Mémoires (Saint-Simon)/Tome 4/21

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CHAPITRE XXI.


Pension du roi à Mme de Caylus, à condition de quitter le P. de La Tour. — Caractère de ce père. — Mort de Pavillon. — Brevets de retenue à Livry et au comte d’Évreux. — Duc de Tresmes reçu à l’hôtel de ville. — Mariage de Rupelmonde avec une fille d’Alègre. — Caractère et audace de Mme de Rupelmonde ; extraction de son mari, etc. — Duc d’Aumont gagne contre le duc d’Elbœuf une affaire piquante. — Petits exploits de La Feuillade. — Mort de l’électrice de Brandebourg. — Mort de Courtebonne. — Filles de Saint-Cyr. — Mariage de Mlle d’Osmont avec Avrincourt. — Mort de Tressan, évêque du Mans. — Tracasserie entre Saint-Pierre et Nancré pour les Suisses de M. le duc d’Orléans. — Brevet de retenue à Grignan. — Mariage du chevalier de Grignan avec Mlle d’Oraison. — Mariage de Montal avec la sœur de Villacerf, et d’Épinay avec une fille d’O. — Rivas chassé ; Mejorada en sa place. — Ronquillo. — Dégoûts à Madrid du duc de Grammont, qui demande son rappel et à la Toison. — Triomphe éclatant et solide de la princesse des Ursins, assurée de retourner en Espagne. — Amitié de la princesse des Ursins pour Mme de Saint-Simon et pour moi, et ses bons offices. — Duc et duchesse d’Albe à un bal à Marly ; singularités. — Amelot ambassadeur en Espagne ; son caractère. — Orry retourne en Espagne. — Bourg, son caractère, ses aventures, sa chétive fortune. — Melford rappelé à Saint-Germain et déclaré duc. — Middleton se fait catholique. — Mort de Mme du Plessis-Bellière. — Mort, caractère et fortune de Magalotti. — Albergotti et son caractère. — Mort du duc de Choiseul, qui éteint son duché-pairie. — Mort du président de Maisons. — Mort de Mlle de Beaufremont. — Mort de Seissac. — Mort et deuil du duc Maximilien de Bavière. — Mort de Beuvron. — Mort du petit duc de Bretagne ; son deuil. — Longue goutte du roi ; son coucher retranché au public pour toujours. — Mort de Rubantel. — Mort de Breteuil ; Armenonville conseiller d’État. — Mort du fils unique d’Alègre. — Angervilliers intendant du Dauphiné et des armées. — Bouchu ; son caractère ; singularité de ses dernières années.


Quelque occupée que pût être Mme de Maintenon du retour et de la réception de Mme des Ursins, rien ne la put distraire de la maladie antijanséniste. Mme de Caylus avoit mis son exil à profit. Elle étoit retournée à Dieu de bonne foi ; elle s’étoit mise entre les mains du P. de La Tour, qui fut ensuite, s’il ne l’étoit déjà, général des pères de l’Oratoire. Ce P. de La Tour étoit un grand homme, bien fait, d’un visage agréable, mais imposant, fort connu par son esprit liant mais ferme, adroit mais fort, par ses sermons, par ses directions. Il passoit, ainsi que la plupart de ceux de sa congrégation, pour être janséniste, c’est-à-dire réguliers, exacts, étroits dans leur conduite, studieux, pénitents, haïs de Saint-Sulpice et des jésuites, et par conséquent nullement liés avec eux ; enviés des uns dans leur ignorance, et des, autres par la jalousie du peu de collèges et de séminaires qu’ils gouvernoient, et du grand nombre d’amis et illustres qui les leur préféroient. Depuis que le P. de La Tour conduisoit Mme de Caylus, la prière continuelle et les bonnes œuvres partagèrent tout son temps, et ne lui en laissèrent plus pour aucune société ; le jeûne étoit son exercice ordinaire, et depuis l’office du jeudi saint jusqu’à la fin de celui du samedi, elle ne sortoit point de Saint-Sulpice ; avec cela toujours gaie, mais mesurée et ne voyant plus que des personnes tout à fait dans la piété, et même assez rarement. Dieu répandoit tant de grâces sur elle, que cette femme si mondaine, si faite aussi pour les plaisirs et pour faire la joie du monde, ne regretta jamais dans ce long espace que de ne l’avoir pas quitté plus tôt, et ne s’ennuya jamais un moment dans une vie si dure, si unie, qui n’étoit qu’un enchaînement sans intervalle de prières et de pénitences. Un si heureux état fut troublé par l’ignorance et la folie du zèle de sa tante, pour se taire sur plus haut ; elle lui manda que le roi ni elle ne se pouvoient accommoder plus longtemps de sa direction du P. de La Tour ; que c’étoit un janséniste qui la perdoit ; qu’il y avoit dans Paris d’autres personnes doctes et pieuses dont les sentiments n’étoient point suspects ; qu’on lui laissoit le choix de tous ceux-là ; que c’étoit pour son bien et pour son salut que cette complaisance étoit exigée d’elle ; que c’étoit une obéissance qu’elle ne pouvoit refuser au roi ; qu’elle étoit pauvre depuis la mort de son mari ; enfin que, si elle se conformoit de bonne grâce à cette volonté, sa pension de six mille livres seroit augmentée jusqu’à dix.

Mme de Caylus eut grand’peine à se résoudre ; la crainte d’être tourmentée prit sur elle plus que les promesses ; elle quitta le P. de La Tour, prit un confesseur au gré de la cour, et bientôt ne fut plus la même ; la prière l’ennuya, les bonnes œuvres la lassèrent, la solitude lui devint insupportable ; comme elle avoit conservé les mêmes agréments dans l’esprit, elle trouva aisément des sociétés plus amusantes, parmi lesquelles elle redevint bientôt tout ce qu’elle avoit été. Elle renoua avec le duc de Villeroy pour lequel elle avoit été chassée de la cour. On verra bientôt que cet inconvénient ne parut rien aux yeux du roi et de Mme de Maintenon, en comparaison de celui de se sanctifier sous la conduite d’un janséniste. Le P. de La Tour, qui excelloit par un esprit de sagesse, de conduite et de gouvernement, étoit guetté avec une application à laquelle rien n’échappoit, sans qu’il fît jamais un faux pas. Le roi qui, poussé par les jésuites et Saint-Sulpice, lui cherchoit noise de tout son cœur, s’est plusieurs fois écrié avec dépit, mais avec admiration, sur la sagesse de cet homme, avouant que depuis fort longtemps qu’il l’épioit, il n’avoit jamais pu le trouver en faute. Sa conversation étoit gaie, souvent salée, amusante, mais sans sortir du caractère qu’il portoit. C’étoit un homme imposant et dans la plus grande considération ; avec tout cela ses lumières le trompèrent à la fin, et on le verra dans la suite tomber dans un terrible panneau, où son autorité, croyant éviter un grand mal, entraîna le cardinal de Noailles et le chancelier d’Aguesseau, et eut de funestes suites. Le P. de La Tour étoit gentilhomme de bon lieu, d’auprès d’Eu, et avoit été page de Mademoiselle.

