Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917)/Tome 1/12

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Librairie Plon (1p. 245-285).



CHAPITRE II


La mobilisation. — La concentration. — La Belgique et l'Angleterre entrent dans la guerre à nos côtés. — Les premières rencontres en Alsace. — 2 août-16 août 1914.


Dimanche 2 août. — Dans la nuit du 1er au 2 août, toutes les communications téléphoniques et télégraphiques avec l'Allemagne furent interrompues ; il en résultat pour nous de sérieuses difficultés pour savoir ce qui se passait de l'autre côté de la frontière : c'est ainsi que le matin du 2, nous ne pûmes acquérir la certitude que l'ordre de mobilisation avait été lancé la veille au soir de Berlin ; ce ne fut qu'assez tardivement que nous en eûmes la confirmation.

Les premiers comptes rendus qui m'arrivèrent me signalaient la bonne continuation des transports de couverture. Il devenait maintenant urgent de fixer leurs missions aux troupes ainsi débarquées. La question des 10 kilomètres était venue compliquer la situation, car nous avions dû abandonner des positions que nous serions sans doute obligés de reprendre plus tard au prix de luttes coûteuses. Or, la situation générale me paraissait suffisamment éclaircie pour qu'il fût possible de reprendre pied dans cette zone interdite. J'exposai mon point de vue au ministre. Mais, en raison des assurances renouvelées que le gouvernement français avait données aux cabinets de Bruxelles et de Luxembourg, aussi bien que l'incertitude de la situation diplomatique, M. Messimy estima qu'il était plus nécessaire que jamais de n'avoir aucun incident de frontière ; il lui parut seulement possible de réduire à 2 kilomètres de la bande frontière interdite. Il me promit d'ailleurs de soumettre la question au Conseil des ministres. Or, au début de l'après-midi, la nouvelle parvint à Paris que la frontière française avait été violée en plusieurs endroits, notamment à Longwy et près de Cirey ; en outre, on apprenait que trente-cinq autos allemandes chargées d'officiers et de soldats allemands étaient entrées à Luxembourg. Ces circonstances parurent sans doute déterminantes au gouvernement français, car, dès 14 heures, le général Belin reçut du ministre un coup de téléphone lui faisant connaître que le gouvernement "rendait au général commandant en chef liberté absolue de mouvement pour l'exécution de ses prévisions dussent-elles conduire au franchissement de la frontière allemande."

C'est dans ces conditions que, dans la soirée du 2 août, j'adressai à tous les commandants de secteur l'Instruction générale pour la couverture : elle affirmait mon dessein de ne prendre l'offensive que toutes forces réunies et précisait, malgré l'autorisation qui m'était donnée, qu'afin de laisser aux Allemands l'entière responsabilité des hostilités, "la couverture devrait se borner à rejeter au delà de la frontière toute troupe assaillante, sans la poursuivre plus loin, et sans entrer sur le territoire adverse."

Dans la matinée du 2 août, la nouvelle de la violation de la Belgique était parvenue à Paris : si elle était confirmée, elle présentait un intérêt tout particulier, car elle paraissait indiquer un prolongement de l'action ennemie largement au nord de la région de Verdun. Dès le début de l'après-midi, nous reçûmes des précisions telles sur les forces allemandes au nord de la ligne Thionville-Verdun, que la violation du Grand-Duché ne pouvait plus être mise en doute.

Ainsi, de par la volonté de l'ennemi, et conformément aux termes mêmes de notre déclaration à M. Eyschen, un nouveau théâtre d'opérations nous était ouvert ; bien plus, la présence d'éléments du VIIIe corps allemand signalée dans la région de Malmédy pouvait laisser prévoir que le champ de bataille de Belgique ne tarderait sans doute pas à s'ouvrir également devant nous. J'entrevoyais dès lors la possibilité de la manœuvre à travers la Belgique qui m'avait toujours paru la plus avantageuse, et dont j'avais entretenu le gouvernement dès le mois de février 1912. Cette probabilité, et en tout cas, la possibilité d'agir par le Luxembourg dès maintenant acquise, entraînait évidemment une modification au plan de concentration, en reportant vers le nord le centre de gravité de nos forces de gauche.

Or, il n'était pas possible de déplacer la gauche de la 5e armée, puisqu'il fallait réserver aux Anglais la zone du Cateau qui, d'après nos conventions d'avant-guerre, leur était réservée. Dans ces conditions, la seule solution, bien que les transports de concentration ne dussent commencer que le 6 août, était d'appliquer la variante préparée au plan XVII. Cette décision avait pour objet, en faisant appuyer sur sa gauche le gros de la 5e armée, de préparer l'entrée en ligne de l'armée de réserve, la 4e, entre les 3e et 5e armées, afin qu'elle puisse parer tout entière au nord de Verdun.

Dès le 2 au soir, je donnai l'ordre d'exécuter cette variante.

Cette décision avait, sans doute, pour effet d'engager de bonne heure l'emploi de la principale force de réserve ; mais, il restait encore à ma disposition la 44e division alpine et les deux divisions d'Algérie ; en outre, les deux groupes de divisions de réserve placés aux ailes représentaient à mes yeux des troupes disponibles ; enfin, la 67e division de réserve demeurait aux ordres du ministre dans la région de Châlons ; pour grossir mes réserves, je demandai à M. Messimy l'autorisation de disposer de cette unité dès qu'elle serait prête : il me l'accorda.

Ce fut le 2 août que je reçus la visite du général Galliéni rappelé d'urgence à Paris. Sur ma proposition, la Président de la République l'avait désigné deux jours auparavant pour me remplacer au cas où, pour une cause quelconque, je serais devenu indisponible. Au cours de cette visite, je lui appris cette désignation dont il venait d'être l'objet sur ma demande, et qu'il ignorait encore, lui disant ma satisfaction de cette marque de confiance qu'il venait de recevoir.

Peu de temps après cette visite, le ministre me fit pressentir au sujet de la place que la général Galliéni devrait occuper : à côté de moi au grand quartier général ou bien à Paris. Je répondis que la première solution ne me semblait pas convenir. J'avais été le subordonné de Galliéni à Madagascar ; il était à son tour devenu le mien ; en sorte que sa présence sans attributions définies à mon quartier général pouvait être gênante pour nous deux. Cela ne m'empêchait pas de penser que sa fermeté de caractère et son autorité sur les commandants d'armée feraient de lui un excellent commandant en chef le jour où il aurait toutes les responsabilités de ma charge et la liberté du choix de ses conseillers. Pour toutes ces raisons, je fis connaître au ministre que je ne désirais pas la présence du général Galliéni à mes côtés.


Lundi 3 août. — L'attitude de l'Angleterre ne laissait pas de nous inquiéter. Il semblait bien qu'elle nous avait promis l'appui de sa flotte. Mais jusqu'où irait cet appui ? En particulier, nos côtes désarmées du Nord seraient-elle mises à l'abri d'un débarquement ? Question d'importance sur laquelle nous n'avions encore que des renseignements trop vagues. Aussi, dès le 3 au matin, j'envoyai un de mes officiers[1] au ministère de la Marine pour s'y renseigner. Il y apprit que la flotte britannique avait reçu l'ordre de couvrir nos côtés de la Manche et de la mer du Nord, et qu'en Méditeranée, la flotte anglaise en liaison avec la nôtre, recherchait les deux croiseurs allemands qui venaient de bombarder nos côtes d'Algérie.

Lorsque je reçus ces importances nouvelles, je n'eus plus de doute que l'Angleterre nous apporterait aussi bien sur terre que sur mer le concours que nous espérions, car il semblait impossible que, dans un pareil conflit, un pays comme l'Angleterre fît la guerre à demi. C'était très important pour nous. D'ailleurs, presque en même temps, j'appris l'ultimatum envoyé la veille au soir par l'Allemagne à la Belgique, ainsi que la réponse faite par le gouvernement belge à cette insolente menace. Il n'était pas difficile de prévoir que l'Angleterre serait obligée d'intervenir dans une lutte où la Belgique se trouvait ainsi entraînée.

Dans le courant de l'après-midi du 3 août, je réunis les commandants d'armée ; ils étaient tous présents, à l'exception des généraux de Castelnau et Ruffey. Il était encore trop tôt pour annoncer formellement mon dessein d'opérer en Belgique : trop d'inconnues restaient à résoudre. Je me bornai à indiquer les grandes lignes de la manœuvre probable, c'est-à-dire ma combinaison de deux attaques, l'une en Lorraine et l'autre au nord de la ligne Verdun-Toul. En outre, j'indiquai que les armées de droite et particulièrement celle destinée à agir en Lorraine auraient pour mission principale de retenir le plus grand nombre de corps d'armée ennemis possible au profit de l'action de gauche. Enfin, j'appris aux commandants d'armée que, selon toute probabilité, l'armée de Lorraine, la IIe, aurait à mettre deux corps d'armée à ma disposition pour renforcer l'action de nos forces de gauche.


Mardi 4 août. — La grande inconnue restait toujours la situation internationale, c'est-à-dire le groupement des forces européennes qui devait déterminer nos possibilités de maœuvre.

De Russie, nous ne savions, pour le moment, à peu près rien.

Le 4 dans la matinée, nous apprîmes la neutralité officielle de l'Italie si précieuse pour nos transports d'Algérie et du Maroc. L'intervention à nos côtés de l'Angleterre devenait si probable au cours de cette même journée, qu'à 17 heures, le ministre envoya des instructions aux commandants de Boulogne, de Rouen et du Havre, en prévision des débarquements à prévoir dans ces ports.

Du côté belge, les événements se précipitaient. La nouvelle que les Allemands avaient violé la frontière, avait commencé de courir dès le 3 au soir dans les milieux officiels de Bruxelles. Mais certains avis donnaient à entendre que le fait matériel était encore discuté, que les partisans d'une entente avec les Allemands étaient fort nombreux et puissants en Belgique, et, d'ailleurs, on pouvait redouter que, par de fausses nouvelles, l'Allemagne ne cherchât à nous faire violer les premiers la neutralité belge. La plus grande circonspection était donc encore nécessaire. Le bruit courut d'ailleurs dans la journée avec persistance que les Belges se montreraient tout aussi hostiles à notre entrée sur leur territoire qu'à celle des Allemands.

