Mémoires du marquis d’Argens/Lettres/II

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LETTRE II.



Il y a plus de différence entre les caractères des comédiennes italiennes et celui des françaises, qu’il n’y en a entre notre opéra et le leur. L’éducation, le préjugé, la coutume, les récompenses sont les quatre choses qui produisent l’éloignement qu’il y a des mœurs et de la façon de vivre des unes aux autres.

Il semble que nous ayons été jaloux du progrès qu’avait fait notre théâtre et de l’applaudissement qu’il a eu chez toutes les nations. Nous avons affecté de répandre l’ignominie et l’infamie sur ceux qui, par leur talent, illustrent notre patrie[1]. Contens de louer et d’estimer le poète, nous avons poussé le mépris jusqu’à l’excès pour les comédiens, quoique le public leur fut autant redevable de ses plaisirs qu’aux auteurs mêmes. La Chammêlé, Baron[2], Beaubourg ont été, dans leur art, d’aussi grands personnages que Corneille et Racine. Il faut autant de peine, de soin, de travaux, de génie et de naturel pour former un grand comédien que pour faire un grand poète : l’un est même plus rare que l’autre. Nous voyons dix poètes fameux dans le siècle d’Auguste. Roscius est le seul bon comédien qu’il ait produit.

Lorsque j’examine ce qui peut avoir occasionné ce caprice, je n’en saurais deviner la cause. Successeurs des Grecs pour le goût du théâtre, pourquoi n’avons nous point imité leur façon de penser sur ceux qui le font valoir ? Je ne puis revenir de ma surprise, lorsque je regarde la sépulture accordée avec peine à Molière, à qui notre nation est plus redevable qu’aux gens à qui on élève des mausolées. L’Europe entière nous regarde, ou comme des barbares, ou comme des insensés, quand on apprend, dans les pays étrangers, qu’une actrice, qui fut unique dans son genre, et qui joignit mille vertus aux plus rares talens, a été enterrée à la voirie, et qu’on lui a refusé une grace qu’on accorde à des scélérats qui meurent sur l’échafaud.

Les Italiens sont bien éloignés d’avoir des préjugés aussi ridicules. Véritables amateurs des beaux arts, ils se gardent bien de flétrir ceux qui les font briller. Senesini, Scalsi, Fafarlini sont aimés, chéris à Rome : non seulement on ne les regarde pas comme indignes de la sépulture ; mais lorsqu’on sera assez malheureux pour être obligé de leur rendre les derniers honneurs, on joindra, avec le regret de les perdre, tout ce qui pourra faire connaître combien on les estimait.

Ce ne sont pas les seuls Italiens amateurs du spectacle qui pensent de cette façon. Les Anglais, qui se sont acquis à bon droit la réputation de penser juste, nous ont fait sentir notre barbarie dans les honneurs funèbres qu’ils ont rendus à la célèbre mademoiselle Oldfields, la le Couvreur de Londres, enterrées au milieu de leurs rois et de leurs généraux.

Ce sont ces distinctions et ces récompenses qui inspirent aux comédiennes italiennes des sentimens qui sont inconnus aux nôtres ; elles participent à tous les honneurs de la société civile ; elles sont encouragées par les égards qu’on a pour leur talent, et, leur profession n’ayant rien que de brillant, elles tâchent de ne point se rendre méprisables par des débauches outrées.

Nos comédiennes françaises au contraire semblent vouloir profiter de l’idée que nous avons d’elles ; elles usent de l’avantage d’être regardées, comme libertines, et, comme leur art les expose à être méprisées, elles ne sont plus retenues par des sentimens qui leur deviennent inutiles. Je sais, qu’il en est quelques unes que leur tempérament, soutenu par un caractère d’honneur, a garanties de ces excès, et qui, malgré le préjugé commun, ont forcé le public à leur accorder son estime. Il est vrai que ce cas arrive beaucoup plus aisément chez les comédiennes que chez les filles de l’opéra : ces dernières regardent la vertu comme un pays inabordable.

Nous ne devons accuser que nous du peu de conduite de nos actrices. Lorsque j’avilis quelqu’un, que je l’abaisse, que je le plonge dans le néant, que je le couvre d’ignominie, j’éteins en lui toutes les semences d’honneur, j’étouffe dans son cœur tout sentiment de la vraie gloire, et je ne laisse d’autre passion en lui que l’intérêt et l’amour du gain.