Pavillon, neveu du célèbre évêque de Pamiers, si connu dans les affaires du jansénisme et de la régale, mourut vieux à Paris, où il étoit de l’Académie des sciences et des inscriptions, assez pauvre et point marié. C’étoit un homme infirme, de beaucoup d’esprit et fort agréable, qui avoit toujours chez lui une compagnie choisie, mais excellente, où alloient même des gens considérables, un fort honnête homme, et qui fut fort regretté.

Livry eut en ce même temps quatre cent mille livres de brevet de retenue sur sa charge, et le comte d’Évreux bientôt après une augmentation de cent mille livres du sien, qui étoit déjà de trois cent cinquante mille livres.

Le duc de Tresmes fut reçu en grande pompe à l’hôtel de ville, comme gouverneur de Paris ; il y fut harangué par le prévôt des marchands, qui le traita toujours de Monseigneur. M. de Montbazon et les gouverneurs de Paris qui l’avoient précédé, avoient eu ce traitement, qui s’étoit perdu ensuite. Le duc de Créqui le fit rétablir, et les ducs de Gesvres et de Tresmes en profitèrent. La ville lui donna le même jour un grand festin, où il mena quantité de gens de la cour et de Paris, qui furent placés, à la droite d’une table longue, dans trente fauteuils ; vis-à-vis, sur trente chaises à dos, furent les échevins, les conseillers de ville et les conviés du prévôt des marchands, qui étoit seul avec le duc de Tresmes ; et à sa gauche, au haut bout de la table, dans deux fauteuils, le prévôt des marchands et tous les officiers de la ville en habit de cérémonie. On parla fort de la magnificence du repas, qui fut en poisson, parce que c’étoit un samedi 24 janvier. Le duc de Tresmes jeta de l’argent au peuple en entrant et en sortant de l’hôtel de ville.

Mme d’Alègre maria en ce même mois sa fille à Rupelmonde, Flamand et colonel dans les troupes d’Espagne, pendant que son mari étoit employé sur la frontière ; elle s’en défit à bon marché, et le duc d’Albe en fit la noce. Elle donna son gendre pour un grand seigneur, et fort riche, à qui elle fit arborer un manteau ducal. Sa fille, rousse comme une vache, avec de l’esprit et de l’intrigue, mais avec une effronterie sans pareille, se fourra à la cour, où avec les sobriquets de la blonde et de vaque-à-tout, parce qu’elle étoit de toutes foires et marchés, elle s’initia dans beaucoup de choses, fort peu contrainte par la vertu et jouant le plus gros jeu du monde. Ancrée suffisamment, à ce qu’il lui sembla, non contente de son manteau ducal postiche, elle hasarda la housse sur sa chaise à porteurs. Le manteau, quoique nouvellement, c’est-àdire depuis vingt ou vingt-cinq ans, se souffroit à plusieurs gens, qui n’en tiroient aucun avantage, mais pour la housse, personne n’avoit encore jamais osé en prendre sans droit. Celle-ci fit grand bruit, mais ne dura que vingtquatre heures. Le roi la lui fit quitter avec une réprimande très forte.

Le roi, lassé des lettres de Mme d’Alègre, qui tantôt pour Marly, tantôt pour une place de dame du palais, exaltoit sans cesse les grandeurs de son gendre, chargea Torcy de savoir par preuves qui étoit ce M. de Rupelmonde. Les informations lui arrivèrent prouvées en bonne forme, qui démontrèrent que le père de ce gendre de Mme d’Alègre, après avoir travaillé de sa main aux forges de la véritable dame de Rupelmonde, en étoit devenu facteur, puis maître, s’y étoit enrichi, en avoit ruiné les possesseurs, et étoit devenu seigneur de leurs biens et de leurs terres en leur place. Torcy me l’a conté longtemps depuis en propres termes. Mais l’avis étoit venu trop tard, et avoit trouvé Mme de Rupelmonde admise à tout ce que le sont les femmes de qualité. Le roi ne voulut pas faire un éclat.

Jamais je ne vis homme si triste que ce Rupelmonde ni qui ressemblât plus à un garçon apothicaire. Je me souviens qu’un soir que nous étions à Marly, et qu’au sortir du cabinet du roi Mme la duchesse de Bourgogne s’étoit remise au lansquenet, où étoit Mme de Rupelmonde qui y coupoit, un suisse du salon entra quelques pas et cria fort haut : « Madame Ripilmande, allez coucher ; votre mari est au lit qui envoie vous demander. » L’éclat de rire fut universel.

Le mari, en effet, avoit envoyé chercher sa femme, et le valet, comme un sot, avoit dit au suisse la commission, au lieu de demander à parler à Mme de Rupelmonde, et la faire appeler à la porte du salon. Elle ne vouloit point quitter le jeu, moitié honteuse, moitié effrontée ; mais Mme la duchesse de Bourgogne la fit sortir. Le mari fut tué bientôt après. Le deuil fini, la Rupelmonde intrigua plus que jamais, et à force d’audace et d’insolence, de commodités et d’amourettes, parvint longtemps depuis à être dame du palais de la reine à son mariage, et par une longue et publique habitude avec le comte depuis duc de Grammont, à faire le mariage de son fils unique avec sa fille rousse et cruellement laide, sans un sou de dot.

Les ducs d’Elbœuf, père et fils, gouverneurs de Picardie, avoient une dispute avec le maréchal et les ducs d’Aumont, gouverneurs de Boulogne et de Boulonnois, qui étoit devenue fort aigre, et qui avoit été plus d’une fois sur le point de leur faire mettre l’épée à la main l’un contre l’autre. M. d’Elbœuf disoit que Boulogne et le Boulonnois étoient du gouvernement de Picardie, et le prouvoit, parce qu’il étoit en usage de présenter au roi les clefs de Boulogne quand il y étoit venu, et d’y donner l’ordre, M. d’Aumont présent ; mais il prétendoit de là mettre son attache aux provisions de gouverneur de Boulogne et du Boulonnois, et c’est ce que MM. d’Aumont lui contestoient. Le roi enfin jugea cette affaire en ces temps-ci, et M. d’Aumont la gagna de toutes les voix du conseil de dépêches.

