix de ces vieux piliers de bataillons qui perça ne fit pourtant pas une relation suivie, sur laquelle on pût entièrement compter, niais qui fut assez forte pour accabler à la cour, et dans le public, les officiers principaux à qui ils furent obligés d’obéir. Ceux-là donc, au milieu de ces peines et livrés à eux-mêmes, s’aperçurent que la poudre commençoit à manquer, que leurs charrettes composées s’en étoient allées doucement sans demander congé à personne, que quelques soldats en avoient pris l’alarme et commençoient à la communiquer à d’autres, lorsqu’ils virent revenir Denonville, qui avoit été pris à cette grande attaque du village dont j’ai parlé, et qui étoit accompagné d’un officier qui, le mouchoir en l’air, demandoit à parler sur parole.

Denonville étoit un jeune homme, alors fort beau et bien fait, fils aîné du sous-gouverneur de Mgr le duc de Bourgogne, et colonel du régiment Royalinfanterie, que la faveur de ce prince un peu trop déclarée avoit rendu présomptueux et quelquefois audacieux. Au lieu de parler, au moins en particulier à Blansac et aux autres officiers principaux, puisqu’il avoit fait la folie de se charger d’une mission si étrange, Denonville, dis-je, qui avoit de l’esprit, du jargon, et grande opinion de lui-même ; se mit à haranguer les troupes qui bordoient le village pour leur persuader de se rendre prisonniers de guerre, pour se conserver pour le service du roi. Blansac, qui vit l’ébranlement que ce discours causoit dans les troupes, le fit taire avec la dureté que son propos méritoit, le fit retirer et se mit à haranguer au contraire ; mais l’impression étoit faite, il ne tira d’acclamations que du seul régiment de Navarre, tout le reste demeura dans un triste silence. J’avertis toujours que c’est d’après Blansac que je parle.

Quelque peu de temps après que Denonville et son adjoint furent retournés aux ennemis, revint de leur part un milord, qui demanda à parler au commandant sur parole. Il fut conduit à Blansac, auquel il dit que le duc de Marlborough lui mandoit qu’il étoit là avec quarante bataillons et soixante pièces de canon, maître d’y faire venir de plus tout ce qu’il voudroit de troupes ; qu’il commençoit à l’environner de toutes parts ; que le village n’avoit plus rien derrière soi pour le soutenir ; que l’armée de Tallard étoit en fuite, et ce qui restoit ensemble de celle de l’électeur étoit en marche pour se retirer ; que Tallard même et force officiers généraux étoient pris ; que Blansac n’avoit aucun secours à espérer ; qu’il feroit donc mieux d’accepter une capitulation, en se rendant tous prisonniers de guerre, que de faire périr tant de braves gens et de si bonnes troupes de part et d’autre, puisqu’à la fin il faudroit bien que le plus petit nombre fût accablé par le plus grand. Blansac voulut le renvoyer tout court ; mais sur ce que l’Anglois le pressa de s’avancer avec lui sur parole jusqu’à deux cents pas de son village pour voir de ses yeux la vérité de la défaite de l’armée électorale de sa retraite et des préparatifs pour l’attaquer, Blansac y consentit. Il prit avec lui Hautefeuille, mestre de camp général des dragons, et ils s’avancèrent avec ce milord. Leur consternation fut grande lorsque par leurs yeux ils ne purent douter de la vérité de tout ce que cet Anglois venoit de leur dire. Ramenés par lui dans Bleinheim, Blansac assembla les officiers principaux à qui il rendit compte de la proposition qui leur étoit faite, et de ce que, par ses propres yeux et ceux d’Hautefeuille, il venoit de voir. Tous comprirent combien affreuse seroit pour eux la première inspection de leur reddition prisonniers de guerre ; mais, tout bien considéré, celle de leur situation les frappa davantage, et ils conclurent tous à accepter la proposition qui leur étoit faite, en prenant les précautions qu’ils purent pour conserver au roi ces vingt-six bataillons et les douze escadrons de dragons, par échange ou par rançon, pour leur traitement et leurs traites. Cette horrible capitulation fut donc tout aussitôt jetée sur le papier et signée de Blansac, des officiers généraux et de tous les chefs de corps, hors de celui, je crois, de Navarre, qui fut le seul qui refusa, et tout aussitôt exécutée.

