Méran, journal d’une jeune malade

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Méran, journal d’une jeune malade
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 435-475).


MÉRAN
JOURNAL D’UNE JEUNE MALADE


Méran, le 5 octobre 186…

Depuis huit jours, je n’ai pas écrit une seule ligne. J’étais si fatiguée de mon voyage ! Et puis, je ne sais, au lieu d’idées il ne me vient que des larmes. Hélas ! il m’est bien permis de pleurer en songeant que je n’aurai contemplé cette belle nature que pour lui dire mon dernier adieu.

Ne ferais-je pas mieux de fermer cet album et d’en laisser les pages blanches ? De quoi puis-je les remplir, sinon de plaintes inutiles ? Il me semblait que ce serait une consolation pour moi d’y déposer toutes les pensées que m’inspirera ce dernier hiver qui me reste à vivre. Je voulais léguer ce souvenir à mon frère, à mon cher petit Ernest, encore trop jeune pour comprendre ce que c’est que la vie, ce que c’est que la mort, afin que plus tard il pût connaître sa sœur, lorsque personne ne sera plus là pour lui en parler ; mais, je le vois bien, c’était une folie. À quoi bon lui léguer l’image d’une pauvre mourante ? Qu’il m’oublie plutôt que de graver dans sa mémoire ces traits pâles qui me font peur à moi-même quand je les vois réfléchis par mon miroir !

Le soir du même jour.

J’ai passé deux heures à ma fenêtre. La vue s’étend au loin sur le beau pays d’Etschland, sur les murailles de la ville, sur l’allée de peupliers qui orne la chaussée le long des bords du Passer, au-delà, sur les prairies où les troupeaux paissent l’herbe arrosée par maints petits ruisseaux, enfin jusque sur les montagnes dont la chaîne variée ferme l’horizon. L’air était parfaitement calme, je pouvais distinguer les voix des promeneurs au jardin du Wassermauer. Les enfans de mon hôte le tailleur regardaient, curieusement groupés près de la porte, attendant le reste de ma provision de chocolat que je leur ai distribué. Avec quelle joie ils coururent le montrer à leur mère ! Cela m’a rassérénée, et, devenue plus calme, je me suis dit que j’avais tort de craindre mes pensers. N’ai-je pas moi-même voulu rompre les liens qui me retenaient dans la maison paternelle, afin de jouir encore une fois de la vie et de la liberté, et dois-je me montrer indigne d’être libre ? Sans doute, je le sais, ce bonheur sera bien court ; mais n’est-ce pas une raison de plus pour en goûter le charme sans me laisser aller au découragement ?

L’hôtesse m’a raconté qu’un citoyen de Méran, encore dans la vigueur de l’âge, et qui n’avait jamais été malade, est mort ce matin subitement. Mon sort n’est-il pas plus enviable que le sien ? Certes c’est une bénédiction de ne pas être surpris par la mort comme cet homme, mais de la voir lentement venir, en sorte qu’on peut, les yeux fixés sur elle, apprendre encore à vivre. Je ne saurais avoir trop de reconnaissance pour notre vieux médecin, ce cher et paternel ami qui n’a pas voulu me cacher la vérité. Il a bien tenu la parole qu’il avait donnée à ma mère, sur son lit de mort, d’être toujours pour moi un ami véritable. Cette certitude remplit mon cœur d’une paix profonde ; seulement il s’en échappe un soupir quand je pense à l’âme inquiète et triste de mon pauvre père.

Bonne nuit, mon petit Ernest. Qui est-ce qui te couchera ce soir et te contera des histoires pour t’endormir ?

Le 6 octobre.

