Mémoires (Vidocq)/Chapitre 6

La bibliothèque libre.
Tenon (Tome Ip. 155-198).


CHAPITRE VI


Les clefs d’étains. — Les Saltimbanques. — Vidocq hussard. — Il est repris. — Le siège du cachot. — Jugement. — Condamnation.


Je retrouvai au Petit Hôtel la plupart des détenus qu’avant mon évasion j’avais vu mettre en liberté. Quelques-uns n’avaient fait, pour ainsi dire, qu’une courte absence. Ils se trouvaient arrêtés sous la prévention de nouveaux crimes ou de nouveaux délits. De ce nombre était Calandrin, dont j’ai parlé plus haut : élargi le 11, il avait été repris le 14, comme prévenu de vol avec effraction et de complicité avec les chauffeurs, dont le nom seul inspirait alors un effroi général. Sur la réputation que m’avaient value mes diverses évasions, ces gens-là me recherchèrent comme un homme sur lequel on pouvait compter. De mon côté, je ne pouvais guère m’éloigner d’eux. Accusés de crimes capitaux, ils avaient un intérêt puissant à garder le secret sur nos tentatives, tandis que le malheureux, prévenu d’un simple délit, pouvait nous dénoncer, dans la crainte de se trouver compromis dans notre évasion : telle est la logique des prisons. Cette évasion n’était toutefois rien moins que facile ; on en jugera par la description de nos cachots : sept pieds carrés, des murs épais d’une toise, revêtus de madriers croisés et boulonnés en fer ; une croisée de deux pieds sur trois, fermée de trois grilles placées l’une à la suite de l’autre ; la porte doublée en fer battu. Avec de telles précautions, un geôlier pouvait se croire sûr de ses pensionnaires : on mit pourtant sa surveillance en défaut.

J’étais dans un des cachots du second avec un nommé Duhamel. Moyennant six francs, un détenu, qui faisait le service de guichetier, nous fournit deux scies à refendre, un ciseau à froid et deux tire-fonds. Nous avions des cuillers d’étain : le concierge ignorait probablement l’usage qu’en pouvaient faire des prisonniers ; je connaissais la clef des cachots, elle était la même pour tous ceux du même étage ; j’en exécutai le modèle avec une grosse carotte, puis je fabriquai un moule avec de la mie de pain et des pommes de terre. Il fallait du feu, nous en obtînmes en fabriquant un lampion avec un morceau de lard et des lambeaux de bonnet de coton. Enfin la clef fut coulée en étain ; mais elle n’allait pas encore, et ce ne fut qu’après plusieurs essais et de nombreuses retouches, qu’elle fut en état de servir. Maîtres ainsi des portes, il nous fallait encore pratiquer un trou dans le mur contigu aux greniers de l’Hôtel-de-ville. Un nommé Sallambier, qui occupait le dernier des cachots de l’étage, trouva moyen de pratiquer ce trou, en coupant un des madriers. Tout était disposé pour l’évasion ; elle devait avoir lieu le soir, lorsque le concierge vint m’annoncer que mon temps de cachot étant expiré, j’allais être remis avec les autres prisonniers.

Jamais faveur ne fut peut-être reçue avec moins d’enthousiasme que celle-là. Je voyais tous mes préparatifs perdus, et je pouvais attendre encore longtemps une circonstance aussi favorable. Il me fallut cependant en prendre mon parti, et suivre le concierge, qui me faisait donner au diable avec ses félicitations. Ce contretemps m’affectait même à un tel point, que tous les détenus s’en aperçurent. Un d’eux étant parvenu à m’arracher le secret de ma consternation, me fit des observations fort justes sur le danger que je courais en fuyant avec des hommes tels que Sallambier et Duhamel, qui ne resteraient peut-être pas vingt-quatre heures sans commettre un assassinat. Il m’engagea en même temps à les laisser partir et à attendre qu’une autre occasion se présentât. Je suivis ce conseil, et m’en trouvai bien ; je poussai même la précaution jusqu’à faire dire à Duhamel et à Sallambier, qu’on les soupçonnait, qu’ils n’avaient pas un moment à perdre pour se sauver. Ils prirent l’avis au pied de la lettre, et deux heures après ils étaient allés rejoindre une bande de quarante-sept chauffeurs, dont vingt-huit furent exécutés le mois suivant à Bruges.

L’évasion de Duhamel et de Sallambier fit grand bruit dans la prison et même dans la ville. On en trouvait les circonstances tout à fait extraordinaires ; mais ce que le concierge y voyait de plus surprenant, c’est que je n’eusse pas été de la partie. Il fallut cependant réparer le dégât : des ouvriers arrivèrent, et l’on posa au bas de l’escalier de la tour un factionnaire, avec ordre de ne laisser passer qui que ce fût. L’idée me vint de violer adroitement la consigne, et de sortir par cette même brèche qui aurait dû servir à ma fuite.

Francine, qui venait me voir tous les jours, m’apporte trois aunes de ruban tricolore, que je l’envoie chercher tout exprès. D’un morceau, je me fais une ceinture, je garnis mon chapeau du reste, et je passe, ainsi affublé, devant le factionnaire, qui, me prenant pour un officier municipal, me présente les armes. Je monte rapidement les escaliers ; arrivé à l’ouverture, je la trouve gardée par deux factionnaires placés, l’un dans le grenier de l’hôtel de Ville, l’autre dans le corridor de la prison. Je dis à ce dernier qu’il est impossible qu’un homme ait pu passer par cette ouverture ! il me soutient le contraire ; et, comme si je lui eusse donné le mot, son camarade ajoute que j’y passerais tout habillé. Je témoigne le désir d’essayer ; je me glisse dans l’ouverture, et me voilà dans le grenier. Feignant de m’être blessé au passage, je dis à mes deux hommes que, puisque je suis de ce côté, je vais descendre tout de suite à mon cabinet. « En ce cas, répond celui qui se trouvait dans le grenier, attendez que je vous ouvre la porte. » Il tourne en effet la clef dans la serrure ; en deux sauts je franchis les escaliers de l’Hôtel-de-ville, et je suis dans la rue, encore décoré de mes rubans tricolores, qui m’eussent fait arrêter de nouveau, si le jour n’eût pas été sur son déclin.