Cependant Marsin, qui avoit toujours non seulement soutenu mais repoussé le prince Eugène avec avantage, averti de la déroute de l’armée de Tallard et d’une grande partie de celle de l’électeur, découverte et entraînée par l’autre, ne songea plus qu’à profiter à l’intégrité de la sienne pour faire une retraite et recueillir tout ce qu’il pourroit de ses débris, et il l’exécuta sans être poursuivi.

Marlborough lui-même étoit surpris d’un si prodigieux bonheur, le prince Eugène ne le pouvoit comprendre, le prince Louis de Bade, à qui ils le mandèrent, ne se le pouvoit persuader, et fut outré de n’y avoir point eu de part. Il leva suivant leur avis, le siège d’Ingolstadt qui, après un événement aussi complet ne se pouvoit soutenir et tomberoit de soi-même. L’électeur fut presque le seul à qui la tête ne tourna point, et qui proposa peut-être le seul bon parti à prendre : c’étoit de se maintenir dans son pays à la faveur des postes et des subsistances commodes et abondantes. On sentit trop tard la faute de ne l’avoir pas cru. Son pays, livré à soi-même et soutenu de peu de ses troupes, se soutint tout l’hiver contre toutes les forces impériales. Mais notre sort n’étoit pas de faire des pertes à demi, l’électeur ne put être écouté ; on ne songea qu’à se retirer sur l’armée du maréchal de Villeroy et à la joindre. Les ennemis n’y apportèrent pas le moindre obstacle, ravis de voir prendre à nos armées un parti d’abandon auquel, après leur victoire, ils auroient eu peine à les forcer. Cette jonction se fit donc, si différente des précédentes, le 25 août, à Doneschingen, où l’armée du maréchal de Villeroy s’étoit avancée. Chamarande y amena tout ce qu’il avoit été ramasser à Augsbourg, Ulm, etc., et Marsin ne ramena pas plus de deux mille cinq cents soldats et autant de cavaliers, dont dix-huit cents démontés, de l’armée de Tallard, qui perdit trente-sept bataillons, savoir : les vingt-six qui se rendirent prisonniers de guerre à Bleinheim, et onze tués et mis en pièces ; la gendarmerie en particulier, et en général presque toute la cavalerie de Tallard fut accusée d’avoir très mal fait. Ils tirèrent au lieu de charger l’épée à la main, ce que fit la cavalerie ennemie, qui avoit auparavant coutume de tirer ; ainsi l’une et l’autre changea son usage et prit celui de son ennemi, qui fut une chose très fatale. Enfin nos armées arrivèrent, le dernier août, sous le fort de Kehl, au bout du pont de Strasbourg, et le prince Eugène dans ses lignes de Stolhofen, faisant contenance de vouloir passer le Rhin.

L’électeur passa de sa personne de Strasbourg à Metz, d’où il gagna Bruxelles, tout droit comme il put. Il auroit fort voulu aller voir le roi, mais cette triste entrevue ne fut pas du goût de Sa Majesté, quoique ce prince, dans l’intervalle de la bataille à son passage du Rhin, eût refusé des propositions fort avantageuses, s’il avoit voulu abandonner son alliance. Il vit l’électrice et ses enfants en passant à Ulm, leur donna ses instructions avec beaucoup de courage et de sang-froid, et les renvoya à Munich pour s’y soutenir, avec ce qu’il laissoit de ses troupes, le plus longtemps qu’il seroit possible. Blainville, Zurlauben, lieutenants généraux, furent tués et beaucoup d’autres, les prisonniers furent infinis. Labaume, fils aîné de Tallard, survécut peu de jours à sa blessure. Le duc de Marlborough, qui avoit tout fait avec son armée, garda le maréchal de Tallard et les officiers les plus distingués qu’il envoya à Hanau, jusqu’à ce qu’il fût temps pour lui de passer en Angleterre, pour en orner son triomphe. De tous les autres, il en donna la moitié au prince Eugène. Ce fut pour eux une grande différence. Celui-ci les traita durement ; le duc de Marlborough avec tous les égards, les complaisances, les politesses les plus prévenantes en tout, et une modestie peut-être supérieure à sa victoire. Il eut soin que ce traitement fût toujours le même jusqu’à leur passage avec lui, et le commun des prisonniers qu’il se réserva reçut par ses ordres tous les ménagements et toutes les douceurs possibles.