Si la situation n'était pas encore complètement éclaircie à notre gauche, il n'en allait pas de même à notre droite. On sait que la directive pour la concentration avait prévu qu'une fraction de la 1re armée pénétrerait en Haute-Alsace en direction générale de Colmar, et que l'ordre d'exécution pourrait être donné dès le quatrième jour de la mobilisation. Notre manœuvre encore indéterminée dans sa forme, mais déjà préparée vers le nord, devait être aidée par cette opération en Haute-Alsace qui devait avoir pour but, si elle réussissait, d'appuyer au Rhin le dispositif général et par conséquent, de permettre des économies de forces à notre extrême droite dès qu'elle serait couverte par le fleuve. C'était le 5 au soir, c'est-à-dire précisément le quatrième jour de la mobilisation que le général Dubail commandant de la 1re armée devait s'installer à son quartier général, à Épinal. Je signai donc dans la soirée du 4, pour qu'il le reçoive dès sa prise de commandement, l'ordre lui enjoignant de préparer l'action en Haute-Alsace, qui devait être exécutée par le 7e corps et la 8e division de cavalerie ; l'opération devait être limitée tout d'abord au front Thann-Mulhouse.


Mercredi 5 août. — Le 5 août était le jour fixé pour l'ouverture du grand quartier général et des quartiers généraux d'armées ; c'était celui où je devais prendre effectivement le commandement du groupe d'armées du Nord-Est.

A mon arrivée au ministère de la Guerre, je pris connaissance des renseignements parvenus dans la nuit. Il paraissait certain maintenant que la frontière belge avait été violée le 4, et que les Allemands avaient atteint Verviers. Aucune violation de frontière n'était signalée du côté d'Arlon, tandis que le Luxembourg semblait occupé en totalité par l'ennemi. D'autre part, la mobilisation des forces métropolitaines belges avait été ordonnée la veille au soir, l'armée entrant en campagne sous le commandement du roi ; en outre, une série de mesures avaient déjà été prises en Belgique pour y ralentir la marche des Allemands.

Ainsi renseigné, j'allai prendre congé du ministre à son cabinet ; j'appris de lui que les avions et les dirigeables français étaient autorisés à survoler le territoire belge ; le ministère des Affaires étrangères venait de lui faire connaître que nos reconnaissances de cavalerie, à condition de ne pas être appuyées par des détachements trop importants, pourraient également pénétrer en Belgique. Je profitai ausitôt de ces autorisations pour ordonner au corps de cavalerie et au 2e corps d'armée de recouper au plus près de la frontière luxembourgeoise les routes partant du front Virton-Stavelot et se dirigeant vers l'ouest. En raison de la proximité des troupes allemandes dans cette région, il était en effet urgent de se renseigner sur leurs mouvements.

M. Messimy tint à m'accompagner jusqu'à Lagny. Près de cette ville, il descendit d'auto, serra la main des officiers qui m'accompagnaient, se déclara optimiste et me souhaita bonne chance, sans chercher à dissimuler son émotion. Je le quitta en lui disant : "Ayez confiance", et je remontai en auto avec le général Berthelot. A 11 heures, nous étions à Vitry-le-François, siège du Grand Quartier Général. J'y retrouvai les officiers de mon état-major qui m'avaient précédé la veille par le train.

Il me semble utile, étant donné les légendes qui se sont créées autour du Grand Quartier Général, d'en dire quelques mots ici.

Le Grand Quartier Général comptait alors une cinquante d'officiers, en y comprenant tous ceux des services (chemin de fer, intendance, santé, section du chiffre, section du courrier, automobiles, commandement du quartier général). Les bureaux étaient installés dans le collège, sur la place Royer-Collard, en face de l'église Notre-Dame ; j'avais mon bureau dans une salle d'études du premier étage ; j'étais logé avec mes officiers d'ordonnance près de là, chez un ancien officier du génie, M. Capron, qui mit à ma disposition son salon dans lequel fut installé un lit de camp derrière un paravent. Je prenais mes repas chez M. Capron avec les généraux Belin et Berthelot, le commandement Gamelin détaché du 3e bureau auprès de moi, et mes deux officiers d'ordonnance, les capitaines de Galbert et Muller.

Dès le début, le Grand Quartier fonctionna de la même manière que pendant toute la guerre. Il y avait deux rapports par jour : le premier, appelé Grand Rapport se tenait dans mon bureau le matin vers 7 heures ; le deuxième, le soir vers 20 heures. Au Grand Rapport assistaient normalement à mes côtés le Major Général, les Aides-Majors généraux, le Directeur de l'Arrière, les chefs de bureaux et les offciers de mon cabinet. Au rapport du matin comme à celui du soir, je prenais connaissance des comptes rendus envoyés par les armées et relatifs aux évenemnts qui s'étaient déroulés dans les douze heures précédentes, ainsi qu'aux renseignements recueillis dans le même espace de temps sur l'ennemi. Bien entendu, si des rapports ou comptes rendus importants arrivaient dans le cours de la journée ou de la nuit, ils m'étaient aussitôt présentés ; mais, le principal intérêt des deux rapports de la journée était en quelque sorte de nous permettre de faire "le point". Au rapport du matin, on établissait la situation générale, et il m'arrivait alors fréquemment d'inviter les officiers présents à développer leurs observations personnelles, après quoi je fixais ma décision.

Dans ces discussions, la personnalité du général Berthelot ne cessa de s'accentuer. Esprit puissant, intelligence hors de pair, le général avait essentiellement le sens de la manœuvre et de l'organisation. Toutefois, lui-même concevait que les difficultés lui apparaissaient mal : "Je suis tellement optimiste, avait-il coutume de me dire, que je sais mal les prévoir." Il reconnaissait en outre qu'il avait une tendance à mal utiliser son personnel, par désir de trop bien faire, c'est-à-dire de faire tout par lui-même.

Le général Belin était absorbé par la direction et l'ajustement des nombreux et complexes services dont il assurait la conduite. Le Chef du Bureau des opérations, le colonel Pont était pour nous un auxiliaire consciencieux et dévoué ; il convenait admirablement au rôle qu'il avait à remplir, qui consistait essentiellement à traduire en ordres clairs les décisions que j'avais arrêtées.

Derrière ces chefs d'emploi, il y avait les bureaux. Et je ne saurais, sans ingratitude, omettre de rendre ici un hommange de reconnaissance aux officiers qui les composaient : ils accomplissaient une besogne ingrate et délicate, dans une atmosphère de travail et de calme absolus. Ils avaient à établir la situation constament variable de nos troupes et de l'ennemi, à organiser l'exécution des mouvements ordonnés, à transmettre les ordres en temps utile, à assurer les ravitaillements de toute nature. Ils ont été dans toute l'acception du terme de bons officiers d'état-major, c'est-à-dire les aides du commandement ; ils ont droit à la reconnaissance du pays.


Jeudi 6 août. — En arrivant à Vitry-le-François, mon premier souci fut d'éclaicir la situation en Belgique. Je décidai d'envoyer à Bruxelles un des officiers du G. Q. G., le lieutenant-colonel Brécard, avec mission d'obtenir du gouvernement royal l'autorisation pour nos troupes d'entrer en Belgique, sans toutes les restrictions qui nous étaient encore imposées ; en outre, il devait aviser le haut commandement belge que notre plan d'opérations ne pourrait être arrêté qu'après que nos renseignements sur l'ennemi seraient suffisants por pénétrer ses intentions ; de là découlait pour nous la nécessité d'avoir aussitôt que possible une estimation précise des forces allemandes signalées en Belgique. A son passage à Paris, le lieutenant-colonel Brécard devait voir le Président de la République, le Président du Conseil et les ministres de la Guerre et des Affaires étrangères afin de les mettre au courant de l'objet de sa mission.

A peine avait-il quitté Vitry que je reçus la visite de l'attaché militaire belge, le major Collon ; il m'apportait la nouvelle que son gouvernement avait appelé l'armée française à son secours, et que toute liberté nous était donnée de pénétrer en territoire belge. Peu de temps après, un télégramme de notre ministre des Affaires étrangères me confirma ces décisions : on imagine avec quelle satisfaction, après les incertitudes des jours précédents, j'accueillis ces nouvelles. Le brouillard se dissipait et la manœuvre principale par la Belgique que j'avais toujours considerée comme la plus désirable, allait pouvoir entrer dans la période de réalisation. J'avais hâte de profiter de l'autorisation qui nous était donnée. Les premiers renseignements reçus de Belgique avait besoin d'être contrôlés, et j'envoyai, dès le soir même, au général Sordet qui se trouvait dans la région de Sedan l'ordre de marcher vers Neufchâteau et de pousser son exploration en direction de l'est et du nord-est jusqu'à la grande route Laroche-Bastogne-Arlon afin de préciser le contour apparent de l'ennemi et de retarder ses colonnes.

Dans le même temps, l'horizon diplomatique s'éclaircissait petit à petit : dans la soirée, j'apprenais que l'Angleterre avait, le jour même, déclaré la guerre à l'Allemagne et que le premier jour de la mobilisation britannique serait le 5 août.

Les comptes rendus de l'exécution de la mobilisation et des transports continuaient à être entièrement favorables ; depuis douze heures, les troupes de renforcement de la couverture avaient toutes été débarquées sans incident. Le ministre me fit téléphoner par la général Ebener que tout le pays se montrait favorablement impressioné de l'ordre dans lequel s'étaient déroulées les opérations de la mobilisation : la presse tout entière y rendait hommage, même M. Clemenceau.

Du côté de l'ennemi, rien encore de net ; il ne semblait pas qu'il méditât une attaque brusquée en un point quelconque. En tout cas, nous avions en place maintenant une couverture suffisante pour nous donner le temps de prendre des dispositions, si un incident venait à se produire.

En Alsace, il ne semblait pas que le 7e corps et la 8e division de cavalerie dussent se heurter à des forces bien sérieuses. Je fixai donc au 7 au matin le début de notre offensive en Haute-Alsace. Cet ordre parut prématuré à la 1re armée ; en effet, le 6, le général Dubail me demanda de retarder cette opération, le général Bonneau commandant le 7e corps ayant exprimé des craintes au sujet de son flanc droit et de ses derrières, et faisant, en outre, état de renseignements signalant l'arrivée imminente en Alsace du XIVe corps autrichien parti, disait-on, d'Innsprück le 4 août.