J’étais à peine dehors, que le geôlier qui ne me perdait jamais de vue, demanda : « Où est Vidocq ? » On lui répondit que j’étais à faire un tour de cour ; il voulut s’en assurer par lui-même, mais ce fut en vain qu’il me chercha, en m’appelant à grands cris dans tous les coins de la maison ; je n’avais garde de répondre : une perquisition officielle n’eut pas plus de succès, aucun ne m’avait vu sortir. On put s’assurer bientôt que je ne me trouvais plus en prison, mais comment étais-je parti ? Voilà ce que tout le monde ignorait jusqu’à Francine, qui assurait le plus ingénument du monde ne savoir où j’étais passé, car elle m’avait apporté le ruban sans connaître l’usage que j’en voulais faire. Elle fut cependant consignée ; mais cette mesure ne fit rien découvrir, les soldats qui m’avaient laissé passer s’étant bien gardés de se vanter de leur prouesse.

Pendant qu’on poursuivait ainsi les prétendus auteurs de mon évasion, je sortais de la ville, je gagnais Courtrai, où l’escamoteur Olivier et le saltimbanque Devoye m’enrôlèrent dans leur troupe pour jouer la pantomime ; je vis là plusieurs détenus évadés, dont le costume de caractère, qu’ils ne quittaient jamais pour la raison toute simple qu’ils n’en avaient pas d’autres, servait merveilleusement à dérouter la police. De Courtrai nous revînmes à Gand, d’où l’on partit bientôt pour la foire d’Enghien. Nous étions dans cette dernière ville depuis cinq jours, et la recette, dont j’avais ma part, donnait fort bien, lorsqu’un soir, au moment d’entrer en scène, je fus arrêté par des agents de police ; j’avais été dénoncé par le Paillasse, furieux de me voir passer chef d’emploi. On me ramena encore une fois à Lille, où j’appris avec un vif chagrin que la pauvre Francine avait été condamnée à six mois de détention, comme coupable d’avoir favorisé mon évasion. Le guichetier Baptiste, dont tout le crime était de m’avoir respectueusement laissé sortir en cette qualité de la Tour Saint-Pierre, le malencontreux Baptiste était également incarcéré pour le même délit. Une charge terrible élevée contre lui, c’est que les prisonniers, enchantés de trouver l’occasion de se venger, assuraient qu’une somme de cent écus lui avait fait prendre un jeune homme de dix-neuf ans pour un vieux militaire menacé de la cinquantaine.

Pour moi, l’on me transféra dans la prison du département à Douai, où je fus écroué comme un homme dangereux : c’est dire qu’on me mit immédiatement au cachot, les fers aux pieds et aux mains. Je retrouvai là mon compatriote Desfosseux, et un jeune homme nommé Doyennette, condamné à seize ans de fers, pour complicité dans un vol avec effraction commis avec son père, sa mère et ses deux frères, âgés de moins de quinze ans. Ils étaient depuis quatre mois dans le cachot où l’on venait de m’installer moi-même, couchés sur la paille, rongés de vermine, et ne vivant que de pain, de fèves et d’eau. Je commençai donc par faire venir des provisions, qui furent dévorées en un instant. Nous causâmes ensuite de nos affaires, et mes commensaux m’annoncèrent que depuis une quinzaine de jours ils pratiquaient sous le pavé du cachot un trou qui devait aboutir au niveau de la Scarpe, qui baigne les murs de la prison. Je regardai d’abord l’entreprise comme fort difficile : il fallait percer un mur de cinq pieds d’épaisseur, sans éveiller les soupçons du concierge, dont les visites fréquentes ne nous eussent pas permis de laisser voir le moindre gravois provenant de nos travaux.

Nous éludâmes ce premier obstacle en jetant par la fenêtre grillée qui donnait sur la Scarpe, chaque poignée de terre ou de ciment que nous retirions de notre mine. Desfosseux avait d’ailleurs trouvé le moyen de dériver nos fers, et nous en travaillions avec bien moins de fatigue et de difficulté. L’un de nous était toujours dans le trou, qui se trouvait déjà assez grand pour recevoir un homme. Nous croyions enfin être au terme de nos travaux et de notre captivité, lorsqu’en sondant, nous reconnûmes que les fondations, que nous croyions faites en pierres ordinaires, étaient composées d’assises de grès de la plus grande dimension. Cette circonstance nous força à agrandir notre galerie souterraine, et pendant une semaine nous y travaillâmes sans relâche. Afin de dissimuler l’absence de celui d’entre nous qui se trouvait à la besogne quand on faisait la ronde, nous avions soin de remplir de paille sa veste et sa chemise, et de placer ce mannequin dans l’attitude d’un homme endormi.

Après cinquante-cinq jours et autant de nuits d’un travail opiniâtre, nous touchions enfin au but ; il ne s’agissait plus que de déplacer une pierre et nous étions au bord de la rivière. Une nuit, nous nous décidâmes à tenter l’événement : tout paraissait nous favoriser ; le concierge avait fait sa tournée de meilleure heure qu’à l’ordinaire, et un brouillard épais nous donnait la certitude que le factionnaire du pont ne nous apercevrait pas. La pierre ébranlée cède à nos efforts réunis, elle tombe dans le souterrain ; mais l’eau s’y précipite en même temps, comme chassée par l’écluse d’un moulin. Nous avions mal calculé nos distances, et notre trou, se trouvant à quelques pieds au-dessous du niveau de la rivière, il fut en quelques minutes inondé. Nous voulûmes d’abord plonger dans l’ouverture, mais la rapidité du courant ne nous le permit pas ; nous fûmes même contraints d’appeler du secours, sous peine de rester dans l’eau toute la nuit. À nos cris, le concierge, les guichetiers accourent et restent frappés d’étonnement, en se voyant dans l’eau jusqu’à mi-jambe. Bientôt tout se découvre, le mal se répare, et nous sommes enfermés dans un cachot donnant sur le même corridor.

Cette catastrophe me jeta dans des réflexions assez tristes, dont je fus bientôt tiré par la voix de Desfosseux. Il me dit en argot que rien n’était désespéré, et que son exemple devait me donner du courage. Ce Desfosseux était, il est vrai, doué d’une force de caractère que rien ne pouvait dompter ; jeté demi-nu sur la paille, dans un cachot où il pouvait à peine se coucher, chargé de trente livres de fers, il chantait encore à gorge déployée, et ne songeait qu’au moyen de s’évader pour faire de nouveau quelque mauvais coup : l’occasion ne tarda pas à se présenter.