Le roi reçut cette cruelle nouvelle le 21 août par un courrier du maréchal de Villeroy, à qui les troupes laissées par le prince Eugène sous le comte de Nassau-Weilbourg dans leurs lignes de Stolhofen, envoyèrent un trompette, avec des lettres de plusieurs de nos officiers prisonniers à qui ou avoit permis de donner de leurs nouvelles à leurs familles. Par ce courrier, le roi apprit que la bataille donnée le 13 avoit duré depuis huit heures du matin jusque vers le soir ; que l’armée entière de Tallard étoit tuée ou prise ; qu’on ne savoit ce que ce maréchal étoit devenu ; aucune lettre ne le disoit, ni n’expliquoit si l’électeur et le maréchal de Marsin avoient été à l’action. Il y en avoit de Blansac, de Hautefeuille de Montpéroux, du chevalier de Croissy et de Denonville, mais sans aucun détail, et de gens éperdus. Dans cette terrible inquiétude, le roi ouvrit ces lettres, il trouva quelque chose de plus dans celle de Montpéroux, mais pourtant sans détail : il écrivoit à sa femme, qu’il appeloit sa chère petite Palatine. Quand le roi, longtemps après, fut éclairci, il demanda au maréchal de Boufflers ce que c’étoit que ce petit nom de tendresse dont il n’avoit jamais ouï parler. Le maréchal lui apprit que le nom propre de Montpéroux étoit Palatin de Dio. Il auroit pu ajouter que Palatin étoit un titre familier dans ces provinces de Bourgogne et voisines, resté en nom propre après avoir été des concessions des empereurs ; ainsi c’étoit palatin, ou sous un titre plus éminent, seigneur de Dio.

Le roi demeura six jours dans cette situation violente de savoir tout perdu en Bavière, et d’ignorer le comment. Le peu de gens dont il arriva des lettres se contentoient de mander de leurs propres nouvelles, tout au plus de quelques amis. Personne n’étoit pressé de raconter le désastre. On craignoit pour ses lettres, et on n’osoit s’y expliquer sur les choses ni sur les personnes. Marsin, tout occupé de sa retraite, se contenta de donner de ses nouvelles au maréchal de Villeroy, uniquement relatives à cet objet. L’électeur, outré de ses pertes et de la contradiction qu’il avoit trouvée à son avis de demeurer dans son pays, n’écrivit au roi que deux mots de respect et de fermeté dans son alliance, en passant le Rhin ; tellement qu’on n’apprenoit rien que par lambeaux, et rares et médiocres, qui ne faisoient qu’augmenter l’inquiétude sur la chose générale et sur le sort des particuliers. La cruelle capitulation de Bleinheim fut pourtant démêlée la première, par deux mots qui s’en trouvèrent dans les lettres de Denonville, de Blansac et d’Hautefeuille.

D’autres officiers particuliers s’échappèrent sans détail contre la gendarmerie et contre quelques officiers généraux, parmi lesquels le comte de Roucy n’étoit pas bien traité, et qui relevoient amèrement sa contusion si longuement pansée, si fort dans les derrières, pendant tout l’effort de la bataille de la Marsaille où il ne parut plus. Lui et Blansac son frère étoient fils de la sœur bien-aimée de M. le maréchal de Lorges. Ils avoient passé leur vie chez lui comme ses enfants. M. de La Rochefoucauld, aîné de leur maison, les traitoit, aux secours près, de même. Leurs femmes, avec qui je vivois fort, m’envoyèrent chercher partout, et me conjurèrent de voir Chamillart sur-lechamp pour obtenir de lui tout ce qu’il pourroit auprès du roi en leur faveur.

Je le fis si efficacement qu’il leur sauva des choses fâcheuses.

