Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/17

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CHAPITRE XVII.


Marche des alliés. — Marlborough feld-maréchal général des armées de l’empereur et de l’empire. — Nos armées en Alsace. — Mort du duc de Montfort ; son caractère. — Sa charge donnée à son frère. — Mort, famille et dépouille du comte de Verue. — Entreprise manquée sur Cadix. — Bataille navale gagnée près de Malaga par le comte de Toulouse. — Faute fatale malgré le comte de Toulouse. — Châteauneuf, ambassadeur en Portugal, arrivé d’Espagne ; son frère, leur fortune, leur caractère. — Orry arrivé à Paris en disgrâce et en péril. — Aubigné bien traité à Madrid. — Berwick rappelé d’Espagne aux instances de la reine ; Tessé nommé pour lui succéder. — Intrigues du mariage du duc de Mantoue, qui refuse Mlle d’Enghien, est refusé de la duchesse de Lesdiguières, et qui, contre le désir du roi et sa propre volonté, épouse fort étrangement Mlle d’Elbœuf, qu’il traite après fort mal.


Les trois chefs ennemis, maîtres de la Bavière et de tout jusqu’au Rhin, ramenèrent leurs armées auprès de Philippsbourg, dans les derrières, et y tinrent un pont tout prêt à y jeter sur le Rhin en trois heures. Tandis que les troupes marchèrent et qu’ils les laissèrent se rafraîchir dans ce camp, le prince Louis de Bade reçut dans ce voisinage au beau château de Rastadt, qu’il avoit bâti en petit sur le modèle de Versailles, le prince Eugène et le duc de Marlborough qui vinrent s’y reposer à l’ombre de leurs lauriers. Ce fut là que ce duc reçut de l’empereur les patentes de feld-maréchal général des armées de l’empereur et de l’empire, grade fort rare, pareil à celui qu’avoit le prince Eugène, et supérieur aux feld-maréchaux, qui, pour l’armée, les troupes et les places, sont comme nos maréchaux de France ; et la reine d’Angleterre lui permit de l’accepter en attendant les récompenses qu’on lui préparoit en Angleterre.

Pendant ce glorieux repos nos maréchaux avoient repassé le Rhin et s’étoient avancés sur Haguenau. Tout leur faisoit craindre le siège de Landau. Le maréchal de Villeroy ne se crut pas en état de s’y opposer ; il se contenta de le munir de tout le nécessaire pour un long siège, et d’y faire entrer, outre la garnison, huit bataillons, un régiment de cavalerie et un de dragons sous Laubanie, gouverneur, chargé de le défendre. Rien n’étoit pareil à la rage des officiers de cette armée.

J’avois reçu depuis peu une lettre du duc de Montfort, qui étoit fort de mes amis, qui me mandoit qu’à son retour il vouloit casser son épée et se faire président à mortier. Il avoit toujours été de l’armée du maréchal de Villeroy. Sa lettre me parut si désespérée qu’avec un courage aussi bouillant que le sien, je craignis qu’il ne fît quelque folie martiale, et lui mandai qu’au moins je le conjurois de ne se pas faire tuer à plaisir. Il sembla que je l’avois prévu. Il fallut envoyer un convoi d’argent à Landau ; on fit le détachement pour le conduire. Il en demanda le commandement au maréchal de Villeroy, qui lui dit que cela étoit trop peu de chose pour en charger un maréchal de camp. Peu après il se fit refuser encore ; à une troisième [fois] il l’emporta de pure importunité. Il jeta son argent dans Landau sans aucun obstacle. Au retour, et marchant à la queue de son détachement, il vit des hussards qui voltigeoient ; le voilà à les vouloir courre et faire le coup de pistolet comme un carabin. On le retint quelque temps, mais enfin il s’échappa sans être suivi que de deux officiers. Ces coquins caracolèrent, s’enfuirent, s’éparpillèrent, se rapprochèrent ; et l’ardeur poussant le duc de Montfort sur eux, il s’en trouva tout à coup enveloppé, et aussitôt culbuté d’un coup de carabine qui lui fracassa les reins, et qui ne lui laissa le temps que d’être emporté comme on put, de se confesser avec de grands sentiments de piété et de regret de sa vie passée, et d’arriver au quartier général, où il mourut presque aussitôt après.

Il n’avoit pas encore trente-cinq ans, et en avoit cinq plus que moi. Beaucoup d’esprit, un savoir agréable, des grâces naturelles qui réparoient une figure un peu courte et entassée, et un visage que les blessures avoient balafré ; une valeur qui se pouvoit dire excessive, une grande application et beaucoup de talents pour la guerre, avec l’équité, la liberté, le langage fait pour plaire aux troupes et à l’officier, et avec cela à s’en faire respecter ; une grande ambition, mais, par un mérite rare, toujours retenue dans les bornes de la probité. Un air ouvert et gai, des mœurs douces et liantes, une vérité, une sûreté à toute épreuve, jointe à une vraie simplicité, formoient en lui le caractère le plus aimable et un commerce délicieux ; avec cela sensible à l’amitié et très fidèle, mais fort choisi dans ses amis, et le meilleur fils, le meilleur mari, le meilleur frère et le meilleur maître du monde, adoré dans sa compagnie des chevau-légers, ami intime de Tallard et de Marsin, fort de M. le prince de Conti, qui l’avoit fort connu chez feu M. de Luxembourg, qui l’aimoit comme son fils ; ami particulier de M. le duc d’Orléans, et si parfaitement bien avec M. le duc de Bourgogne, qu’il en devenoit déjà considérable à la cour. Monseigneur aussi le traitoit avec amitié, et le roi se plaisoit à lui parler et à le distinguer en tout, tellement qu’il étoit compté à la cour fort au-dessus de son âge, et n’en étoit pas moins bien avec ses contemporains, dont ses manières émoussoient l’envie. Une éducation beaucoup trop resserrée, et trop longtemps, l’avoit jeté d’abord dans un grand libertinage, l’avoit écarté de cette assiduité qui étoit d’un si grand mérite auprès du roi, et avoit étrangement gâté ses affaires. Il revenoit depuis quelque temps d’un égareroient si commun, et ce retour lui avoit tourné à grand mérite auprès du roi. Ma liaison intime avec le duc de Chevreuse, son père, et M. de Beauvilliers, avoit formé la mienne avec lui.