Dans la même prison que nous, se trouvaient détenus le concierge du Petit Hôtel de Lille et le guichetier Baptiste, accusés tous deux d’avoir favorisé mon évasion à prix d’argent. Le jour de leur jugement étant arrivé, le concierge fut acquitté ; mais on ajourna l’arrêt de Baptiste, le tribunal ayant réclamé un complément d’instruction, dans lequel je devais être entendu. Le pauvre Baptiste vint alors me voir, et me supplia de dire la vérité. Je ne donnai d’abord que des réponses évasives, mais Desfosseux m’ayant dit que cet homme pouvait nous servir, et qu’il fallait le ménager, je lui promis de faire ce qu’il désirait. Grandes protestations de reconnaissance et offres de services. Je le pris au mot : j’exigeai qu’il m’apportât un couteau et deux grands clous, dont Desfosseux m’avait dit avoir besoin ; et une heure après je les avais. En apprenant que je m’étais procuré ces objets, celui-ci fit autant de cabrioles que le lui permit l’exiguïté de son local et le poids de ses fers ; Doyennette se livrait également à la joie la plus vive, et comme la gaieté est en général communicative, je me sentais tout aise sans trop savoir pourquoi.

Lorsque ses transports se furent un peu calmés, Desfosseux me dit enfin de regarder si dans la voûte de mon cachot il ne se trouvait pas cinq pierres plus blanches que les autres ; sur réponse affirmative, il me dit de sonder les joints avec la pointe du couteau. Je reconnus alors que le ciment des joints avait été remplacé par de la mie de pain, blanchie avec des râclures, et Desfosseux m’apprit que le détenu qui occupait avant moi le cachot où je me trouvais avait ainsi tout disposé pour déranger les pierres et se sauver, lorsqu’on l’avait transféré dans une autre prison. Je passai alors le couteau à Desfosseux, et il s’occupait avec avidité à s’ouvrir un passage jusqu’à mon cachot, quand nous éprouvâmes la même avanie que mon prédécesseur. Le concierge, ayant eu vent de quelque chose, nous changea de domicile, et nous plaça tous les trois dans un cachot donnant sur la Scarpe ; nous y étions enchaînés ensemble, de telle manière que le moindre mouvement de l’un se communiquait aussitôt aux deux autres : supplice affreux quand il se prolonge, puisqu’il en résulte une privation absolue de sommeil. Au bout de deux jours, Desfosseux nous voyant accablés, se décida à user d’un moyen qu’il n’employait que dans les grandes occasions, et qu’il avait même l’habitude de réserver pour les travaux préparatoires de l’évasion.

Comme un grand nombre de forçats, il portait toujours dans l’anus un étui rempli de scies : muni de ces outils, il se mit à la besogne, et en moins de trois heures nous vîmes tomber nos fers, que nous jetâmes par la croisée dans la rivière. Le concierge étant venu voir un instant après si nous étions tranquilles, faillit tomber à la renverse en nous trouvant sans fers. Il nous demanda ce que nous en avions fait ; nous répondîmes par des plaisanteries. Bientôt arriva le commissaire des prisons, escorté d’un huissier audiencier, nommé Hurtrel. Il nous fallut subir un nouvel interrogatoire, et Desfosseux impatienté s’écria : « Vous demandez où sont nos fers ?… Eh ! les vers les ont mangés, et ils mangeront ceux que vous nous remettrez !… » Le commissaire des prisons, voyant alors que nous possédions cette fameuse herbe à couper le fer qu’aucun botaniste n’a encore découverte, nous fit déshabiller et visiter de la tête aux pieds ; puis on nous chargea de nouveaux fers, qui furent également coupés la nuit suivante, car on n’avait pas trouvé le précieux étui. Cette fois-ci nous nous réservâmes le plaisir de les jeter à terre en présence du commissaire et de l’huissier Hurtrel, qui ne savaient plus qu’en penser. Le bruit se répandit même dans la ville qu’il y avait dans la maison d’arrêt un sorcier qui brisait ses fers en les touchant. Pour couper court à tous ces contes, et surtout pour éviter d’appeler l’attention des autres prisonniers sur les moyens de se débarrasser de leurs fers, l’accusateur public donna l’ordre de nous enfermer, seulement en nous gardant avec un soin particulier, recommandation qui ne nous empêcha pas de quitter Douai plus tôt qu’il ne s’y attendait, et que nous ne nous y attendions nous-mêmes.

Deux fois par semaine, on nous laissait nous entretenir avec nos avocats dans un corridor, dont une porte donnait dans le tribunal ; je trouvai le moyen de prendre l’empreinte de la serrure, Desfosseux fabriqua une clef, et un beau jour que mon avocat était occupé avec un autre client, accusé de deux assassinats, nous sortîmes tous trois sans être aperçus. Deux autres portes que nous rencontrâmes furent enfoncées en un clin d’œil, et la prison fut bientôt loin derrière nous. Cependant une inquiétude m’agitait : six francs composaient tout notre avoir, et je ne voyais pas trop le moyen d’aller loin avec ce trésor ; j’en dis un mot à mes compagnons, qui se regardèrent avec un rire sinistre ; j’insistai ; ils m’annoncèrent que la nuit suivante ils comptaient s’introduire, à l’aide d’effraction, dans une maison de campagne des environs, dont ils connaissaient parfaitement toutes les issues.

Ce n’était pas là mon compte, plus qu’avec les Bohémiens. J’avais, bien entendu, profité de l’expérience de Desfosseux pour m’évader, mais il ne m’était jamais venu dans la tête de m’associer avec un pareil scélérat ; j’évitai toutefois d’entrer dans aucune explication. Le soir nous nous trouvions près d’un village de la route de Cambrai ; nous n’avions rien pris depuis le déjeuner des prisonniers, et la faim devenait importune ; il s’agissait d’aller chercher des aliments au village. L’aspect de mes compagnons demi-nus pouvant éveiller les soupçons, il fut convenu que j’irais à la provision. Je me présente donc dans une auberge, d’où, après avoir pris du pain et de l’eau-de-vie, je sors par une autre porte que celle par où j’étais entré, me dirigeant ainsi vers le point opposé à celui où j’avais laissé les deux hommes dont il m’importait tant de me débarrasser. Je marche toute la nuit et ne m’arrête qu’au point du jour, pour dormir quelques heures dans une meule de foin.

Quatre jours après, j’étais à Compiégne, me dirigeant toujours vers Paris, où j’espérais trouver des moyens d’existence, en attendant que ma mère me fît parvenir quelques secours. À Louvres, rencontrant un détachement de hussards noirs, je demandai au maréchal des logis s’il ne serait pas possible de prendre du service ; il me répondit qu’on n’engageait pas ; le lieutenant, auquel je m’adressai ensuite, me fit la même objection, mais touché de mon embarras, il consentit à me prendre pour panser les chevaux de remonte qu’il venait chercher à Paris. J’acceptai avec empressement. Un bonnet de police et un vieux dolman qu’on me donna m’évitèrent toute question à la barrière, et j’allai loger à l’École militaire avec le détachement, que je suivis ensuite à Guise, où se trouvait le dépôt. En arrivant dans cette ville, on me présenta au colonel, qui, bien que me soupçonnant déserteur, me fit engager sous le nom de Lannoy, que je pris sans pouvoir en justifier par aucun papier. Caché sous ce nouvel uniforme, perdu dans les rangs d’un régiment nombreux, je me croyais tiré d’affaire, et je songeais déjà à faire mon chemin comme militaire, lorsqu’un malheureux incident vint me replonger dans l’abîme.

