Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/68

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Michel Lévy frères (volume IIp. 353-364).


— Perpignan, le 20 septembre 1837.

Je viens de faire une imprudence fieffée ; mes affaires étaient en bon train à Port-Vendre et à Perpignan ; mais il fallait attendre quelques jours pour terminer ; je me suis confié à un Espagnol que j’ai bien payé, et d’avance, contre toutes les règles vulgaires, et je suis allé passer vingt-quatre heures à Barcelone. Mon guide croyait que j’avais très-peu d’argent, ce qui était vrai ; j’avais cousu quelques banknotes d’Angleterre dans la doublure de ma redingote.

J’ai admiré les belles forêts de lièges et la couleur grisâtre des troncs d’arbres que l’on vient de dépouiller de leur précieuse écorce ; les haies, formées d’aloès, m’ont beaucoup plu. À vrai dire, tout me plaisait ; ne faisais-je pas une imprudence ? Les maisons de tous les villages viennent d’être blanchies à la chaux, ce qui leur donne un air de propreté et de gaieté bien extraordinaire ; c’est-à-dire l’air précisément de tout ce qu’elles ne sont pas. Mais n’importe, l’aspect de ces lignes de maisons blanches, au milieu de vastes montagnes couvertes de forêts de lièges, est charmant.

Mataro, avec ses maisons parfaitement reblanchies à l’intérieur comme à l’extérieur, est situé sur le rivage, mais à quarante pieds au-dessus du niveau de la mer, ce qui lui donne beaucoup de vue, et en fait une petite ville fort agréable. On nous y a servi un diner très-abondant ; il y avait quinze ou vingt plats de viande pour huit voyageurs ; mais tous les plats étaient empestés avec de l’huile rance. Impossible de manger, et cependant nous mourions de faim. Nous avons essayé de laver les viandes avec de l’eau chaude, et de les manger ensuite en vinaigrette ; mais il a été impossible de leur ôter l’exécrable odeur de l’huile rance.

Pendant cette triste expérience, je m’amusais beaucoup de la figure des deux servantes de l’auberge. L’une d’elles avait au moins cinq pieds six pouces et était admirablement bien faite ; de grands yeux, mais l’air un peu sans idées. Rien de plus malin, au contraire, que sa compagne, également très-bien faite ; des mains charmantes, de beaux yeux noirs et quatre pieds de haut seulement. Ces robustes Espagnoles nous regardaient faire, et ne comprenaient rien à notre occupation. Elles nous ont pris, je pense, pour de misérables juifs, qui ne voulaient pas manger des mets préparés par des chrétiens. Nous ne comprenions pas un mot à leur langage ; les muletiers étaient auprès de leurs mules, dans une écurie fort éloignée, et nous ne savions comment y aller ; nous n’avons jamais pu faire comprendre que nous désirions des œufs. Singulier geste d’un abbé pour demander du lait.

Enfin, voyant que nous dévorions notre pain, les deux servantes nous ont apporté, en courant, d’excellent vin vieux nommé rancio. L’un de nous a découvert à la cuisine des plantes de fenouil ; cela ressemble au céleri ; nous en avons fait une salade avec du sel et du vinaigre, et mangé force pain trempé dans du vin, ce qui nous a rendus fort gais et fort éloquents.

Le muletier est accouru tout à coup, fort effrayé ; il venait nous dire qu’il fallait décamper à l’instant ; déjà nous entendions un grand bruit dans les rues ; on fermait les boutiques ; on dit les carlistes à un quart de lieue d’ici. Nous sommes partis au grand trot sur des mulets fort durs.

Nous avons bivaqué à cinq heures de marche plus loin ; enfin, le lendemain vers midi nous avons aperçu la citadelle de Mont-Joui, qui domine Barcelone. À deux lieues de la ville, nous avons loué d’un jardinier une petite voiture à porter des légumes ; nous étions excédés de fatigue. C’est dans cet équipage que nous avons paru à la Rambla, joli boulevard situé au milieu de Barcelone. Là se trouve l’auberge de Cuatros Naciones (des Quatre-Nations), où enfin nous avons trouvé un dîner : ce plaisir a été fort vif.

Après dîner nous nous sommes occupés du visa de nos passeports ; je veux partir demain pour retourner en France. Mes compagnons, vifs et résolus, et partant assez aimables, mais dont les allures me sont fort suspectes, ne me semblent pas plus curieux que moi de faire un long séjour à Barcelone.