Le roi, jusque par lui-même, cherchoit des nouvelles, il en demandoit, il se faisoit apporter ce qui arrivoit de la poste, et il n’y arrivoit rien, ou presque rien qui l’instruisît ; on mettoit bout à bout ce que chacun savoit pour en faire un tout qui ne contentoit guère. Le roi ni personne ne comprenoit point une armée entière placée dedans et autour d’un village, et cette armée rendue prisonnière de guerre par une capitulation signée. La tête en tournoit. Enfin les détails grossissant peu à peu, qui d’une lettre, qui d’une autre, arriva Silly à l’Étang, le matin du 29 août. Chamillart l’amena à Meudon où le roi étoit, qui s’enferma longtemps avec eux avant son dîner. Tallard, avec qui il fut pris, obtint du duc de Marlborough la permission de l’envoyer au roi lui rendre compte de son malheur, avec parole qu’il reviendroit incontinent après où il lui ordonneroit de se rendre. Comme il n’apprit rien que je n’aie raconté ici, il servira quelques moments à faire une assez curieuse diversion à une matière aussi désagréable dont les suites se reprendront après.

Silly, du nom de Vipart, étoit un gentilhomme de Normandie des plus minces qu’il y eût, entre Lisieux et Séez, et en biens et en naissance. C’étoit un grand garçon, parfaitement bien fait, avec un visage agréable et mâle, infiniment d’esprit, et l’esprit extrêmement orné ; une grande valeur et de grandes parties pour la guerre ; naturellement éloquent avec force et agrément ; d’ailleurs d’une conversation très aimable ; une ambition effrénée, avec un dépouillement entier de tout ce qui la pouvoit contraindre, ce qui faisoit un homme extrêmement dangereux, mais fort adroit à le cacher, appliqué au dernier point à s’instruire, et ajustant tous ses commerces, et jusqu’à ses plaisirs, à ses vues de fortune. Il joignoit les grâces à un air de simplicité qui ne put se soutenir bien longtemps, et qui, à mesure qu’il crût en espérance et en moyens, se tourna en audace. Il se lia tant qu’il put avec ce qu’il y avoit de plus estimé dans les armées, et avec la plus brillante compagnie de la cour. Son esprit, son savoir qui n’avoit rien de pédant, sa valeur, ses manières plurent à M. le duc d’Orléans. Il s’insinua dans ses parties, mais avec mesure, de peur du roi, et assez pour plaire au prince, qui lui donna son régiment d’infanterie. Un hasard le fit brigadier longtemps avant son rang, et conséquemment lieutenant général de fort bonne heure.

Silly, colonel de dragons, dès lors fort distingué, et qui depuis a pensé, et peut-être auroit dû être maréchal de France, fut fait brigadier dans cette promotion immense, où je ne le fus point, et qui me fit quitter le service, comme je l’ai dit en son temps. Chamillart arrivoit dans la place de secrétaire d’État de la guerre. C’étoit la première promotion de son temps ; il ne connoissoit pas un officier. Sortant de chez Mme de Maintenon, où la promotion s’étoit faite à son travail ordinaire, il rencontre Silly et lui dit d’aller remercier le roi qui venoit de le faire brigadier. Silly, qui n’en étoit pas à portée, eut la présence d’esprit de cacher sa surprise. Il se douta de la méprise entre lui et Silly des dragons, mais il compta en tirer parti, et alla remercier le roi, sortant de chez Mme de Maintenon pour aller souper. Le roi, bien étonné de ce remerciement, lui dit qu’il n’avoit pas songé à le faire.