En rentrant un matin au quartier, je suis rencontré par un gendarme qui, de la résidence de Douai, était passé à celle de Guise. Il m’avait vu si souvent et si longtemps, qu’il me reconnaît au premier coup d’œil ; il m’appelle. Nous étions au milieu de la ville : impossible de songer à fuir. Je vais droit à lui, et, payant d’effronterie, je feins d’être enchanté de le revoir. Il répond à mes avances, mais d’un air gêné qui me semble de mauvais augure. Sur ces entrefaites vient à passer un hussard de mon escadron, qui me voyant avec ce gendarme, s’approche et me dit : « Eh bien ! Lannoy, est-ce que tu te fais des affaires avec les chapeaux bordés ? — Lannoy ? dit le gendarme avec étonnement. — Oui, c’est un nom de guerre. — C’est ce que nous allons voir », reprend-il en me saisissant au collet. Il faut alors le suivre en prison. On constate mon identité avec le signalement déposé à la brigade, et l’on me dirige aussitôt sur Douai, par correspondance extraordinaire.

Ce dernier coup m’abattit complètement : les nouvelles qui m’attendaient à Douai n’étaient guère propres à me relever : j’appris que Grouard, Herbaux, Stofflet et Boitel, avaient décidé par la voie du sort, qu’un seul d’entre eux prendrait sur lui l’exécution du faux, mais comme ce faux ne pouvait avoir été l’ouvrage d’une seule personne, ils avaient imaginé de m’accuser, me punissant ainsi de ce que je les avais un peu chargés dans mes derniers interrogatoires ; j’appris de plus que le détenu qui pouvait déposer à ma décharge était mort. Si quelque chose eût pu me consoler, c’était de m’être séparé à temps de Desfosseux et de Doyennette, qui avaient été arrêtés quatre jours après notre évasion, encore munis d’objets volés avec effraction, dans la boutique d’un mercier de Pont-à-Marcq. Je les revis bientôt, et comme ils paraissaient étonnés de ma brusque disparition, je leur expliquai que l’arrivée d’un gendarme dans l’auberge où j’étais à acheter les provisions m’avait forcé de fuir au hasard. Encore une fois réunis, nous revînmes à des projets d’évasion, que rendait plus intéressants l’approche de nos jugements respectifs.

Un soir, nous vîmes arriver un convoi de prisonniers, dont quatre, qui avaient les fers, furent placés dans la même chambre que nous. C’étaient les frères Duhesme, riches fermiers de Bailleul, où ils avaient joui de la meilleure réputation, jusqu’à ce qu’un incident imprévu vînt dévoiler leur conduite. Ces quatre individus, doués d’une force prodigieuse, étaient à la tête d’une bande de chauffeurs, qui avait jeté l’effroi dans les environs, sans qu’on pût découvrir aucun de ceux qui la composaient. Les propos de la petite fille d’un des Duhesme éventèrent enfin la mine. Cette enfant, étant à causer chez une voisine, s’avisa de dire qu’elle avait eu bien peur la nuit dernière. — « Et de quoi ? demanda la voisine un peu curieuse. — Oh ! papa est encore venu avec des hommes noirs. — Quels hommes noirs ? — Des hommes avec qui papa sort bien souvent la nuit… et puis ils reviennent au jour, et on compte de l’argent sur une couverture… Ma mère éclaire avec une lanterne, et ma tante Geneviève aussi, parce que mes oncles sont avec les hommes noirs… J’ai demandé un jour à ma mère ce que tout cela voulait dire…, elle m’a répondu : Soyez discrète ma fille, votre père a la poule noire, qui lui apporte de l’argent, mais ce n’est que la nuit, et pour ne pas l’effaroucher, il faut avoir le visage aussi noir que ses plumes. Soyez discrète ; si vous disiez un mot de ce que vous avez vu, la poule noire ne reviendrait plus. » On a déjà compris que ce n’était pas pour recevoir cette poule mystérieuse, mais pour se rendre méconnaissables, que les Duhesme se barbouillaient le visage avec du noir de fumée. La voisine, qui le pensait également, fit part de ses soupçons à son mari ; celui-ci questionna à son tour la petite fille, et, bien convaincu que les favoris de la poule noire n’étaient autres que des chauffeurs, il fit sa déclaration aux autorités ; on prit alors si bien ses mesures, que la bande fut arrêtée, toute travestie, au moment où elle partait pour une nouvelle expédition.

Le plus jeune des Duhesme portait dans la semelle de ses souliers une lame de couteau, qu’il avait trouvé moyen d’y cacher, dans le trajet de Bailleul à Douai. Informé que je connaissais parfaitement les êtres de la prison, il me fit part de cette circonstance, en me demandant s’il ne serait pas possible d’en tirer parti pour une évasion. J’y songeais lorsqu’un juge de paix, accompagné de gendarmes, vint faire la plus stricte perquisition dans notre chambre et sur nos personnes ; personne d’entre nous n’en connaissant le motif, je crus toutefois prudent de cacher dans ma bouche une petite lime qui ne me quittait jamais, mais un des gendarmes ayant vu le mouvement, s’écria : Il vient de l’avaler ! Quoi ? Tout le monde se regarde, et nous apprenons qu’il s’agit de retrouver un cachet qui avait servi à timbrer le faux ordre de mise en liberté de Boitel. Soupçonné, comme on vient de le voir, de m’en être emparé, je suis transféré à la prison de l’Hôtel-de-Ville, et mis au cachot, enchaîné de manière que ma main droite tenait à la jambe gauche, et la main gauche à la jambe droite. Le cachot était de plus tellement humide, qu’en vingt minutes la paille qu’on m’avait jetée était humide comme si on l’eût trempée dans l’eau.

