Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/22

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Michel Lévy frères (volume Ip. 203-208).


— Avignon, le 12 juin.

Avant d’arriver au village de Rochemaure sur la rive droite du Rhône, presque vis-à-vis de Montélimart, mes yeux cherchaient les célèbres aiguilles de basalte. Tout à coup nous les avons aperçues fort distinctement. Elles sont isolées, assez rapprochées les unes des autres, et rangées à peu près en ligne droite. Dans le fait, elles sont détachées de la montagne Calcaire contre laquelle, de loin, elles semblent collées. Cette montagne est couverte de vignobles et d’oliviers toujours verts ; il y a même des prairies dans le bas, et la vue qu’on a de ce lieu est, dit-on, fort agréable. Le magnifique Rhône sur le premier plan et les Alpes du Dauphiné dans le lointain.

La plus élevée de ces aiguilles a trois cents pieds et passe pour inaccessible. La vue de ces beaux produits volcaniques anime tout le paysage. Nous avons vu de loin les deux cratères de Rochemaure et de Chenavari. Plût à Dieu que quelqu’un de ces grands volcans du Vivarais se remît à jeter des flammes !

Le Vésuve fut une fois huit ou dix siècles sans donner signe de vie ; il ne recommença, au grand étonnement de tous, qu’en l’an 79 de J. C, lors de l’éruption qui étouffa Pline.

Voici qui tient du miracle : à trois heures sonnantes, on amarre, un peu au-dessus des ruines du fameux pont d’Avignon, ce bateau qui, ce matin à cinq heures, à quitté Lyon. Cela fait plus de six lieues à l’heure ; car l’on compte par terre soixante lieues et demie de Lyon à Avignon. De plus le bateau s’arrête fort souvent pour prendre et débarquer des voyageurs, et l’on ralentit un peu sa marche au moment où l’on glisse sous une foule de jolis ponts suspendus.

Nous avons eu l’honneur de passer sous le pont Saint-Esprit, qui a une fort mauvaise réputation. On dit que trente personnes s’y sont noyées l’an passé ; trente, en style provençal, veut dire dix tout au plus : mais c’est encore trop, et le gouvernement devrait faire arracher une pile, au moyen de quoi on aurait une arche marinière assez large ; il ne faudrait pour cela que quelques mines sous l’eau, comme je l’ai vu pratiquer aux colonies.

Notre bateau a passé fort rapidement sous ce pont terrible, et immédiatement après on l’a fait dévier à droite en formant un angle de cinquante degrés peut-être avec sa direction première. À un pied de notre bord, pas plus, il y avait un banc de sable s’élevant au-dessus de l’eau de quelques pouces seulement ; mais du train dont nous allions il nous eût brisés. Ces bancs changent à toutes les grandes crues du fleuve, de là le talent des pilotes.

On me dit que, lorsqu’il y a des dames ou des hommes auxquels la peur donne le courage d’affronter les regards et les plaisanteries de tous les passagers, on débarque les craintifs au-dessus du pont pour les reprendre cent pas au-dessous.

Il est certain que le Rhône, en cet endroit, court fort vite. Le mouvement du bateau est rapide, et l’on voit très-clairement la mort inévitable, si le bateau vient à heurter le moins du monde la pile ou le banc de sable.

Ce pont Saint-Esprit fut commencé en 1265, et achevé en 1309 par les habitants de la ville de Saint-Esprit, qui s’appelait alors Saint-Saturnin-du-Port. Le prieur du monastère de Saint-Saturnin, Dom Jean de Tyange, voulut d’abord s’opposer à cette entreprise qu’on regardait comme attentatoire aux droits de son couvent ; mais enfin la passion soudaine qui s’était emparée des habitants pour bâtir ce pont fut la plus forte, et le prieur de Tyange en posa lui-même la première pierre. On nomma des recteurs qui achetèrent des carrières à Saint-Andéol ; on établit une société religieuse de frères donnés et de sœurs données qui avaient un habit et des règlements particuliers. Les uns recueillaient des aumônes, les autres soignaient les ouvriers malades ou blessés ; d’autres même partageaient les travaux des maçons.

On voit qu’en 1265 on avait en ce pays une vraie passion pour le bien public. Une bulle du pape Nicolas V, de l’an 1448, nous apprend que ce pont fut construit par un berger qui en avait reçu l’ordre d’un ange ; et pourtant Nicolas V fut un homme de mérite. Mais le métier avant tout, disait un marchand de fer,

La longueur du pont Saint-Esprit est de deux mille cinq cent vingt pieds ; il est assez étroit, dix pieds dans œuvre et dix-sept hors d’œuvre. J’ai compté vingt-six arches d’inégale largeur, dix-neuf grandes et sept petites. Chaque pile est percée à jour au-dessus des éperons, apparemment pour donner passage à l’eau lors des grandes crues. Ce qu’il y a de singulier, disent les savants, c’est que les arches ne sont point en ogive, mais en plein cintre comme dans l’architecture romane. Rien de moins singulier à mes yeux : on adopta cette forme par respect pour le pont du Gard[1]. Enfin, pour dernière bizarrerie, le pont Saint-Esprit n’est point en ligne droite, il forme un angle opposé au courant, ce qui lui donne plus de solidité. Une partie est fondée sur le roc et l’autre sur pilotis.

J’ai débuté à Avignon par avoir de l’humeur. Huit ou dix portefaix grossiers se sont jetés sur mes effets et s’en sont emparés malgré moi : j’enrageais, mais ne disais mot. Joseph, plus près de la nature, a donné et reçu quelques bonnes poussées.