La Feuillade, arrivé au commencement de janvier, présenté par Chamillart, et reçu en conquérant, ne dédaigna pas de danser à Marly avec nous. Il avoit laissé sa petite armée en Savoie, dans les vallées voisines, et au blocus de Montméliant. Le voyage fut court et brillant ; un mois après il travailla avec le roi et Chamillart chez lime de Maintenon, comme les généraux d’armée, prit congé et s’en retourna. Il ne tarda pas à marcher à Nice et à Villefranche, et détacha Gévaudan pour s’emparer de Pignerol tout ouvert. Le marquis de Roye, lieutenant général des galères, les mena devant Villefranche avec des vaisseaux chargés de munitions ; elle fut bientôt prise l’épée à la main. Il fut de là à Nice, où il ouvrit la tranchée le 17 mars, et cependant le château de Villefranche se rendit aux : troupes qu’il y avoit laissées. Nice se rendit le 17 avril, et la garnison se retira au château, qu’on ne songea pas à attaquer, entre lequel et la ville on fit une trêve indéfinie, à laquelle M. de Savoie consentit.

L’électrice de Brandebourg mourut au commencement de février. Elle était sœur du duc d’Hanovre, fait neuvième électeur, et qui depuis a succédé à la reine Anne à la couronne d’Angleterre. Cette princesse mérite d’être remarquée pour n’avoir jamais approuvé que l’électeur son mari prît le titre de roi de Prusse. On n’en prit point le deuil, parce qu’il n’y avoit point de parenté avec le roi.

Villars, après avoir travaillé avec le roi, prit congé de lui les premiers jours de février. Il revint un mois après ; il avoit été faire un tour sur la Moselle ; quinze jours après il s’en alla à Metz en attendant qu’il pût assembler son armée.

Marsin arriva d’Alsace, et Arco de Flandre, pour y retourner bientôt.

Courtebonne, lieutenant général, mourut. Il étoit excellent officier et gouverneur d’Hesdin, frère de la femme de Breteuil, conseiller d’État, mère de Breteuil que nous verrons deux fois secrétaire d’État de la guerre. Le roi se servit de ce gouvernement pour faire plaisir à Mme de Maintenon. Elle trayoit d’ordinaire une demoiselle ou deux de Saint-Cyr des plus prêtes à en sortir, pour se les attacher, écrire ses lettres et la suivre partout. Le roi, qui les voyoit là sans cesse, prenoit souvent de la bonté pour elles et les marioit.

Mlle d’Osmont se trouva dans ce cas-là, avec plus d’esprit et d’agrément que la plupart des autres. On lui trouva un parti, d’Avrincourt, qui avoit quelque peu servi de colonel de dragons en Italie. Il avoit du bien en Artois ; Hesdin lui convenoit, il en donna vingt-cinq mille écus aux enfants de Courtebonne, et on lui donna cent mille livres sur l’hôtel de ville. Ce fut un homme d’esprit et adroit qui, au lieu de se laisser étranger et sa femme, sut plaire et en tirer les meilleurs partis, moyennant quoi il s’enrichit extrêmement, et trouva moyen, même longtemps depuis la mort du roi, d’avoir un régiment royal de cavalerie, et son gouvernement pour son fils. Mme la duchesse de Bourgogne s’amusa fort de cette noce, et donna la chemise pour se divertir et faire sa cour à Mme de Maintenon.

Il mourut en même temps un autre homme qui avoit fait bien des manèges en sa vie, qui avoit succédé à l’archevêque d’Aix dans la charge de premier aumônier de Monsieur c’étoit Tressan, qui ne put aller plus loin que l’évêché du Mans, et qui enfin, de guerre lasse, s’y confina et vendit sa charge à l’abbé de Grancey.

Cela me fait souvenir d’une tracasserie qui arriva lors entre M. et Mme la duchesse d’Orléans. Saint-Pierre, qui avoit beaucoup d’esprit et de l’intrigue, et qui, très bon marin, avoit été cassé pour n’avoir pas voulu prendre du petit Renault les leçons publiques de marine que le roi avoit ordonnées, avoit amené sa femme de Brest, plus intrigante encore que lui et fort vive. Elle avoit été jolie quoique jeune encore, et avoit été fort sur le trottoir à Brest, d’où elle était. Je ne sais qui la produisit à Mme la duchesse d’Orléans. Elle devint sa favorite, s’établit partout à sa suite, quoique sans emploi chez elle, et vécut comme à Brest. Elle avoit de l’esprit, de la gaieté, de la douceur. Elle plut et s’insinua fort avec le monde sous la protection de la princesse.

Saint-Pierre étoit un homme froid, se piquant de lecture, de philosophie et de sagesse. À la dévotion près, et dans le bas étage, c’étoit un ménage tout comme celui de M. et de Mme d’O, de chez qui aussi ils ne bougeoient. M. le duc d’Orléans n’en faisoit pas grand cas, et ne trouvoit ni l’importance du mari à son gré, ni le fringant et le petit état de la femme propre à figurer favorite de Mme la duchesse d’Orléans. Ils vouloient une place à se fourrer, à quelque prix que ce fût, qui leur donnât quelque consistance. Liscoët mourut qui avoit les Suisses de M. le duc d’Orléans, et la place est lucrative. Saint- Pierre et sa femme se mirent après. Mme la duchesse d’Orléans prétendit que M. le duc d’Orléans la lui avoit promise. Nancré, qui étoit Dreux comme le gendre de Chamillart, étoit un garçon de beaucoup d’esprit, d’agrément et fort orné ; il avoit quitté le service, lassé d’être lieutenant-colonel, où il avoit percé par ancienneté. Son père étoit mort lieutenant général et gouverneur de…., qui en secondes noces avoit épousé une fille de La Bazinière, sœur de la mère du président de Mesmes, mort premier président, et intimement avec lui et avec son beau-fils. Celui-ci s’étoit trouvé dans des parties de M. le duc d’Orléans à Paris. Il étoit appuyé auprès de lui de l’abbé Dubois et de Canillac, qui lui firent donner la charge. Voilà la Saint-Pierre aux grands pleurs, son mari aux grands airs de dédain, et à dire que c’étoit l’affaire de Mme la duchesse d’Orléans, qui s’en brouilla avec M. le duc d’Orléans. Jamais elle ne l’a pardonné à Nancré ; jamais, ce qui est bouffon à dire, Saint-Pierre ne l’a pardonné à M. le duc d’Orléans, quoiqu’il ait eu mieux dans la suite, et à peine en aucun temps a-t-il pris la peine de mettre le pied chez lui. Ce détail de Palais-Royal semble maintenant fort fade et fort peu ici en sa place. Les suites feront voir qu’il ne devoit pas être omis. Le rare est que Saint-Pierre arracha, sans se donner la peine de s’en remuer, quatre mille livres d’augmentation de pension d’une de six mille livres que Mme la duchesse d’Orléans lui avoit déjà obtenue, et que M. le duc d’Orléans n’en fut pas mieux dans ses bonnes grâces.