Je restai huit jours dans cette effroyable position, et l’on ne se décida à me réintégrer dans la prison ordinaire que lorsque l’on eut la certitude qu’il était impossible que j’eusse rendu le cachet par les voies ordinaires. En apprenant cette nouvelle, je feignis, comme cela se pratique toujours en pareil cas, d’être excessivement faible, et de pouvoir supporter à peine l’éclat du grand jour. L’insalubrité du cachot rendait cette disposition toute naturelle ; les gendarmes donnèrent donc complètement dans le panneau, et poussèrent la complaisance jusqu’à me couvrir les yeux d’un mouchoir ; nous partons en fiacre. Chemin faisant, j’abats le mouchoir, j’ouvre la portière avec cette dextérité qui n’a point encore rencontré d’égale, et je saute dans la rue ; les gendarmes veulent me suivre, mais embarrassés dans leurs sabres et dans leurs bottes fortes, ils sortent à peine de la voiture, que j’en suis déjà loin. Je quitte aussitôt la ville, et toujours décidé à m’embarquer, je gagne Dunkerque avec l’argent que venait de me faire passer ma mère. Là, je fais connaissance avec le subrécargue d’un brick suédois, qui me promit de me prendre à son bord.

En attendant le moment du départ, mon nouvel ami me propose de l’accompagner à Saint-Omer, où il allait traiter d’une forte partie de biscuit. Sous mes habits de marin, je ne devais pas craindre d’être reconnu : j’acceptai ; il ne m’était d’ailleurs guère possible de refuser à un homme auquel j’allais avoir tant d’obligations. Je fis donc le voyage, mais mon caractère turbulent ne m’ayant pas permis de rester étranger à une querelle qui s’éleva dans l’auberge, je fus arrêté comme tapageur, et conduit au violon. Là on me demanda mes papiers ; je n’en avais pas, et mes réponses ayant fait présumer que je pouvais être un évadé de quelque prison des environs, on me dirigea le lendemain sur la maison centrale de Douai, sans que je pusse même faire mes adieux au subrécargue, qui dut être bien étonné de l’aventure. À Douai, l’on me déposa de nouveau dans la prison de l’Hôtel-de-Ville ; le concierge eut d’abord pour moi quelques égards ; ses attentions ne furent pas toutefois de longue durée. À la suite d’une querelle avec les guichetiers, dans laquelle je pris une part trop active, on me jeta dans un cachot noir, pratiqué sous la tour de la ville. Nous étions là cinq détenus, dont un déserteur, condamné à mort, et qui ne parlait que de se suicider ; je lui dis qu’il ne s’agissait pas de cela, et qu’il fallait plutôt chercher les moyens de sortir de cet épouvantable cachot, où les rats, courant comme les lapins dans une garenne, venaient manger notre pain, et nous mordaient la figure pendant notre sommeil. Avec une baïonnette escamotée à l’un des gardes nationaux soldés qui faisaient le service de la prison, nous commençâmes un trou à la muraille, dans une direction où nous entendions un cordonnier battre la semelle. En dix jours et autant de nuits, nous avions déjà six pieds de profondeur ; le bruit du cordonnier semblait s’approcher. Le onzième jour, au matin, en retirant une brique, j’aperçus le jour ; c’était celui d’une croisée donnant sur la rue, et éclairant une pièce contiguë à notre cachot, où le concierge mettait ses lapins.

Cette découverte nous donna de nouvelles forces, et la visite du soir terminée, nous retirâmes du trou toutes les briques déjà détachées ; il y en avait peut-être deux voitures, attendu l’épaisseur du mur. On les plaça derrière la porte du cachot, qui s’ouvrait en dedans, de manière à la barricader ; puis on se mit à l’ouvrage avec tant d’ardeur, que le jour nous surprit, lorsque le trou, large de six pieds, à l’orifice, n’en avait que deux à son extrémité. Bientôt arriva le geôlier avec les rations ; trouvant de la résistance, il ouvrit le guichet et entrevit l’amas de briques ; son étonnement fut extrême. Il nous somma cependant d’ouvrir : sur notre refus, la garde arriva, puis le commissaire des prisons, puis l’accusateur public, puis des officiers municipaux revêtus d’écharpes tricolores. On parlementa : pendant ce temps-là, un de nous continuait à travailler dans le trou, que l’obscurité ne permettait pas d’apercevoir. Peut-être allions-nous échapper avant qu’on n’eût forcé la porte, quand un événement imprévu vint nous enlever ce dernier espoir.

En venant donner à manger aux lapins, la femme du concierge remarqua des gravats nouvellement tombés sur le carreau. Dans une prison, rien n’est indifférent : elle examina soigneusement la muraille, et bien que les dernières briques eussent été replacées de manière à masquer le trou, elle reconnut qu’elles avaient été disjointes : elle crie, la garde arrive ; d’un coup de crosse on dérange l’édifice de nos briques, et nous sommes cernés. Des deux côtés on nous crie de déblayer la porte et de nous rendre, sans quoi l’on va tirer sur nous. Retranchés derrière les matériaux, nous répondons que le premier qui entrera sera assommé à coups de briques et de fers. Tant d’exaspération étonne les autorités ; on nous laisse quelques heures pour la calmer. À midi, un officier municipal reparaît au guichet, qui n’avait pas cessé d’être gardé comme le trou, et nous offre une amnistie. Elle est acceptée ; mais à peine avons-nous enlevé nos chevaux de frise, qu’on tombe sur nous à coups de crosse, à coups de plats de sabre et de trousseaux de clefs ; il n’est pas jusqu’au dogue du concierge qui ne se mette de la partie. Il me saute aux reins, et dans un instant je suis couvert de morsures. On nous traîne ainsi dans la cour, où un peloton de quinze hommes nous tient couchés en joue, pendant qu’on rive nos fers. L’opération terminée, on me jette dans un cachot encore plus affreux que celui que je quittais ; et ce n’est que le lendemain, que l’infirmier Dutilleul (aujourd’hui gardien à l’hospice de Saint-Mandé) vint panser les morsures et les contusions dont j’étais couvert.

J’étais à peine remis de cette secousse, lorsqu’arriva le jour de notre jugement, que mes évasions réitérées et celles de Grouard, qui s’enfuyait au moment où l’on me reprenait, faisaient différer depuis huit mois. Les débats s’ouvrent, et je me vois perdu : mes coaccusés me chargeaient avec une animosité qui s’expliquait par mes révélations tardives, bien qu’elles m’eussent été inutiles, et qu’elles n’eussent nullement aggravé leur position. Boitel déclare se rappeler que je lui ai demandé combien il donnerait pour être hors de prison ; Herbaux convient d’avoir fabriqué le faux ordre, sans y avoir toutefois apposé les signatures ; mais il ajoute que c’est sur mon défi qu’il l’a confectionné, et je m’en suis aussitôt emparé, sans que lui, Herbaux, y attachât la moindre importance. Les écrivains-jurés déclaraient du reste que rien n’indiquait que j’eusse coopéré matériellement au crime ; toutes les charges élevées contre moi se bornaient donc à l’allégation sans preuves que j’avais fourni ce malheureux cachet. Cependant Boitel, qui reconnaissait avoir sollicité le faux ordre, Stofflet, qui l’avait apporté au concierge, Grouard qui avait au moins assisté à toute l’opération, sont acquittés, et l’on nous condamne, Herbaux et moi, à huit ans de fers.