Une certaine ressemblance de goûts, d’inclinations, d’aversions, de vues et de manières de penser et d’être, l’avoit resserrée jusqu’à la plus grande intimité, en sorte que pour le sérieux nous n’avions rien de caché l’un pour l’autre. L’habitation continuelle de la cour nous faisoit fort vivre ensemble. Sa femme et Mme de Lévi, sa sœur, étoient amies intimes de Mme de Saint- Simon, que Mmes de Chevreuse et de Beauvilliers traitoient comme leur fille.

En absence nous nous écrivions continuellement. Sa perte fut aussi pour moi de la dernière amertume, et tous les jours de ma vie je l’ai sentie depuis tant d’années. On peut juger quelle fut la douleur de sa famille. Il ne laissa que des enfants tout enfants. Sa charge fut donnée à son frère, le vidame d’Amiens, qui est parvenu depuis à tout.

La mort du comte de Verue, tué à cette funeste bataille, dégrilla sa femme, qu’il tenoit dans un couvent à Paris, depuis qu’elle y étoit revenue d’entre les bras de M. de Savoie, comme je l’ai raconté en son lieu, et lui donna toute liberté. Elle reviendra en son temps sur la scène. Verue ne laissa qu’un fils d’elle, qui le survécut peu, et des filles religieuses. Sa charge de commissaire général de la cavalerie, qu’il venoit d’acheter du maréchal de Villars, fut donnée à La Vallière, prisonnier d’Hochstedt, et ce choix fit fort crier.

Le roi ne fut pas longtemps dans la douleur du désastre d’Hochstedt sans recevoir quelque consolation, médiocre pour l’État, mais sensible à son cœur.

Le comte de Toulouse, qui ne ressembloit en quoi que ce pût être au duc du Maine son frère, avoit souffert impatiemment d’avoir consumé sa première campagne d’amiral à se promener sur la Méditerranée, sans oser prêter le collet aux flottes ennemies trop fortes pour la sienne. Il en avoit donc obtenu une cette année, avec laquelle il pût se mesurer avec celle qui, ayant hiverné à Lisbonne, tenoit la mer sous l’amiral Rooke, en attendant les secours de Hollande et d’Angleterre. Il faut dire, avant que d’aller plus avant, un mot d’Espagne pour l’intelligence de ce qui va suivre.

Le prince de Darmstadt, qui avoit été à la cour de Charles II, comme on l’a vu en son lieu, et qui y avoit été si bien avec la reine sa dernière femme, s’étoit embarqué sur la flotte avec l’archiduc lorsque ce prince alla en Portugal, et avec une partie projeta de surprendre Cadix, qu’il savoit fort dégarni de toutes choses. Un marchand françois, armé pour les îles de l’Amérique, moitié guerre moitié marchandises, mais qui pour son commerce y portoit sur deux gros bâtiments beaucoup de munitions de guerre, d’armes et assez d’argent, se trouva dans ces mers, et vit à la manœuvre de l’escadre le dessein sur Cadix. Il força de voiles, y entra en présence de l’escadre, débarqua toute sa cargaison, mit ainsi la place en état de se défendre, qui, faute d’armes et de munitions et d’argent, ne pouvoit autrement résister, et demeura dedans.

Darmstadt n’ayant donc pu réussir dans son dessein, après l’avoir inutilement tenté pendant plusieurs jours, mit pied à terre et pilla les environs de terre ferme. Les communes s’assemblèrent sous le capitaine général du pays, les évêques voisins se surpassèrent par le prompt secours de monde et d’argent ; en un mot, après un mois de courses où les Anglois perdirent bien du monde, il fallut se rembarquer, et encore à grand’peine et faire voile vers le Portugal.

On a vu les négligences d’Orry, et ce nonobstant comme Puységur en répara tout ce qui fut possible, et les succès du duc de Berwick sur la frontière de Portugal. Les chaleurs séparèrent les armées, qui mirent en quartier d’été.

Berwick, Villadarias ni Serclaës, dénués de tout par cette même négligence d’Orry, n’avoient pu pourvoir à tout, ni porter leurs troupes partout où elles auroient été nécessaires. Gibraltar, cette fameuse place qui commande à l’important détroit de ce nom, avoit été pourvue comme les autres, c’est-àdire qu’il n’y avoit quoi que ce soit dedans pour la défendre, et pour toute garnison une quarantaine de gueux. Le prince de Darmstadt, qui étoit bien averti, profita d’une faute si capitale. Y aller et s’en emparer ne fut que la même chose, et la grandeur de cette perte ne fut sentie qu’après qu’elle fut faite. D’un autre côté, le même prince de Darmstadt, qui avoit été sous Charles II vice-roi de Catalogne, avoit conservé dans cette province beaucoup d’intelligences, et dans Barcelone quantité de créatures. On y méditoit une révolte, on la soupçonna, notre flotte y toucha. Le comte de Toulouse y mit pied à terre, il y fut quelque temps, et déconcerta entièrement le projet par les bonnes mesures qui furent prises. Mais il vouloit rencontrer la flotte de Rooke et la combattre. Il en avoit la permission ; il se rembarqua et l’alla chercher.

