Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/23

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Michel Lévy frères (volume Ip. 208-222).


— Avignon, le 14 juin.

J’arrive de la fontaine de Vaucluse, si chère aux gens qui lisent les sonnets de Pétrarque ; mais on a fait tant de belles phrases sur ce lieu célèbre que je n’en dirai rien, si ce n’est que cette course prend dix heures.

En allant à Vaucluse, nous sommes descendus de cabriolet pour visiter l’église romane de la jolie petite ville de Thor. La porte orientale de cette église présente tous les ornements délicats que pouvait réunir la sculpture de la fin du douzième siècle.

J’oubliais de dire que j’ai rencontré à Villeneuve-lez-Avignon un de mes amis du Nivernais, malade de chagrin de ce qu’il ne peut aller voir l’Italie et les ruines de quelque ville antique. M. Bigilion s’est fait de ce plaisir une image exagérée ; son imagination lui peint quelque chose de sublime qui pendant plusieurs jours jette l’âme dans un ravissement continuel. L’an passé, il croyait avoir le loisir de faire un petit voyage à Rome, et dans cet espoir, d’après mes conseils, il avait lu Tite-Live[1]. C’est ce qui fait que je suis touché de ce désespoir, qu’ont fait naître mes phrases sur l’Italie.

Le mistral ayant un peu cessé, j’ai sacrifié un jour à mon ami ; et, comme il a un cabriolet fort léger, nous avons parcouru sans encombre les chemins affreux qui conduisent à Vaison.

La ville moderne ne nous a guère intéressés ; cependant elle est toute bâtie de fragments antiques, les pierres tumulaires servent de seuil aux portes. Ce qui nous touche, c’est le sol de l’ancienne ville qui était située au delà de l’Ouvèze, rivière rapide et encaissée qui descend en grondant des Alpes du Dauphiné.

Dans les dernières années du douzième siècle, les comtes de Toulouse mirent Vaison à feu et à sang. Les malheureux habitants cherchèrent un asile sur une montagne voisine, où ils pouvaient se défendre, et dont le sommet est occupé maintenant par leur cathédrale moderne.

L’enchantement de mon ami a commencé au pont sur la rivière, qui est romain, et dont l’arche unique a bien soixante pieds d’ouverture. Réellement ces blocs énormes, immobiles depuis tant de siècles au milieu des fureurs d’un torrent des Alpes, inspirent le respect. Nous sommes descendus sous le pont pour voir le quai, également romain.

De là nos regards ont été attirés par une arcade antique qui s’élève isolée au milieu de la plaine aride ; c’est un reste vénérable d’un théâtre romain. M. B… s’arrêtait à tout moment pour mettre dans ses poches de petits cubes noirs et blancs, débris de mosaïques détruites. Avant d’examiner les deux églises, nous sommes allés voir la ferme de Maraldi, édifice singulier s’il en fut, élevé au quinzième siècle par un Italien, mais dont la description hérissée de mots techniques prendrait deux pages.

Nous sommes revenus vers deux églises, Saint-Quinin et la cathédrale, qui se trouvent isolées dans la plaine, et assez loin de la ville moderne.

Saint-Quinin n’a qu’une nef, la façade est moderne ; mais tout le reste est excessivement curieux. Je n’entrerai pas dans les détails, faute de trouver une langue à laquelle le public soit accoutumé. Il me suffira de dire que l’abside[2] est peut-être du huitième siècle, c’est-à-dire d’une époque fort antérieure à la grande barbarie du dixième. Je ne sais si jamais j’aurai l’audace de présenter au lecteur l’histoire de l’art gothique : ce sont huit ou dix pages fort arides à parcourir, c’est un désert qu’il faut traverser ; mais aussi une petit masure telle que Saint-Quinin, la plus insignifiante du monde pour l’honnête propriétaire des environs, occupe vivement l’attention pendant deux ou trois jours.

La cathédrale est une basilique à trois nefs : celle du milieu est fort large ; c’est un trait caractéristique qui me plaît beaucoup dans toutes les églises romanes (c’est-à-dire imitées de l’architecture romaine, lorsque, au onzième siècle, après la fin du monde, le clergé fut assez riche pour bâtir) ; cet amour pour les nefs larges me prouve bien que je n’ai pas le vrai goût du gothique.