Ces raisons parurent sans valeur : d'abord, toutes les reconnaissacnes d'avions rapportaient une impression de vide absolu dans toute la région de Mulhouse-Altkirch-Dannemarie, tandis que les trains signalés sur la rive droite du Rhin étaient tous dirigés vers le Nord. D'autre part les renseignements concernant le XIVe corps autrichien provenaient de Suisse où les Allemands entretenaient de nombreux agents. J'envoyai, en conséquence, l'ordre au général Dubail de ne rien modifier aux dispositions que j'avais prescrites.

Cette journée du 6 devait m'apporter d'heureuses précisions sur les projets russes. Jusque-là, nous avions seulement appris sous une forme dubitative que la Russie comptait mettre en ligne les 14 corps d'armée des circonscriptions de Vilna, Varsovie et Moscou.

Or, le 6 au matin, je reçus de M. Paléologue, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, un télégramme dans lequel il me faisait connaître que le grand-duc Nicolas l'ayant reçu le 5, il avait pu insister auprès de lui sur l'urgence d'une offensive russe, le grand-duc lui avait affirmé sa résolution d'attaquer à fond sans même attendre la fin de la concentration de tous ses corps d'armée. Il avait même fixé au 14 août la date probable de commencement de son offensive[2].

Cette décision avait une grande importance : en effet, le 14 août était précisément la date à laquelle, d'après des calculs précis, le déploiement stratégie des Allemands sur leur base devait être terminé. Si donc, ce qui était probable, à moins d'incidents de transports, notre propre concentration était elle-même achevée à cette date, il n'y aurait pas à craindre d'être devancés par l'ennemi, et, d'autre part, le synchronisme de nos attaques avec celles des Russes serait assuré, toutes conditions éminemment favorables pour une entrée en campagne.

Toutefois, dans nos prévisions, la concentration anglaise intervenait de manière essentielle en ce qui concernait notre gauche. Or, il semblait bien que les combattants anglais ne seraient prêts à se porter en avant que vers le 21 août. Comme je désirais attaquer toutes forces réunies, c'est-à-dire, en ce qui concernait notre gauche, avec le concours des Anglais, j'étais amené, dès ce moment, à envisager un échelonnement de nos opérations dans le temps : vers le 14, action offensive de nos armées de droite et du centre ; vers le 20, mise en mouvement de nos forces d'aile gauche. A tout prendre, cette différence de date pourrait être favorable aux opérations de notre gauche, qui, dans ma pensée, devaient être les principales, car nos opérations de droite et du centre attireraient de leur côté une notable partie des forces ennemies, allégeraient la tâche de nos armées de gauche, et contribueraient peut-être à tromper l'ennemi sur nos intentions véritables.

Les renseignements reçus en Belgique paraissaient rassurants ; les troupes allemandes qui avaient tenté la veille un coup de main sur Liége semblaient avoir été repoussées avec de fortes pertes, et s'être repliées à dix kilomètres vers l'Est ; en outre, le VIIe corps allemand ayant été signalé à plusieurs reprises dans la région de Metz en même temps que dans celle de Liége, nous nous demandions si les éléments signalés en Belgique n'étaient pas simplement les 5es brigades de ces corps d'armée outillées en vue d'une mission spéciale ; nous y étions d'autant plus incités que des rassemblements importants signalés avec persistance et par les meilleures sources du côté de la Lorraine.

Vendredi 7 août. — Je n'allais d'ailleurs pas tarder à recevoir des renseignements assez complets sur la situation en Belgique. En effet, le lieutenant-colonel Brécard était de retour le 7 août au matin, et me mettait au courant de ce qu'il avait pu apprendre sur place. Il avait vu successivement M. Klobukowski, notre ministre à Bruxelles, le commandant Génie, notre attaché militaire, M. de Brocqueville, ministre de la Guerre, le général de Selliers, chef d'état-major général ; enfin, il avait été reçu par le roi Albert à son Q. G. de Louvain.

Il apportait des précisions sur la situation autour de Liége ; le 5 août, la place, défendue par la division Léman, avait victorieusement repoussé une attaque menée par deux éléments du VIIe corps allemand ; le 6, ceux-ci, grossis de fractios du Xe corps, avaient renouvelé leur tentative et réussi à pénétrer dans les intervalles des forts et à entrer dans la ville. Une incertitude demeurait au sujet des effectifs allemands, par suite des contradictions apportées par les sources souvent suspectes des renseignements. Le gros de l'armée belge se concentrait entre la Meuse et Bruxelles couvert par une division à Namur et à Huy et par la division Léman à Liége.

Au sujet de la situation générale et des projets militaires de nos alliés belges, le lieutenant-colonel Brécard m'apportait d'intéressants renseignements : l'armée était surprise par la guerre en pleine réorganisation ; elle manquait de cadres. Le général de Selliers, le nouveau chef d'État-Major général, était récemment encore commandant de la gendarmerie. L'opinion publique belge manifestait hautement son indignation de l'attitude allemande et ses vives sympathies pour nous. Il semblait bien que le gouvernement belge, très désireux de conserver son indépendance, chercherait à donner satisfaction au sentiment national ; mais le problème militaire qui se posait brusquement à lui n'était pas sans l'inquiéter, et il semblait bien que l'armée belge tournait déjà ses regards vers la place forte d'Anvers, où elle se retirerait si la Liége venait à tomber.

De ces renseignements reccueillis sur place, on pouvait déduire que le gouvernement belge hésiterait à participer à des opérations offensives combinées avec les nôtres, et limiterait son action à une attitude purement défensive ; il semblait, en particulier, difficile d'espérer que la division de cavalerie belge vînt coopérer aux opérations de notre corps de cavalerie comme je l'aurais souhaité.

Le 7 août, je demandai au major Collon, officier de liaison belge auprès du G. Q. G. français, de porter à Louvain mon point de vue sur le rôle à jouer par l'armée belge :

A mon avis, celle-ci pourrait se porter sur la Meuse, en disputer les passages et gagner ainsi un temps précieux pour la coopération alliée. Si cette coopération pouvait se réaliser en temps utile, l'armée belge saisirait l'occasion favorable pour attaquer en flanc les colonnes ennemies défilant devant elle pour aller à la bataille contre les forces franco-britanniques. Dans le cas où la disproportion des forces ne permettrait pas de conserver cette attitude, l'armée belge aurait à battre en retraire sur Namur et à venir se lier au flanc gauche des armées franco-anglaises.

Or, peu de temps après avoir reçu le compte rendu de mission du lieutenant-colonel Brécard, un télégramme du ministre de la Guerre belge, M. de Brocqueville, vint confirmer les renseignements qui venaient de me parvenir : "le ministre de la Guerre belge demande au généralissime français l'appui aussi rapide que possible de l'armée française ; il est absolument nécessaire de faire, ne serait-ce qu'au point de vue moral, une manifetsation militaire d'appui..."

Je comprenais, certes, l'importance de cet appel ; mais dans l'état de groupement de nos forces, quel appui pouvions-nous donner à l'armée belge ? Seul, le corps de cavalerie pouvait faire immédiatement quelque chose. Je lui envoyai donc, dès le début de cet après-midi du 7 août, l'ordre de se porter vers le nord, en lui indiquant qu'il y aurait intérêt au double point de vue moral et diplomatique à entamer dès le 8 août, s'il estimait l'occasion favorable, "une vigoureuse action" conre l'adversaire.

Cette action paraissait d'ailleurs d'autant plus utile et probable que nos organes de renseignements nous signalaient en face de Liége des éléments de six corps d'armée précédés de gros effectifs de cavalerie das la région de Marche et orientés vers Dinant et Givet.

D'autre part, l'infanterie du 2e corps d'armée française tenait les passages de la Meuse au sud de Namur en liaison avec l'infanterie belge.

Dans l'état actuel, c'est là tout ce que nous pouvions faire.

Bientôt, me parvint du ministère l'avis qu'il était question d'un armistice entre les armées belges et allemandes : le Président de la République demandait que j'intervienne directement auprès du commandant de l'armée belge pour donner mon avis. Je m'empressai de faire savoir à ce dernier par l'entremise de notre attaché militaire que j'estimais nécessaire de répondre par un refus à la demande d'armistice présentée par les Allemands.

Le sentiment d'insécurité et d'inquiétude qui nous venait de la situation en Belgique, malgré qu'elle se fut précisée dans une certaine mesure, s'aggravait par la difficulté que j'éprouvais à être renseigné sur les événements qui s'y déroulaient. En voici un exemple : dans cette journée du 7 août, nous reçûmes la nouvelle de la chute de la moitié des forts de Liége ; le renseignement était d'importance et semblait avoir toutes garanties d'authenticité. Or, le soir même, nous apprîmes, cette fois-ci de source belge, qu'aucun fort n'avait succombé et que la place, en excellent état de défense, promettait de tenir longtemps. Ces deux renseignements étaient d'accord pour signaler que les troupes allemandes assaillantes étaient très fatiguées, très déprimées, et que les unités belges faisaient des prisonniers par paquets de cinquante.

Tandis que mon attention était attirée vers le Nord, je reçus dans le courant de l'après-midi le premier compte rendu sur les résultats que nous venions d'obtenir en Haute Alsace : sans avoir rencontré de résistance, nos troupes n'avaient atteint à 13 h. 30 que le front Hennesdorf, Pont d'Anspach, Massevaux, c'est-à-dire qu'elles avaient avancé seulement de cinq kilomètres environ en territoire alsacien. Dans la soirée, j'appris qu'elles avaient occupé le front Saint-Amarin, Thann, Altkirch.

Samedi 8 août. — Le lendemain matin, 8 août, je reçus des renseignements complémentaires sur les opérations du 7 ; en même temps j'appris que le général Bonneau avait "autorisé le général Berge[3] à maintenir ses troupes dans les villages conquis, et à ne reporter ses gros en arrière que dans la journée."