En entrant à Avignon, on se croit dans une ville d’Italie. Les hommes du peuple, au regard ardent, au teint basané, la veste jetée sur l’épaule, travaillent à l’ombre ou dorment couchés au milieu de la rue ; car, ici comme aux bords du Tibre, on ne connaît pas le ridicule, et si l’on songe au voisin, c’est pour le regarder en ennemi, et non pour craindre une épigramme.

J’ai pris mon logement à l’hôtel du Palais-Royal. J’étais couvert de poussière ; le décrotteur, en me rendant ses petits services, a changé toutes mes pensées.

— « Savez-vous, monsieur, que c’est dans cet hôtel qu’ils ont tué le maréchal Brune en 1815 ? Le maître de la maison ne veut pas qu’on en parle ; mais le domestique Jean vous fera tout voir, si vous le lui demandez. » J’ai eu cette triste curiosité, je suis monté sur le plancher qui recouvre la salle dans laquelle le maréchal fut tué à coups de fusil ; mais je ne rendrai pas à qui me lit le mauvais service de raconter en détail ce que j’ai vu. Ce plancher était rempli de puces : oserai-je avouer que cette saleté a augmenté mon horreur pour l’action à laquelle je songeais ? Je voyais plus clairement la grossièreté des assassins. Mais qui les payait ? L’histoire le dira. Un commis voyageur trouva le corps du maréchal arrêté dans des roseaux, sur le Rhône, vers Arles.

J’ai vu le maréchal Brune exilé par l’Empereur, à Méry (en Champagne) : il avait six pieds de haut et des traits fort imposants. Tous les dimanches, il prenait son grand uniforme pour aller à la messe. (Il avait débuté par être républicain et imprimeur.)

En 1797, dans la fameuse campagne d’Italie du général Bonaparte, il montra une bravoure héroïque ; il commandait alors une des brigades de la division Masséna. Trois ans plus tard, en 1800, sur le même terrain, il prouva à la bataille du Mincio qu’il manquait de toutes les qualités qui font le général en chef. Quant à sa mort, il est incroyable qu’il soit venu chercher Avignon : il était si simple de passer par Gap et Grenoble, où jamais l’on n’assassina personne.

Afin d’oublier toutes ces noires idées, je me suis fait conduire au musée. Les tableaux sont placés d’une manière charmante, dans de grandes salles qui donnent sur un jardin solitaire, lequel a de grands arbres. Il règne en ce lieu une tranquillité profonde qui m’a rappelé les belles églises d’Italie : l’âme, déjà à demi séparée des vains intérêts du monde, est disposée à sentir la beauté sublime. J’ai trouvé là beaucoup de tableaux de l’école italienne : un Luini, un Caravage, un Dominicain, un Salvator Rosa, etc. ; mais le public français n’aime guère qu’on lui parle de ces choses-là, qu’il comprend peu. J’ai été séduit par un portrait charmant de madame de Grignan, au fond de la plus grande salle à gauche. Quels yeux divins ! Ses lettres montrent une âme bien vulgaire pour ces yeux-là, une âme de duchesse. Peut-être ne disait-elle pas tout dans ces lettres à une mère. Peut-être ce portrait est-il celui d’une jolie femme qui sut aimer et ne s’appelait pas Grignan.

J’ai passé deux heures délicieuses à rêver dans ce musée. Quelle différence avec celui de Lyon ! Avignon gagnerait sans doute à échanger ses tableaux avec ceux du palais Saint-Pierre ; mais à Lyon l’atmosphère canut dessèche le cœur. L’imagination, en se montant un peu, craint d’être traîtreusement blessée par quelque laideur ou par quelque propos effroyable ; et quand on est au milieu des gens à argent, il faut se faire dur.

Le musée d’Avignon a douze mille médailles : c’est avec une curiosité d’enfant que j’ai considéré la belle collection grand bronze des empereurs de Rome. César, Auguste, Tibère, Vespasien, etc., seront toujours d’autres personnages pour notre pensée que Charles V, Charles VII, Henri II, et tous les rois décolorés de notre histoire.

Après les premiers Césars, l’élection fut militaire ; mais enfin c’était l’élection, et l’incapacité était punie de mort. De là cette suite de grands hommes qui menèrent cet empire de cent vingt millions de sujets : Trajan, Adrien, Marc-Aurèle, Septime-Sévère, Dioclétien, Julien.

J’ai admiré : 1o une excellente petite caricature de Caracalla représenté en marchand de petits pâtés ; 2o une enseigne romaine en bronze, fort bien ciselée : ce sont deux cercles qui se touchent ; et 3o une mosaïque qui représente une vue à la cavalière d’une ville ou d’un camp fortifié avec des tours carrées. Ce musée contient aussi quelques bas-reliefs d’un bon style qui ont orné des tombeaux, et un bas-relief de grandeur naturelle exécuté sous la direction du bon roi René. Les figures sont fort laides, et m’ont rappelé le style allemand.

J’ai passé le Rhône pour voir Villeneuve et sa belle tour. J’ai trouvé le tombeau gothique d’Innocent VI, une belle Descente de croix d’un maître italien, un Jugement dernier, et enfin l’admirable portrait de la marquise de Ganges en pénitente, par Mignard, cet excellent copiste des peintres d’Italie.



  1. L’architecture romane ou solide était encore de mode dans le Midi ; la mode du gothique qui cherche à étonner ne vint que plus tard.