Les voûtes et les arcades intérieures de cette cathédrale primitive forment des ogives à base très-large. Elle présente un autre des grands caractères de l’architecture romane : le toit de la nef principale s’élève peu au-dessus du toit des deux nefs ses voisines.

Ce fut probablement vers l’an 910 que cette cathédrale fut fondée, mais elle fut réparée dans les siècles suivants. Nous serions trop heureux d’avoir un édifice pur de l’an 910. Avant le onzième siècle, beaucoup d’églises avaient des toits en bois, et non pas des voûtes qui semblaient trop difficiles à faire aux barbares de cette époque. C’est à cause de la charpente de son toit que l’église de Saint-Paul hors des murs, à Rome, a brûlé en 1823.

Dans un cloître ruiné, à gauche de la cathédrale, se trouvent sur un mur quatre vers léonins qui exhortent les moines à prendre patience contre le mistral. Ces vers nous ont vivement touchés, le mistral faisait voltiger nos manteaux et nous glaçait.

Nous avons dû aux ruines de Vaison une journée fort curieuse, et nous avons conquis des souvenirs durables. Voilà le plaisir d’être savant.


— Avignon, le 15 juin.

Ce matin je me promenais sur la route d’Orange avec le jeune comte de Ber…, qui a dix-neuf ans à peine : une jeune fille est venue à passer, cheminant sur son âne : un gamin de douze ans a pris l’âne par la queue et a sauté en croupe ; la jeune fille ne s’est pas fâchée. Une grosse charrette occupait le milieu de la route. Le charretier, énorme Provençal grossier, a menacé l’enfant, et, comme l’âne cheminait toujours au petit trot, emportant gaiement son double fardeau, le charretier a lancé un coup de fouet à l’enfant qui a jeté un cri.

Le comte de Ber… a tressailli. — Quelle inhumanité ! a-t-il dit.

— Je vais t’en donner autant, gringalet, s’est écrié le charretier, en jurant, et en s’avançant sur nous.

Le jeune comte, rapide comme un trait, a sauté sur l’énorme Provençal, l’a pris à la gorge et tellement serré, que le charretier a pâli, et le sang lui a couvert les lèvres. Quand il a été à vingt pas, le comte lui a jeté son fouet dont il s’était emparé. Toute ma vie j’aimerai ce jeune comte, qui, quoique fort riche, n’est point niais.

Les femmes d’Avignon sont fort belles ; comme j’admirais les yeux vraiment orientaux d’une de ces dames qui faisait des emplettes dans les boutiques de la place, on m’a dit qu’elle était Israélite.

J’ai trouvé une vue magnifique du haut du rocher calcaire des Dons, sur lequel au quatorzième siècle fut bâti le palais des papes. C’était une forteresse, et bien en prit à l’antipape Benoît XIII (Pierre de Luna), qui y soutint un siège fort prolongé contre le maréchal Boucicaut. Ce palais est étrangement ruiné anjourd’hui ; il sert de caserne, et les soldats détachent du mur et vendent aux bourgeois les têtes peintes à fresque par Giotto. Malgré tant de dégradations, il élève encore ses tours massives à une grande hauteur. Je remarque qu’il est construit avec toute la méfiance italienne ; l’intérieur est aussi bien fortifié contre l’ennemi qui aurait pénétré dans les cours, que l’extérieur contre l’ennemi qui occuperait les dehors.

C’est avec le plus vif intérêt que j’ai parcouru tous les étages de cette forteresse singulière. J’ai vu le pal (nommé veille) sur lequel l’inquisition faisait asseoir l’impie qui ne voulait pas confesser son crime, et les têtes charmantes, restes des fresques du Giotto.

Les contours rouges du dessin primitif sont encore visibles sur le mur.

Ce n’est pas un blasphème de penser que si Giotto fût né en 1483 au lieu de 1276, il eût peut-être égalé Raphaël. Le foyer intérieur était de la même force ; il eût été plus grandiose et moins gracieux.