Cette manière d'envisager la situation me parut inquiétante, et sur-le-champ j'ordonnai au 7e corps de ne reculer sous aucun prétexte, de pousser vigoureusement sur Mulhouse, et d'accomplir intégralement et rapidement la mission qui lui avait été confiée. J'insistai également auprès du général Dubail sur la vigueur et la vitesse qui devaient caractériser une opération de ce genre.

Vers midi, j'appris que le ministre de la Guerre avait reçu directement du général Bonneau un télégramme ainsi libellé : "Je rends compte que je porte aujourd'hui la couverture du 7e corps sur la ligne Cernay, Mulhouse, Altkirch." Outre que cette correspondance directe entre le ministre et le commandant du 7e corps semblait indiquer l'oubli par ce dernier des liens hiérarchiques, il devenait évident que le général Bonneau n'avait pas compris le rôle qu'il devait jouer. Il ne s'agissait pas de couverture, mais d'une opération nettement offensive ; cette extrême lenteur et cette indécision étaient de nature à compromettre le succès d'un opération dont j'attendais, en plus d'un effet moral important, une sécurité pour la manœuvre ultérieure de la 1re armée en Basse Alsace. J'en fis télégraphiquement l'observation au général Dubail en lui demandant d'examiner si le commandant du 7e corps avait bien les aulités voulues pour remplir sa mission. Il semblait bien que, dans toute cette région, rien ne menaçait sérieusement le flanc droit du détachement d'Alsace, dont j'avais été amené à élargir la mission pour la faire rentrer dans le cadre des instructions données aux armées de droite.

En effet, depuis la veille, les renseignements nous étaient parvenus en assez grand nombre sur les corps d'armée allemands de l'ensemble du front. Cela s'expliquait aisément, puisque les premiers transports de concentration de nos adversaires devaient, d'après nos prévisions, commencer le sixième jour de la mobilisation allemande, c'est-à-dire le 7 août. Dans ces conditions, nous pouvions admettre que cette concentration ne serait pas terminée avant le 13, date que nous avions admise dès le début comme probable.

Grâce aux premières identifications obtenues, on pouvait se faire une première idée de la concentration ennemie.

Il importe ici de rappeler qu'à cette époque, nous portions nos recherches tout particulièrement sur les corps d'armée actifs, estimant que les unités de réserve ne viendraient que sous la force d'appoint de deuxième ligne. Il nous semblait que si nous arrivions à déterminer les emplacements des grandes unités actives, nous aurions ainsi précisé l'économie générale du dispositif ennemi. Cette tendance à n'attribuer aux unités de réserve qu'une valeur secondaire a eu, il faut le reconnaître, une influence considérable sur le développement des opérations. Elle dérivait de cette idée assez généralement admise, dans les années précédentes, que la guerre, devant être courte et violente, ne pourrait être menée en première ligne que par les unités actives. Par voie de conséquence, il semblait que les unités de réserve ne pourraient au début de la guerre recevoir des missions secondaires : opérations de siège, tenue de front défensif, garde des communications, etc... ; ce serait seulement au bout d'un certain temps de campagne, lorsque les unités de réserve auraient acquis plus de cohésion, qu'elles pourraient être employées au même titre que les formations actives.

A la vérité, la question des corps d'armée de réserve allemands n'avait pas été complétement éclaircie avant la guerre. Nous avions eu connaissance du nouveau plan de mobilisation allemand du 9 octobre 1913, dans lequel il était dit que "les troupes de réserve sont employées comme les troupes actives". "Mais ceci ne sera possible, ajoutait le document, que si les unités contiennent un nombre important d'officiers de valeur du temps de paix." Or, nous croyions savoir que les grandes unités de réserve allemandes composées d'éléments peu homogènes, faiblement dotées en artillerie (deux groupes par division), avaient d'importants déficits en officiers. Elles ne nous semblaient donc pas remplir les conditions imposées par le plan allemand du 9 octobre 1913.

D'autre part, l'étude du même document[4] nous avait montré que le rôle attribué aux divisions de réserve ne semblait pas le même que celui réservé aux corps d'armée de réserve. Seul, ce dernier semblait destiné aux opérations actives, "les divisions de réserve devant servie de troupes de deuxième ligne éventuellement appelées, par exemple, à renforcer un corps d'armée pour une opération déterminée."

Ce que nous savions des possibilités allemandes nous inclinait à émettre des doutes sur l'existence de ces corps d'armée ; si bien que le 2e Bureau du G. Q. G., dans une note destinée à orienter les armées sur les formations de réserve allemandes, écrivait encore le 25 août, en parlant des corps d'armée de réserve : "Si ces corps existent, ils sont composés d'éléments peu homogènes faiblement dotés en artillerie (deux groupes par division de réserve dont un groupe d'obusier dans certaines) et n'ont pas d'artillerie de corps[5]." Ceci explique qu'à la date du 8 août nous ne nous attendions pas à trouver en première ligne des unités de réserve chez l'ennemi ; au contraire, comme l'indique d'ailleurs le plan des renseignements de février 1914, nous estimions que la présence de ces unités sur le front pouvait faire admettre que, là où elles seraient engagées, il ne serait point mené d'opérations décisives.

Cet état d'esprit qui fut le mien jusque vers le 23 août fera comprendre que dans nos efforts pour établir la situation de l'ennemi, nous n'ayons tenu qu'un compte insuffisant des grandes unités de réserve, trouvant tant naturel qu'elles n'apparaissent pas sur le front dès les premiers jours.

Il faut l'avouer : l'emploi que les Allemands ont fait en août 1914 de leurs corps d'armée de réserve a été une suprise pour nous, et cette surprise est à l'origine des erreurs d'appréciation que nous avons commises, en particulier en ce qui concerne l'étendue de leur manœuvre vers le nord.

Quoi qu'il en soit, aux premières heures du 8 août, voici de quelle manière semblait se préciser le dispositif ennemi :

En Russie, 4 corps d'armée actifs avaient été déjà identifiés. En Alsace et en Lorraine, 6 corps d'armée étaient reconnus ; en Belgique, 5 corps d'armée[6], si nous ne tenions compte que de nos propres renseignements, 6 corps si nous adoptions les renseignements transmis par les Belges. Au total, 15 à 16 corps d'armée à peu près localisés. Or, l'armée allemande devait mobiliser 26 corps d'armée actifs ; il en restait donc 10 environ, dont les emplacements restaient à déterminer qui devaient vraisembablement se trouver derrière le rideau impénétrable Metz-Thionville prolongé alors par la place de Luxembourg[7].

Ainsi donc, le gros des forces ennemies nous paraissait concentré derrière la "position de la Moselle" ; cette masse pouvait aussi bien déboucher vers l’ouest que converser vers le sud en s’appuyant sur la place de Metz. Quand à l’armée de la Meuse qui nous semblait avoir atteint sa composition normale, elle paraissait destinée à prolonger le mouvement de la masse principale soit vers l'ouest, soit dans son mouvement de rabattement vers le sud. Enfin l'attaque de Liége pouvait n'être qu'une garantie prise vis-à-vis de l'armée belge, en visant seulement la conquête de cette importante tête de pont.

Ce n'étaient là que de simples hypothèses ; il était encore trop tôt pour étayer sur elles un plan de manœuvre. Désireux de n'arrêter mes décisions qu'en prenant pour base des faits bien établis, j'étais amené à réserver mes ordres en ce qui concernait l'emploi de nos armées de gauche destinées à l'action principale.

Tout autre était la situation en Lorraine et en Alsace : nos troupes y étaient au contact ; mon intention étant d'appuyer au Rhin la droite de mon dispositif, il y avait intérêt à rejeter les forces allemandes d'Alsace sur Strasbourg, de façon à obtenir une économie de troupes par un raccourcissement de notre front. En Lorraine, il y avait intérêt à fixer l'adversaire et à mettre Nancy à l'abri, pendant que s'éxécutait la mise en défense du Grand Couronné ; l'attaque prévue contre les forces ennemies de cette région pourrait obtenir ce résultat en même temps qu'elle contribuerait à décongestionner le front belge, ou tout au moins à empêcher un glissement des réserves allemandes vers le nord. Mais il était certain, en raison du danger que constituaient à droite et à gauche les positions de Metz et de Strasbourg, que cette attaque ne pourrait pas rechercher un but lointain.

Or, les forces de nos 1re et 2e armées s'élevant à 10 corps d'armée semblaient largement suffisantes pourêtre opposées aux 6 corps d'armées allemands repérés dans cette région ; il était donc possible, comme je l'avais indiqué au général de Castelnau lors de la réunion des commandants d'armée, le 3 août, de prélever sur la 2e armée deux corps d'armée et d'en réserver l'emploi au profit de l'action à conduire contre les groupements de Metz et du Nord.

Ainsi, à la fin de la première période de concentration, j'étais amené à envisager une action aussi rapide que possible des 1re et 2e armées, tandis qu'il me paraissait utile de limiter à de simples prévisions l'emploi de la majeure partie de nos forces, jusqu'à ce que la situation se fût précisée à notre gauche.

C'est d'après ces idées générales que je donnai, le 8 août au matin, les ordres aux armées contenus dans l'Instructoin générale n°1 : elle allait permettre aux commandants d'armées de fixer en connaissance de cause la stationnement de leurs corps d'armée dont les débarquements entraient dans la phase de plein rendement. Prévoyant en outre qu'à notre extrême gauche notre dispositif serait pendant longtemps découvert, j'ordonnai au quatrième groupe de divisions de réserve d'organiser face à la trouée de Chimay, autour de Vervins, une solide position fortifiée ; je pus d'ailleurs, dans le courant de cette même matinée, donner à ce sujet toutes les indications utiles au général Valabrègue désigné pour le commandement de ce groupe, au cours d'une visite qu'il me fit à Vitry, accompagné de son chef d'état-major, le colonel des Vallières. Je reçus aussi ce jour-là la visite du chef d'état-major de la 5e armée, le général Hély d'Oissel, qui venait m'exposer de la part de son commandant d'armée la crainte que les Allemands n'exécutassent en grande force un mouvement débordant à l'ouest de la Meuse. Je ne pus que lui dire que ses craintes me paraissaient au moins prématurées, d'autant plus que la manœuvre prêtée à l'ennemi semblait, dans l'état de nos renseignements, exéceder ses moyens, et que, d'ailleurs, j'avais admis la nécessité de renforcer cette aile gauche, puisque, depuis deux jours, il était entendu que les deux excellentes divisions d'Afrique, les 37e et 38e, seraient dirigées sur la 5e armée. Du reste, la 5e armée était couverte par le corps de cavalerie qui recevait l'ordre, dans le cas où il devrait passer la Meuse, de se porter à la gauche de l'armée Lanrezac vers Marienbourg. Par surcroît, je lui donnais connaissance des renseignements belges qui dépeignaient les troupes allemandes engagées dans la région de Liége comme fortement déprimées et dans un mauvais état physique et moral ; un officier français, le capitaine Prioux, arrivé le jour même du G. Q. G. belge, confirmait ces renseignements optimistes.