Voici l’expédition de ce jugement : je la reproduis textuellement ici, en réponse aux contes que la malveillance ou la niaiserie ont fait et font circuler encore : les uns répandent que j’ai été condamné à mort, à la suite de nombreux assassinats ; les autres affirment que j’ai longtemps été le chef d’une bande qui arrêtait les diligences ; les plus modérés donnent comme certaine ma condamnation aux travaux forcés à perpétuité, pour vol à l’aide d’escalade et d’effraction ; on est allé jusqu’à dire que plus tard j’avais provoqué des malheureux au crime, pour faire briller ma vigilance en les jetant, quand bon me semblait, aux tribunaux : comme s’il manquait de vrais coupables à poursuivre ! Sans doute, des faux frères, comme il s’en trouve partout, même parmi les voleurs, m’instruisaient quelquefois des projets de leurs complices ; sans doute, pour constater le crime en même temps qu’on le prévenait, il fallait souvent tolérer un commencement d’exécution ; car les malfaiteurs consommés ne laissent jamais prise sur eux que par le flagrant délit : mais, je le demande, y a-t-il là rien qui ressemble à la provocation ! Cette imputation partit de la police, où je comptais plus d’un envieux : cette imputation tombe devant la publicité des débats judiciaires, qui n’eussent pas manqué de révéler les infamies qu’on me reproche ; elle tombe devant l’état des opérations de la brigade de sûreté que je dirigeais. Ce n’est pas quand on a fait ses preuves, qu’on recourt au charlatanisme, et la confiance des administrateurs habiles qui ont précédé M. Delavau à la préfecture, me dispensait d’aussi misérables expédients. Il est heureux, disaient un jour, en parlant de moi, à M. Anglès, des agents qui avaient échoué dans une affaire où j’avais réussi : Eh ! bien, dit-il en leur tournant le dos, soyez heureux.

On ne m’a fait grâce que du parricide ; je n’ai cependant jamais encouru ni subi, je le déclare, que le jugement ci-dessous rapporté ; mes lettres de grâce en font foi : et lorsque j’affirme que je n’avais point coopéré à ce misérable faux, on doit m’en croire, puisqu’il ne s’agissait, en définitive, que d’une mauvaise plaisanterie de prison, qui, prouvée, donnerait lieu tout au plus aujourd’hui à l’application d’une peine correctionnelle. Mais ce n’était pas le complice douteux d’un faux ridicule qu’on frappait, c’était sur le détenu remuant, indocile, audacieux, sur le chef de tant de complots d’évasion, qu’il fallait faire un exemple : je fus sacrifié.


Jugement.

« Au nom de la République française, une et indivisible ;

« Vu, par le tribunal criminel du département du Nord, l’acte d’accusation dressé le vingt-huit vendémiaire an cinquième, contre les nommés Sébastien Boitel, âgé de quarante ans environ, laboureur, demeurant à Annoulin ; César Herbaux, âgé de vingt ans, ci-devant sergent-major dans les chasseurs de Vandamme, demeurant à Lille ; Eugène Stofflet, âgé de vingt-trois ans, marchand fripier, demeurant à Lille ; Jean-François Grouard, âgé de dix-neuf ans et demi, conducteur en second des transports militaires, demeurant à Lille ; et François Vidocq, natif d’Arras, âgé de vingt-deux ans, demeurant à Lille ; prévenus de faux en écriture publique et authentique, par le directeur du jury de l’arrondissement de Cambrai, dont la teneur suit :

« Le soussigné, juge au tribunal civil du département du Nord, faisant les fonctions de directeur du jury de l’arrondissement de Cambrai, pour les empêchements du titulaire, expose qu’en vertu du jugement rendu le sept fructidor dernier par le tribunal criminel du département du Nord, cassant et annulant les actes d’accusation dressés les vingt et vingt-six germinal dernier, par le directeur du jury de l’arrondissement de Lille, à la charge des nommés César Herbaux, François Vidocq, Sébastien Boitel, Eugène Stofflet et Brice Coquelle, accusés présents, et André Bordereau, accusé contumace, tous prévenus d’être auteurs et complices d’un crime de faux en écriture publique et authentique à effet de procurer l’évasion dudit Sébastien Boitel de la maison d’arrêt dite la Tour Pierre, à Lille, où il était détenu, et en particulier ledit Brice Coquelle d’avoir, au moyen de ce faux, fait évader le prisonnier confié à sa garde comme concierge de ladite maison d’arrêt ; tous les prévenus, avec les pièces qui les concernent, auraient été renvoyés devant le soussigné pour être soumis à un nouveau jury d’accusation ; que, dans l’examen desdites pièces, il aurait aperçu que le nommé Jean-François Grouard, détenu en la maison d’arrêt dite la Tour Pierre, impliqué dans la procédure, aurait été oublié par le directeur du jury susdit, pour quoi, sur les conclusions du commissaire du pouvoir exécutif, et en vertu de l’ordonnance du vingt-quatre fructidor susdit, il aurait décerné mandat d’amener contre ledit Grouard, et, par suite, après l’avoir entendu, mandat d’arrêt, comme prévenu de complicité dudit faux ; qu’aucune partie plaignante ne s’étant présentée dans les deux jours de la remise des prévenus en la maison d’arrêt de cet arrondissement, le soussigné a procédé à l’examen des pièces relatives aux causes de la détention et arrestation de tous les prévenus ; qu’ayant vérifié la nature du délit dont ils sont prévenus respectivement, il avait trouvé que ces délits étaient de nature à mériter peine afflictive ou infamante, et qu’en conséquence, après avoir rendu aujourd’hui une ordonnance par laquelle il a traduit tous lesdits prévenus devant le jury spécial d’accusation ; en vertu de cette ordonnance, le soussigné a dressé le présent acte d’accusation pour, après les formalités requises par la loi, être présenté audit jury ;

« Le soussigné déclare, en conséquence, qu’il résulte de l’examen des pièces, et notamment des procès-verbaux dressés par le greffier du tribunal de paix de la quatrième section de la commune de Lille, le dix-neuf nivôse dernier, et les neuf et vingt-quatre prairial suivant, par le juge de paix du midi, de la commune de Douai, lesquels procès-verbaux sont annexés au présent acte,