L’autre, sans se démonter, allégua ce que Chamillart lui venoit de dire, et de peur d’une négative qui allât à l’exclusion, se dérobe dans la foule, va trouver Chamillart, et s’écrie qu’après avoir remercié sur sa parole, il n’a plus qu’à s’aller pendre s’il reçoit l’affront de n’être pas brigadier. Chamillart, honteux de sa méprise, crut qu’il y alloit du sien de la soutenir. Il l’avoua au roi dès le lendemain, et tout de suite fit si bien que Silly demeura brigadier. Il s’attacha le plus qu’il put à M. le prince de Conti et à ceux qu’il voyoit le plus. C’étoit alors le bon air comme il l’a été toujours, et Silly n’y étoit pas indifférent. Il tourna le maréchal de Villeroy ; ses grandes manières et ses hauteurs le rebutèrent. Il trouva mieux son compte avec l’esprit, le liant et la coquetterie de Tallard, qui se vouloit faire aimer jusque des marmitons. Faits prisonniers ensemble, Tallard, fort en peine de soi à la cour, crut n’y pouvoir envoyer un meilleur chancelier que Silly. Il le servit si bien qu’on en verra bientôt des fruits. Mais au retour, je ne sais ce qui arriva entre eux. Ils se brouillèrent irréconciliablement, apparemment sur des choses qui ne faisoient honneur à l’un ni à l’autre, puisque chacun d’eux a tellement gardé le secret là-dessus, que leurs plus intimes amis n’y ont pu rien deviner, et que la cause de cette rupture, tous deux l’ont emportée en l’autre monde, même le survivant des deux qui fut Tallard, et qui n’avoit rien à craindre d’un mort qui ne laissoit ni famille ni amis.

Le roi mort, Silly fit un moment quelque figure dans la régence ; mais, peu content de n’être d’aucun conseil, il se tourna aux richesses. Il étoit né fort pauvre, et n’avoit pu que subsister. Sa fortune alloit devant tout ; mais, foncièrement avare, l’amour du bien suivoit immédiatement en lui. Il fit sa cour à Law qu’il séduisit par son esprit. La mère du vieux Lassay étoit Vipart ; il étoit très bien avec son fils, qui depuis bien des années disposoit du cœur, de l’esprit, de la conduite et de la maison de Mme la Duchesse. Mme la Duchesse, en cela seulement, une avec M. le Duc, étoit tout système. Law, après M. le duc d’Orléans, avoit mis ses espérances en la maison de Condé, dont l’avidité héréditaire se gorgea de millions par le dévouement de ce Law.

Silly s’y fraya accès par Lussé, qui étoit la voie exquise auprès de Mme la Duchesse. Il y devint bientôt un favori important sous la protection du véritable, et se gorgea en sous-ordre. M. le Duc, devenu premier ministre, ne put refuser à sa mère quelques colliers de l’ordre dans la nombreuse promotion de 1724, où il fourra tant de canailles. Silly en eut un, que Mme la Duchesse arracha avec peine. Il avoit attrapé de M. le duc d’Orléans une place de conseiller d’État d’épée. Alors riche et décoré, il revêtit le seigneur.

Cette fortune inespérable ne fit que l’exciter à la combler. Rien ne lui parut au-dessus de son mérite. Morville, secrétaire d’État des affaires étrangères, en fut ébloui. Silly le domina. Il devint son conseil pour sa conduite et pour les affaires. Une position si favorable à son ambition lui donna d’idée de l’ambassade d’Espagne, d’y être fait grand, de revenir après dans le conseil comme un homme déjà imbu des affaires, de se faire duc et pair ; et de là tout ce qu’il pourroit. Ce fut un château en Espagne et le pot au lait de la bonne femme. M. le Duc fut remercié, et Morville congédié.