À propos de grâces pécuniaires, Grignan, fort endetté à commander en Provence, obtint deux cent mille livres de brevet de retenue sur sa lieutenance générale de cette province. Lui et sa femme, se voyant sans garçons, tourmentèrent tant le chevalier de Grignan, qu’ils lui firent épouser Mlle d’Oraison. C’étoit un homme fort sage, de beaucoup d’amis, très considéré, avec beaucoup d’esprit et du savoir. Une goutte presque sans relâche lui fit quitter le service où il s’étoit distingué, et la cour où il auroit figuré même sans place. Il étoit menin de Monseigneur, des premiers qui furent faits. Il étoit retiré depuis longtemps en Provence, d’où il ne sortit plus.

Ce mariage fut fort inutile, il n’en vint aucun enfant. Mais ils n’avoient pas à craindre l’extinction de leur maison tant il subsistoit encore de branches de Castellane.

En même temps, le petit-fils de Montal, mort chevalier de l’ordre, et qui auroit mieux été maréchal de France, épousa une sœur de Villacerf, premier maître d’hôtel de Mme la duchesse de Bourgogne, et M. d’O maria sa fille aînée à M. d’Épinay assez pauvre.

Mme des Ursins, triomphante à Paris fort au-dessus de ses espérances, faisoit en même temps bien des choses en Espagne. Rivas, autrefois Ubilla, secrétaire des dépêches universelles, célèbre pour avoir dressé le testament de Charles II, fut chassé ; il ne s’en releva jamais, et Mejorada fut mis en sa place. Le père de ce dernier l’avoit eue avant Rivas. Il consentit à détacher pour Ronquillo le département de la guerre, que celui-ci refusa : ce dernier étoit corrégidor de Madrid, avec grande réputation. Il vouloit une plus haute fortune, et il parvint en effet quelque temps après à être gouverneur du conseil de Castille. D’un autre côté, le duc de Grammont étoit accablé de dégoûts. Poussé à bout sur toutes les affaires, qui ne réussissoient que lorsqu’il ne s’en mêloit pas, il demanda une audience à la reine, quoique le roi fût à Madrid, dans l’espérance de réussir par elle. Il l’obtint, lui exposa diverses choses importantes et pressées, par rapport au siège de Gibraltar.

La reine l’écouta paisiblement, puis, avec un sourire amer, lui demanda s’il convenoit à une femme de se mêler d’affaires, et lui tourna le dos. Mme des Ursins qui, à cause de Mme de Maintenon, ménageoit les Noailles, ne vouloit pas elle-même demander son rappel. Mais, outre qu’elle ne lui pardonnoit point les choses passées, il lui étoit important d’avoir un ambassadeur dont elle pût disposer. Il falloit réduire celui qui l’étoit à demander son rappel luimême, et c’est à la fin ce qui arriva. Les Noailles, qui faisoient tout, comme on a vu, pour son fils, leur gendre, ne se soudoient point de lui ; mais, par honneur pour eux-mêmes, ils désiroient au moins qu’il fût honnêtement congédié. C’est ce que la maréchale de Noailles négocia avec la princesse des Ursins, qui lui fit valoir la Toison qu’elle demandoit comme le comble de la considération du roi et de la reine pour eux, et tout l’effort de son amitié et de son crédit. Elle en fit sa cour à Mme de Maintenon, pour lui témoigner combien tout ce qui approchoit de son alliance l’emportoit sur les raisons les plus personnelles, et lui en faire valoir le sacrifice particulier que la reine d’Espagne lui faisoit de tout son mécontentement. Cette grâce fut donc assurée, mais seulement conférée peu avant le départ du duc de Grammont.

On retourna à Marly, où il y eut force bals. On peut croire que Mme des Ursins fut de ce voyage. Son logement fut à la Perspective ; rien de pareil à l’air de triomphe qu’elle y prit, à l’attention continuelle en tout qu’eut le roi à lui faire les honneurs, comme à un diminutif de reine étrangère à sa première arrivée, et à la majestueuse façon aussi dont tout étoit reçu avec une proportion de grâce et de respectueuse politesse dès lors fort effacée, et qui faisoit souvenir les vieux courtisans de la cour de la reine mère. Jamais elle ne paraissoit que le roi ne se montrât tout occupé d’elle, de l’entretenir, de lui faire remarquer les choses, de rechercher son goût et son approbation, avec un air de galanterie, même de flatterie, qui ne faiblit point. Les fréquents particuliers qu’elle avoit avec lui chez Mme de Maintenon, et qui duroient des heures et quelquefois le double, ceux qu’elle avoit les matins fort souvent avec Mme de Maintenon seule, la rendirent la divinité de la cour. Les princesses l’environnoient dès qu’elle se montroit quelque part, et l’alloient voir dans sa chambre. Rien de plus surprenant que l’empressement servile qu’avoit auprès d’elle tout ce qu’il y avoit de plus grand, de plus en place, de plus en faveur. Jusqu’à ses regards étoient comptés ; et ses paroles, adressées aux dames les plus considérables, leur imprimoient un air de ravissement.

J’allois presque tous les matins chez elle : elle se levoit toujours de très bonne heure, et s’habilloit et se coiffoit tout de suite, en sorte que sa toilette ne se voyoit jamais. Je prévenois l’heure des visites importantes, et nous causions avec la même liberté qu’autrefois. Je sus par elle beaucoup de détails d’affaires, et la façon de penser du roi, de Mme de Maintenon surtout, sur beaucoup de gens. Nous riions souvent ensemble de la bassesse qu’elle éprouvoit des personnes les plus considérées, et du mépris qu’elles s’en attiroient sans qu’elle le leur témoignât, et de la fausseté d’autres fort considérables qui, après lui avoir fait, et nouvellement à son arrivée, du pis qu’elles avoient pu, lui prodiguoient les protestations, et tâchoient à lui vanter leur attachement dans tous les temps, et à faire valoir leurs services.