Depuis mon réveil ce matin, il s’est glissé dans mon esprit un doute qui m’oppresse. Comment ne m’est-il pas venu plus tôt ? J’étais si persuadée d’avoir bien agi ! Je savais que je ne manquerais à personne à la maison, que chacun des regards bienveillans dirigés sur moi par ma belle-mère causait à mon père une vive peine, que je ne pouvais d’ailleurs plus rien pour Ernest, puisqu’elle avait décidé de le mettre en pension, afin sans doute de ne plus le voir et de n’avoir plus à s’en occuper. Mon père pleura en m’embrassant pour la dernière fois, mais cela lui allégeait le cœur de me voir partir… Maintenant je me demande si je n’avais pas d’autres devoirs à remplir, s’il est permis, tant qu’on n’est pas devenu tout à fait incapable, de se croiser les bras et de passer tout l’hiver sans rien faire du tout. Quel droit ai-je d’être plus heureuse que des milliers d’autres qui, menacés comme moi d’une mort prochaine, doivent lutter sans relâche jusqu’à la dernière heure ?

Le 8 octobre.

La réponse que ma pauvre tête fatiguée ne pouvait me fournir avant-hier, je l’ai trouvée aujourd’hui. Je suis revenue de ma première promenade anéantie comme après une journée du travail le plus pénible. Non, je ne suis plus bonne qu’à recevoir le pain de la charité, et, s’il me paraît doux, on ne doit pas me le reprocher : c’est que peut-être je me contente plus facilement que beaucoup d’autres.

Et puis, si je ne peux plus être utile à personne, à qui suis-je à charge ? Mon petit héritage maternel me permet de vivre sans travailler ; ce ne sera pas long, car, je le sens, mes forces sont à bout, mon hiver dans le midi sera court.

Je ne retournerai pas dans l’allée des peupliers. Il m’est pénible de me trouver au milieu de ces élégans poitrinaires qui se promènent à pas lents, toussant et mangeant des raisins dont chaque grappe semble leur apporter un rayon d’espoir. Malgré le malheur commun qui devrait nous rapprocher, je ne sens pour eux nulle sympathie. Ceux même dont le visage exprime le plus complet découragement m’attirent moins encore. Je n’en ai pas rencontré un seul à qui j’eusse voulu parler de ma fermeté résignée et reconnaissante ; ils m’auraient prise pour une folle en proie à la fièvre.

Et pourtant il ne faut pas leur en vouloir. Peut-être craindrais-je plus la mort, si j’avais aimé davantage la vie.

Peu de personnes sont en état de comprendre quelle impression de calme et de grandeur cette magnifique nature produit sur une pauvre âme qui, pendant vingt-deux années, n’est jamais sortie de l’étroite enceinte d’une petite ville bourgeoise, monotone et cancanière. On voyage tant aujourd’hui ! Moi aussi, je serais sortie plus tôt de cette triste résidence, si la mort de ma mère ne m’avait pas imposé le devoir de la remplacer auprès d’Ernest. Maintenant cette merveilleuse vallée me semble un paradis, un vrai jardin de Dieu, et l’air que j’y respire est si pur, si vivifiant, qu’il donne en quelque sorte des ailes à mon âme. C’est dommage que mon corps ne s’en trouve pas mieux, ne puisse pas y puiser la force de monter sans trop de peine le petit escalier de la maison ; mais qu’ai-je besoin de sortir ? De ma fenêtre, la vue est splendide.

Mes hôtes sont très pauvres. Le mari travaille fort avant dans la nuit ; la femme est toujours surchargée d’ouvrage pour l’entretien de ses nombreux enfans ; leur habitation est sombre et peu comfortable. En arrivant ici, l’aspect de l’allée obscure, de la cour humide et sale, des paliers en désordre, m’oppressa tellement que je dus m’arrêter toutes les trois marches ; mais aussitôt que j’eus jeté un coup d’œil sur cette petite chambre et sur sa fenêtre, je sentis que là devait être ma dernière demeure ici-bas. Le vieux bureau, avec ses tiroirs et leurs poignées de laiton, ressemble tout à fait à celui qui était dans la chambre de ma mère chérie, et le fauteuil n’est pas moins bruni par le temps, ni moins élevé, ni moins incommode que ne l’était le sien. À la place de deux mauvaises gravures qui me déplaisaient, j’ai suspendu les portraits de mes parens. Maintenant il me semble que j’habite ici depuis des années. Mon père vient de m’envoyer mes livres ; il ne me manque plus rien. En même temps, j’ai reçu de lui une bonne lettre, telle que je l’attendais : d’excellens conseils sur la nécessité de se réconcilier avec l’inévitable, puis quelques lignes d’Ernest, qui est très content de sa pension et de ses nouveaux camarades, enfin… les complimens de ma belle-mère…, sur le papier du moins. Mon père les aura probablement ajoutés sans le lui dire. Je veux leur écrire ; mais comme je le ferais avec plus de plaisir si j’étais sûre que mes lettres seront bien remises à mon père !