Il la rencontra auprès de Malaga, et, le 24 septembre, il la combattit depuis dix heures du matin jusqu’à huit heures du soir. Les flottes, pour le nombre des vaisseaux, étoient à peu près égales. On n’avoit vu de longtemps à la mer de combat plus furieux et plus opiniâtre. Ils eurent toujours le vent sur notre flotte. La nuit favorisa leur retraite. Vilette, lieutenant général qui avoit l’avant-garde, défit celle des ennemis. Tout l’avantage fut du côté du comte de Toulouse, dont le vaisseau se battit longtemps contre celui de Rooke et le démâta, qui put se vanter d’avoir remporté la victoire, et qui, profitant du changement du vent, poursuivit Rooke tout le 25, qui se retiroit vers les côtes de Barbarie. Ils perdirent six mille hommes, le vice-amiral Hollandois sauté, quelques-uns coulés bas et plusieurs démâtés. Notre flotte ne perdit ni bâtiment ni mat, mais la victoire coûta cher en gens distingués par leurs grades et plus encore par leur mérite, outre quinze cents soldats ou matelots tués ou blessés. Le bailli de Lorraine, fils de M. le Grand, et chef d’escadre, Bellisle et Évrard, chefs d’escadre, et un fils du maréchal de Châteaurenauld furent tués. Relingue, lieutenant général, Gabaret, chef d’escadre, sorti de France pour duel, mais que le roi d’Espagne avoit envoyé sur la flotte, un capitaine de vaisseau, neveu et du nom du maréchal de Châteaurenauld eurent chacun une cuisse emportée et moururent quelques jours après, ainsi qu’Herbault, capitaine de vaisseau, frère d’Herbault intendant des armées navales. Ce dernier fut tué aux pieds de M. le comte de Toulouse, qui empêcha qu’on le jetât à la mer avec beaucoup de présence d’esprit, jusqu’après le combat, pour ne pas perdre ce qu’il pouvoit avoir de papiers de conséquence sur lui, et avoir le temps de le visiter. Plusieurs de ses pages furent tués et blessés autour de lui. On ne sauroit une valeur plus tranquille qu’il fit paroître pendant toute l’action, ni plus de vivacité à tout voir et de jugement à commander à propos. Il avoit su gagner les cœurs par ses manières douces et affables, par sa justice, par sa libéralité. Il en emporta ici toute l’estime. Ducasse, chef d’escadre, que nous verrons aller plus loin, reçut une grande blessure et plusieurs autres de moindres.

Le 25 au soir, à force de vent et de manœuvre, on rejoignit Rooke de fort près. Le comte de Toulouse vouloit l’attaquer de nouveau le lendemain ; le maréchal de Cœuvres, sans lequel il avoit défense de rien faire, voulut assembler le conseil. Relingue, qui se mouroit et qui aimoit le comte, dont il avoit bien voulu être premier écuyer, lui manda, en deux mots de sa main, qu’il battrait les ennemis et qu’il le conjuroit de les attaquer. Le comte fit valoir cette lettre écrite par un homme d’une capacité si reconnue, et le prix d’une seconde victoire, qui étoit Gibraltar. Il captiva les suffrages, il y mit de la douceur, les raisons les plus fortes, il y ajouta ce qu’il osa d’autorité. Tous s’y portoient lorsque d’O, le mentor de la flotte, et contre l’avis duquel le roi avoit très précisément défendu au comte de faire aucune chose, s’y opposa avec un air dédaigneux et une froide, muette, et suffisante opiniâtreté, qui le dispensa, à la mer, d’esprit et de raison, comme faisoit à la cour la confiance que Mme de Maintenon et le roi avoient prise en lui. L’oracle prononcé, le maréchal de Cœuvres le confirma malgré lui et ses lumières, et chacun se retira à son bord consterné, le comte dans sa chambre outré de la plus vive douleur. Ils ne tardèrent pas à apprendre avec certitude que c’en étoit fait de la flotte ennemie s’ils l’eussent attaquée ; et tout de suite de Gibraltar, qu’ils auroient trouvé dans le même état qu’il avoit été abandonné. Le comte de Toulouse acquit un grand honneur en tout genre en cette campagne, et son plat gouverneur y en perdit peu, parce qu’il n’en avoit guère à perdre. Le comte, mouillé devant Malaga, reçut dans son bord la visite de Villadarias, qui obtint de lui tout ce qu’il lui demanda pour le siège de Gibraltar. On mit à terre trois mille hommes, cinquante pièces de gros canon, et généralement tout le nécessaire pour ce siège, et Pointis fut détaché avec dix vaisseaux et quelques frégates devant Gibraltar, pour servir de maréchal de camp aussi au siège, comme étant chef d’escadre. Tous ces ordres exécutés, le comte et sa flotte appareillèrent pour Toulon.

Châteauneuf, qui avoit été ambassadeur en Portugal, et qui, depuis la rupture, s’étoit par ordre du roi arrêté à Madrid, venoit d’arriver à Paris. C’étoit un Savoyard qui, en l’autre guerre, avoit quitté son maître, et avoit été fait premier président du sénat de Chambéry par le roi, et depuis la paix, fait conseiller au parlement, et envoyé ambassadeur à Constantinople, où il avoit très bien fait les affaires du roi. Lui et l’abbé son frère, qu’on a vu en son temps envoyé pour rectifier les fautes de l’abbé de Polignac en Pologne, étoient gens de lettres, d’infiniment d’esprit et de beaucoup d’agrément.

Châteauneuf savoit se manier et s’étoit mis fort avant dans la confiance de la princesse des Ursins, à qui il ne fut pas inutile.