Vers le sud-est une partie de la ville d’Avignon est appuyée à ce rocher des Dons ; il est coupé à pic vers l’ouest, où il laisse à peine une route étroite au bord du Rhône. J’ai revu avec un nouveau plaisir la très-curieuse cathédrale. Avignon a l’air d’une ville de guerre. On retrouve cette physionomie dans la plupart des bourgs de Provence, et par là ils évitent l’air mesquin et misérable de nos bourgs de Picardie.

Tout le monde sait que Philippe le Bel, prince qui pouvait vouloir, fit nommer pape Bertrand de Goth, qui prit le nom de Clément V, et en 1309 transféra le Saint-Siége à Avignon ; il y resta jusqu’en 1378. La cour des papes, alors la première du monde, civilisa la Provence, qui, grâce à Marseille, n’avait jamais été aussi barbare que la Picardie, par exemple.

Jean XXII avait besoin d’argent, il inventa la daterie, sorte de budget des voies et moyens, qui se composait des droits nommés annales, réservations, provisions, exemptions, expectatives, tous payés par les royaumes chrétiens. Au moyen de la daterie, ce pape laissa un trésor de huit millions de florins d’or (deux cent millions de 1857) et un mobilier estimé sept millions de florins. J’ai vu avec plaisir que le tombeau de cet homme d’esprit a été épargné par la révolution.

Les hommes adroits et puissants qui composaient la cour d’Avignon n’avaient aucun besoin de gêner ou de dissimuler leurs passions : car dans ce siècle-là, on avait des passions. Ce qui, à mes yeux, est une grande justification pour les cruautés et les injustices.

De plus, on était bien loin encore des temps de Luther et de Voltaire[3].

Je me suis rappelé ces lettres latines de Pétrarque où il parle à cœur ouvert de ce qui se passait dans le palais d’Avignon aux temps brillants de cette cour. Rien de plus curieux ; mais le latin est obscur. Il faut convenir qu’il s’agit d’actions fort différentes de celles qui occupaient Rome du temps de Cicéron, dont Pétrarque copie le style tant qu’il peut[4].

Nous voyons dans ces lettres un homme d’esprit fort âgé et revêtu d’une éminente dignité, qui, pour achever de séduire une jeune fille de quatorze ans, se met sur la tête une barrette rouge. Malheureusement, rien n’est moins clair et précis que la langue latine, à quoi j’entends les savants répondre que je suis un ignorant. Peut-être avons-nous raison des deux côtés ; mais j’ai un avantage, je ne suis pas payé pour avoir les opinions que j’écris.

Pétrarque s’indigne beaucoup en latin ; mais de quoi s’indigne-t-il ? Rien n’est plus clair, au contraire, que les admirables contes un peu lestes, intitulés Il Pecorone, presque contemporains de Pétrarque. La langue italienne a toujours marché vers le plat et le commun depuis cette époque d’énergie ; elle a imité Cicéron, être fort plat. Le bel italien d’aujourd’hui, c’est le style de M. Lémontey, comparé à celui des Mémoires d’Aubigné ou de Saint-Simon. Les pensées sont plus élégantes, plus variées, plus savamment enchaînées sans doute ; mais aucune pensée n’est rendue avec la même force ; mais l’on voit un auteur qui tremble pour les hardiesses de son style et qui oublie de penser ; mais le serpent de l’ennui est caché sous ces fleurs[5].

La vue qu’on a du haut du rocher des Dons est l’une des plus belles vues de France : à l’est, on découvre les Alpes de la Provence et du Dauphiné, et le mont Ventoux ; à l’ouest, on suit une grande partie du bassin du Rhône. Je trouve que le cours de ce fleuve donne l’idée de la puissance ; son lit est parsemé d’îles couvertes de saules : cette verdure n’est pas bien noble, mais, au milieu de ce pays sec et pierreux, elle réjouit les yeux.