J’étois flatté de cette confiance de la dictatrice de la cour. On y fit une attention qui m’attira une considération subite, outre que force gens des plus distingués me trouvoient les matins seul avec elle, et que les messages qui lui pleuvoient rapportoient qu’ils m’y avoient trouvé, et très ordinairement qu’ils n’avoient pu parler à elle. Elle m’appeloit souvent dans le salon, ou d’autres fois j’allois lui dire un mot à l’oreille, avec un air d’aisance et de liberté fort envié et fort peu imité. Elle ne trouvoit jamais Mme de Saint- Simon sans aller à elle, la louer, la mettre dans la conversation de ce qui était autour d’elle, souvent de la mener devant une glace, et de raccommoder sa coiffure ou quelque chose de son habit, comme en particulier elle auroit pu faire à sa fille ; assez souvent elle la tiroit de la compagnie, et causoit bas à part longtemps avec elle, toujours quelques mots bas de l’une à l’autre, et d’autres haut, mais qui ne se comprenoient pas. On se demandoit avec surprise, et beaucoup avec envie, d’où venoit une si grande amitié, dont personne ne s’étoit douté ; et ce qui achevoit de tourmenter la plupart, c’est que Mme des Ursins, sortant de la chambre de Mme de Maintenon, d’avec le roi et elle, ne manquoit guère d’aller à Mme de Saint-Simon, si elle la trouvoit dans le premier cabinet où elle avoit la liberté d’entrer avec quelques autres dames privilégiées, et la mener en un coin et de lui parler bas. D’autres fois la trouvant dans le salon, sortant de ces particuliers, elle en usait de même.

Cela faisoit ouvrir les yeux à tout le monde, et lui attiroit force civilités.

Ce qu’il y eut de plus solide fut tout le bien qu’elle dit d’elle au roi et à Mme de Maintenon, à plusieurs reprises ; et nous avons su, par des voies sûres et tout à fait éloignées de Mme des Ursins, qu’il n’y avoit sortes de bons offices qu’elle ne lui eût rendus, sans jamais les lui avoir demandés, et souvent, et avec art et dessein, et qu’elle avoit dit au roi et à Mme de Maintenon plus d’une fois qu’ils n’avoient aucune femme à la cour, et de tout âge, si propre, ni si faite exprès en vertu, en conduite, en sagesse, pour être dame du palais, et dès lors même, quoique si jeune, dame d’honneur de Mme la duchesse de Bourgogne, si la place venoit à vaquer, ni qui s’en acquittât avec plus de sens, de dignité, ni plus à leur gré et à celui de tout le monde. Elle en parla de même à Mme la duchesse de Bourgogne plusieurs fois, et ne lui déplut pas, parce que dès lors aussi cette princesse avoit jeté ses vues sur elle, si la duchesse du Lude, qui la survécut, venoit à manquer. Je suis persuadé que, outre la bonne opinion qu’avec toute la cour le roi et Mme de Maintenon en avoient déjà, ces témoignages de Mme des Ursins, dans la confiance qu’ils avoient prise en elle, leur firent l’impression dont toujours depuis les effets se sont fait sentir, et à la fin, comme on le verra en son temps, beaucoup plus que nous n’aurions voulu. Mme des Ursins ne m’oublia pas non plus ; mais une femme étoit plus susceptible de son témoignage, et faisoit aussi plus d’impression. Cette façon d’être avec nous et pour nous ne se ralentit point jusqu’à son départ pour l’Espagne.

Entre plusieurs bals où Mme des Ursins fut toujours traitée avec les mêmes distinctions, je veux dire un mot de celui où Mme des Ursins obtint avec quelque peine que le duc et la duchesse d’Albe fussent conviés. Je dis avec peine, parce qu’aucun ambassadeur, ni étranger, n’avoit jamais été admis à Marly, excepté Vernon une fois, lors du mariage de Mme la duchesse de Bourgogne, pour faire cette distinction à M. de Savoie dont il étoit envoyé, et dans les suites les ambassadeurs d’Espagne.

La séance du bal dans le salon étoit un carré long fort vaste. Au haut bout, c’est-à-dire du côté du salon qui séparoit l’appartement du roi de celui de Mme de Maintenon, étoit le fauteuil du roi, ou les fauteuils quand le roi et la reine d’Angleterre y étoient, laquelle étoit entre les deux rois. Les fils de France et M. le duc d’Orléans étoient les seuls hommes dans ce rang, que les princesses du sang fermoient. Vis-à-vis étoient assis les danseurs et avec eux M. le comte de Toulouse, et dans les commencements que j’y ai dansé, M. le Duc qui dansoit encore ; des deux côtés les dames qui dansoient, les titrées les premières des deux côtés sans aucun mélange entre elles d’aucune autre, non plus qu’à table avec le roi, ou avec Monseigneur, ou chez Mme la duchesse de Bourgogne ; derrière le roi le service, M. le Prince quelquefois, et ce qu’il y avoit de plus distingué, et derrière encore ; derrière les danseuses les dames qui ne dansoient point, et derrière elles les hommes de la cour spectateurs, et quelques autres derrière les danseurs ; M. le Duc ne dansant plus, et M. le prince de Conti toujours derrière les dames spectatrices. En masque ou non c’étoit de même, excepté que, à visage couvert, les fils de France se mêloient au bas bout parmi les danseurs. Le roi d’Angleterre et la princesse sa sœur ouvroient toujours le bal, et tant qu’il dansoit, le roi se tenoit debout. Après deux ou trois fois de ce cérémonial, le roi demeuroit assis à la prière de la reine d’Angleterre.

Le duc et la duchesse d’Albe arrivèrent sur les quatre heures et descendirent chez la princesse des Ursins, qui avoit eu permission de les mener chez Mme de Maintenon avant que le roi y entrât : ce fut une grande faveur de Mme des Ursins. Mme de Maintenon ne voyoit jamais aucun étranger ni aucun ambassadeur, et le duc et la duchesse d’Albe n’avoient pas encore vu son visage. On fit pour eux une chose sans conséquence. Le roi fit mettre la duchesse d’Albe au premier rang du fond, à côté et au-dessous de Mme la princesse de Conti, pour qu’elle vît mieux le bal, et Mme des Ursins à côté et au-dessous d’elle. À souper on fit mettre la duchesse d’Albe auprès de Mme la Duchesse à la table du roi, et Mme des Ursins auprès d’elle. Le maréchal de Boufflers fut chargé du duc d’Albe au bal, et de prier des courtisans distingués à une table particulière qu’il tint pour le duc d’Albe, servie par les officiers du roi. Il y en eut une autre pareille pour le duc de Perth et pour les Anglais. Après souper, Mme la duchesse de Bourgogne fit jouer la duchesse d’Albe au lansquenet avec elle. Le roi, à son coucher, donna le bougeoir au duc d’Albe[1], et lui fit son compliment sur la peine de s’en retourner coucher à Paris. Il parla fort à lui et à Mme d’Albe.