Le 10.

Quelles drôles de gens il y a dans ce monde ! J’étais assise devant ma fenêtre, occupée à lire et jouissant de l’air du soir, qui conserve ici une douceur agréable plusieurs heures après que le soleil a disparu derrière la haute montagne de Marlinger, lorsque j’entendis frapper à ma porte. — Entrez ! — dis-je avec un certain effroi, car c’est si rare ! Aussitôt entre une petite dame toute ronde qui m’était inconnue. Se présentant avec beaucoup d’aisance, elle m’exprima chaleureusement le désir de pouvoir m’être utile. Elle m’avait vue au Wassermauer, où je ne suis cependant pas retournée depuis ma première promenade, et s’était sentie prise d’une vive sympathie pour moi, qui lui paraissais si malade, si seule au monde. Aussi s’était-elle promis de m’aborder la première fois qu’elle me rencontrerait pour m’offrir ses services.

— Savez-vous, ma chère, dit-elle, que j’ai cinquante-neuf ans, telle que vous me voyez, et que sauf dans mon enfance je n’ai jamais été malade ? Mes deux fils et mes trois filles jouissent d’une santé parfaite ; ils sont tous établis et déjà mariés. Or, de bonne heure, je contractai le goût de venir en aide aux pauvres gens qui ne sont pas aussi bien partagés que moi, de soigner les malades, d’assister les mourans. C’est, voyez-vous, une véritable passion chez moi. Mon digne mari m’appelait toujours la secoureuse brevetée. Vous ne sauriez imaginer une meilleure garde que moi. Je suis d’une génération qui ne savait pas ce que c’était que les nerfs ; cela ne me gêne pas du tout de passer dix nuits sans fermer l’œil. Je puis même assister à des opérations sans donner le moindre signe de faiblesse. Je viens justement d’accompagner ici près une de mes amies, qui n’ira pas loin. Quand la pauvre malheureuse sera morte, j’aurai plus de temps libre. Si donc vous avez besoin de conseil, d’aide ou de secours, adressez-vous à moi, vous me ferez plaisir. Et d’abord vous devez bien comprendre que je ne vous permettrai pas de passer ainsi vos journées dans la solitude. Je viendrai souvent ; avec mes amies, pas de façons. Vous ne m’en voudrez pas si je vous tyrannise un peu, ce sera toujours pour votre plus grand bien. Voyez-vous, je comprends les maux nerveux aussi bien que le plus habile docteur. Ils exigent de la distraction, de l’air, du mouvement. À propos, quel médecin consultez-vous ici ?

— Aucun, lui répondis-je, car je sais que je suis incurable.

Comme elle secouait la tête avec incrédulité, je tirai de mon buvard une feuille de papier sur laquelle mon vieux docteur m’a dessiné une esquisse de l’état irrémédiable de mes poumons. Après l’avoir examiné en personne experte ; — Ma chère, dit-elle, tout cela ne signifie rien. Je connais les médecins ; moins ils savent, plus ils disent. Je parierais que dans votre intérieur les choses sont tout autrement que sur ce papier. — Puis, sans me laisser le temps de lui répondre, elle se mit à me faire avec volubilité l’histoire de toutes les maladies qu’elle avait guéries en dépit des médecins ; me sentant près de défaillir, je dus la supplier de se taire. Elle se leva, s’avança comme pour m’embrasser, et parut offensée de ce que je ne lui tendais que le bout des doigts. Alors elle se hâta de sortir en promettant de revenir bientôt me voir.