L’avidité des richesses est encore pour nos filles de l’opéra un appas plus séduisant que pour nos comédiennes : celles-ci ont pour la plupart de quoi vivre ; mais les autres, et principalement celles qui sont dans les chœurs, n’ont pas de quoi acheter des gants et de la poudre de leurs appointemens ; il faut nécessairement qu’elles fondent leur cuisine sur la bourse d’un amant.

Les chanteuses italiennes ont des gages très-considérables. La Faustine, en Angleterre, avait près de trente mille livres par an de notre monnaie. Comme il n’y a jamais plus de trois ou quatre femmes dans un opéra, elles ont toujours des appointemens qui vont au-delà de leur nécessaire.

Je ne saurais mieux vous faire connaître la différence des mœurs de notre opéra à celles du théâtre italien, que par la vie abrégée de deux ou trois de nos actrices, opposée à celle de quelques chanteuses d’Italie. Je me flatte que ce parallèle vous réjouira. Vous l’aurez par la première poste.



  1. Ce préjugé contre les personnes de théâtre n’a plus la force qu’il avait du temps du marquis d’Argens, quoique depuis quelques années on dirait qu’il veut en reprendre. Au reste, ce n’est pas la profession qui a jeté sur les acteurs, et sur-tout sur les actrices et comédiennes, une certaine défaveur et quelque nuance de mépris ; c’est aux détestables mœurs qu’elles affichent à leur rouerie, à leur libertinage et au dévergondage fastueux de quelques-unes d’elles qu’on doit l’attribuer. Comment estimer cordialement des personnes qui semblent professer l’indifférence la plus entière pour les vertus domestiques et pour le respect dû aux sentiment honnêtes ?
  2. Michel Baron, le célèbre acteur était fils d’un marchand d’Issoudun, qui préféra la profession du théâtre à celle de son père. Il entra dans la troupe de la Raisin, et ensuite dans celle de Molière. Ses grands talens comme acteur sont connus ; ses intrigues avec la Guérin, femme de Molière, qu’elle fit mourir de chagrin le sont moins.

    Molière, fatigué des tourmens de jalousie que la Guérin lui donnait, résolut de donner des soins à Baron, qui était jeune et beau. Il le tenait chez lui comme son enfant, et cultivait en lui les dispositions qu’il y remarquait à devenir bon comédien. Il le gardait à vue dans l’espérance d’en être le seul maître ; mais cela ne lui servit à rien, il était écrit dans le ciel qu’il serait tourmenté de toutes les manières. Le duc de Bellegarde fut un de ses plus redoutables rivaux : l’amour que ce seigneur avait pour Baron, allait jusqu’à la profusion. Il lui fit présent d’une épée, dont la garde était d’or massif, et rien ne lui parassait cher de ce qu’il pouvait souhaiter. Molière s’en étant aperçu fut trouver Baron jusques dans son lit, pour empêcher la suite d’un commerce qui le désespérait ; il lui représenta que ce qui se passait entre eux ne lui pouvait faire aucun tort, parce qu’il cachait son amour sous le nom de l’amitié, mais qu’il n’en était pas de même du duc ; elle le pourrait perdre entièrement, sur-tout dans l’esprit du roi, qui avait une horreur naturelle pour toute sorte de débauches ; que pour lui il était résolu de l’abandonner, s’il n’en voulait suivre ses avis qui ne tendaient qu’à le rendre heureux : il accompagna ses réprimandes de quelques présens, et fit promettre à Baron qu’il ne verrait plus le duc. Molière se crut très-heureux par cette assurance, mais ce bonheur ne fut pas de durée ; et sa femme qui était née pour le faire enrager, vient troubler ses nouvelles amours. Tant qu’elle avait demeuré avec son mari, elle avait haï Baron, comme un petit étourdi qui les mettait fort souvent mal ensemble par ses rapports ; et comme la haine aveugle aussi bien que les autres passions, la sienne avait empêche de le trouver joli amant. Mais lorsque, la Gnérin ayant quitté Molière il n’y eut plus d’intérêt a démêler entre elle et Baron, et qu’elle lui eut entièrement abandonné la place, elle commença à le regarder sans prévention, et trouva qu’elle en pouvait faire un amusement agréable.