Au sortir de la police, qui nous a reçus avec un silence inquisitorial et de mauvais augure, nous sommes allés acheter des pâtés. J’ai acheté, d’un marchand italien, une bouteille d’huile de Lucques et un morceau de parmesan. Après quoi, délivré de tout souci, je me suis promené par la ville, jouissant du délicieux plaisir de voir ce que je n’avais jamais vu.

Barcelone est, à ce que l’on dit, la plus belle ville d’Espagne après Cadix ; elle ressemble à Milan ; mais, au lieu d’être située au milieu d’une plaine parfaitement plate, elle est adossée au Mont-Joui. On ne voit point la mer, de Barcelone ; cette mer, qui ennoblit tout, est cachée par les fortifications qui sont au bout de la Rambla.

Je n’ose dire les réflexions politiques que j’ai faites pendant un séjour de vingt heures ; et pourtant jamais je n’ai tant pensé.

Parmi les cinq ou six légions de la garde nationale de Barcelone, il en est une composée d’ouvriers qui fait peur à toutes les autres. Quand les carlistes approchent, on se réconcilie avec cette légion qui porte des blouses et que l’on suppose capable de faire le coup de fusil. Quand on n’a plus peur des carlistes, on cherche querelle aux gens à blouses et on les accuse de jacobinisme. La légion énergique dit, pour sa défense, qu’elle suit les principes du célèbre Volney, auteur des Ruines. Volney, Raynal, Diderot et les autres auteurs un peu emphatiques, à la mode en France lors de la prise de la Bastille, sont les oracles de l’Espagne.

Il faut toutefois observer qu’à Barcelone on prêche la vertu la plus pure, l’utilité de tous, et qu’en même temps on veut avoir un privilège : contradiction plaisante.

Les Catalans me semblent absolument dans le cas de messieurs les maîtres de forges de France. Ces messieurs veulent des lois justes, à l’exception de la loi de douane, qui doit être faite à leur guise. Les Catalans demandent que chaque Espagnol qui fait usage de toile de coton paye quatre francs par an, parce qu’il y a au monde une Catalogne.

Il faut que l’Espagnol de Grenade, de Malaga ou de la Corogne n’achète pas les cotonnades anglaises, qui sont excellentes et qui coûtent un franc l’aune, par exemple, et se serve des cotonnades de Catalogne, fort inférieures, et qui coûtent trois francs l’aune. À cela près, ces gens-ci sont républicains au fond et grands admirateurs de Jean-Jacques Rousseau et du Contrat social ; ils prétendent aimer ce qui est utile à tous et détester les injustices profitables au petit nombre, c’est-à-dire qu’ils détestent les privilèges de la noblesse qu’ils n’ont pas, et qu’ils veulent continuer à jouir des privilèges du commerce, que leur turbulence avait extorqués jadis à la monarchie absolue. Les Catalans sont libéraux comme le poëte Alfieri, qui était comte et détestait les rois, mais regardait comme sacrés les privilèges des comtes.

Nos fabricants de fer de la Champagne et du Berry ont au moins un raisonnement à leur service : si vous recevez les excellents fers de Suède, le fer sera pour rien et les Suédois pourront acheter les vins de France, mais nos usines tomberont. Tous les trente ans il y a dix ans de guerre. Alors vous ne pourrez plus recevoir les fers de Suède, et que deviendrez-vous ?

La Rambla m’a charmé ; c’est un boulevard arrangé de façon que les promeneurs sont au milieu, entre deux lignes d’assez beaux arbres. Les voitures passent des deux côtés le long des maisons et sont séparées des arbres par deux petits murs de trois pieds de haut qui protègent les arbres.

On ne parle que d’intervention ; je trouve peu digne de la fierté espagnole de demander toujours la charité. Qui nous a aidés en 1793 et 1794 ? Toute l’Europe nous faisait une guerre acharnée. Un grand homme, Pitt, avait juré la perte de la France. Aucun roi ne fait la guerre à l’Espagne, et surtout il n’y a plus de grands hommes.

En 1792, la France avait des hommes tels que Sieyès, Mirabeau et Danton. Ces deux derniers ont volé. Qu’importe ? ils ont sauvé la patrie ; ils l’ont faite ce qu’elle est. Sans eux nous serions peut-être comme la Pologne, et l’ordre régnerait à Paris[1], de même qu’à Varsovie. L’Espagne serait heureuse d’avoir de tels hommes, dût-elle les payer deux millions chacun : ce n’est pas le quart de ce que ses rois lui ont volé chaque année.