Sur ses pas arriva Orry. Le roi ne voulut pas le voir et fut au moment de lui faire faire son procès et de le faire pendre. Il le méritoit bien, mais la chose auroit trop porté contre Mme des Ursins, et Mme de Maintenon fut doucement à la parade. Aubigny, resté à Madrid l’agent intime de sa maîtresse, eut en ce temps-ci deux mille ducats de pension, malgré l’épuisement des finances, et une maison dans Madrid, aux dépens du roi. La reine ne cessoit d’intercéder de toutes ses forces que la princesse des Ursins fût écoutée à Versailles et lui fût après rendue. Outrée des refus, elle se prit au duc de Berwick comme à l’auteur de la disgrâce d’Orry, par les plaintes qu’il en avoit faites, quoique dès auparavant Puységur eût vérifié et découvert au roi sa turpitude et son crime. Elle demanda si instamment le rappel de Berwick, que, pour ne la pas désespérer sur tout, on le lui accorda, et le liant, l’accort Tessé, malade ou sain suivant sa basse politique, fut nommé pour lui succéder. Harcourt et Mme de Maintenon savoient bien ce qu’ils faisoient en procurant ce choix, bien moins utile aux armes que propre à leurs desseins pour le gouvernement et le cabinet.

Le duc de Mantoue étoit toujours à Paris. La raison principale qui l’y avoit attiré étoit, comme je l’ai remarqué, d’y épouser une Française, et qu’elle lui vînt de la main du roi, toutefois à son gré. Cette vue n’étoit pas cachée. M. de Vaudemont étoit trop son voisin et trop bien informé pour l’ignorer, trop avisé et trop touché de l’intérêt de la maison de Lorraine pour ne pas sentir l’importance de lui faire épouser une princesse de cette maison, qui après sa mort prétendoit le Montferrat. Si ce mariage lui donnoit des enfants, encore valoit-il mieux pour eux qu’ils fussent d’une Lorraine, qui cependant seroit très dignement mariée, et longtemps veuve par la disproportion d’âge de sa belle-sœur [avec le mari] qu’il lui destinoit, pourroit pendant le mariage prendre de l’ascendant sur ce vieux mari, et veuve, sur ses enfants et sur le pays par la tutelle, et faire compter avec soi le roi même par rapport aux affaires d’Italie. Mme d’Elbœuf, troisième femme et veuve alors du duc d’Elbœuf, étoit fille aînée de la maréchale de Navailles, dont la mère, Mme de Neuillant, avoit recueilli Mme de Maintenon à son retour des îles de l’Amérique, l’avoit gardée, nourrie et entretenue chez elle par charité, et pour s’en défaire l’avoit mariée à Scarron.

Mme de Navailles, dont le mari [fut] domestique et le plus fidèle confident de Mazarin jusque dans les temps les plus calamiteux de sa vie, avoit été dame d’honneur de la reine à son mariage ; elle en avoit été chassée par le roi et avoit coûté à son mari la charge de capitaine des chevau-légers de la garde et le gouvernement du Havre de Grâce, pour avoir fait trouver au roi un mur au lieu d’une porte, par laquelle il entroit secrètement la nuit dans la chambre des filles de la reine. Les deux reines avoient été outrées de leur malheur, et la reine mère obtint en mourant leur rappel de leur exil en leur gouvernement de la Rochelle. Quoique le roi n’eût jamais bien pardonné ce trait à Mme de Navailles, qu’elle vînt très rarement et très courtement à la cour, le roi, surtout depuis sa dévotion, n’avoit pu lui refuser son estime et des distinctions qui la marquoient.

Sous ses auspices, Mme d’Elbœuf sa fille s’introduisit à la cour. Avec un air brusque et de peu d’esprit et de réflexion, elle se trouva très propre au manège et à l’intrigue. Elle trouva moyen de faire que Mme de Maintenon se piquât d’honneur et de souvenir de Mme de Neuillant, et le roi de considération pour feu M. et Mme de Navailles. La princesse d’Harcourt rompit des glaces auprès de Mme de Maintenon ; M. le Grand s’intéressa auprès du roi ; Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy l’appuyèrent partout (car rien n’est pareil au soutien que toute cette maison se prête) ; Mme d’Elbœuf joua, fut à Marly, à Meudon, s’ancra, vit Mme de Maintenon quelquefois en privance, mena sa fille, belle et bien faite, à la cour, qui fut bientôt de tout avec Mme la duchesse de Bourgogne. Elle y entra si avant et tellement encore dans le gros jeu, où elle avoit embarqué Mme la duchesse de Bourgogne avec elle en beaucoup de dettes que, soit ordre, comme on le crut, soit sagesse de la mère, elle étoit avec sa fille dans ses terres de Saintonge depuis plus de huit mois, et n’en revinrent que pour trouver M. de Mantoue à Paris. C’étoit Mlle d’Elbœuf que M. de Vaudemont vouloit lui donner, et dont il lui avoit parlé dès l’Italie, et pour elle que toute la maison de Lorraine faisoit les derniers efforts.

M. le Prince avoit une fille dont il ne savoit comment se défaire, enrichie des immenses biens de Maillé-Brézé, des connétables de Montmorency, sa mère et sa grand’mère héritières ; il avoit oublié la fille de La Trémoille et l’héritière de Roye dont il étoit sorti, et tous les autres mariages de seigneurs et de leurs filles faits par les diverses branches de Bourbon. Quelque grandement honorables qu’en fussent les alliances directes, elles étoient devenues si onéreuses pour les biens, et si fâcheuses dans les suites par les procédés, qu’il y avoit pour elles maintenant aussi peu d’empressement dans la première noblesse que de dédains nouveaux dans les princes du sang, ce qui rendoit leurs enfants difficiles à marier, surtout les filles. Outre que M. de Mantoue parut un débauché pour sa fille à M. le Prince, il avoit des prétentions sur le Montferrat pour une grosse créance sur la succession de la reine Marie de Gonzague[1], tante maternelle de Mme la Princesse, dont toute son industrie n’avoit jamais pu rien tirer depuis tant d’années, ballotté sans cesse entre la Pologne et la maison de Gonzague. Il espéroit donc se procurer le payement de cette dette de façon ou d’autre par sa fille devenant duchesse de Mantoue, si elle avoit des enfants, ou, si elle n’en avoit point, d’ajouter sa dot et ses droits à sa créance, et, par l’appui de la France, mettre le Montferrat dans sa maison. Il expliqua au roi ses vues et son dessein, qui lui permit de les suivre et qui lui promit de l’y servir de toute sa protection.