Dimanche 9 août. — L'instruction n°1 avait considérablement élargi la mission de la 1re armée. Pour qu'elle fût réalisable, il était essentiel que l'action du 7e corps et la 8e division de cavalerie fût menée avec vigueur : l'ordre impératif que j'avais envoyé au général Bonneau semblait avoir produit de l'effet. Dans la nuit du 8 au 9, je reçus la nouvelle que nos troupes avaient occupé Mulhouse sans coup férir. Je demandai au général Dubail de me faire connaître les intentions ultérieures du commandant du 7e corps  ; la réponse fut loin d'être celle que j'attendais ; les troupes de ce corps d'armée étaient très fatiguées et incapables de reprendre l'offensive avait un ou deux jours. Or, en raison des faibles distances parcourues, de l'insignifiante résistance de l'ennemi, je ne pouvais attribuer qu'aux hésitations du commandement l'état de fatigue du 7e corps. Ce demi-échec de notre action en Haute-Alsace compromettait sérieusement la suite des opérations de la 1re armée auxquelles j'attachais une importance toute particulière, puisqu'elles devaient me permettre, aussitôt la conquête rapide de l'Alsace achevée, de faire des économies de forces à droite au profit de la manœuvre principale de gauche.

La nécessité m'apparut donc de modifier au plus tôt l'organisation du commandement à notre extrême droite. D'ailleurs j'appris peu après que le 7e corps était attaqué à Mulhouse, et je pouvais redouter que sous les ordres d'un chef hésitant l'affaire ne tournât mal.

C'est alors que je décidai la formation d'une armée d'Alsace, et je demandai au ministre, pour la commander, le général Pau. La grande réputation militaire et l'énergie de ce dernier me semblaient justifier un pareil choix. Je fixai que cette armée comprendrait outre le 7e corps et la 8e division de cavalerie, le 1er groupe de divisions de réserve, aux ordres du général Archinard, qui devait commencer à débarquer le 18 août, cinq groupes alpins qui devaient arriver à partir du 13 et la 44e division à partir du 15. Enfin, pour me renseigner avec précision sur la situation de notre droite, j'envoyai d'urgence à Belfort deux de mes offciers.

Dans la nuit du 9 au 10 août, la nouvelle fâcheuse de la perte de Mulhouse me parvint ; le 7e corps y avait laissé prendre 300 hommes. D'après les premiers comptes rendus, une faute lourde semblait avoir été commise par le commandant qui avait accumulé sans motif à l'intérieur de la ville des effectifs trop considérables.

Dans la matinée du 9 août, des renseignements importants m'arrivèrent sur la mobilisation anglaise.

Lorsque le gouvernement britannique avait décidé d'entrer dans la lutte, il avait tout d'abord fixé au 5 août le premier jour de la mobilisation ; par suite, d'après nos conventions du temps de paix, les transports de concentration du corps expéditionnaire sur nos chemins de fer devaient commencer le 11, ce qui portait au 21 la date du début des opérations. Or, comme conséquence de retards survenus dans la mobilisation compliqués de certaines circonstances d'ordre intérieur, le premier jour de la mobilisation britannique avait été fixé au 9 août ; on ne pouvait donc espérer voir les forces britanniques débarquées sur le continent se porter en avant que le 26.

Je me trouvais donc dans l'alternative, soit de reculer jusqu'à cette date l'entrée en action de la gauche française, si je voulais y faire collaborer les forces britanniques, soit d'engager les opérations décisives sans attendre le concours de ces dernières. La première solution offrait le double inconvénient de laisser pendant trop longtemps l'armée belge sans appui efficace et de nous faire perdre vraisemblablement tous les avantages de la priorité de l'action en laissant toute l'initiative à l'ennemi. La deuxième solution nous priviat du précieux appoint du corps expéditionnaire britannique dans les premières opérations.

De ces deux solutions qui présentaient l'une et l'autre de grave inconvénients, je choisis la deuxième, et j'écrivis au président de la République pour lui faire connaître ma décision ; mais, en même temps, je lui demandais de faire part au gouvernement britannique du danger que nous ferait courir un trop grand retard dans l'arrivée de l'armée du maréchal French. J'indiquais, en outre, que l'état-major britannique pourrait peut-être activer les mesures préparatoires qu'il avait à prendre.

D'autre part, comme j'étais sans nouvelles du projet d'armistice germano-belge dont le président m'avait fait entretenir dès le 7, j'exprimais à celui-ci, dans la même lettre, le désir qu'il fût dit au gouvernement belge que le réconfort moral donné par notre corps de cavalerie à son armée ne serait pas le seul, mais que nous lui demandions en échange de continuer l'action si brillamment engagée dans la région de Liége.


Lundi 10 août. — De cette extrémité du théâtre d'opérations, les nouvelles continuaient à ne pas être alarmantes. En effet, si la ville de Liége paraissait bien avoir été prise, les forts tenaient toujours, et la situation morale de l'armée belge nous était signalée comme excellente. Une série de renseignements contribuaient à nous confirmer dans l'impression que la manœuvre principale allemande ne se déroulerait pas en Belgique. En effet, les corps d'armée allemands de la région de Liége ne semblaient plus manifester d'activité, et l'attaché militaire de Russie à Bruxelles signalait ces corps d'armée comme étant en cours de relève par des troupes de réserve qui s'organisaient sur le terrain. On sait quelle interprétation nous devions donner à un pareil renseignement. Bien plus ; dans la journée du 10, un agent arrivant de Cologne nous annonçait que des travaux de fortification étaient en construction sur le front Cologne, Bergheim, Erkelenz, et que la grosse artillerie était déployée en soutien de ce front ; ce même agent déclarait qu'il n'y avait pas de rassemblements de troupes allemandes le long du Limbourg hollandais.

D'autre part, les reconnaissances d'avions venant recouper nos informations de diverses sources, nous étions portés, à cette date du 10 août, à croire que les Allemands allaient entreprendre le siège régulier de Liége, tandis que les mouvements de troupes signalés vers Neufchâteau et Bastogne semblaient être l'amorce et la couverture du transport du groupe nord de l'ennemi dans la région Bastogne, Marche, Rochefort, Libremont[8]. Par contre, une grosse activité était toujours signalée en Lorraine et à l'est de Metz.

Je pouvais donc espérer que l'armée belge n'aurait pas à subir prochainement un choc trop violent et que nous pouvions espérer la voir continuer à rester à l'extrême gauche du dispositif allié. Je pris d'ailleurs texte de la proclamation adressée trois jours plus tôt à son armée par le roi Albert, et qui contenait un salut fraternel à l'armée française pour le remercier et lui exprimer mon espoir de voir ses soldats marcher avec les nôtres à la victoire.

La question la plus actuelle demeurait celle de notre extrême droite.

De bonne heure, le 10, j'étais avisé par le ministre que le général Pau était mis à ma disposition, et qu'il viendrait le jour même au Grand Quartier Général recevoir mes instructions. Cet avis était accompagné d'une énergique déclaration : M. Messimy me faisait savoir "que la volonté du gouvernement était qu'un général qui ne remplirait pas ses devoirs avec suffisament de vigueur devait être traduit devant un conseil de guerre et passé par les armes dans les vingt-quatre heures[9]".


Le ministre de la Guerre à l'énergie duquel je tiens à rendre hommage allait peut-être un peu loin. En ce qui concernait le général Bonneau, si celui-ci avait fait preuve d'incapacité à passer de la mentalité du temps de paix à celle du temps de guerre, c'était une indication que son caractère n'était pas à la hauteur des circonstances, mais ce n'était pas une raison pour le traduire devant un Conseil de guerre. En temps de paix, il est difficile de juger les hommes au point de vue du caractère qui, en dernière analyse, est la qualité essentielle d'un chef à la guerre. Il fallait m'attendre à trouver des défaillances et des surprises ; ma résolution était prise : j'écarterai les chefs incapables, et je les remplacerai par des chefs plus jeunes et plus énergiques.

Je reçus, en effet, comme le ministre me l'avait annoncé, la visite du général Pau. Je le mis au courant de la situation et de ce que j'attendais de l'armée d'Alsace. En outre, je lui demandai d'envoyer, dès qu'il aurait pris contact avec ses troupes, un rapport accompagné de propositions. Enfin je lui donnai comme chef d'état-major l'un des officiers de mon état-major dans lesquels j'avais le plus de confiance, le lieutenant-colonel Buat[10].


Mardi 11 août. — Dans la nuit du 10 au 11 août, les officiers que j'avais envoyés à Belfort rentraient au grand quartier général ; ils apportaient des comptes rendus très complets : d'après ceux-ci, il était certain que la valeur des troupes ne pouvait pas être mise en cause, et il semblait bien que la perte de Mulhouse aurait pu être en grande partie évitée si la 8e division de cavalerie s'était employée d'une façon moins parcimonieuse. La faute était nette ; il s'agissait de faire au plus tôt un exemple : je résolus de remettre le général commandant la 8e division de cavalerie à la disposition du ministre et de nommer à sa place le général Mazel[11].