Supposons un général qui, depuis sept ans, eût gouverné Alger avec talent ; qu’importerait qu’il eût volé sept millions ?


— Barcelone, le… 1837.

J’ai une inclination naturelle pour la nation espagnole ; c’est ce qui m’a amené ici.

Ces gens-là se battent depuis vingt-cinq ans pour obtenir une certaine chose qu’ils désirent. Ils ne se battent pas savamment ; un dixième seulement de la nation se bat ; mais, enfin, ce dixième se bat, non pour un salaire, mais pour obtenir un avantage moral. Chez les autres peuples, on voit des gens qui se battent pour obtenir des appointements ou des croix.

J’aime encore l’Espagnol parce qu’il est type ; il n’est copie de personne. Ce sera le dernier type existant en Europe.

Tout ce qui est riche ou noble, en Italie, est une copie du grand seigneur français, tremblant toujours de ce qu’on dira de lui. Les grands seigneurs espagnols que nous avons entrevus à Paris ne sont pas copies. Chez eux je ne vois nullement le besoin d’être rassurés sur l’estime qu’ils se portent, et ils n’ont aucun souci de l’opinion des cent nigauds bien vêtus rassemblés chez l’ambassadeur voisin.

Que ne fait pas au contraire le grand seigneur allemand ou italien : 1° pour pénétrer dans le salon de l’ambassade voisine ; 2° pour y faire effet ? L’Espagnol y vient plutôt comme curieux, pour voir ces singeries, puisqu’il est à Paris.

Je brûlais d’aller voir le jardin de Valence. On me dit qu’il y a des mœurs singulières. Les artisans travaillent assis. Tous les samedis on peint en blanc l’intérieur des maisons avec de la chaux et les planchers en rouge.

On m’assure, ce qui est bien autrement difficile à croire, que les Espagnols commencent à ne plus tant respecter les moines.

Un mois après l’entrée des Français (1808), les moines prédirent que le jour de la Toussaint tous les Français seraient exterminés par le feu du ciel. Les bons Espagnols croyaient si fermement en cette prédiction, bien justifiée par tous les excès des Français, que lorsque, le jour de la Toussaint arrivé, elle ne s’accomplit pas, ils commencèrent à douter des moines.

Étranges voleries dont on me fait le récit authentique, un chef volait l’autre. Haute probité du maréchal Saint-Cyr, du maréchal Suchet. Étonnante, incroyable bravoure des Français au siège de Tarragone, à la prise du fort Olive par M. Duchamp.

La bataille de Vittoria n’a jamais existé, me disait ce soir le lieutenant-colonel P… On portait comme morts à cette bataille les hommes et les chevaux que quelques régiments se faisaient payer en sus de ce qui existait. Extrême incapacité du maréchal et du roi qui commandaient l’armée française à Vittoria. Ils ne défendirent pas le passage que jamais l’armée anglaise n’aurait osé forcer. Les troupes étaient affamées de rentrer en France ; il eût fallu un caractère de fer, un autre maréchal Davoust pour les empêcher de quitter l’Espagne en courant. Tout cela m’a été raconté avec l’accent et l’enthousiasme de la vérité ; mais je n’ai été témoin d’aucun de ces faits.

Cet Espagnol, qui garde un silence farouche depuis le commencement de la soirée, disait-on ce soir aux Cuatros Naciones, se repaît, dans l’intérieur de son âme, des chimères les plus ravissantes.

Remarquez bien ceci : ce n’est pas la réalité, c’est son imagination qui se charge de les lui fournir. Il résulte de là que, dans les moments de passion, la lorgnette du raisonnement est entièrement troublée ; il ne peut plus apercevoir rien de ce qui existe réellement. Beaucoup d’Espagnols sont de bonne foi dans leur prétention de caste et de rang. Tel est évidemment pour moi don Eugenio (on prononce don Eou-Kénio), le plus aimable de mes compagnons de voyage.

Il me dit que l’Académie de langue espagnole s’est appliquée constamment à rapprocher l’orthographe de la prononciation. L’Académie française a fait le contraire et en est toute fière. Pour moi, toutes les fois que je vois une femme faire des fautes d’orthographe, je trouve que c’est l’Académie qui est ridicule. Le meilleur administrateur que j’aie vu dans mon voyage, homme d’un esprit supérieur et profondément occupé du fond des choses, cherche souvent ses mots après avoir fini sa lettre. C’est qu’il pense aux choses plus qu’à la forme baroque. Que de temps perdu ! L’usage s’est laissé guider par le pédantisme d’une société, dans le sein de laquelle les gens d’esprit, les Duclos, les Voltaire, n’ont pas la parole.