M. le Prince, qui craignoit là-dessus le crédit de M. le Grand, et son habitude avec le roi de tout emporter d’assaut, fit sentir au roi, et plus encore aux ministres, les prétentions des ducs de Lorraine sur le Montferrat, fortifiées de l’engagement formel de l’empereur, pendant cette guerre, d’y soutenir le duc de Lorraine de tout son pouvoir, si le duc de Mantoue venoit à mourir sans enfants (que la nécessité lui fit changer depuis en faveur du duc de Savoie, mais en insistant sur un dédommagement au duc de Lorraine, comme on le verra dans les pièces concernant la paix d’Utrecht[2]) ; et le danger pour l’État de laisser mettre un pied en Italie au duc de Lorraine qui y rendroit l’empereur son protecteur d’autant plus puissant, et qui engageroit le roi à des ménagements même sur la Lorraine auxquels on n’étoit pas accoutumé, surtout en temps de guerre, et qui pouvoient devenir embarrassants. Ces raisons se firent sentir, le roi promit à M. le Prince tous les bons offices qui ne sentiroient ni la contrainte ni l’autorité ; mais la laideur de Mlle d’Enghien mit un obstacle invincible à cette affaire.

M. de Mantoue aimoit les femmes, il vouloit des enfants ; il s’expliqua sur les désirs de M. le Prince d’une façon respectueuse qui ne le pût blesser, mais si nette, qu’il n’osa plus espérer. La maison de Lorraine, informée par Vaudemont des démarches qu’il avoit faites, et que la timidité de ce petit souverain, à l’égard du gouverneur du Milanois, avoit fait recevoir avec quelque agrément, ne trouva pas à Paris ses dispositions si favorables. Dès avant de partir de chez lui, son choix étoit fait et arrêté. Soupant avec le duc de Lesdiguières peu de temps avant sa mort, il avoit vu à son doigt un petit portrait en bague, qu’il le pria de lui montrer ; ayant la bague entre ses mains, il fut charmé du portrait, et dit à M. de Lesdiguières qu’il le trouvoit bien heureux d’avoir une si belle maîtresse. Le duc de Lesdiguières se mit à rire, et lui apprit que ce portrait étoit celui de sa femme. Dès qu’il fut mort, le duc de Mantoue ne cessa de songer à cette jeune veuve. Sa naissance et ses alliances étoient fort convenables, il s’en informa encore secrètement, et il partit dans la résolution de faire ce mariage. En vain lui fit-on voir Mlle d’Elbœuf comme par hasard dans des églises et en des promenades : sa beauté, qui en auroit touché beaucoup d’autres, ne lui fit aucune impression.

Il cherchoit partout la duchesse de Lesdiguières, et il ne la rencontroit nulle part, parce qu’elle étoit dans sa première année de veuve ; mais lui qui vouloit finir, s’en ouvrit à Torcy comme au ministre des affaires étrangères ; il en rendit compte au roi, qui approuva fort ce dessein, et qui chargea le maréchal de Duras d’en parler à sa fille. Elle en fut aussi affligée que surprise.

Elle témoigna à son père sa répugnance à s’abandonner aux caprices et à la jalousie d’un vieil Italien débauché, l’horreur qu’elle concevoit de se trouver seule entre ses mains en Italie, et la crainte raisonnable de sa santé avec un homme très convaincu de ne l’avoir pas bonne.

Je fus promptement averti de cette affaire. Elle et Mme de Saint-Simon vivoient ensemble, moins en cousines germaines qu’en sœurs ; j’étois aussi fort en liaison avec elle. Je lui représentai ce qu’elle devoit à sa maison prête à tomber après un si grand éclat par la mort de mon beau-père, la conduite de mon beau-frère, l’âge si avancé de M. de Duras, et l’état de son seul frère, dont les deux nièces emportoient tous les biens. Je lui fis valoir le désir du roi, les raisons d’État qui l’y déterminoient, le plaisir d’ôter ce parti à Mlle d’Elbœuf, en un mot tout ce dont je pus m’aviser. Tout fut inutile. Je ne vis jamais une telle fermeté. Pontchartrain, qui la vint raisonner, y échoua comme moi, mais il fit pis, car il l’irrita par les menaces qu’il y mêla que le roi le lui sauroit bien faire faire. M. le Prince se joignit à nos désirs, n’ayant plus aucune espérance pour lui-même, et qui surtout craignoit le mariage d’une Lorraine. Il fut trouver M. de Duras, le pressa d’imposer à Mme de Lesdiguières, lui dit, et le répéta au roi, qu’il en vouloit faire la noce à Chantilly comme de sa propre fille, par sa proche parenté avec la maréchale de Duras, arrière-petite-fille comme lui du dernier connétable de Montmorency. Je ne me rebutai point, je m’adressai à tout ce que je crus qui pouvoit quelque chose sur la duchesse de Lesdiguières, jusqu’aux filles de Sainte-Marie du faubourg Saint-Jacques, où elle avoit été élevée, et qu’elle aimoit beaucoup. Je n’eus pas plus de succès. Cependant M. de Mantoue, irrité par les difficultés de voir la duchesse de Lesdiguières, se résolut de l’aller attendre un dimanche aux Minimes. Il la trouva enfermée dans une chapelle, il s’approcha de la porte pour l’en voir sortir. Il en eut peu de contentement, ses coiffes épaisses de crêpes étoient baissées, à peine put-il l’entrevoir. Résolu d’en venir à bout, il en parla à Torcy, et lui témoigna que la complaisance de se laisser voir dans une église ne devoit pas être si difficile à obtenir. Torcy en parla au roi, qui lui ordonna devoir Mme des Lesdiguières, de lui parler de sa part du mariage comme d’une affaire qui lui convenoit et qu’il désiroit, mais pourtant sans y mêler d’autorité, de lui expliquer la complaisance que le duc de Mantoue désiroit d’elle, et de lui faire entendre qu’il souhaitoit qu’elle la lui accordât. Torcy fut donc à l’hôtel de Duras lui exposer sa mission ; sur le mariage, la réponse fut ferme, respectueuse, courte ; sur la complaisance, elle dit que les choses ne devant pas aller plus loin, elle la trouvoit fort inutile ; mais Torcy insistant sur ce dernier point de la part du roi, il fallut bien qu’elle y consentît. M. de Mantoue la fut donc attendre au même lieu où il l’avoit déjà une fois si mal vue ; il trouva Mme de Lesdiguières déjà dans la chapelle, il, s’en approcha comme l’autre fois. Elle avoit pris Mlle d’Espinoy avec elle ; prête à sortir, elle leva ses coiffes, passa lentement devant M. de Mantoue, lui fit une révérence en glissant, pour lui rendre la sienne, et comme ne sachant pas qui il étoit, et gagna son carrosse.