Au delà du Rhône et des ruines du fameux pont d’Avignon dont il emporta la moitié en 1669, s’élève un coteau, que couronnent Villeneuve et la forteresse de Saint-André ; leurs murs sont entourés de bois et de vignobles. Le Comtat est couvert d’oliviers, de saules et de mûriers tellement serrés, qu’en certaines parties ils font forêt ; au travers de ces arbres on entrevoit de loin les jolis remparts de Carpentras.

Un homme de l’âge du siècle ne peut nommer sans sourire le pont d’Avignon ; c’est le gai souvenir du Sourd ou l’Auberge pleine. Ce pont, bâti en 1180, avait vingt-deux arches, dont il ne reste que quatre qui tiennent à la rive gauche. Je suis allé voir la petite chapelle de Saint-Benezet sur le pont, on y remarque le chapiteau d’un pilastre corinthien. Est-ce une copie ?

La vue des îles que le Rhône forme dans le voisinage n’est pas mal. À vrai dire, j’ai jugé que toutes ces vues étaient agréables, mais je n’en ai point joui ; j’étais hors d’état d’avoir aucun plaisir. Un mistral furieux a repris depuis ce matin ; c’est là le drawback de tous les plaisirs que l’on peut rencontrer en Provence.

Strabon appelle ce vent terrible mélanborée, bise noire ; c’est encore le nom qe lui donnent les Dauphinois : mais en Provence on l’appelle mistral. Strabon et Diodore de Sicile assurent que sa violence est telle qu’il enlève les pierres et renverse les chars. Il n’y a pas quinze jours, qu’en passant le pont de Beaucaire, la diligence a été obligée de se faire soutenir par huit hommes se pendant à des cordes attachées sur l’impériale. Elle avait la perspective de tomber dans le Rhône.

Le vent du nord rencontre la longue vallée de ce fleuve qui est nord et sud ; elle remplit l’office du bout d’un soufflet de cheminée et redouble sa force. Quand le mistral règne en Provence, on ne sait où se réfugier : à la vérité, il fait un beau soleil, mais un vent froid et insupportable pénètre dans les appartements les mieux fermés, et agace les nerfs de façon à donner de l’humeur sans cause au plus intrépide[6].

N’ayant point de chez moi à Avignon, je me réfugie dans la fort curieuse cathédrale Notre-Dame-des-Dons (ou des Domns, de Dominis). Elle occupe le sommet du rocher de ce nom ; l’intérieur a l’air d’une basilique romaine garnie d’ornements gothiques. La façade fut élevée par Paul V (Borghèse), le même pape qui, à Rome, eut la gloire de finir Saint-Pierre et de placer son nom sur le frontispice. On monte de la ville à la cathédrale par un long escalier. Le porche est une copie de l’antique, fort singulière et peut-être unique. On peut le supposer élevé avant les invasions des Sarrasins qui désolèrent la Provence ; il présente des détails de construction fort curieux à observer.

Entre le porche et la nef, je me suis longtemps arrêté à voir d’admirables restes de fresques. Quelle franchise ! quel naturel ! Comme cela est l’antipode de nos académies ! Quelle force ! Je le dis à regret, c’est le contraire de la peinture actuelle, comme je le faisais observer il n’y a qu’un moment : c’est encore le style de d’Aubigné et de Saint-Simon, comparé aux phrases à effet de M. de Chateaubriand.

J’oubliais, en écrivant ceci, les batailles d’Eugène Delacroix qui eussent émerveillé Giotto.

Le tombeau de Jean XXII est d’une élégance et d’une légèreté sans égales. Le gothique fleuri n’a Jamais rien produit de plus joli ni de plus surprenant.

Il a fallu voir l’église des Dominicains, bâtie en 1330, et à demi démolie.

Saint-Pierre, rebâti vers 1358, est gothique ; la façade, de 1512, est d’un gothique fleuri très-élégant. Les portes offrent de jolis bas-reliefs en bois. La chaire est curieuse.

J’ai vu avec plaisir la façade méridionale de l’église de Saint-Martial. Mais le lecteur se lasse peut-être de tant de détails. Je nomme ces monuments pour qu’il les voie en passant. Ne dût-on s’arrêter qu’une heure dans Avignon, il faut absolument voir les quatre étages du palais des papes et Notre-Dame des Dons.