Un grand homme ne s’abandonne pas soi-même. Silly comprit avec tout le monde que M. de Fréjus, incontinent après cardinal Fleury, étoit tout seul le maître des grâces et des affaires, et Chauvelin sous lui. C’étoit pour lui deux visages tout nouveaux, à qui il étoit très inconnu. L’opinion qu’il avoit de soi le persuada qu’avec un peu d’art et de patience il viendroit à bout de faire d’eux comme de Morville ; mais ils avoient trop peu de loisirs et lui trop peu d’accès. Dans la peine du peu de succès de ses essois, il se mit dans la tête de venir à bout du cardinal, par une assiduité qui lui plût, comme il n’en doutoit pas, et qui, l’accoutumant à lui, lui frayât le chemin de son cabinet, ou, une fois entré, il comptoit bien le gouverner. Il se mit donc à ne bouger de Versailles, et quoiqu’il n’eût de logement qu’à la ville, d’y donner tous les jours un dîner dont la délicatesse attirât. Il y menoit des gens de guerre qu’il trouvoit sous sa main, le peu de gens d’âge qui, autrefois à la cour, venoient pour quelque affaire à Versailles, et des conseillers d’État. Là on dissertoit, et Silly tenoit le dé du raisonnement et de la politique, en homme qui se ménage, qui croit déjà faire une figure, et qui la veut augmenter. En même temps il s’établit tous les jours à la porte du cardinal pour le voir passer. Cela dura plus d’un an, sans rien rendre que quelques dîners chez le cardinal, encore bien rarement ; soit que le cardinal fût averti du dessein de Silly, soit que sa défiance naturelle prît ombrage d’une assiduité si remarquable. Un jour qu’il rentroit un moment avant son dîner, il s’arrêta à la porte de son cabinet, et demanda à Silly d’un air fort gracieux s’il désiroit quelque chose et s’il avoit à lui parler. Silly, se confondant en compliments et en respects, lui répond que non, et qu’il n’est là que pour lui faire sa cour en passant. Le cardinal lui répliqua civilement, mais haussant la voix pour être entendu de tout ce qui étoit autour d’eux, qu’il n’étoit pas accoutumé à voir des gens comme lui à sa porte, et ajouta fort sèchement qu’il le prioit de n’y plus revenir quand il n’auroit point affaire à lui.

Ce coup de foudre, auquel Silly s’étoit si peu attendu, le pénétra d’autant plus qu’il s’y trouva plus de témoins. Il avoit compté circonvenir le cardinal par ses plus intimes amis à qui il faisoit une cour basse et assidue, après avoir trouvé divers moyens de s’introduire chez eux, et mène de leur plaire. Il sentit avec rage toutes ses espérances perdues, et s’en alla chez lui, où il trouva force compagnie. Le comte du Luc, qui me conta cette aventure, étoit à la porte du cardinal, où il entendit tout le dialogue, d’où il alla dîner chez Silly, qui auparavant l’en avoit convié, et où ils se trouvèrent plusieurs. Silly y parut outré et assez longtemps morne. À la fin il éclata à table contre le cardinal à faire baisser les yeux à tout le monde. Il continua le reste du repas à se soulager de la sorte. Personne ne répondit un mot. Il sentoit bien qu’il embarrassoit, et qu’il ne faisoit par ces propos publics que se faire à luimême un mal irrémédiable ; mais le désespoir étoit plus fort que lui. Il se passa près d’un an depuis, tantôt à Paris, tantôt à Versailles, n’osant plus approcher du cardinal, qu’il auroit voulu dévorer, et cherchant dans son esprit des expédients et des issues qu’il ne pût lui fournir. À la fin, il s’en alla chez lui pour y passer l’hiver. Il avoit accru et ajusté sa gentilhommière qu’il avoit travestie en château.

Il n’y fut pas longtemps sans renvoyer le peu de gens qui venoient le voir ; je dis le peu, car ses nouveaux airs de seigneur, auxquels ses voisins n’étoient pas accoutumés chez lui, en avoient fort éclairci la compagnie. Il dit qu’il était malade, et se mit au lit. Il y demeura cinq ou six jours. Le peu de valets qu’il y avoit se regardoient ne le voyant point malade. Son chirurgien, que j’ai vu après à M. de Lévi, ne lui trouvoit point de fièvre. Le dernier jour il se leva un moment, se recoucha, et fit sortir tous ses gens de sa chambre. Sur les six heures du soir, inquiets de cette longue solitude, et sans rien prendre, ils entendirent quelque bruit dans les fossés, plus pleins de boue que d’eau ; là-dessus ils entrèrent dans sa chambre, et se mirent à la cheminée à écouter un peu. Un d’eux sentit un peu de vent d’une fenêtre ; il la voulut aller fermer.