M. de Mantoue en fut charmé, il redoubla d’instances auprès du roi et de M. de Duras ; l’affaire se traita en plein conseil, comme une affaire d’État : en effet c’en étoit une. Il fut résolu d’amuser M. de Mantoue, et cependant de tout faire pour vaincre cette résistance, excepté la force de l’autorité que le roi voulut bien ne pas employer. Tout fut promis à Mme de Lesdiguières de la part du roi : que ce seroit Sa Majesté qui stipuleroit dans le contrat de mariage ; qui donneroit une dot et la lui assureroit, ainsi que son retour en France si elle devenoit veuve ; sa protection dans le cours du mariage ; en un mot, elle fut tentée de toutes les façons les plus honnêtes, les plus honorables pour la résoudre. Sa mère, amie de Mme de Creil, si connue pour sa beauté et sa vertu, emprunta sa maison pour une après-dînée, pour que nous pussions parler plus de suite et plus à notre aise à Mme de Lesdiguières qu’à l’hôtel de Duras. Nous n’y gagnâmes qu’un torrent de larmes. Peu de jours après, je fus bien étonné que Chamillart me racontât tout ce qui s’étoit dit de plus particulier là-dessus entre la duchesse de Lesdiguières et moi, et encore entre elle et Pontchartrain. Je sus bientôt après que, craignant enfin que ses refus ne lui attirassent quelque chose de fâcheux de la part du roi, ou ne fussent enfin forcés par son autorité absolue, elle s’étoit ouverte à ce ministre à notre insu à tous, pour faire par son moyen que le roi trouvât bon qu’il ne fût plus parlé de ce mariage, auquel elle ne se pouvoit résoudre ; que M. de Mantoue en fût si bien averti qu’il tournât ses pensées ailleurs, et qu’elle fût enfin délivrée d’une poursuite qui lui étoit devenue une persécution très fâcheuse. Chamillart la servit si bien que dès lors tout fut fini à cet égard, et que le roi, flatté peut-être de la préférence que cette jeune duchesse donnoit à demeurer sa sujette sur l’état de souveraine, fit son éloge le soir dans son cabinet à sa famille et aux princesses, par lesquelles cela se répandit dans le monde. M. de Duras se soucioit trop peu de tout pour contraindre sa fille, et la maréchale de Duras, qui l’auroit voulu, n’en eut pas la force. Le duc de Mantoue, informé enfin par Torcy du regret du roi de n’avoir pu vaincre la résolution de la duchesse de Lesdiguières de ne se point remarier, car ce fut ainsi qu’on lui donna la chose, cessa d’espérer, et résolut de se pourvoir ailleurs.

Il faut achever cette affaire tout de suite. Les Lorrains, qui avoient suivi de toute leur plus curieuse attention la poursuite du mariage avec la duchesse de Lesdiguières, reprirent leurs espérances, le voyant rompu, et leurs errements. M. le Prince, qui les suivoit de près, parla, cria, excita le roi, qui se porta jusque-là de faire dire à Mme d’Elbœuf de sa part que ses poursuites lui déplaisoient. Rien ne les arrêta. Ils comprirent que le roi n’en viendroit pas jusqu’à des défenses expresses, et sûrs par l’expérience de n’en être que mieux après, à force de flatteries et de souplesses, ils poussèrent leur pointe avec roideur. Un certain Casado, qui se faisoit depuis peu appeler marquis de Monteléon, créature de M. de Vaudemont, et Milanois, avoit obtenu par lui l’emploi d’envoyé d’Espagne à Gênes, puis auprès de M. de Mantoue, dont il gagna les bonnes grâces, et qu’il accompagna à Paris. C’étoit un compagnon de beaucoup d’esprit, d’adresse, d’insinuation et d’intrigue, hardi avec cela et entreprenant, qu’on verra dans la suite devenir ambassadeur d’Espagne en Hollande et en Angleterre, et y bien faire ses affaires, et pas mal celles de sa cour. Il eut pour adjoint, pour marier M. de Mantoue au gré de Vaudemont, un autre Italien subalterne, théatin renié, connu autrefois à Paris, dans les tripots, sous le nom de Primi, et qui avoit depuis pris le nom de Saint-Mayol, homme à tout faire, avec de l’esprit et de l’argent, dont il fut répandu quantité dans la maison. Avec ses mesures et le congé donné par lime de Lesdiguières, ils vainquirent la répugnance de M. de Mantoue, qui, au fond, ne pouvoit être que caprice par la beauté, la taille et la naissance de Mlle d’Elbœuf ; mais la sienne ne laissa pas de les embarrasser.