Après son départ, je fermai les yeux pendant une demi-heure pour calmer l’agitation fiévreuse qu’elle m’avait donnée ; mais, grâce à l’odeur d’éther qu’elle a laissée dans la chambre, je vois toujours son regard froidement sympathique et l’air de satisfaction empreint sur la grosse mine de cette amie de l’humanité. Ce qui me console, c’est de penser que, pour aujourd’hui du moins, j’en suis débarrassée.

À quoi peut servir l’intérêt que nous témoignent nos semblables ? La pitié de ceux qui nous aiment nous fait du mal, parce que nous avons le sentiment du chagrin que nous leur causons, et la pitié de ceux qui ne nous aiment pas ne saurait nous faire aucun bien. J’ai lu dans Lessing que « le misérable seul sait venir en aide au misérable ; » mais des mendians peuvent-ils se faire mutuellement l’aumône ?

Le 9 au soir.

J’ai fait bien des choses aujourd’hui. Après une mauvaise nuit durant laquelle m’a poursuivie sans cesse la voix mielleuse de la dame au cœur d’hôpital, et des songes où je voyais son tour de faux cheveux blonds avec deux maigres boucles de chaque côté du visage, je me suis réveillée tout en transpiration. Malgré cela, j’ai voulu vaincre ma fatigue. Une bonne tasse de café a chassé de mon esprit la sœur hospitalière, et, comme le temps était magnifique, je suis sortie.

Pour la première fois, j’ai compris ce que c’est que le soleil. En vérité, dans le nord, nous n’en avons qu’une pâle copie ; c’est du bronze doré, tandis qu’ici c’est de l’or pur, d’un éclat sans pareil..

Traversant de mon pas lent les rues fraîches et sombres, où j’éprouve toujours de la peine à respirer, je suis arrivée sur la petite place, devant la vieille église. Cette place était toute noire et rouge de paysans des environs, endimanchés, avec leurs jaquettes garnies d’écarlate et leurs chapeaux à larges bords ornés de plumes.

C’était une de leurs innombrables fêtes. Ils causaient réunis en groupes, et naturellement aucun d’eux ne parut faire attention à la jeune malade étrangère. Aussi, plutôt que de m’engager au milieu de cette foule rustique, je préférai passer derrière l’église. Là se trouvaient plusieurs vieilles tombes abandonnées dont l’aspect m’inspira des pensées sérieuses. Je pris la petite ruelle qui débouche dans la vallée, et j’allai m’asseoir sur une pierre au bas du sentier rapide par lequel on monte sur le Kuchelberg. Voyant à peu de distance les ruines du château de Zéno, situées sur un rocher qui domine la vallée, je voulus essayer si mes forces me permettraient d’aller jusque-là. Le chemin est assez large, mais très mauvais ; aussi fallut-il après quelques pas m’arrêter et m’asseoir de nouveau. Tout était calme, on n’entendait que le murmure des eaux du Passer, qui coulaient au-dessous de moi, tantôt limpides et bleues, à travers de riches vergers et des berceaux de vigne, tantôt bouillonnantes et blanches d’écume sous les arches du pont. Quelques paysans descendaient le Kuchelberg avec leurs chars traînés par de grands bœufs grisâtres. Absorbée dans mes rêveries, une sorte de somnolence s’emparait de moi lorsque j’en fus tout à coup tirée par la sensation de quelque chose d’humide et de froid qui se posait sur ma main. C’était le museau d’un gros chien, arrêté devant moi avec son maître, grand personnage barbu, dont les cheveux en désordre tombaient sur son front et sur ses épaules. Il s’appuyait sur une espèce de hallebarde, et son chapeau, garni de plumes de coq, de queues de renard et autres fourrures, lui donnait l’air le plus étrange. On eût dit quelque spectre sorti des ruines du vieux château. Je ne pus dissimuler le saisissement que me causait cette apparition. L’homme se mit à rire : — N’ayez pas peur, mademoiselle, je ne suis qu’un garde qui surveille les vignes du château ; vous ayant vue de là-haut, j’ai pensé venir vous demander un kreutzer pour acheter du tabac. — Je me hâtai de lui donner un silber-groschen et me levai pour m’en aller, car il m’inspirait une certaine terreur ; mais la vue d’une monnaie blanche, chose des plus rares en ce pays, l’apprivoisa si bien qu’il voulut m’accompagner, et, marchant à côté de moi, me soutint de sa grosse patte. Je ne pouvais faire autrement que d’accepter cette aide, et dans le fait elle m’était nécessaire, sans cela je serais difficilement arrivée jusqu’aux ruines. Il gagna bientôt ma sympathie par la discrète retenue avec laquelle il me questionnait et l’entière confiance qu’il me témoignait en parlant de lui et de ses affaires. Quelle différence entre ce paysan et l’impitoyable bavarde qui m’accablait hier de ses offres de service ! Combien le tact naturel du simple villageois l’emporte sur la politesse affectée de ce qu’on appelle la bonne société !