En même temps un autre s’approche du lit, et lève doucement le rideau ; mais quel fut l’étonnement de tous les deux, lorsque l’un ne trouva personne dans le lit, et l’autre deux pantoufles au bas de la fenêtre dans la chambre ! Les voilà à s’écrier et à courir tous aux fossés. Ils l’y trouvèrent tombé de façon à avoir pu gagner le bord s’il eût voulu. Ils le retirèrent palpitant encore, et fort peu après il mourut entre leurs bras. Il n’étoit point marié, et avoit une sœur fille, qu’il laissoit à la lettre manquer de tout et mourir de faim, qui trouva dans sa riche succession une ample matière à se consoler d’une si funeste catastrophe. Avec tout son esprit il fit une sottise qui fâcha extrêmement le roi. Après l’avoir entretenu longtemps dans son cabinet en arrivant à Meudon, il l’aperçut sur le soir à sa promenade sans épée. Cela piqua le roi à l’excès, et il le marqua par le ton avec lequel il lui demanda ce qu’il en avoit fait. Silly répondit qu’étant prisonnier, il croyoit n’en devoir point porter. « Qu’est-ce que cela veut dire ? reprit le roi fort ému, allez en prendre une tout à l’heure. » Cela, joint aux tristes nouvelles dont il avoit apporté le détail, ne le fit pas briller pendant ce court voyage, et rie contribua pas peu à lui donner de l’impatience d’aller retrouver Tallard à Hanau, comme il fit peu de jours après avoir été à un voyage de Marly pour la première fois de sa vie.

On n’étoit pas accoutumé aux malheurs. Celui-ci étoit très raisonnablement inattendu ; quatre armées au delà du Rhin, dont les trois dans le cœur de l’Allemagne avec la puissance des mécontents, faisoient tout attendre d’elles.

Qu’on n’eût point combattu, on étoit maître de tout par la retraite forcée des ennemis, et imminente, et fort éloignée pour trouver de la subsistance. Que le maréchal de Villeroy qui n’avoit rien à faire qu’à observer le prince Eugène, le suivre, le barrer, ne s’en fût point laissé amuser, puis moquer en s’échappant, jamais Marlborough, sans sa jonction, n’eût osé prêter le collet à nos trois armées. Qu’elles eussent bordé le ruisseau de leur front, jamais ils ne se seroient commis à le passer devant elles, ou y auroient été rompus et défaits. Qu’elles n’eussent laissé que peu d’intervalle entre elles et le ruisseau pour les attaquer demi-passés, s’ils l’osaient entreprendre, ils étoient sûrement battus et culbutés dedans. Qu’elles eussent au moins pris un terrain où le vaste laissoit le choix libre, qui ne mît pas une large et longue fondrière entre les deux lignes de Tallard, encore auroient-elles eu au moins partie égale. Qu’on n’eût pas pris vingt-six bataillons et douze escadrons de dragons de cette armée pour mettre dedans et autour d’un village, pour appuyer la droite qu’on étoit maître de mettre tout près de là au Danube, on n’auroit pas affaibli cette armée, qui tenoit lieu d’aile droite, à être enfoncée, et le centre, qui étoit celle de l’électeur, à être pris en flanc. Qu’au moins une armée entière, établie dans ce village de Bleinheim, eût eu le courage de s’y défendre, elle eût donné le temps à l’armée de Marsin qui faisoit la gauche, qui étoit entière, qui avoit toujours battu, de profiter du temps et de l’occupation qu’auroit donnée ce village, de se rallier aux deux tiers de l’armée de l’électeur qui soutenoit encore, et à la faveur d’une défense de vingt-six bons bataillons et de douze escadrons de dragons, d’y porter la bataille et tout l’effort des armes qui peut-être eût été heureux. Mais il était écrit que la honte, les fautes, le dommage seroient extrêmes du côté du roi, et que toutes seroient comblées par le tournoiement de tête de la dernière faute, en abandonnant la Bavière si aisée à tenir, avec ses places, sa volonté, son abondance, par une armée entière qui n’avoit rien souffert, et par le débris des deux autres, en prenant des postes avantageux. En vain l’électeur ouvrit-il cet avis, la peur ne crut trouver de salut qu’à l’abri de l’armée du maréchal de Villeroy ; et, quand la jonction fut faite, au lieu de profiter de ce que les passages étoient encore libres, et de ramener cette armée toute fraîche avec eux en Bavière, où tous ensemble se seroient trouvés aussi forts que devant la bataille, et plus frais que les ennemis qui avoient combattu, car il étoit resté peu de troupes avec le prince Louis de Bade devant Ingolstadt, on ne songea qu’à hâter la fuite, à presser l’abandon de tant de places et de taret de vastes et d’abondants pays. On ne se crut en sauveté qu’au Rhin, et au bout du pont de Strasbourg, pour être maître à tous moments de le passer.