M. Sutto nous disait au souper des Cuatros Naciones :

— Hier, j’étais assis à côté de madame Alber (Anglaise) ; j’ai été obligé de changer de place, tant son langage était vulgaire ; je n’ai pu surmonter mon dégoût.

— Ce qui nous déplaît le plus dans la ville où nous sommes nés, dit M. Ipol, jeune philosophe, c’est ce langage vulgaire qui annonce des manières et des sentiments bas, et c’est précisément ce langage du peuple qui nous plaît le plus à l’étranger. Il est près de la nature, il est énergique, et la vulgarité que nous ne voyons pas ne peut nous empêcher d’être sensibles à ce premier mérite de toute langue poétique. À Barcelone, un arieros (muletier) m’enchante par son langage, sa personne me plaît ; c’est un grand garçon, fort, vigoureux, rempli d’une énergie sauvage, dont la vue réjouit l’âme. À côté de lui, qu’est-ce qu’un grand d’Espagne ? Un petit homme, haut de quatre pieds dix pouces, qui vous répète des articles de journaux sur les avantages de la liberté, se regarde attentivement dans toutes les glaces qu’il rencontre, et croit être un Parisien, parce qu’il est abonné au journal des modes. Eh ! monsieur, avant tout, soyez Espagnol !

À Barcelone, le grand problème était de rentrer en France. Tout calcul fait, nous avons osé prendre une voiture attelée de mules. Mes sept compagnons m’ont l’air de gens qui émigrent. On émigrerait à moins. La vie, en Espagne, est fort désagréable, et cet état de choses peut fort bien durer vingt ou trente ans encore.

Plusieurs de mes compagnons ressemblent tout à fait à don Quichotte ; c’est la même loyauté et la même absence de raison, dès qu’on arrive à certains articles. Les cordes qu’il ne faut pas toucher, c’est la religion ou les privilèges de la noblesse. Ces messieurs me prouvent sans cesse, avec beaucoup d’esprit et une vivacité charmante, que les privilèges de la noblesse sont utiles au peuple. Ce qui fait que je les aime, c’est qu’ils le croient.

L’un d’eux a eu une dispute avec les autres, parce qu’il m’a dit : « Le peuple espagnol, au fond, n’est enthousiaste ni du gouvernement des deux chambres, ni de don Carlos ; je n’en veux pour preuve que la course de Gomez, qui, avec quatre pauvres mille hommes, a traversé toute l’Espagne, de Cadix à Vittoria. Si l’Espagne avait été libérale, Gomez eût été écrasé. Si l’Espagne eût aimé don Carlos, Gomez eût réuni cent mille hommes. »

Au moment de partir, nous allons prendre du chocolat dans la boutique d’un certain Piémontais, cachée dans une petite rue ; je croyais presque qu’on me menait conspirer. Je me suis muni de vingt œufs durs à l’auberge, j’ai du pain, du chocolat, etc. ; en un mot, je ne serai pas réduit à dîner avec du pain trempé dans du vin qui contient un tiers d’eau-de-vie, ce qui fait mal à l’estomac.

Mes compagnons espagnols sont d’un esprit bien supérieur à ceux que j’avais en venant. Par exemple, j’ai donné à entendre fort poliment que parler politique trois heures par jour me semblait suffisant. Ces messieurs me parlent avec beaucoup de plaisir de leurs grands poëtes dramatiques, dont la plupart ont des noms gutturaux abominables à prononcer. Ils prétendent que c’est par une véritable bizarrerie que les étrangers n’ont distingué parmi tant d’hommes supérieurs que Calderon et Lope de Véga ; ils me citent Alarcon et d’autres noms qui m’échappent ; tous ces poëtes ont, selon moi, un grand mérite et un grand défaut.