Aux autres bals, Mme des Ursins se mettoit auprès du grand chambellan, et avec sa lorgnette regardoit un chacun. À tout moment le roi se tournoit pour lui parler, et Mme de Maintenon, qui à cause d’elle venoit quelquefois avant le souper un quart d’heure ou une demi-heure à ces bals, déplaçoit le grand chambellan qui se mettoit derrière elle. Ainsi, elle étoit joignante Mme des Ursins, et tout près du roi de l’autre côté en arrière, et la conversation entre eux trois étoit continuelle ; Mme la duchesse de Bourgogne s’y mêloit beaucoup, et Monseigneur quelquefois. Cette princesse aussi n’étoit occupée que de Mme des Ursins, et on voyoit qu’elle cherchoit à lui plaire. Ce qui parut extrêmement singulier, ce fut de voir celle-ci paroître dans le salon avec un petit épagneul sous le bras, comme si elle eût été chez elle. On ne revenoit point d’étonnement d’une familiarité que lime la duchesse de Bourgogne n’eût osé hasarder, encore moins à ces bals de voir le roi caresser le petit chien, et à plusieurs reprises. Enfin, on n’a jamais vu prendre un si grand vol. On ne s’y accoutumoit pas, et à qui l’a vu, et connu le roi et sa cour, on en est surpris encore quand on y pense après tant d’années. Il n’étoit plus douteux alors qu’elle ne retournât en Espagne[2]. Ses particuliers si fréquents avec le roi et Mme de Maintenon rouloient sur les affaires de ce pays-là.

Le duc de Grammont demandoit son retour, la reine d’Espagne le pressoit avec ardeur. Le roi et Mme de Maintenon, intérieurement blessés contre lui, et peu contents de sa gestion en ce pays-là, ne s’y opposoient pas ; mais il falloit choisir un ambassadeur. Amelot fut choisi. C’étoit un homme d’honneur, de grand sens, de grand travail et d’esprit. Il étoit doux, poli, liant, assez ferme, de plus un homme fort sage et modeste. Il avoit été ambassadeur en Portugal, à Venise, en Suisse, et avoit eu d’autres commissions au dehors.

Partout il avoit réussi, s’étoit fait aimer, et avoit acquis une grande réputation.

Il étoit de robe, conseiller d’État, par conséquent point susceptible de Toison ni de grandesse. Mme des Ursins ne crut pas pouvoir trouver mieux pour avoir sous elle un ambassadeur sans famille et sans protection ici autre que son mérite, qui, sous le nom de son caractère, l’aidât mieux dans toutes les affaires, et qui, en effet, ne fût sous elle qu’un secrétaire renforcé, qui, témoin ici de sa gloire, lui fût souple, et à l’abri du nom duquel elle agiroit avec toute autorité en Espagne et toute confiance de ce pays-ci. Il étoit bien avec le roi et avec Mme de Maintenon, à portée de recevoir d’elle des ordres et des impressions particulières qui le retiendroient du côté des ministres.

Elle s’arrêta donc à lui, et le fit choisir, avec ordre très exprès de n’agir que de concert avec elle, et, pour trancher le mot, sous elle. La déclaration suivit de près la résolution prise. Amelot eut plusieurs entretiens longs et près à près avec Mme des Ursins ; il reçut immédiatement du roi des ordres particuliers, plus encore de Mme de Maintenon. Dès que la nouvelle en fut arrivée en Espagne, le duc de Grammont fut traité avec plus de ménagement, et fut fait chevalier de la Toison, suivant l’engagement que Mme des Ursins en avoit bien voulu prendre.

Elle obtint une autre chose bien plus difficile, parce que le roi s’étoit peu à peu laissé aller à la résolution de ne lui rien refuser. Ce fut le retour d’Orry en Espagne, sous prétexte de la grande connoissance qu’il avoit des finances de ce pays-là, et des lumières qu’Amelot ne pouvoit tirer de personne plus sûrement, ni avec plus d’étendue et de détail que de lui sur ces matières. On se persuada que, sous les yeux d’Amelot, il ne pourroit plus retomber dans les manquements qui, avec ses mensonges, avoient fait son crime. Il fut donc effacé. Amelot partit sur la fin d’avril, et Orry incontinent après, c’est-à-dire un mois après la déclaration de son ambassade. Mme des Ursins obtint encore d’emmener en Espagne le chevalier Bourg, avec caractère public d’envoyé du roi d’Angleterre, et six mille livres d’appointements payés par le roi. C’étoit un gentilhomme irlandois, catholique, qui, faute de pain, s’étoit intrigué à Rome et fourré chez le cardinal de Bouillon, qui alors étoit ami intime de Mme des Ursins.

Bourg étoit homme de beaucoup d’esprit, entièrement tourné à l’intrigue, homme d’honneur pourtant, et malade de politique et de raisonnement. Le cardinal de Bouillon, qui l’avoit trouvé propre à beaucoup de choses secrètes, l’y avoit fort employé. Il avoit fait sa cour à Mme des Ursins, qui l’avoit goûté.

Il y eut je ne sais quelle petite obscure négociation sur le cérémonial entre les cardinaux et les petits princes d’Italie. Le cardinal de Bouillon fit envoyer Bourg vers eux avec une lettre de créance du sacré collège. Il s’élevoit aisément et avoit besoin d’être contenu. Il réussit, fut connu et caressé de plusieurs cardinaux. L’état de domestique du cardinal de Bouillon commença à lui peser, il s’en retira avec ses bonnes grâces et une pension. Fatigué dans les suites de ne trouver point d’emploi à Rome, il revint en France, s’y maria à une fille de Varenne, que nous avons vu ôter du commandement de Metz, et bientôt après s’en alla vivre à Montpellier. Voyant le règne de Mme des Ursins en Espagne, il alla l’y trouver et en fut très bien reçu. Elle s’en servit en beaucoup de choses, et lui donna un accès fort libre auprès du roi et de la reine d’Espagne. Il eut lieu de nager là en grande eau. Il aimoit les affaires et l’intrigue. Il l’entendoit bien, et, avec l’esprit diffus et quelquefois confus, il étoit fort instruit des intérêts des princes, et passoit sa vie en projets. Avec tout cela et ses besoins, rien ne l’empêchoit de dire la vérité à bout portant aux têtes principales, à Orry, à Mme des Ursins, à la reine d’Espagne et dans les suites au roi et à l’autre reine sa femme, à Albéroni, aux ministres les plus autorisés, qui tous l’admirent dans leur familiarité, s’en servirent au dedans, le consultèrent et l’estimèrent, mais le craignirent assez pour ne lui jamais donner d’emploi, ni de subsistance que fort courte. Je l’ai fort vu en Espagne et m’en suis bien trouvé. Bourg avoit eu un fils, qui mourut, et une fille fort jolie. Il la voulut faire venir avec sa mère le trouver en Espagne ; elles s’embarquèrent en Languedoc et furent prises par un corsaire. La mère se noya, la fille fut menée à Maroc, où elle montra beaucoup d’esprit et de vertu ; elle y fut bien traitée, mais gardée longtemps, puis à grand’peine renvoyée en France. Bourg, quelque temps après mon retour d’Espagne, lassé d’y espérer en vain, revint trouver sa fille qui étoit à Paris dans un couvent. Il y trouva encore moins son compte qu’en Espagne, où au moins il voyoit familièrement les ministres. Il me dit son ennui, et qu’il s’en alloit à Rome avec sa fille retrouver son amie Mme des Ursins, et son roi naturel. Il y fut bien reçu de l’un et de l’autre, et sa fille entra fille d’honneur chez la reine d’Angleterre ; mais le pauvre Bourg ne trouva pas plus de jointure à Rome qu’en France et en Espagne. Ainsi cet homme propre à beaucoup de choses, et qui avoit été de part à quantité d’importantes, trouva toujours les portes fermées partout à la moindre fortune.