Ces prodiges d’erreurs, d’aveuglements, de ténèbres, entassés et enchaînés ensemble, si grossiers, si peu croyables, et dont un seul de moins eût tout changé de face, retracent bien, quoique dans un genre moins miraculeux, ces victoires et ces défaites immenses que Dieu accordoit, ou dont il affligeoit son peuple, suivant qu’il lui étoit fidèle ou que son culte en étoit abandonné.

On peut juger quelle fut la consternation générale, où chaque famille illustre, sans parler des autres, avoit des morts, des blessés et des prisonniers, quel fut l’embarras du ministre de la guerre et de la finance d’avoir à réparer une armée entière détruite, tuée ou prisonnière ; et quelle la douleur du roi qui tenoit le sort de l’empereur entre ses mains, et qui, avec cette ignominie et cette perte, se vit réduit, aux bords du Rhin, à défendre le sien propre. Les suites ne marquèrent pas moins l’appesantissement de la main de Dieu. On perdit le jugement, on trembla au milieu de l’Alsace. La cruelle méprise du maréchal de Villeroy fut noyée dans sa faveur. Nous allons voir Tallard magnifiquement récompensé. Marsin demeura dans l’indifférence ; on trouva qu’il ne méritoit rien, puisqu’il n’avoit point failli, car le roi ne le blâma point de ne s’être pas roidi en Bavière. Toute la colère tomba sur quelques régiments qui furent cassés, sur des particuliers dont tout le châtiment fut de n’être plus employés dans les armées, parmi lesquels quelques innocents furent mêlés avec les coupables. Denonville seul fut honteusement cassé et son régiment donné à un autre, tellement que, sa prison finie, il n’osa plus paraître nulle part. Je ne veux pas dire que la proposition qu’il eut la folie de venir faire aux barrières de Bleinheim ne l’eût bien mérité ; mais ce ne fut pas à son éloquence que ce village mit les armes bas et se rendit prisonnier de guerre. Ce fut à celle d’un Anglois seul envoyé après lui. Denonville fut le seul puni, et pas un de ceux qui remirent leur armée, car c’en étoit une au pouvoir des Anglois sans tirer un seul coup depuis que la capitulation avec la condition de prisonniers de guerre leur eut été proposée ; et le seul chef de troupes qui refusa de la signer n’en fut pas reconnu ni distingué le moins du monde. En échange, le public ne se contraignit, ni sur les maréchaux, ni sur les généraux, ni sur les particuliers qu’il crut en faute, ni sur les troupes dont les lettres parlèrent mal. Ce fut un vacarme qui embarrassa leurs familles.

Les plus proches furent plusieurs jours sans oser se montrer, et il y en eut qui regrettèrent de n’avoir pas gardé une plus longue clôture.

Au milieu de cette douleur publique, les réjouissances et les fêtes pour la naissance du duc de Bretagne ne furent point discontinuées. La ville en donna une d’un feu sur la rivière, que Monseigneur, les princes ses fils, et Mme la duchesse de Bourgogne vinrent voir des fenêtres du Louvre avec force dames et courtisans, et force magnificence de chère et de rafraîchissements, contraste qui irrita plus qu’il ne montra de grandeur d’âme. Peu de jours après, le roi donna une illumination et une fête à Marly, où la cour de Saint- Germain fut invitée, et où tout fut en l’honneur de Mme la duchesse de Bourgogne. Il remercia le prévôt des marchands du feu donné sur la rivière, et lui dit que Monseigneur et Mme la duchesse de Bourgogne l’avoient trouvé fort beau.


  1. Saint-Simon a écrit 28 août pour 28 juillet.