Leur mérite, c’est que leurs pièces ne sont point une imitation plus ou moins élégante des chefs-d’œuvre qui ont fait les délices d’un autre peuple. L’Espagne monarchique, obéissant à un honneur exagéré si l’on veut, mais tout puissant chez elle, faisant le bonheur ou le malheur de chaque homme, n’a point imité les tragédies par lesquelles Sophocle et Euripide cherchaient à plaire à la démocratie furibonde d’Athènes. Les pièces de fray Gabriel Tellès, par exemple, sont faites uniquement pour plaire aux Espagnols de son temps, et par conséquent peignent le goût et les manières de voir de ces Espagnols de l’an 1600. Voilà leur grand mérite.

Le principal défaut des pièces espagnoles, c’est que, à chaque instant, les personnages récitent une ode remplie d’esprit sur les sentiments qui les animent, et ne disent point les mots simples et sans esprit qui me feraient croire qu’ils ont ces sentiments, et qui, surtout, les exciteraient chez moi.

Rapidité des mules espagnoles ; elles ont chacune un nom : la Marquise, la Colonelle, etc. Le conducteur raisonne sans cesse avec elles : « Comment, Colonelle, tu te laisseras vaincre par la Marquise ? » Il leur jette de petites pierres. Un jeune garçon, dont j’admire la légèreté, et qui s’appelle le Zagal, court à côté des mules pour accélérer leur marche ; puis, quand elles ont pris le galop, il s’accroche à la voiture : ce manège est amusant. De temps en temps, ces mules donnent des coups de collier et galopent toutes ensemble ; il faut ensuite s’arrêter cinq minutes, parce qu’il y a toujours quelque trait de cassé. Cette façon d’aller, propre aux peuples du Midi, est à la fois barbare et amusante ; c’est le contraire des diligences anglaises, avec lesquelles j’ai fait cent quatre lieues en vingt-trois heures (de Lancastre à Londres).

On nous parle sans cesse des carlistes ; il est bien vrai qu’ils étaient près d’ici il y a huit jours ; mais il me semble que maintenant ils sont à plus de dix lieues, vers l’Èbre. À la moindre alarme, mes compagnons se mettent en prière ; ils appartiennent pourtant, trois du moins, à la haute société. Un Français n’oserait jamais prier, même en croyant à l’efficacité de la prière, de peur qu’on ne se moquât de lui. Ce qui me charme dans mes Espagnols, c’est l’absence complète de cette hypocrisie, qui n’abandonne jamais l’homme comme il faut de Paris. Les Espagnols sont tout à leur sensation actuelle. De là les folies qu’ils font par amour, et leur profond mépris pour la société française, basée sur des mariages conclus par des notaires.

Un Français voyageait dernièrement du côté de Valence ; il était porteur de quatre-vingts onces d’or (l’once vaut en ce pays-ci quatre-vingt-deux francs). Ce Français était bien coupable ; il avait, de plus, une chaîne d’or à sa montre et quelques bagues. Les autorités d’un village où il voulut passer la nuit l’ont fait accabler de coups de bâton ; quand il n’a plus pu se défendre, on lui a enlevé la chaîne, les onces, les bagues, et on l’a jeté en prison.

Au bout de neuf jours, voyant qu’il ne mourait point, on l’a poussé hors de la prison, et il a été obligé de mendier pour arriver jusqu’à Valence.

Le consul de France a été indigné ; il s’est hâté d’écrire à son ambassadeur, lequel a écrit au gouvernement de la reine, qui a ordonné une enquête. Les autorités du village, les magistrats chargés de cette enquête ont déclaré que le Français était un carliste ; la vérité leur était bien connue ; mais ils ont considéré que l’alcade du village et ses adjoints, qui avaient dévalisé le Français, seraient déshonorés si la vérité était connue. Ces messieurs ont donc déclaré que le Français était un calomniateur, et, en conséquence, l’ont condamné à la prison.

Pour n’être pas jeté en prison à Valence, le Français a dû chercher un refuge dans la maison du consul. Celui-ci a écrit de nouveau à Madrid ; l’ambassadeur n’a pas craint de retarder le succès de ses grandes négociations en poursuivant le redressement d’une injustice qui n’intéressait qu’un seul Français ; et enfin l’alcade voleur ou les juges, je ne sais lesquels, ont été destitués.

Il me semble que, depuis la mort de Ferdinand VII, l’esprit public, en Espagne, a fait un pas immense ; les prêtres et les moines ont perdu tout crédit politique : l’opinion veut les réduire à administrer les sacrements.



  1. Allusion aux paroles prononcées à la Chambre des députés par le comte Sébastiani, ministre des affaires étrangères, à propos de la capitulation de Varsovie, qui avait eu lieu le 8 septembre 1831.