Pour le reste, il n'y avait qu'à attendre que le général Pau ait pris son commandement et remis les choses en ordre. Je décidai toutefois, pour calmer l'émotion que l'évacuation de Mulhouse avait provoquée dans les sphères officielles, d'envoyer au Président de la République et au ministre de la Guerre l'un des officiers qui revenait de Belfort, afin qu'il pût donner des explications circonstanciées sur tout ce qu'il avait vu[12]. Il était d'ailleurs d'autant plus nécessaire de rétablir la vérité que la presse suisse annonçait un grave échec français en Alsace ; elle prétendait que nos tués et blessés avaient dépassé 20 000 hommes, c'est-à-dire plus que nous n'avions engagé de combattants. L'impression produite était très forte, et il fallait au plus tôt couper court à cette légende.

Ce fut le 11 août vers midi que je pris la décision de fixer au 14 l'attaque de la 1re armée et des corps de droite de la 2e ; cette date correspondait à la fin de nos transports de concentration. Nous avions en outre intérêt à soulager le plus tôt possible, par un mouvement offensif à l'ouest des Vosges, l'entrée en action de l'armée d'Alsace. En outre, la date que je venais de choisir allait coïncider avec celle du début des opérations russes, ainsi que me l'annonçait un nouveau télégramme de M. Paléologue[13].


Mercredi 12 août. — Cependant, au nord de la Meuse, la cavalerie allemande avait poussé jusqu'à Diest et Tirlemont ; cette progression de l'ennemi parut émouvoir profondément le commandement belge. En effet, le 12 au matin, nous recevions un appel du roi des Belges pour que les Alliés viennent le plus rapidement possible au secours de son armée, annonçant qu'il ramènerait son armée sous Anvers, si les Allemands attaquaient en forces supérieures ; le colonel Génie, en même temps qu'il me communiquait cet appel du roi, insistait pour que le corps de cavalerie passât le plus rapidement possible au nord de la Meuse.

Les intentions du gouvernement belge ainsi manifestées n'étaient pas pour nous surprendre. Je me rendais, certes, bien compte de la nécessité d'appuyer les Belges. Mais, tout d'abord, il ne semblait pas que la cavalerie allemande signalée au nord de la Meuse fût soutenue, puisque le 12 elle essuyait à Haelen un échec important qui lui infligeait la division de cavalerie belge soutenue par une brigade d'infanterie. D'autre part, il semblait que les forces ennemies signalées au sud de la Meuse fussent plus importantes que nous ne l'avions cru jusqu'ici : deux nouveaux corps d'armée allemands venaient, en effet, d'y être identifiés. Dans ces conditions, il était difficile de relever le corps de cavalerie de la mission de couverture de la 5e armée qu'il avait reçue. La seule chose qu'il me parut possible de faire pour l'instant et qui d'ailleurs était fort nécessaire, c'était d'établir la continuité du front en liant par Namur notre armée de gauche à l'armée belge. A cet effet, j'autorisai le général Lanzerac, qui m'en avait demandé l'autorisation, à porter son corps de gauche dans la région de Dinant ; en outre, je poussai vers Philippeville les deux divisions d'Afrique qui allaient commencer leurs débarquements.

Mais, à ce moment encore, une grande incertitude planait sur la date à laquelle les Anglais pourraient entrer en action à nos côtés.

Le 9 août, le colonel Huguet, notre attaché militaire à Londres, arrivant au grand quartier général, m'avait mis au courant de ce qui s'était passé en Angleterre depuis la déclaration de la guerre. Il avait été, tout d'abord, décidé que la mobilisation commencerait le 5 août. Dans ces conditions, d'après nos conventions, les transports de concentration sur nos chemins de fer devaient commencer le 11 et les unités débarquées devaient être prêtes à entrer en opérations le 21. Or, au cours d'un grand Conseil de guerre tenu le mercredi 5 à Downing Street, on avait tout remis en question : date de mobilisation, composition du corps expéditionnaire, zone de concentration. Le 6 août, lord Kitchener avait été désigné comme secrétaire d'État au War Office, et le premier jour de la mobilisation avait finalement été reporté au 9. Le gouvernement britannique avait manifesté l'intention de concentrer les forces envoyées sur le continent dans une zone suffisamment en arrière du front pour leur assurer un repos préliminaire ; à cet effet, il proposait la région d'Amiens et prévoyait sur la Somme l'organisation d'une position défensive. Outre que ces propositions bouleversaient complètement le dispositif général des forces alliées au point le plus sensible de notre ligne de bataille, elles avaient encore l'inconvénient de retarder la date probable de l'entrée en action des troupes britanniques, au moment où, comme je viens de le dire, les Belges nous demandaient d'accourir à leur secours. J'ai dit plus haut quelle solution j'avais adoptée, et on a vu que j'avais demandé au Président de la République d'intervenir auprès du gouvernement anglais pour lui signaler le grave inconvénient qu'aurait un aussi long retard dans l'arrivée des troupes britanniques. Et au colonel Huguet qui retournait à Londres, j'avais prescrit d'insister auprès de l'état-major anglais pour que la zone de concentration de l'armée du maréchal French ne fût pas modifiée, sous peine de ruiner notre plan.


Jeudi 13 août. — Or le 13, j'appris avec satisfaction qu'après une discussion qui avait eu lieu la veille dans le cabinet même de lord Kitchener, le gouvernement britannique avait fini par accepter nos propositions, et il avait consenti à maintenir la zone de concentration immédiatement à côté des armées françaises. C'était un point très important acquis. Mais, par contre, j'apprenais en même temps que le gouvernement, influencé par l'opinion publique anglaise qui vivait sous la crainte perpétuelle d'un débarquement en Angleterre, avait trouvé nécessaire de maintenir deux divisions d'infanterie dans la métropole. Dans ces conditions, le corps expéditionnaire britannique allait se trouver réduit à quatre divisions d'infanterie et cinq brigades de cavalerie ; les deux divisions maintenues en Angleterre suivraient, dès que les circonstances le permettraient.

Cette solution, meilleure sans doute que celle que nous avions pu craindre, risquait de mettre notre gauche dans une situation critique, et je pouvais redouter que celle-ci ne fût attaquée avant que sa concentration ne fût terminée. En effet, d'après les calculs du 2e Burreau, cette date du 13 août à laquelle nous étions parvenus était précisément celle à laquelle le déploiement stratégique allemand sur la base de départ devait se terminer, et il était vraisemblable que les Allemands ne tarderaient pas à s'ébranler ; il étiat donc possible que nous ne puissions pas chercher la bataille au delà de la Semoy et de la Chiers.

En présence de cette situation je prescrivis aux 1re et 2e armées qui étaient prêtes à l'action d'attaquer dès le lendemain 14 : Dubail sur Sarrebourg avec trois corps d'armée, flanqué à sa droite par le 14e corps, Castelnau avec ses trois corps d'armée de droite, tandis que le 9e corps et les divisions de réserve protégeraient Nancy. Quand aux armées de gauche, les 3e, 4e et 5e, je leur prescrivis simplement un certain nombre de mesures défensives.

Cependant, le matin du 13, je pris connaissance du rapport du général Pau arrivé dans la nuit : il me dépeignait nos troupes comme fort éprouvées et démoralisées. Le 7e corps et la 57e division de réserve se repliaient sous le canon de Belfort. Le général Pau attribuait une grande part de responsabilité à l'insuffisance du commandement et il concluait en me demandant le remplacement du général Bonneau. Je l'acceptai sur-le-champ et nommai au 7e corps le général Vautier.

Au sujet de ces mutations, je dois dire ici que me rendais parfaitement compte de l'illégalité que je commettais en les prononçant : les officiers généraux auxquels je retirais leur emploi tenaient leur lettre de commandement du ministre et, régulièrement, seul le ministre pouvait les en déposséder. Je comprenais parfaitement que si nos affaires marchaient bien, je serais vraisemblablement couvert, mais que si les évenements tournaient à notre désavantage, on ne manquerait pas de me reprocher ces initiatives. Néanmoins, conscient des responsabilités que j'assumais dans le pays, je n'ai pas hésité à prendre ces mesures qui me semblaient absolument nécessaires et urgentes. Depuis, il m'est arrivé bien souvent d'être obligé de recourir à ces mesures de disgrâce, mais je puis le dire en toute conscience, que je n'en ai pris aucune sans avoir la conviction que je travaillais au salut du pays. Beaucoup de ces exécutions m'ont coûté, et qu'on veuille bien me croire si je dis aujourd'hui, avec toute la sérénité que donnent plusieurs années de recul, que je ne crois pas avoir eu à accomplir, au cours de ma carrière, d'actes de commandement plus difficiles et plus ingrats que celui qui consistait à relever de leurs emplois des généraux parfaitement honorables, dont certains comptaient parmi mes amis, mais dont l'expérience de la guerre prouvait que le caractère n'était pas à hauteur des circonstances. Je dois dire que si je puisais dans ma conscience la force d'accomplir ce difficile devoir, je sentais chez le ministre de la Guerre un appui auquel je rends hommade et qui me donnait une grande tranquilité d'esprit. Mais les ministres ne sont pas immortels.

Cependant, tard dans la soirée du 13, une grande et heureuse nouvelle nous parvenait : le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch nous informait par l'intermédiaire de M. Paléologue que les armées de Vilna et de Varsovie prendraient l'offensive le lendemain matin dès l'aube. Ainsi, devançant toutes nos espérances, la Russie engageait la lutte en même temps que nous. Pour cet acte de loyale confraternité d'armes d'autant plus méritoire que la concentration russe était loin d'être achevée, l'armée du tsar et le grand-duc Nicolas ont droit à la reconnaissance de la France.

Il faut encore signaler que les bruits les plus fantaisistes continuaient à courir sur l'arrivée d'Autrichiens sur notre front. Ces renseignements de source suisse et italienne donnaient des précisions : ce n'était plus un corps d'armée, mais quatre qui nous étaient signalés. On annonçait que l'Autriche avait demandé passage pour plusieurs corps d'armée à travers la Suisse et même l'Italie. Mais ce n'était là que des bruits. Ne ne connaissons encore personne qui avait vu un Autrichien ; des correspondants sûrs de Bâle croyaient seulement à la présence de quelques éléments tyroliens sans pouvoir en apprécier l'importance. Enfin, les renseignements sur l'Italie étaient, eux aussi, contradictoires ; on annonçait le retrait des troupes de Bardonnèche, mais en même temps, on parlait d'envoi de troupes alpines et d'obusiers vers Aoste et le Petit Saint-Bernard.