« Que le nommé Sébastien Boitel, détenu en la maison d’arrêt dite la Tour Pierre, à Lille, aurait été mis en liberté en vertu d’un prétendu arrêté du comité de législation et tribunal de cassation, daté de Paris, le vingt brumaire, quatrième année de la république, signé Carnot, Lesage-Cenault et Le Coindre, au dos duquel se trouve l’attache du représentant du peuple Talot, adressé audit Brice Coquelle ; que cet arrêté et l’attache susdite, dont ce dernier a fait usage pour sa défense, n’ont point été donnés par le comité de législation et par ledit représentant Talot ; que de là il est constant que cet arrêté et l’attache présentent un faux en écriture publique et authentique, que le faux décèle même de la seule inspection de la pièce arguée, et en ce que l’intitulé porte : Arrêté du Comité de législation, Tribunal de cassation, intitulé ridicule, qui confond dans une même autorité deux autorités différentes ;

« Que le neuf prairial dernier, il a été trouvé dans un des cachots de la maison d’arrêt de Douai, un cachet de cuivre sans manche, caché sous le pied d’un lit ; que ledit Vidocq avait couché dans le cachot précédemment ; que ce cachet est le même que celui qui se trouve apposé sur l’acte faux, et présente identiquement la même empreinte ; que, lors de la visite que ledit juge de paix du midi de Douai fit le jour précédent, du cachot où ledit Vidocq était alors, on entendit, en retournant la literie, tomber quelque chose, ayant son de cuivre, or ou argent ; que Vidocq se précipita dessus, il parvint à soustraire l’effet tombé, en y substituant un morceau de lime qu’il montra ; qu’il avait été vu précédemment avec le cachet par lesdits Herbaux et Stofflet, à qui il a avoué d’avoir été lieutenant du bataillon dont le cachet porte le nom ;

« Que lesdits Herbaux, François Vidocq, Sébastien Boitel, Eugène Stofflet, Brice Coquelle, André Bordereau et Jean-François Grouard, sont prévenus d’être les auteurs et complices dudit faux, et d’avoir par là facilité l’évasion dudit Sébastien Boitel de la maison d’arrêt où il était détenu en vertu d’un jugement de condamnation à la détention ;

« Que ledit Brice Coquelle est en outre prévenu d’avoir, au moyen de ce faux arrêté, fait évader de ladite maison d’arrêt, ledit Sébastien Boitel, confié à sa garde comme concierge de ladite maison d’arrêt ; que ledit Brice Coquelle était convenu, devant le directeur du jury de Lille, d’avoir mis ledit Sébastien Boitel en liberté le trois frimaire dernier, en vertu de la pièce arguée de faux ;

« Que cette pièce lui avait été remise par Stofflet, qui la lui avait apportée ; qu’il l’avait reconnue devant le juge de paix pour en avoir été le porteur, que ledit Stofflet était venu à la prison cinq à six fois dans l’espace de dix jours, que c’était toujours après Herbaux qu’il demandait, et qu’il restait deux à trois heures avec lui ; que Herbaux et Boitel étaient ensemble dans la même prison, et que ledit Stofflet parlait également à l’un comme à l’autre ; que le prétendu arrêté lui était adressé, et qu’il n’a pu le suspecter de faux, ne connaissant pas les signatures ; que ledit Stofflet était convenu qu’il était soupçonné d’avoir porté une lettre à la Tour Pierre, mais que cela était faux, qu’il a bien été différentes fois en ladite maison d’arrêt, pour parler à Herbaux, mais qu’il ne lui avait jamais porté de lettres, et que Brice Coquelle en imposait, en disant qu’il l’avait reconnu, devant le juge de paix, pour lui avoir remis un faux ordre, en vertu duquel Sébastien Boitel avait été mis en liberté ;

« Que François Vidocq avait déclaré n’avoir connu Boitel qu’en prison, qu’il savait que ce dernier en était sorti en vertu d’un ordre apporté à Coquelle, qui buvait bouteille avec les frères de Coquelle, et Prévôt, autre détenu, avait été souper avec eux au cabaret de la Dordreck, et que Coquelle et Prévôt n’étaient rentrés que vers minuit ; qu’il déclara au juge de paix de Douai, que le cachet trouvé sous le pied du lit ne venait pas de lui, qu’il n’avait pas servi dans le bataillon dont le cachet porte le nom, et qu’il ne savait pas si ce bataillon avait été incorporé dans un de ceux où il avait servi ; que s’il a fait de la résistance, lors de la visite du cachot, ce fut à cause du morceau de lime qu’il avait, craignant qu’on ne soupçonnât qu’il voulût s’en servir pour briser ses fers ;

« Que ledit Boitel était convenu d’être détenu à la Tour Pierre, en vertu d’une condamnation à une détention de six ans ; qu’il se rappelait bien qu’un jour Herbaux et Vidocq lui avaient demandé combien il donnerait pour être mis en liberté ; qu’il leur promit douze louis en numéraire, qu’il leur en avait donné sept, et devait leur donner le reste s’il était resté tranquille chez lui ; qu’il était sorti de prison avec ses deux frères et Brice Coquelle ; qu’il avait été avec eux à la Dordreck, boire du vin, jusqu’à dix heures du soir ; qu’il savait bien être sorti de prison en vertu d’un ordre faux, que Vidocq et Herbaux avaient fait, mais qu’il ne savait pas qui l’avait apporté ;

« Que ledit Grouard était convenu devant le soussigné, qu’il avait eu connaissance de l’élargissement dudit Boitel en vertu d’un ordre supérieur, qu’après la sortie de celui-ci il avait vu ledit ordre, qu’il l’avait soupçonné faux, et qu’il croyait avoir reconnu l’écriture d’Herbaux ; que quant à lui il n’a coopéré en rien, ni à la sortie dudit Boitel, ni à la fabrication du faux ;

« Que ledit Herbaux a déclaré au directeur soussigné que, se trouvant avec Vidocq et d’autres détenus, on parla de l’affaire de Boitel ; que ledit Vidocq le défia de modeler l’ordre en vertu duquel Boitel pourrait être mis en liberté ; qu’il accepta le défi, et prit le premier papier qui lui tomba sous la main, et fit l’ordre en question, sans y mettre de signature ; qu’il le laissa sur la table ; que Vidocq s’en empara ; que l’ordre en vertu duquel Boitel est sorti de prison, est celui qu’il fit sans signature ;

« Que quant à André Bordereau, contumace, il paraît qu’il a pu avoir connaissance du faux, en ce que, le jour de la sortie de Boitel hors de la prison, il a été remettre à Stofflet une lettre venant dudit Herbaux, et que le lendemain de l’évasion de Boitel, il a été lui faire une visite à Annoulin, où ce Boitel s’était réfugié ;

« Il résulte de tous ces détails, attestés par lesdites pièces et lesdits procès-verbaux, qu’il a été commis un faux en écriture publique et authentique, et qu’en vertu de cette pièce fausse, le nommé Sébastien Boitel est parvenu à s’échapper de la maison d’arrêt dite la Tour Pierre à Lille, où il était détenu sous la garde du concierge ; et que cette évasion a eu lieu le trois frimaire dernier ; double délit sur lequel, selon le Code pénal, les jurés auront à prononcer s’il y a accusation contre lesdits Boitel, Stofflet, Vidocq, Coquelle, Grouard, Herbaux et Bordereau, à raison des délits mentionnés au présent acte.

