Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/69

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Michel Lévy frères (volume IIp. 364-367).


— Bordeaux, le… 1837.

Le midi de la France est dans le cas de l’Espagne et de l’Italie. Son brio naturel, sa vivacité, l’empêchent de s’angliser, comme le nord de la France. Un homme du Midi fait ce qui lui fait plaisir au moment même, et non pas ce qui est prudent ; cet homme n’est pas fait pour la civilisation qui règne depuis 1830 : l’argent et les moyens légitimes et prudents d’en gagner ; aussi est-il jaloux des pays du Nord, il s’écrie qu’on le traite en paria.

— Mais pensez-vous à l’argent toutes les deux minutes ? lui répond-on.

— Vous sacrifiez les vins à l’intérêt du fer, réplique-t-il.

À cela pas de réponse.

Un bon père de famille, qui a un fils d’une faible santé, augmente la dot de ce fils afin qu’il puisse se tirer d’affaire dans le monde. Ce n’est pas ainsi, il faut l’avouer, que le gouvernement en agit avec Toulon et Bordeaux.

En 1856, la Chambre a voté un grand nombre de millions pour des canaux et des chemins ; soixante millions ont été affectés au Nord, dont le caractère anglais et prudent s’aide si bien soi-même ; douze seulement ont été donnés au Midi.

Les routes du Languedoc, si magnifiques du temps des états, se dégradent ; les ports se remplissent de sable. La navigation devient plus difficile dans les rivières du Midi. Aucun ministre n’a eu le temps ni le courage d’envisager la triste situation de cette partie de la France qui s’étend de Montpellier à Poitiers, et de Bayonne à Clermont. Il faut une grande mesure, il faut se résoudre à l’humiliante nécessité de chercher un homme de mérite et de ne pas le destituer au bout d’un an. Il faudrait un travailleur sérieux, comme MM. Cretet, Daru, le maréchal Davoust, etc. Cet homme de mérite aurait la direction des départements les plus arriérés du midi de la France, et y passerait quatre mois chaque année.

Ce qui m’a frappé, ce qui montre bien que le Midi n’est pas doué du caractère âpre qu’il faut maintenant pour gagner et conserver de l’argent, c’est que je n’ai retrouvé à Bordeaux aucune de ces grandes maisons de commerce que j’entrevis avec respect, il y a treize ans, en allant m’embarquer pour les colonies. Le luxe, l’esprit méridional et confiant, le manque de prudence, ont tout dévoré. Tous les grands noms de commerce de Bordeaux sont changés. Sans les troubles d’Espagne et d’Amérique, qui ont envoyé ici cinquante familles millionnaires, sans le bonheur unique de la démolition du château Trompette, Bordeaux, au moral et au physique, serait dans l’état de Rennes, et pourtant Bordeaux est de bien loin aujourd’hui la plus belle ville de France.

Toutefois Bordeaux s’est aidé soi-même ; sa souscription pour le canal latéral de la Garonne s’élève à neuf millions.

On corrompt pour une élection avec des croix et des places, mais on ne peut acheter les masses : c’était la ressource des empereurs romains ; maintenant c’est trop cher. On ne peut plus les séduire avec un moine éloquent. Depuis qu’il y a le Charivari, les masses, mues par des intérêts, continuent avec constance à faire entendre leurs voix, et il faudra bien finir par faire quelque chose pour le Midi, qui ne se taira que lorsqu’il se verra à peu près au niveau du Nord.


— Bordeaux, le..... 1837.

Entre Montesquieu et nous, outre l’immense différence de génie, il y a encore la différence du point de vue. Ce que nous voyons se passer sous nos yeux tous les jours, il le regardait à peine, en 1750, comme une possibilité éloignée ; il est donc tout simple qu’il se soit trompé quelquefois dans ses prédictions. Le génie immense est d’avoir osé faire des prédictions. Que de fois n’avons-nous pas vu des institutions, longtemps désirées par nous, et enfin obtenues à grand’peine, manquer tout à fait leur but ?

Ainsi on forme une société composée des hommes de France qui ont le plus d’instruction ou d’esprit, on les charge de se recruter eux-mêmes, de choisir ce qu’il y a de mieux parmi les écrivains vivants, et il faut l’ordre de Napoléon pour qu’ils choisissent M. de Chateaubriand. Ce n’est pas qu’ils ne sentissent le mérite de ce grand écrivain ; ils ne le comprenaient que trop.

Montesquieu voyait le monde emprisonné dans une religion et une monarchie, qui envoyaient les dissidents à la Bastille. Son esprit seul lui disait que les choses pouvaient être autrement. Nous les avons vues être autrement, et combien de fois n’ont-elles pas changé ?

Que de gouvernements, depuis la faible république dirigée par cinq directeurs, honnêtes quelquefois, mais toujours petits d’intelligence ! Depuis l’homme de génie despote qui, pour faire le bien, croyait avoir besoin de ne pas trouver d’obstacles ; depuis l’homme d’esprit[1], ayant toujours peur et aimant à trôner, qui croyait que tromper c’est régner, que de changements jusqu’au moment actuel !

Ne nous étonnons donc point de ne trouver que dans Bentham les choses que nous cherchons dans Montesquieu. Bentham seul a pu dire : « On ne mérite l’indépendance que lorsqu’on sait la conquérir[2]. »



  1. Louis XVIII.
  2. Ici s’arrête la partie du manuscrit à laquelle l’auteur semble avoir mis la dernière main. Le fragment sur Bordeaux est le commencement d’un long article sur cette ville ; malheureusement la suite est restée à l’état de simple ébauche. (R. C.)