Vendredi 14 août. — Cependant l'incertitude sur les forces allemandes et les intentions de nos adversaires vers le nord restait complète ; sans doute, les Belges semblaient avoir des succès, mais, pour la première fois, on nous signalait des colonnes d'infanterie passant la Meuse en aval de Liége. Nous ne pouvions encore déterminer si ces forces se portaient contre l'armée belge ou si elles procédaient à l'investissement total de Liége. Quant à l'aviation, elle ne donnait pour l'instant à peu près aucune précision. D'ailleurs, le général Sordet me déclarait dans un rapport daté du 13, que je recevrais le 14 vers neuf heures du matin, qu'il ne savait pas grand'chose et que les observations des aviateurs lui paraissaient sujettes à caution. "Assurément, m'écrivait-il, je ne puis rien assurer d'une manière certaine, mais mon impression est qu'il n'y avait pas, le 12, de grosses masses d'infanterie en deçà de la ligne Ourthe-Houffalize-Luxembourg." Derrière cette ligne, des mouvements étaient signalés. Il semblait que les mouvements qui s'effectuaient sous le couvert des travaux de campagne de l'Ourthe avaient pour objet la mise en place des corps d'armée destinés à former la masse de manœuvre de droite. En rassemblant toutes nos informations, nous estimions à 8 corps d'armée et 4 divisions de cavalerie le groupement de forces s'étendant entre la pointe nord du Grand-Duché et la frontière du Limbourg hollandais[14]. Ce calcul correspondait d'ailleurs à ce que nous avions prévu comme possibilités de débarquement dans les gares allemandes correspondant à ce front. La situation ne semblait pas inquiétante de ce côté, puisque nous pouvions y aligner 10 divisions actives, 3 divisions de réserve, les 6 divisions belges appuyées sur le système Anvers-Namur-Liége et Maubeuge, et, à bref délai, 4 divisions d'infanterie et une division de cavalerie britannique.

Ainsi donc, le 14 au matin, nous avions repéré tous les corps d'armée actifs allemands, sauf les Ier, XVIIe, XXe, Ve et IIe, que nous pensions être en face des Russes et nous avions l'impression que la grosse masse de manœuvre allemande se réunissait derrière l'Ourthe.

Toutefois, un renseignement très intéressant nous était parvenu dans la nuit du 13 au 14 ; pour la première fois, des colonnes d'infanterie avaient été signalées au nord de Liége : il s'agissait de troupes de réserve. Ce renseignement était importnat, mais en raison des idées que nous avions sur l'emploi des troupes de réserve par les Allemands, nous ne pouvions encore établir si ces colonnes d'infanterie étaient dirigées contre l'armée belge de campagne ou destinées à compléter l'investissement de Liége.

Au cours de cette journée du 14, je reçus successivement le général Galliéni et le général Lanrezac. Le premier vint dans la matinée. Il m'était envoyé par le ministre. Je sentis qu'il essayait d'aborder la question des opérations et que M. Messimy avait dû le charger de me présenter la manière dont il concevait qu'elles devaient être conduites. On s'imaginera facilement combien cette suggestion me fut désagréable, si l'on pense à la responsabilité que j'avais à supporter. Aussi, je rompis assez brusquement l'entretien.

Lanrezac vint me voir au début de l'après-midi ; il me fit part de sa crainte de voir les Allemands exécuter par le nord de la Meuse un large mouvement débordant. J'ai dit qu'à cette date du 14 août, l'état de nos renseignements ne permettait pas pour le moment d'envisager une telle manœuvre, et qu'au contraire, le gros des forces ennemies semblait se masser derrière l'Ourthe, au sud des troupes qui mansquaient Liége. Sur la rive gauche les forces allemandes qui nous étaient signalées se réduisaient à de la cavalerie et à quelques colonnes d'infanterie. D'autre part, la région Maubeuge-Hirson était réservée au débarquement des troupes britanniques, et je ne pouvais, sous peine de créer du désordre dans cette zone, autoriser le général Lanrezac à y pousser une partie de son armée. Je dus, en conséquence, dire au commandant de la 5e armée que ses craintes me semblaient pour le moment prématurées, et que, jusqu'à nouvel ordre, sa mission était de se porter à la rencontre du groupement ennemi signalé derrière l'Ourthe et la ligne Hoffalize-Luxembourg[15].

A peine arrivé à son Q. G. de Rethel, le général Lanrezac m'écrivit pour me faire à nouveau part de ses craintes et me demander de préparer dès maintenant le transport éventuel de son armée vers la région de Givet-Maubeuge, en laissant un corps d'armée et deux divisions de réserve sur la Meuse, en liaison avec la 4e armée.


Samedi 15 août. — Or, quand cette demande me parvint, nous venions de recevoir de Belgique des nouvelles sur les forces ennemies qui se trouvaient au nord de Liége : elles semblaient devoir être plus sérieuses que nous ne l'avions cru tout d'abord ; pendant toute la journée du 14, de grandes unités allemandes avaient franchi la Meuse sur quatre ponts construits à Visé. L'armée belge ne communiquait plus avec la place de Liége et ignorait tout des troupes allemandes qui l'assiégeaient.

Ces renseignements pouvaient donner à penser que l'éventualité que nous avions jusqu'ici cru pouvoir écarter était maintenant susceptible de se réaliser. Les Allemands n'allaient-ils pas prolonger leurs manœuvre jusqu'au nord de la Meuse ? C'est en vue de cette hypothèse, qui pour la première fois paraissait prendre corps, que je répondis au général Lanrezac que je ne voyais que des avantages à ce qu'il étudiât le transport vers le nord de deux corps d'armée, en plus du 1er corps. Je lui faisais toutefois remarquer que la menace étant encore à échéance lointaine et sa certitude loin d'être absolue, le mouvement ne serait exécuté que sur mon ordre.

En même temps, pensant que les forces ennemies signalées au nord de la Meuse pourraient venir menacer nos communications ferrées et fluviales dans la région du Nord, je demandai au ministre, sous l'autorité duquel se trouvait la 1re région sous mon autorité, afin de me permettre de communiquer directement avec le général Percin qui commandait cette région. Ce fut là l'origine du groupement d'Amade[16].

Il convenait évidemment de surveiller avec attention cette première indication de troupes d'infanterie passant au nord de la Meuse. Malheureusement, la journée du 15 fut loin de nous apporter des renseignements concordants. A 17 heures, nous recevions du gouverneur de Maubeuge l'avis que 200 000 Allemands étaient en train de franchir la Meuse entre Maëstricht et Visé ; il signalait, d'autre part, que l'ennemi, achevant l'investissement de Liége sur la rive gauche de la Meuse, avait fait passer 10 000 cavaliers avec de l'artillerie sur des ponts de bateaux entre Flone et Hermalle ; ces forces se dirigeaient vers Waremme. Le soir même, de nouveaux renseignements venaient infirmer ceux donnés par le gouverneur de Maubeuge, la zone Liége, Verviers, Spa, Rouvreux était signalée vide de troupes et le renseignement concernant le passage d'éléments de toutes armes au nord de Liégé était déclaré inexact. Par contre, de nombreuses troupes étaient signalées au sud de Huy. A la fin de l'après-midi, j'appris que le 1re corps d'amrée devant Dinant avait été attaqué par un corps d'armée qui semblait couvrir le mouvement de plusieurs autres corps glissant vers le nord ouest entre Namur et Liége. Cette attaque, jointe aux renseignements que nous avions de forces importantes en Luxembourg belge, semblait indiquer que l'ennemi cherchait maintenant à porter son principal effort sur son aile droite au nord de Givet.

De l'ensemble de ces nouvelles, il ressortait la nécessité de pousser entre Sambre et Meuse la gauche de la 5e armée qui viendrait ainsi renforcer notre position enveloppante par rapport à l'aile droite allemande : celle-ci allait se trouver prise entre l'armée belge dont la situation continuait à nous être dépeinte comme assez favorable, la place de Namur et la 5e armée postée derrière la Meuse en amont de Namur.

Les ordres nécessaires furent lancés dans la soirée du 15 et la matinée du 16.


Dimanche 16 août. — Le 16 à midi, le maréchal French, depuis la veille à Paris, vint me voir accompagné de son chef d'état-major le général Murray. C'était la première fois que je voyais le commandant en chef de l'armée britannique. Il avait été reçu la veille par le président Poincaré, et très favorablement impressionné par l'atmosphère de confiance qu'il avait trouvée dans les sphères officielles. Il me donna tout de suite l'impression d'un loyal camarade de combat, attaché à ses idées et désireux, tout en nous apportant son concours, de ne pas compromettre son armée. Il me fit comprendre que les instructions de son gouvernement lui précisaient qu'il devait se considérer comme indépendant et qu'il ne pourrait nous apporter que la collaboration de son armée. Je comprenais très bien ce point de vue ; il était naturel que l'Angleterre ne consentît pas à subordonner ses troupes à un commandant allié. Je ne m'étais jamais fait d'illusions à ce sujet, tout en pressentant que le manque d'unité de commandement dans les forces alliées de gauche serait une grave cause de faiblesse. Il fallait prendre les choses comme elles se présentaient et tâcher d'en tirer le meilleur parti par une collaboration aussi confiante que possible.

Notre conversation porta ensuite sur la date à laquelle l'armée anglaise serait prête à entrer en opérations. J'avais compté sur le 21 août, mais le maréchal me fit connaître qu'à cette date son armée ne pourrait que pousser en avant de petits détachements qui protégeraient le débarquement du gros, et que ses troupes ne seraient susceptibles de s'ébranler que le 24. Je représentai au maréchal tous les inconvénients de ce retard : il me promit de le réduire autant que possible.

Puis nous abordâmes l'étude de la situation générale de l'ennemi telle que nous nous la figurions à ce moment. J'insistai sur le point que nous étions assez mal renseignés sur les forces qui se trouvaient opposées à l'armée belge sur la rive nord de la Meuse, mais que, d'après nos derniers renseignements, il semblait n'y avoir dans cette région que de la cavalerie ; les groupements importants de cette arme rassemblés dans la région de Hannut semblaient destinés à couvrir sur la rive gauche du fleuve le mouvement de colonnes allemandes signalées antérieurement autour de Liége et qui paraissaient former la masse principale de manœuvre ennemie.