Voici un personnage ridicule que nous devons à la révolution de 1830. Le lecteur me permettra-t-il de raconter l’accident arrivé ces jours-ci à un superbe capitaine de la garde nationale ? Il fait le chien couchant auprès du préfet, et aspire, dit-on, à la députation. M. Balarot va retirer publiquement son abonnement au journal libéral du pays, un jour que le journal a blâmé le préfet ; il souffle dans ses joues en marchant, et enfin n’oublie rien de ce qu’il faut pour donner l’envie de se moquer de lui.

À l’occasion d’un événement politique qui réjouit tous les Français, le capitaine de grenadiers Balarot s’est avisé d’organiser un dîner en pique-nique ; car il veut passer pour plus joyeux qu’un autre, en sa qualité de vrai patriote, comme il s’intitule. C’est apparemment à cause de sa joie qu’il a mangé comme quatre à ce dîner (excellent, ma foi, comme dans tout le Midi, et qui n’a coûté que six francs par tête ; des vins parfaits : un dîner inférieur à celui-là eût coûté vingt-cinq francs à Paris). Les airs de faire les honneurs du pique-nique, que se donnait M. Balarot, ont fait éclater la gaieté dès le potage, et cette gaieté est toujours allée en croissant.

Nous avions retrouvé la joie française d’avant la révolution. Les choses dont on a ri sont incroyables de simplicité. À minuit l’on s’est séparé ; mais voici ce qui est arrivé à une heure.

M. Balarot, qui s’était couché, se sentit l’estomac un peu fatigué ; il battit le briquet et voulut faire du thé : il avait la théière, mais il s’aperçut que le flacon contenant le thé était resté dans la chambre de madame Balarot, jeune et belle Provençale qui ne prend point au sérieux toutes les momeries gouvernementales de son mari. M. Balarot s’achemine à pas de loup vers la chambre de sa femme, et sans lumière, pour ne point la réveiller, le voilà qui, sans bruit, cherche le flacon sur la cheminée, puis sur le bureau voisin.

Au milieu de cette recherche discrète, le Balarot est surpris par un ronflement des plus caractérisés ; il s’écrie, il croit que sa femme est tombée en apoplexie. Ici, un voile fort épais s’étend sur les infortunes conjugales de ce vrai patriote, et en rend le détail plus piquant pour les habitants du pays. Il court à sa chambre pour prendre de la lumière. Comme il revient, une bouche invisible éteint sa bougie, puis on le retourne, on le pousse par les deux épaules dans sa chambre ; il entend des rires étouffés, et croit reconnaître la voix d’un de ses amis intimes. À peine l’a-t-on fait entrer dans sa chambre, qu’on l’enferme à double tour.

Le Balarot furieux saute par la fenêtre qui n’est qu’à huit ou dix pieds au-dessus du jardin ; il sonne à sa porte, éveille tout le monde et même madame Balarot, qui ne comprend rien à l’histoire qu’il lui raconte en jurant, et le prie fort résolument de la laisser dormir, surtout quand il s’est oublié à table.

Le lendemain, dès sept heures, le malheureux époux va conter son cas au vieux général R…, son protecteur. À tout ce qu’il peut dire, le général ne répond que par ces huit mots, vingt fois répétés de sa petite voix claire : Silence, ou l’on va se moquer de toi. Il paraît qu’il n’a pas suivi ce conseil ; car toute la ville se moque de lui avec délices, et l’on parle de donner un second dîner en son honneur.

Dans plusieurs des sous-préfectures que je parcours cette année, je trouve une violente pique d’amour-propre établie entre M. le sous-préfet et ceux qu’il appelle ses administrés. Il vaudrait mieux être juste des deux côtés. Je n’avais rien vu de pareil les années précédentes. La France comprend l’élection, et les conseils généraux et d’arrondissement vont faire des pas de géant. On y verra des discussions réelles, et non plus convenues d’avance ; et l’on portera à la députation l’homme qui aura montré du caractère dans ces discussions.