Avec un rang et du bien, initiée à tout à la cour, et avec une réputation entière, elle ne se vouloit point marier, ou se marier à son gré, et disoit toutes les mêmes raisons qu’avoit alléguées Mme de Lesdiguières pour ne point épouser M. de Mantoue. Elle avoit subjugué sa mère, qui trouvoit même son joug pesant, mais qui n’avoit garde de s’en vanter. Elle avoit donc grande envie de s’en défaire. Elle la tint à Paris, pour l’éloigner de la cour, de ses plaisirs, de ses semonces. Elle fit un présent considérable à une bâtarde de son mari qui avoit tout l’esprit du monde et toute la confiance de sa fille, et lui lit envisager une fortune en Italie. Toute la maison de Lorraine se mit après Mlle d’Elbœuf, Mlle de Lislebonne surtout et Mme d’Espinoy, qui vainquirent enfin sa résistance. Quand ils en furent venus à ce point, la souplesse auprès du roi vint au secours de l’audace d’un mariage conclu contre sa volonté qu’il leur avoit déclarée. Ils firent valoir la répugnance invincible du duc de Mantoue pour Mlle d’Enghien, celle de la duchesse de Lesdiguières pour lui, qui n’avoit pu être surmontée, et la spécieuse raison de ne pas forcer un souverain, son allié, et actuellement dans Paris, sur le choix d’une épouse, lors surtout qu’il la vouloit prendre parmi ses sujettes (car les Lorrains savent très impudemment disputer, ou très accortement avouer, selon leur convenance occasionnelle, la qualité de sujets du roi). Sa Majesté fut donc gagnée, avec cet ascendant de M. le Grand sur lui, à laisser faire sans rien défendre et aussi sans s’en mêler. M. le Prince obtint que le mariage ne se feroit pas en France, et il fut convenu que, le contrat signé entre les parties, elles s’en iraient chacune de leur côté le célébrer à Mantoue.

M. de Mantoue qui, en six ou sept mois qu’il fut à Paris, ne vit le roi que cinq ou six fois incognito dans son cabinet, reçut du roi, la dernière fois qu’il le vit à Versailles, une belle épée de diamants que le roi avoit exprès mise à son côté, et qu’il en tira pour la lui donner, et lui mettre, lui dit-il, les armes à la main comme au généralissime de ses armées en Italie. Il en avoit eu le titre en effet depuis la rupture avec M. de Savoie, mais pour en avoir le nom et les honneurs, sans autorité dont il étoit incapable, et sans exercice dont il auroit trop appréhendé le péril. Il voulut encore aller prendre congé du roi à Marly, et lui demanda permission de le saluer encore, en passant à Fontainebleau, s’en allant à cheval avec sa suite en Italie.

Il arriva à Fontainebleau le 19 septembre, et coucha à la ville chez son envoyé. Le 20, il dîna chez M. le Grand, vit le roi dans son cabinet, et soupa chez Torcy. Le 21, il vit encore le roi un moment, dîna chez Chamillart, et s’en alla, toujours à cheval, coucher à Nemours et tout de suite en Italie. En même temps lime et Aille d’Elbœuf avec Mme de Pompadour, sœur de Mme d’Elbœuf, passèrent à Fontainebleau sans voir personne, suivant leur proie jusqu’où leur chemin fourchoit, pour aller, lui par terre, elles par mer, de peur que le marieur ne changeât d’avis et leur fît un affront : c’étoit pour des personnes de ce rang un étrange personnage que suivre elles-mêmes leur homme de si près. En chemin la frapper leur redoubla. Arrivées à Nevers, dans une hôtellerie, elles jugèrent qu’il ne falloit pas se commettre plus avant, sans de plus efficaces sûretés. Elles y séjournèrent un jour ; ce même jour, elles y reçurent la visite de M. de Mantoue.

Mme de Pompadour qui tant qu’elle avoit pu, avec son art et ses minauderies, s’étoit insinuée auprès de lui dans le dessein d’en tirer tout ce qu’elle pourroit, lui proposa de ne différer pas à se rendre heureux par la célébration de son mariage ; il s’en défendit tant qu’il put. Pendant cette indécente dispute elles envoyèrent demander permission à l’évêque. Il se mouroit ; le grand vicaire, à qui on s’adressa, la refusa. Il dit qu’il n’étoit pas informé de la volonté du roi ; qu’un mariage ainsi célébré ne le seroit pas avec la dignité requise entre de telles personnes ; que, de plus, il se trouveroit dépouillé des formalités indispensablement nécessaires pour le mettre à couvert de toute contestation d’invalidité. Une si judicieuse réponse fâcha fort les dames sans leur faire changer de dessein. Elles pressèrent M. de Mantoue, lui représentèrent que ce mariage n’étoit pas de ceux où il y avoit des oppositions à craindre, le rassurèrent sur ce que, se faisant ainsi dans l’hôtellerie d’une ville de province, le respect au roi se trouvoit suffisamment gardé, le piquèrent sur son état de souverain qui l’affranchissoit des lois et des règles ordinaires, enfin le poussèrent tant, qu’à force de l’importuner elles l’y firent consentir.