L’aspect des ruines de Zéno est admirable. Il ne reste debout que la chapelle et une seule tour, entourées de débris revêtus de lierre, où se chauffent au soleil des familles entières de lézards. Toute sorte de broussailles pendent sur le précipice au fond duquel le Passer se brise sur des écueils nombreux.

Mon guide me nomma tous les vieux châteaux et les petits villages de l’Etschthal, ainsi que les hautes cimes des environs, tandis que j’étais assise sur l’herbe avec le gros chien couché près de moi. À ce moment, les cloches de toutes les églises sonnèrent midi. Le paysan ôta son chapeau, retira la pipe de sa bouche, et pria tout bas en faisant un signe de croix. Puis, quand les cloches eurent cessé de se faire entendre, il remit son chapeau, tira quelques bouffées de sa pipe, et me demanda si je n’avais pas faim. Je dus lui répondre oui, car j’étais trop épuisée pour me remettre en route. Sans dire un mot, il descendit à grands pas la pente au sommet de laquelle sont les ruines, et disparut.

Dix minutes après vint une jeune fillette qui m’apportait une écuelle de lait, du pain et un morceau de gâteau. Le garde avait demandé cela pour moi ; mais, ayant affaire dans la vigne, il ne pouvait pas revenir. L’enfant me remit le tout, et me laissa seule. Jamais collation ne me parut meilleure ; il faut l’avouer à ma honte, je mangeai tout et n’eus que l’écuelle vide à reporter à ces bonnes gens. Ce ne fut pas sans peine que je réussis à leur faire accepter quelques sous, peut-être le guide leur avait-il défendu de rien recevoir. Quant à lui, je ne l’ai pas revu, je ne sais pas même son nom.

N’est-ce pas là une véritable aventure, et ne dois-je pas marquer en rouge cette journée ?

Le 12.

L’hôtesse vient de m’apporter mon dîner, mais il peut bien se refroidir tranquillement. Je n’ai pas d’appétit, mon cœur bat trop fort de colère et d’impatience ; je suis à moitié morte d’avoir eu, trois longues heures durant, les oreilles fatiguées d’un perpétuel babil qui ne peut se comparer qu’au bruit du moulin que l’eau fait tourner ; encore celui-ci sert-il du moins à quelque chose d’utile.

Moi qui comptais parmi mes petits bonheurs d’hier celui de n’avoir point aperçu la secoureuse brevetée ! Peut-être, pensais-je, elle aura compris que je ne voulais pas de ses soins ni de ses conseils. Hélas ! je ne la connaissais pas encore. Ce matin, comme j’étais occupée d’écrire mes lettres, j’entendis son pas sur l’escalier, et bientôt elle entra comme un orage.