Dans un chef-lieu de préfecture, où je me trouvais il y a peu de jours, les quatre chefs des grands services sont de fort honnêtes gens : ce sont :

Le directeur des contributions directes, chef du cadastre ;

Le directeur des contributions indirectes ;

Le directeur de l’enregistrement et des domaines ;

L’ingénieur en chef.

Avec ces quatre hommes et de bonnes manières, le préfet, quelque neuf qu’il soit, peut faire une excellente figure à Paris.

Après ces quatre-là viennent :

Le payeur ;

Et le receveur général, beaucoup moins importants.

Le préfet peut choisir cinq hommes de mérite pour conseillers de préfecture ; mais il s’en garde bien. Par jalousie du pouvoir, on ne nomme guère que des incapables.

Un préfet qui oserait sortir un peu de l’ornière pourrait faire gouverner chacun de ses bureaux par un conseiller de préfecture.

En général, une préfecture coûte de 80 à 90,000 fr., savoir ;

Appointements du préfet 24,000 fr.
Abonnement 45,000
Cinq conseillers 6,300
Loyer de la préfecture payé par le département 6,000

Total 81,300 fr.

Au lieu de dépenser son revenu particulier, le préfet fait des économies sur ses appointements. Souvent un préfet a des filles à marier, et il craint la destitution.


— Avignon, le 16 juin 1837.

Ce fut le pape Innocent VI qui fit construire, en 1358, les jolis remparts d’Avignon ; il s’agissait de garantir la ville des attaques d’une troupe de brigands qui s’était formée dans le midi.

Ces jolis murs sont bâtis en petites pierres carrées admirablement jointes : les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil ; les créneaux sont d’une régularité parfaite. Toute cette construction annonce la richesse et la sécurité ; l’homme qui bâtit est si peu dominé par le sentiment de l’utile et par la peur, qu’il se permet les ornements. Ces murs sont flanqués de tours carrées placées à distances égales et du plus bel effet. On se promène sur leur épaisseur ; jolie vue.

Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes, d’un si beau poli, une teinte uniforme de feuille sèche qui en augmente encore la beauté. C’est l’art d’Italie avec ses charmes, transporté tout à coup au milieu de ces Gaulois si braves, mais qui élèvent des monuments si laids[7].

Je prends une barque et vais courir le Rhône. Sur la Loire on craint de manquer d’eau et de s’engraver, sur le Rhône on a à se méfier d’un courant terrible et puissant. J’aborde à une promenade formée de quelques rangées d’ormes que le pays admire, et qui aura quelque physionomie dans cent ans, quand les arbres seront vieux.

Rabelais appelle Avignon la Ville sonnante ; on y voit, en effet, une foule de clochers : moi, je l’appellerais plutôt la ville des jolies femmes ; on rencontre, à tout bout de champ, des yeux dont on n’a pas d’idée dans les environs de Paris. Les rues sont couvertes de toiles à cause de la chaleur ; j’aime cet usage et le demi-jour qu’il procure. La badauderie naturelle au voyageur m’a fait perdre une heure à l’occasion d’un certain crucifix d’ivoire fort vanté et fort médiocre, et pour lequel il faut demander une permission. Une religieuse le montre en cérémonie.

J’ai vu les hôtels de Crillon et de Cambis. On craint toujours de laisser échapper quelque chose de curieux ; mais il faudrait ne pas s’impatienter quand on trouve toutes les laideurs et toutes les odeurs malsaines d’une petite ville.

La comtesse Jeanne, reine de Naples, célèbre par sa beauté et ses aventures, vendit Avignon au pape Clément VI, moyennant quatre-vingt mille florins d’or : les épingles du marché furent une petite absolution pour le meurtre de son premier mari, et la reine oublia de demander au pape les quatre-vingt mille florins d’or.

Louis XIV, qui eut une fermeté admirable envers l’étranger, s’empara deux fois d’Avignon, en 1662 et 1668 ; Louis XV suivit cet exemple un siècle plus tard, en 1768 ; enfin l’Assemblée constituante réunit Avignon à la France en 1790. Les méchants prétendent que le caractère des habitants offre encore quelques traces de la domination italienne : la Glacière, le maréchal Brune.