Parlant d’Anglois catholiques, le feu roi Jacques crut en mourant devoir faire acte de miséricorde ou de justice, je ne sais trop lequel. Le comte de Melford, frère du duc de Perth, avoit été son ministre. Il l’avoit exilé à Orléans.

Middleton étoit entré en sa place, dont personne n’avoit d’opinion. Il était protestant, plein d’esprit et de ruse, avec force commerces en Angleterre pour le service de son maître, disoit-il ; mais on prétendoit que c’étoit pour le sien, et qu’il touchoit tous ses revenus. Sa femme, qui avoit pour le moins autant d’esprit que lui, et beaucoup de manège, étoit catholique et gouvernante de la princesse d’Angleterre. Elle le soutint fort, par la reine avec qui elle étoit fort bien. Melford étoit revenu à Paris. Ce ne fut qu’en ce temps-ci qu’il fut rappelé à Saint-Germain et déclaré duc. Le feu roi d’Angleterre l’avoit ordonné ainsi en mourant. Le duc de Perth, son frère, avoit été gouverneur du roi. Middleton craignit à ce retour que Melford ne reprît son ancienne place qu’il occupoit en son absence ; il tourna court. Il fut trouver la reine, lui dit que la sainte vie, et surtout la sainte mort du feu roi son mari, et l’exhortation qu’il avoit faite en mourant à ses domestiques protestants, l’avoit converti. Il se fit catholique, et reverdit en crédit et en confiance à Saint-Germain. Melford ne fut de rien, mais lui et sa femme eurent en France le rang et les honneurs de duc et de duchesse comme tous ceux qui l’avoient été faits à Saint-Germain, ou qui y étoient arrivés tels.

Plusieurs personnes marquées ou connues moururent en ce même temps comme à la fois : Mme du Plessis-Bellière, la meilleure et la plus fidèle amie de M. Fouquet, qui souffrit la prison pour lui et beaucoup de traitements fâcheux, à l’épreuve desquels son esprit et sa fidélité furent toujours. Elle conserva sa tête, sa santé, de la réputation, des amis jusqu’à la dernière vieillesse, et mourut à Paris chez la maréchale de Créqui sa fille, avec laquelle elle demeuroit à Paris.

Magalotti, un de ces braves que le cardinal Mazarin avoit attirés auprès de lui, quoique fort jeune, par le privilège de la nation. Il avoit vu le roi jeune chez le cardinal, et conservé liberté avec lui. Le roi avoit pour lui de la bonté et de la distinction, qui pourtant ne le put soustraire à la haine de M. de Louvois, acquise par son intimité avec M. de Luxembourg. C’étoit un homme délicieux et magnifique, aimé et considéré, et qui avoit été toute sa vie dans les meilleures compagnies des armées où il avoit servi. Il étoit lieutenant général, gouverneur de Valenciennes, et avoit le régiment Royal-Italien qui vaut beaucoup ; dans sa vieillesse le plus beau visage du monde, et le plus vermeil, avec des yeux italiens et vifs, et les plus beaux cheveux blancs du monde, et portoit toujours le jupon à l’italienne. Louvois, qui l’ôta du service, l’empêcha aussi d’être chevalier de l’ordre, quoique bon gentilhomme florentin. C’étoit d’ailleurs un très bon homme, avec bien de l’esprit, de l’entendement et de l’agrément.

Albergotti, son neveu, eut le Royal-Italien. Il avoit plus d’esprit que son oncle, de grands talents pour la guerre et beaucoup de valeur, plus d’ambition encore, et tous moyens lui étoient bons. C’étoit un homme très dangereux, très intimement mauvais, et foncièrement malhonnête homme, avec un froid dédaigneux, et des journées sans dire une parole. Son oncle l’avoit initié dans la confiance de M. de Luxembourg, et par là dans la compagnie choisie de l’armée, qui lui fraya celle de la cour. Il étoit intimement aussi avec M. le prince de Conti par la même raison, et fort bien avec M. le Duc. Il fut accusé, et sa conduite le vérifia, d’avoir passé d’un camp à l’autre, c’est-à-dire d’avoir toujours tenu à un filet à M. de Vendôme, lors et depuis sa rupture avec M. de Luxembourg, M. le prince de Conti et leurs amis, et après la mort de M. de Luxembourg, de s’être jeté de ce côté-là sans mesure. M. de Luxembourg fils, M. le prince de Conti et leurs amis s’en plaignoient fort en particulier, en public ils gardèrent des dehors. Albergotti devint un favori de M. de Vendôme, qui lui valut la protection de M. du Maine, laquelle l’approcha de Mme de Maintenon. Je me suis étendu sur ce maître Italien ; on verra dans la suite qu’il étoit bon de le connoître.

J’ai assez parlé en plusieurs occasions du duc de Choiseul pour n’avoir rien à ajouter, sinon que, par sa mort, il ne vaqua qu’un collier de l’ordre, et que ce duché-pairie fut éteint.

On a suffisamment vu, à propos du procès de préséance avec M. de Luxembourg, quel étoit le président de Maisons, pour n’avoir rien à en dire de plus, sinon qu’il mourut fort vieux en ce temps-ci, démis de sa charge en faveur de son fils, duquel il sera fort mention dans la suite.

Mlle de Beaufremont suivit de près M. de Duras, à propos duquel je l’ai fait connoître.

Seissac, dont j’ai suffisamment parlé aussi, finit son indigne vie, et laissa une belle, jeune et riche veuve fort consolée, qui perdit bientôt après le fils unique qu’elle en avoit eu et hérita de tous ses biens. En lui s’éteignit l’illustre maison de Clermont-Lodève. Comme il avoit la fantaisie de ne porter jamais aucun deuil, personne aussi ne le prit de lui, non pas même le duc de Chevreuse, son beau-frère.