— Quoi ! une correspondance ? Vous fatiguer ainsi, malheureuse ! Mais ne vous ai-je pas dit que vos nerfs ont besoin de repos et de distraction ? Et qu’ai-je appris, imprudente enfant ? vous êtes allée hier sur le Kuchelberg ! Aussi je viens pour vous empêcher d’essayer de nouveau un pareil suicide. Venez avec moi, je vous apprendrai comment doit se faire ici la cure d’eau. Oui, oui, je vois bien que cela vous dérange, que vous espériez ne plus me revoir ; mais on ne peut abandonner à elle-même une jeune fille comme vous. Soumettez-vous seulement à mes directions, venez, et bientôt vous aurez lieu d’en être reconnaissante.

Machinalement je pris mon chapeau et me disposai à lui obéir en dépit de ma mauvaise humeur. Elle m’emmena tout en continuant de parler, et me conduisit au jardin d’hiver ; on appelle ainsi la partie du Wassermauer la plus abritée contre le vent par les hautes murailles du couvent, et dans laquelle se trouvent quelques arbres verts entremêlés de rosiers en fleurs. C’était déjà plein de monde ; la musique jouait, et toute la société des malades occupait les bancs. On paraissait m’attendre, car il me fallut répondre aux politesses empressées ainsi qu’aux questions inspirées par la curiosité seule à toutes ces personnes, pour moi tout à fait indifférentes. Pas une figure vraiment sympathique, pas une parole qui m’allât au cœur. J’étais exaspérée, non-seulement contre mon officieuse persécutrice, mais aussi contre toutes mes semblables. Il y avait entre autres une jeune femme qui avait dû quitter son mari et ses enfans pour venir chercher ici le calme le plus absolu. Cependant les tristes pensées qui devaient la préoccuper ne l’empêchèrent pas d’examiner du haut en bas ma toilette, fort démodée il est vrai ; puis elle s’enveloppa d’un air dédaigneux dans son burnous de cachemire, lorsque je m’assis près d’elle. Enfin, me traitant bientôt comme une vieille connaissance, elle se mit à me raconter tous les commérages de la ville, tandis que son regard de mourante me faisait mal. Les hommes ne sont-ils donc que des figures de cire ou des automates qui jouent leur rôle jusqu’à ce que, le ressort s’arrêtant, on les replace dans leur caisse ?

Ce fut une délivrance pour moi quand la cloche du dîner se fit entendre, et que ma protectrice dut retourner auprès de ses malades. Je pris à peine congé d’elle ; j’étais incapable de parler et d’écouter. Belle cure qu’elle fait là ! je ne sens plus vivre ni mon corps ni mon âme.

Le 13.

J’ai pris un grand parti, et j’en suis plus heureuse que je ne puis le dire. Je veux jouir avec courage et résolution de ma liberté. Ce matin de bonne heure, armée de mon livre, je retournai m’asseoir au jardin d’hiver, où je suis restée plusieurs heures sans saluer ni regarder personne. La secoureuse vint naturellement y faire sa tournée habituelle ; mais je lui dis que la conversation me fatiguait trop. Elle secoua la tête, fronça les sourcils et me laissa tranquille. Je vis bien qu’elle m’en voulait de cet accueil. Tant mieux !

Je veux faire de même tous les jours ; cela me donne une satisfaction intime. Tandis que j’étais assise, silencieuse, absorbée dans ma lecture au milieu de tous ces importuns, mon cœur vaillant et victorieux me chantait un hymne de triomphe. Sans doute la victoire lui avait bien coûté quelques battemens plus forts que de coutume ; mais le courage aussi doit s’apprendre.

Le 15.