Ils avoient dîné. Aussitôt le consentement arraché, elles firent monter l’aumônier de son équipage, qui les maria dans le moment. Dès que cela fut fait, tout ce qui étoit dans la chambre sortit pour laisser les mariés en liberté de consommer le mariage, quoi que pût dire et faire M. de Mantoue pour les retenir, lequel vouloit absolument éviter ce tête-à-tête. Mme de Pompadour se tint en dehors, sur le degré, à écouter près de la porte. Elle n’entendit qu’une conversation fort modeste et fort embarrassée, sans que les maris s’approchassent l’un de l’autre. Elle demeura quelque temps de la sorte, mais jugeant enfin qu’il ne s’en pouvoit espérer rien de mieux, et qu’à tout événement ce tête-à-tête seroit susceptible de toutes les interprétations qu’on lui voudroit donner, elle céda enfin aux cris que de temps en temps le duc de Mantoue faisoit pour rappeler la compagnie, et qui demandoit ce que vouloit dire de s’en aller tous et de les laisser ainsi seuls tous deux. Mme de Pompadour appela sa sœur. Elles rentrèrent ; aussitôt le duc prit congé d’elles, et quoiqu’il ne fût pas de bonne heure, monta à cheval et ne les revit qu’en Italie, encore qu’ils fissent même route jusqu’à Lyon. La nouvelle de cette étrange célébration de mariage ne tarda guère à se répandre avec tout le ridicule dont elle étoit tissue.

Le roi trouva très mauvais qu’on eût osé passer ses défenses. Les Lorrains, accoutumés de tout oser, puis de tout plâtrer, et à n’en être pas plus mal avec le roi, eurent la même issue de cette entreprise ; ils s’excusèrent sur la crainte d’un affront, et il pouvoit être que M. de Mantoue, amené à leur point à force de ruses, d’artifices, de circonventions, n’eût pas mieux aimé que de gagner l’Italie, puis se moquer d’eux. Ils aimèrent donc mieux encourir la honte qu’ils essuyèrent en courant, et forçant M. de Mantoue, que celle de son dédit, accoutumés comme ils sont à tant d’étranges façons de faire des mariages. De Lyon Mme de Pompadour revint pleine d’espérance de l’ordre pour son mari à la recommandation du duc de Mantoue, qui n’eut aucun succès.

Mme d’Elbœuf et sa fille allèrent s’embarquer à Toulon sur deux galères du roi, par une mescolance[3] rare d’avoir défendu à Mme d’Elbœuf de penser à ce mariage, ou l’équivalent de cela, de n’avoir voulu dans la suite, ni le permettre, ni le défendre, ni s’en mêler, d’avoir défendu après qu’il se fît en France, et de prêter après deux de ses galères pour l’aller faire ou achever.

Ces galères eurent rudement la chasse par des corsaires d’Afrique. Ce fut grand dommage qu’elles ne fussent prises pour achever le roman.

Débarquées enfin à sauveté, M. de Vaudemont les joignit. Il persuada à M. de Mantoue de réhabiliter son mariage par une célébration nouvelle qui rétablît tout le défectueux de celle de Nevers. Ce prince l’avoit lui-même trouvée si contraire aux défenses précises que le roi leur avoit faites de se marier en France, qu’il l’avoit fait assurer par son envoyé qu’il n’en étoit rien, et que ce n’étoient que des bruits faux que ceux qui couroient de son mariage fait à Nevers ; cette raison le détermina donc à suivre le conseil de Vaudemont.

L’évêque de Tortone les maria dans Tortone publiquement, en présence de la duchesse d’Elbœuf et du prince et de la princesse de Vaudemont.

Ce beau mariage, tant poursuivi : par les Lorrains, tant fui par M. de Mantoue, fait avec tant d’indécence, et refoit après pour la sûreté de l’état de Mlle d’Elbœuf, n’eut pas des suites heureuses. Soit dépit de s’être laissé acculer à épouser malgré lui, soit caprice ou jalousie, il renferma tout aussitôt sa femme avec tant de sévérité, qu’elle n’eut permission de voir qui que ce fût, excepté sa mère, encore pas plus d’une heure par jour, et jamais seule, pendant les quatre ou cinq mois qu’elle demeura avec eux. Ses femmes n’entroient chez elle que pour l’habiller et la déshabiller précisément. Il fit murer ses fenêtres fort haut et la fit garder à vue par de vieilles Italiennes.

Ce fut donc une cruelle prison. Ce traitement, auquel je ne m’attendois pas, et le peu de considération, pour ne pas dire le mépris, qu’on témoigna ici à ce prince toujours depuis son départ, me, consolèrent beaucoup de l’invincible opiniâtreté de la duchesse de Lesdiguières. J’eus pourtant peine à croire que, prise de son choix, elle eût essuyé les mêmes duretés, ni lui les traitements qu’il reçut, s’il n’eût pas fait un mariage auquel le roi se montra si contraire.

Six mois après, Mme d’Elbœuf, outrée de dépit, mais trop glorieuse pour le montrer, revint, remplie, à ce qu’elle affectoit, des grandeurs de son gendre et de sa fille, ravie pourtant au fond d’être défaite d’une charge devenue si pesante. Elle déguisa les malheurs de sa fille jusqu’à s’offenser qu’on dît et qu’on crût ce qui en étoit, et ce qui en revenoit par toutes les lettres de nos armées. Mais à la fin, Lorraine d’alliance non de naissance, le temps et la force de la vérité les lui fit avouer. Fin rare, et qui montra bien tout l’art et l’ascendant des Lorrains, elle ne fut pas moins bien traitée après ce voyage que si elle n’eût rien fait que de la volonté du roi. Je me suis peut-être trop étendu sur cette affaire. Il m’a paru qu’elle le méritoit par sa singularité, et plus encore pour montrer par des faits de cette sorte quelle fut la cour du roi. Reprenons maintenant le courant où nous l’avons laissé.




  1. Marie de Gonzague, et non Mme de Gonzague, comme en fit dans les précédentes éditions, avait été reine de Pologne.
  2. Voy., sur ces Pièces, t. Ier, p. 437, note.
  3. Combinaison.