    La pièce de Psychée que l’on jouait alors seconda ses desseins, et donna naissance à leurs amours. La Guérin représentait Psychée à charmer ; et Baron, dont le personnage était l’amour, y enlevait les cœurs de tous les spectateurs. Les louanges communes que l’on leur donnait les obligèrent de s’examiner de leur côté avec plus d’attention, et même avec quelque sorte de plaisir. Baron se fut à peine aperçu du changement qui s’était fait dans le cœur de la Guérin en sa faveur, qu’il y répondit aussitôt ; il fut le premier qui rompit le silence par le compliment qu’il lui fit sur le bonheur d’avoir été choisi pour représenter son amant, et qu’il devait l’approbation du public à cet heureux hasard, qu’il n’était pas difficile de jouer un personnage que l’on sentait naturellement, et qu’il serait toujours le meilleur acteur du monde si les choses étaient de la même manière. La Molière répondit que les louanges que l’on donnait à un homme comme lui étaient dues à son mérite, et qu’elle n’y avait nulle part ; que cependant la galanterie d’une personne qu’on disait avoir tant de maîtresses ne la surprenait pas, et qu’il devait être aussi bon comédien hors du théâtre que sur la scène. Baron, à qui cette manière de reproche ne plaisait pas, lui dit, avec son air indolent, qu’il avait à la vérité quelques habitudes que l’on pouvait nommer bonnes fortunes ; mais qu’il était prêt à lui tout sacrifier, et qu’il estimerait davantage la moindre de ses faveurs, que le dernier emportement de toutes les femmes. La Molière fut enchantée de cette préférence, et l’amour propre qui embellit tous les objets qui nous flattent lui fit trouver un appas sensible dans le sacrifice qu’il lui offrait de tant de rivales. Il y a apparence qu’ils se fussent aimés long-temps, si la jalousie de leur mérite ne les eût pas brouillés. Quoique la Molière aimât Baron, elle n’avait pas perdu l’envie de faire des conquêtes nouvelles, et le soin de plaire l’occupait autant que sa passion. Baron, de son côté, qui ne trouvait dans la Molière qu’un plaisir sans utilité, n’avait eu garde de bannir ses sonpirans ; aussi tous deux conservèrent le commode, l’agréable et le nécessaire ; mais cette politique ne leur réussit pas, et ils s’aperçurent que deux personnes d’un même métier peuvent difficilement s’accorder ensemble. La Molière ou Guérin qui était la personne du monde la plus prévenue de sa beauté, sentit quelque honte de voir que son amant était son plus dangereux concurrent, et qu’il lui enlevait tous ses adorateurs ; elle lui en fit de cruels reproches, qu’elle prétexta du chagrin qu’elle avait de ce qu’un homme pour qui elle faisait paraître de l’estime s’abandonnait à une aussi horrible débauche. Baron, tout en colère, lui répondit que ce n’était pas l’amour qui la faisait parler, mais la rage de voir que, par ses assiduités, il éloignait tous ses amoureux ; qu’il voyait bien qu’elle ne pouvait plus se contenir ; que néanmoins il fallait prendre des prétextes de rupture plus honnêtes que ceux dont elle autorisait ses reproches ; qu’elle devait savoir qu’il n’était pas d’humeur à la contraindre, et qu’il promettait de ne jamais mettre d’obstacle à l’envie qu’elle avait d’être coquette ; ils se dirent encore plusieurs choses outrageantes, et ne laissèrent pas de se raccommoder avant de se quitter ; mais ce fut pour peu de temps, car la jalousie que le mérite inspire fait des ennemis irréconciliables : de sorte que leur antipathie devint plus grande qu’auparavant. Molière eut quelque satisfaction de les voir désunis, et reprit pour Baron, malgré son ingratitude, ses soins accoutumés, mais pourtant avec moins d’attache.

    Cette anecdote, que nous tirons d’une Vie manuscrite de la Guérin, qui se trouvait dans la bibliothèque de feu M.  le président de Menières, mort en 1778, valait la peine d’être connue ; et, quoiqu’elle annonce une assez grande dépravation dans ce célèbre acteur, elle n’empêcha pas qu’il ne fit paraitre sur la scène de très-grands talens : on l’appelait le Roscius de son siècle. Il disait lui-même que tous les cent ans l’on voyait un César, mais qu’il en fallait deux mille pour produire un Baron. Un jour son cocher et son laquais furent battus par ceux du marquis de Biron avec qui Baron vivait en familiarité. « M.  le marquis, lui disait-il, vos gens ont maltraité les miens, je vous en demande justice ». Il revint plusieurs fois à la charge, se servant toujours des mêmes termes de vos gens et des miens. M.  de Biron, choqué du parallèle, lui dit : « Mon pauvre Baron, que veux-tu que je te dise, pourquoi as-tu des gens. »

    Baron avait reçu tous les dons de la nature ; il donnait un nouveau lustre aux pièces qu’il jouait. Il mourut en 1727, âgé de soixante-dix-sept ans.