» Fait à Cambrai, le vingt-huit vendémiaire an cinquième de la république, une et indivisible.

Signé Nolekericz.


» La déclaration du jury d’accusation de l’arrondissement de Cambrai, du six brumaire an cinquième, écrite au bas dudit acte, et portant qu’il y a lieu à l’accusation mentionnée audit acte ;

» L’ordonnance de prise de corps, rendue par le directeur du jury dudit arrondissement, le même jour, contre lesdits Sébastien Boitel, César Herbaux, Eugène Stofflet, François Grouard et François Vidocq ;

» Le procès-verbal de la remise de leurs personnes en la maison de justice du département, du vingt et un brumaire dernier ;

» Et la déclaration du jury spécial de jugement, en date de ce jour, portant :

» 1° Que le faux mentionné en l’acte d’accusation est constant ;

» 2° Que César Herbaux, accusé, est convaincu d’avoir commis ce faux ;

» 3° Qu’il est convaincu de l’avoir commis méchamment et à dessein de nuire ;

» 4° Que François VIdocq est convaincu d’avoir commis ce faux ;

» 5° Qu’il est convaincu de l’avoir commis méchamment et à dessein de nuire ;

» 6° Qu’il est constant que ledit faux a été commis en écriture publique et authentique ;

» 7° Que Sébastien Boitel, accusé, n’est pas convaincu d’avoir par dons, promesses, provoqué le coupable ou les coupables à commettre ledit faux ;

» 8° Que Eugène Stofflet n’est pas convaincu d’avoir aidé et assisté le coupable ou les coupables, soit dans les faits qui ont préparé ou facilité l’exécution dudit faux, soit dans l’acte même qui l’a consommé ;

» 9° Que Jean-François Grouard n’est pas convaincu d’avoir aidé et assisté le coupable ou les coupables, soit dans les faits qui ont préparé ou facilité l’exécution dudit faux, soit dans l’acte même qui l’a consommé ;

» En conséquence de ladite déclaration, le président a dit, conformément à l’article quatre cent vingt-quatre de la loi du trois brumaire an quatre, Code des délits et des peines, que lesdits Sébastien Boitel, Eugène Stofflet et Jean-François Grouard, sont et demeurent acquittés de l’accusation intentée contre eux, et a ordonné au gardien de la maison de justice du département, de les mettre sur-le-champ en liberté, s’ils ne sont retenus pour autre cause.

» Le Tribunal, après avoir entendu le commissaire du Pouvoir exécutif et le citoyen Després, conseil des accusés, condamne François Vidocq et César Herbaux à la peine de huit années de fers, conformément à l’article quarante-quatre de la seconde section du titre deux, de la seconde partie du Code pénal, dont il a été fait lecture, lequel est ainsi conçu :

» Si ledit crime de faux est commis en écriture authentique et publique, la peine sera de huit années de fers.

» Ordonne, conformément à l’article vingt-huit du titre premier de la première partie du Code pénal, dont il a été pareillement fait lecture, lequel est ainsi conçu : Quiconque aura été condamné à l’une des peines des fers, de la réclusion dans la maison de force, de la gêne, de la détention, avant de subir sa peine sera préalablement conduit sur la place publique de la ville où le jury d’accusation aura été convoqué ; il y sera attaché à un poteau placé sur un échafaud, et il y demeurera exposé aux regards du peuple pendant six heures, s’il est condamné aux peines des fers ou de la réclusion dans la maison de force ; pendant quatre heures, s’il est condamné à la peine de la gêne ; pendant deux heures, s’il est condamné à la peine de la détention ; au-dessus de sa tête, sur un écriteau, seront inscrits en gros caractères, ses noms, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation, et le jugement rendu contre lui ;

» Et à l’article quatre cent quarante-cinq de la loi du trois brumaire an quatre, Code des délits et des peines, dont il a aussi été fait lecture, lequel est ainsi conçu : Elle se fait (l’exposition) sur une des places publiques de la commune où le tribunal criminel tient ses séances ;

» Que lesdits François Vidocq et César Herbaux seront exposés pendant six heures sur un échafaud, qui sera, pour cet effet, dressé sur la place publique de cette commune ;

» Ordonne qu’à la diligence du commissaire du pouvoir exécutif, le présent jugement sera mis à exécution.

» Fait et prononcé à Douai, à l’audience du tribunal criminel du département du Nord, le sept nivôse, cinquième année de la république française, une et indivisible, où étaient présents les citoyens Delaetre, président ; Havyn, Ricquet, Réat et Legrand, juges, qui ont signé la minute du présent jugement.

» Mandons et ordonnons à tous huissiers, sur ce requis, de mettre ledit jugement à exécution, à nos procureurs-généraux, et à nos procureurs près des tribunaux de première instance, d’y tenir la main ; à tous commandants et officiers de la force publique d’y prêter main-forte, lorsqu’ils en seront légalement requis.

» En foi de quoi, le présent jugement a été signé par le président de la cour et par le greffier.

» Pour expédition conforme,

» Signé Lepoine, greffier.


» En marge est écrit : Enregistré à Douai, le seize prairial an treize, folio soixante-sept, verso, case deux, reçu cinq francs ; savoir : deux francs pour autant de condamnations, trois francs pour autant de décharges, et cinquante centimes pour subvention sur le tout.

Signé Demag.

» En marge du premier rôle est écrit : Parafé par nous, juge au tribunal de première instance de l’arrondissement de Béthune, conformément à l’article deux cent trente-sept du Code civil, et au procès-verbal de ce jour, trente prairial an treize, remplaçant le président absent, renvoi approuvé.

» Signé Deldicque. »