Le roi le porta quelques jours du duc Maximilien, oncle paternel de l’électeur de Bavière, uniquement pour gratifier ce prince. Ce duc Maximilien avoit épousé une sœur de M. de Bouillon, dont il n’eut point d’enfants, et avec qui il vivoit depuis longtemps à la campagne, en Bavière, dans une grande piété et dans une grande retraite.

M. de Beuvron, chevalier de l’ordre et lieutenant général de Normandie, y mourut à plus de quatre-vingts ans, chez lui, à la Meilleraye, avec la consolation d’avoir vu son fils Harcourt arrivé à la plus haute et à la plus complète fortune, et son autre fils Sézanne en chemin d’en faire une, et déjà chevalier de la Toison d’or. On a vu comment elle étoit due aux agréments de la jeunesse du père. C’étoit un très honnête homme, et très bon homme, considéré et encore plus aimé.

Enfin on perdit Mgr le duc de Bretagne d’une manière très prompte. Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne surtout, en furent extrêmement affligés. Le roi marqua beaucoup de religion et de résignation.

Aussitôt après, c’est-à-dire le 24 avril, le roi s’en alla à Marly, où il mena qui il lui plut, sans que personne eût demandé. Nous en fûmes, Mme de Saint- Simon et moi. La goutte qui y prit au roi, et qui fut extrêmement longue, y fit demeurer plus de six semaines, et c’est depuis cette goutte qu’on ne vit plus le roi à son coucher, qui devint pour toujours un temps de cour réservé aux entrées. Il n’y eut point de cérémonies, sinon que le corps du petit prince fut porté dans un carrosse du roi non drapé, environné de gardes et de pages avec des flambeaux. Dans ce même carrosse étoient le cardinal de Coislin à la première place, parce qu’il portoit le cœur sur un carreau sur ses genoux, M. le Duc, comme prince du sang, à côté de lui, M. de Tresmes, comme duc, et non comme premier gentilhomme de la chambre, au devant avec Mme de Ventadour comme gouvernante ; une sous-gouvernante et un aumônier du roi étoient aux portières. Le roi, Monseigneur, ni M. et Mme la duchesse de Bourgogne, n’en prirent point le deuil. M. le duc de Berry et toute la cour le porta comme d’un frère. De Saint-Denis, ils rapportèrent le cœur au Val-de- Grâce. Paris et le public fut fort touché de cette perte.

Rubantel, vieux, retiré, disgracié, comme je l’ai rapporté en son temps, mourut aussi à Paris quelques jours après.

Breteuil, conseiller d’État, qui avoit été intendant des finances, et dont le fils est aujourd’hui secrétaire d’État de la guerre pour la seconde fois, ne tarda pas à les suivre ; sa place de conseiller d’État fut donnée à Armenonville, déjà directeur des finances. Je le remarque, parce que nous le verrons aller bien plus haut. En même temps aussi, d’Alègre perdit son fils unique.

Bouchu, conseiller d’État et intendant de Dauphiné, perdu de goutte et toujours homme de plaisir, voulut quitter cette place ; je le remarque parce qu’elle fut donnée à Angervilliers, quoique fort jeune, et seulement encore intendant d’Alençon. Nous le verrons secrétaire d’État de la guerre, et aurons occasion d’en parler plus d’une fois.

Puisque j’ai parlé de Bouchu, il faut que j’achève l’étrange singularité qu’il donna en spectacle, autant qu’un homme de son état en peut donner. C’étoit un homme qui avoit eu une figure fort aimable, et dont l’esprit, qui l’étoit encore plus, le demeura toujours. Il en avoit beaucoup, et facile au travail, et fertile en expédients. Il avoit été intendant de l’armée de Dauphiné, de Savoie et d’Italie, toute l’autre guerre et celle-ci. Il s’y étoit cruellement enrichi, et il avoit été reconnu trop tard, non du public, mais du ministère ; homme d’ailleurs fort galant et de très bonne compagnie. Lui et sa femme qui étoit Rouillé, sœur de la dernière duchesse de Richelieu, et de la femme de Bullion, se passoient très bien l’un de l’autre. Elle étoit toujours demeurée à Paris, où il étoit peu touché de la venir rejoindre, et peu flatté d’aller à des bureaux et au conseil, après avoir passé tant d’années dans un emploi plus brillant et plus amusant. Néanmoins il n’avoit pu résister à la nécessité d’un retour honnête, et il avoit mieux aimé demander que de se laisser rappeler. Il partit pour ce retour le plus tard qu’il lui fut possible, et s’achemina aux plus petites journées qu’il put. Passant à Paray[3], terre des abbés de Cluni, assez près de cette abbaye, il y séjourna. Pour abréger, il y demeura deux mois dans l’hôtellerie. Je ne sais quel démon l’y fixa, mais il y acheta une place, et, sans sortir du lieu, il s’y bâtit une maison, s’y accommoda un jardin, s’y établit et n’en sortit jamais depuis, en sorte qu’il y passa plusieurs années, et y mourut sans qu’il y eût été possible à ses amis ni à sa famille de l’en tirer. Il n’y avoit, ni dans le voisinage, aucun autre bien que cette maison, qu’il s’y étoit bâtie ; il n’y connoissoit personne, ni là autour auparavant. Il y vécut avec des gens du lieu et du pays, et leur faisoit très bonne chère, comme un simple bourgeois de Paray.


FIN DU QUATRIÈME VOLUME.

  1. Il a déjà été question plus haut de ce cérémonial. Le roi seul, d’après l’État de la France, avait un bougeoir a deux bobèches et par conséquent à deux bougies. L’aumônier de jour tenait le bougeoir pendant que le roi faisait ses prières. Le premier valet de chambre prenait ensuite le bougeoir des means de l’aumônier. Quand le roi était arrivé au fauteuil où il se déshabillait il désignait une personne de l’assemblée pour tenir le bougeoir. C’était ordinairement un prince ou seigneur étranger. Le roi déshabille, le premier valet de chambre reprenait le bougeoir et les huissiers de la chambre criaient tout haut : Allons, messieurs, passez. Alors toute la cour se retirait à l’exception de ceux qui avaient droit d’assister au petit coucher du roi.
  2. Le retour de la princesse des Ursins en Éspagne était résolu dès le 13 janvier 1705. Voy. notes à la fin du volume.
  3. Parai ou Paray-le-Monial, que les anciens éditeurs ont changé en Pavé, est situé dans le département de Saone-et-Loire. Il y avait autrefois un prieuré de bénédictins dépendant de Cluni.