Le seul homme bien vêtu auquel j’aie parlé m’a dit d’un air dolent que, par l’effet de l’affreuse révolution française, le pays avait perdu des trésors en tableaux et en monuments : c’est ce que je me garde bien de croire ; je me souviens de la description d’Avignon, en 1739, que donne l’aimable président de Brosses[8] ; les meilleurs tableaux étaient de Mignard et de Parrocel.

Je rencontre beaucoup de vieux soldats : il y a ici une succursale de l’Hôtel des Invalides. Rien de plus judicieux. Le trésor d’un homme de soixante ans, peu riche, n’est-ce pas un beau ciel ? On devrait établir les trois quarts des invalides de France à Antibes, à une lieue du Var et de la frontière, que ces braves gens défendraient en cas de besoin.

Le pain, le vin et la viande y sont à meilleur prix qu’en Avignon, et le mélanborée de Strabon s’y montre moins terrible.

Un Corse, homme de sens, M. N… me dit : L’histoire de France ne commence qu’à Louis XI. De ce moment-là jusqu’ici il y a suite. Avant Louis XI il y a des anecdotes : Charlemagne, Charles V, la Pucelle d’Orléans. Il faudrait qu’un homme d’esprit comme Vertot traduisît en français le savant Sismondi.

Madame d’Arsac, d’Avignon, disait à ses filles : Mesdemoiselles, il ne faut jamais croire au très (au très-beau, au très-méchant ; il n’y a que du médiocre en ce monde.)

Histoire de la jeune créole : Moi connaître.

Au moment où je me croyais sur le point de passer quinze jours à parcourir cette jolie Provence dont je n’ai vu jusqu’ici que le mistral, je reçois à la fois des lettres de Marseille qui m’apprennent que nos affaires d’Alger n’exigent point ma présence à Marseille, et d’autres lettres de Paris qui me montrent qu’en mon absence les affaires de la maison sont menées gauchement et timidement. Je repars ce soir pour le Nivernais où sont ces cruelles affaires. Heureux l’homme qui a de quoi vivre, ou du moins qui est sûr de ne pas se repentir de s’être arrêté dans le chemin d’une petite fortune !

C’est par hasard qu’au moment de partir, et les chevaux déjà attelés, je suis allé voir, derrière le théâtre moderne, une suite d’arcades évidemment romaines ; elles se prolongent sous plusieurs maisons. Quelques centaines de francs dépensées en fouilles donneraient probablement de curieux résultats ; mais on est avare dans le Midi. Curieux trait d’ignorance d’un préfet de ce pays-ci : il fait recouvrir de terre des ruines antiques découvertes par hasard, sans donner le temps de les dessiner.

Le seul pays de France où l’on s’occupe réellement d’antiquités, c’est la Normandie. Heureuse la province qui peut être étudiée par un savant réel, tel que M. Leprevost !



  1. Malgré certains petits esprits, qui ont mis des échasses à quatre ou cinq idées que M. de Beaufort publia en 1738, il y a juste un siècle, Tite-Live est encore la meilleure préparation à un voyage en Italie. Je cite de mémoire.
  2. Petit avancement arrondi, au fond de l’église, derrière le maître-autel.
  3. Voir de Potter, Histoire du Christianisme, le seul livre de nos jours qui, traitant un sujet si délicat, ose n’être point à la mode ; c’est un trésor de vérités mal en ordre. Voir aussi Muratori, qui souvent a peur.
  4. Levati, Voyages de Pétrarque. Milan, 1818.
  5. Le français académique fait un grand pas vers les abstractions au nominatif ; ainsi périt la langue latine. Voir la savante histoire de J.-J. Ampère, ou lire Ausone et Salvien.
  6. Dans ces cas-là, je trouve que les anciens prenaient des bains d’huile. Pline, lib. XXIX.
  7. On y voit toujours, quand on a des yeux, la peur de la mort ou de l’enfer. En 1513, Léon X lui-même n’était pas bien sûr de l’enfer.
  8. L’Italie il y a cent ans, tom. I, p. 330, édition de M. Colomb.