Nous étudiâmes alors la question de la manœuvre à réaliser. J'indiquai au maréchal French que, du côté de l'aile nord, l'imprécision sur les forces adverses était telle que je ne pouvais encore définir mes intentions que dans une forme vague : mon idée était d'exécuter une action général franco-anglo-belge contre le groupe des forces ennemies du nord. A mon avis, le concours que j'attendais de l'armée britannique devait consister à se porter aussitôt que possible au nord de la Sambre, prête à marcher sur Nivelles, soit à gauche de la 5e armée, si on se dirigeait vers le nord, soit en échelon en arrière de la gauche de cette armée si on marchait vers l'est. Le corps de cavalerie Sordet couvrirait le mouvement de l'armée anglaise. Quant à l'armée belge, j'estimais que, tout en couvrant Bruxelles et Anvers, son rôle devait consister à agir sur le flanc extérieur des forces allemandes, en les prenant, si possible, à revers.

Sir John French me promit de donner aussi complètement que possible satisfaction à mes désirs, et il me déclara qu'il allait prendre contact avec le général Lanrezac, dont je louai d'ailleurs les aptitudes manœuvrières. Il me quitta pour aller coucher à Reims.

  1. Le lieutenant-colonel Brécard, du 3e bureau du G. Q. G.
  2. Le lendemain, je reçus un télégramme du Grand-Duc, où il m'exprimait sa foi absolue dans la victoire de son intention de prendre l'offensive : il me priait de dire aux commandants d'armée français qu'il ferait porter à côté de son fanion de généralissime russe le fanion français que je lui avais offert deux ans plus tôt lors des manœuvres françaises auxquelles il avait assisté. Il tenait ainsi à marquer combien nos opérations étaient liées.
  3. Commandant de la 27e brigade (14e division)
  4. Analyse du plan de mobilisation pour l'armée allemande du 9 octobre 1913 adressée en mai 1914 au chef d'état-major général par le 2e bureau de l'état-major de l'armée.
  5. Note au sujet des formations de réserve et de landwehr du 2e bureau du G. Q. G. en date du 25 août 1914, 15 heures.
  6. Autour de Liége, éléments des IXe, VIIe et Xe corps qui constituaient en temps de paix l'inspection de Hanovre, sous les ordres du général-oberst von Bülow, et peut-être des éléments du IIIe corps ; à gauche du Xe corps , des élements du IVe, dont les postes étaient, le 7 au soir, sur l'Ourthe, à l'est de Ferrières.

    A nos calculs les Belges ajoutaient le XIe corps, à gauche du Xe. En outre, 7 régiments de cavalerie paraissaient avoir passé la Meuse au nord de Liége.
  7. Les renseignements qui parvinrent au G. Q. G. dans la journée du 8 vinrent confirmer cette vué générale et permirent au 2e bureau d'adresser aux armées, le 9 août au matin le bulletin suivant :

    groupement connu des forces allemandes actives

    Répartition générale Identifiés : 17 contre le France et 4 contre la Russie (I, V, XVIII, XX).
    Non identifiés : 5
    répartition des forces contre la france

    une armée de la Meuse 2 ou 3 divisions (dont la 5e), 5 ou 6 corps d'armée (IXe, VIIe, Xe, IIIe, IVe et peut-être XIe).
    Il semble qu'elle ait atteint sa composition normale, les mouvements de trains étant peu considérables sur Aix-la-Chapelle et Saint-With.
    un groupement de Luxembourg-Thionville 1 ou 2 divisions de cavalerie (dont la 4e), 4 (?) corps d'armée dont le 8e et le 18e (sûr), peut-être le XIIe saxon et un corps indéterminé.
    un groupement de Metz et région à l'est 3 divisions de cavalerie, ? corps d'armée dont le XVIe et le IIe bavarois (sûrs), le IIIe bavarois probable.
    De gros débarquements s'effectuent dans la région de l'est de Metz, Han sur Nied, Bensdorf.
    un groupement Strasbourg-Sarrebourg 1 division de cavalerie, ? corps d'armée, dont le XIIIe, peut-être le Ier bavarois, le XVe.
    un groupement de Fribourg XIVe corps d'armée badois, au moins une division bavaroise de réserve, des éléments de landwehr et de landsturm.
    Corps d'armée non repérés IIe, VIe, XIXe, Garde et corps de réserve de la Garde.
  8. Compte rendu de renseignements n°31 du 10 août 1914, 17 heures, du 2e Bureau du G. Q. G.
  9. Cette communication reçue du chef de cabinet du ministre, le général Ebener, par le général Belin me fut confirmée par une lettre personnelle de M. Messimy qui me parvint le 10 août au soir. La voici :

    Paris, le 10 août 1914, Midi trente.


    Mon cher Général,
    Je tiens à vous redire ce que je vous ai fait téléphoner par Ebener : "Si un chef placé sous vos ordres, quel que soit son grade, faisait montre de faiblesse, de pusillanimité, il devrait instantanément être déféré au Conseil de guerre et jugé. Les peines les plus sévères, y compris la mort, devraient lui être appliquées. Le président de la République renonce, dans la plupart des cas, à user de son droit de grâce. Vous en recevrez notification. Nous entendons, puisqu'on nous a déclaré la guerre, la faire révolutionnairement comme en 1793.
    A vous,

    messimy.
  10. Le général Pau avait songé à prendre comme chef d'état-major le général Roget. Mais celui-ci avait soixante-huit ans, il avait quitté l'armée depuis six ans et le général Pau voulut bien admettre le choix que je lui proposai en plaçant auprès de lui un chef d'état-major qui avait vingt-cinq ans de moins que le général Roget.
  11. A la suite de l'incident malheureux qui se produisit au village de la Garde et qui nous coûte environ 2 000 prisonniers, et sur le compte rendu du général de Castelnau, je décidai également de remplacer le général commandant la 2e division de cavalerie par le général Varin.
  12. Cet officier, le commandant Maurin, me rapporta une copie de la lettre que le roi Albert venait d'envoyer au Président de la République :

    Louvain, le 11 août 1914.


    Cher et grand Ami,

    Je vous remercie de tout coeur de l'appréciation élogieuse de la conduite des troupes belges dont vous avez bien voulu vous faire l'interprète au nom du général Joffre dans votre lettre du 9 août. L'armée belge et moi nous en sommes fiers et nous y attachons le plus grand prix. Au sujet de la coopération de nos soldats avec leurs frères d'armes français et anglais, le général Joffre a écrit à Votre Excellence : "Nous espérons que l'armée belge voudra bien continuer l'action déjà si brillamment commencée au nord de l'aile gauche de nos armées." Je réponds d'une façon formelle au vœu exprimé par le généralissime français. L'armée française peut compter sur le concours absolu de l'armée belge à l'aile gauche des armées alliées, dans la limite de ses forces et de ses moyens restants et dans celle où ses communications avec la base d'Anvers où sont enfermées toutes ses ressources en munitions et en vivres ne seraient pas menacées d'être coupées par des forces ennemies importantes. Afin d'être renseigné sur les opérations des grandes armées alliées et de pouvoir ainsi coordonner nos propres mouvements avec les leurs, j'ai désigné pour être attaché au général Joffre le major Melotte, après que sa mission auprès du général Sordet sera terminée, et au général Lanrezac le colonel d'Orgéo de Marchovelette. J'accueillerai d'autre part avec grand plaisir les officiers que vous voudrez bien désigner pour être attachés à mon Q. G. Croyez, cher et grand Ami, à la profonde gratitude de l'armée belge et de son chef pour l'appui fraternel que leur prête, dans ces moments critiques, l'armée française et, avec mes vœux ardents pour une commune victoire, veuillez agréer l'expression de mes sentiments dévoués.

    Albert
  13. Télégramme de Pétersbourg du 9 août 1914, 21 h. 16, de M. Paléologue, téléphoné par le général Ebener le 10 août 10 heures et demie et reçu par le général Belin. Ce télégramme indiquait les grandes lignes du plan d'opérations russes ; marche de l'armée de Vilna vers Kœnigsberg appuyée par l'armée de Varsovie.
  14. Compte-rendu de renseignements n°38 du 2e bureau du G. Q. G., 14 août, 6 heures.
  15. Depuis cette époque, le général Lanrezac a prétendu qu'il était impossible de ne pas voir que la manœuvre allemande se développait au nord de la Meuse ; il affirme que lui l'a vue sans aucun doute. Cette affirmation paraît un peu exagérée. En effet, ce que nous avons appris de la manœuvre allemande depuis la fin de la guerre, nous montre que c'est le 13 août que l'armée Kluck a traversé Aix-la-Chapelle ; le 14, ses avant-gardes atteignaient la Meuse vers Visé ; le 16, elles entraient à Bilsen et à Tongres. Le 17 au matin nous n'aurions donc pu connaître, en admettant que nos moyens d'investigation fussent parfaits, que la présence de ces avant-gardes sur la rive gauche de la Meuse. De là à pouvoir conclure que toute la manœuvre allemande allait se dérouler au nord de la Meuse, il aurait fallu pour pouvoir le faire, comme prétend l'avoir fait le général Lanrezac, être doué du don de divination. Or, dans la réalité, pour des raisons déjà dites, et comme on le verra dans le récit des journées suivantes, les renseignements qui nous parvinrent furent toujours tardifs, incomplets et contradictoires. Seul, le combat de l'armée belge contre les avant-gardes allemandes aurait pu nous renseigner et lever le voile. Les Allemands ont pu faire avancer leur colonne derrière le rideau de leur cavalerie appuyée par quelques forces d'infanterie. La présence de l'armée belge au nord de la Meuse dans la région de Louvain était suffisante pour expliquer l'action de forces allemandes sur la Meuse, sans qu'on fût en droit d'en déduire que la manœuvre du gros des armées ennemies se déroulerait au nord du fleuve.
  16. Le général d'Amade était, au moment où la guerre éclata, commandant de l'armée qui devait opérer sur les Alpes. La neutralité de l'Italie avait rendu disponibles, comme on le sait, les troupes de cette armée et leur chef.