Aujourd’hui, quand je suis arrivée avec mon livre au Wassermauer, un peu tard parce que j’avais employé les premières heures de la matinée à écrire des lettres, tous les bancs étaient remplis déjà, sauf un où se trouvait seulement le jeune homme, très pâle et triste, qui chaque jour vient, soutenu par son domestique, s’asseoir à la place la mieux exposée au soleil, en fourrant ses pieds dans une fort belle chancelière. Les dames qui causaient sous les arbres auraient pu se serrer un peu pour faire place à ma maigre personne, dont la crinoline n’a jamais gêné mes voisins. Je ne rencontrai que des visages de pierre, des regards indifférens et des bouches dédaigneuses. Sans avoir l’air d’y faire la moindre attention, je m’assis sur le banc à côté du jeune homme malade ; entre lui et moi, il restait d’ailleurs assez d’espace pour la robe d’une comtesse, puis je m’enfonçai dans mon livre. Mon voisin, presque immobile, semblait absorbé dans sa souffrance, et de temps en temps de profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine. Il doit être riche, si j’en juge par son costume élégant et la belle bague qu’il porte au doigt. Ses traits altérés décèlent une phthisie très avancée. J’aurais voulu le distraire en lui communiquant les réflexions que me suggérait ma lecture, mais ce n’eût pas été convenable aux yeux du monde ; — je m’abstins donc, tout en maudissant cette étiquette absurde qui comprime ainsi nos meilleurs instincts. Cependant, comme il voulait noter quelque chose sur son carnet, son crayon tomba par terre. Voyant ses vains efforts pour le reprendre, je le ramassai et le lui tendis. Il me remercia d’un air étonné, en même temps j’entendis les dames chuchoter derrière moi. Sans doute, ce léger service rendu au pauvre invalide leur paraissait une inconvenance de ma part. J’avais agi peut-être en petite bourgeoise, mais qu’importe ? je ne suis ni ne veux être autre chose.

Lorsque je me levai pour quitter le jardin, il me salua très poliment. Aussi j’ai vite oublié les ricanemens des belles dames, et ils ne m’ôtèrent point l’appétit, quoique la soupe qui m’attendait fût malheureusement encore plus blonde que les boucles de madame la secoureuse. Je viens de recevoir une lettre de mon cher vieux docteur, mon meilleur ami. Il veut savoir ce que je fais, ce que j’éprouve, comment je supporte le climat. Il se reproche de ne m’avoir pas caché la vérité, tout en me félicitant de mon courage et de ma ferme résignation. Il essaie même de me redonner quelque espoir. « N’oubliez pas, écrit-il, chère Marie, que la nature opère souvent des miracles qui confondent tout ce que la science et l’expérience nous ont appris. »

Mais il le sait bien, je ne veux pas d’autre consolation que la vérité pour le peu de temps qui me reste encore à vivre.

Quelques jours plus tard.

Ce matin, un vent froid soufflait avec force. Je suis restée dans ma chambre, et j’ai fait le métier de couturière ; mes vêtemens en avaient grand besoin. Après midi, le temps s’étant amendé, je suis sortie. La rue de Rennwey était encombrée de vendangeurs, de chars et de bestiaux. À cent pas de la ville se trouve une ferme isolée où mon hôtesse m’avait dit que l’on peut se procurer du lait tout frais tiré. Ne me sentant pas très disposée à la marche, j’entrai dans le jardin de cette ferme. Comme je cherchais une place à l’écart des visiteurs, du reste peu nombreux, le jeune homme malade, qui était assis sous l’ombrage d’un superbe oranger, se leva, et, s’approchant de moi, m’offrit un siège à sa table. Pour la première fois, j’entendis sa voix, dont le son grave et mélancolique me charma. J’acceptai avec reconnaissance non-seulement la chaise, mais encore une tasse de lait qu’on venait de placer devant lui.

Nous eûmes un entretien fréquemment interrompu par de longues pauses, durant lesquelles il retombait accablé sous le poids de son mal. Nous parlions de la vie journalière des malades et de leurs misérables promenades au jardin d’hiver. Je lui dis que cela me rappelait les boîtes vitrées dans lesquelles mon petit frère Ernest élève ses chenilles et les nourrit jusqu’à leur métamorphose.

— Votre comparaison est trop flatteuse, me répondit-il avec un triste sourire. Croyez-vous que la plupart de nos compagnons d’infortune deviennent jamais de vifs et joyeux papillons ? En tout cas, ce ne sera certainement pas sur cette terre.

Pour le tirer de ses sombres pensées, je me mis à lui décrire les usages de ma petite ville natale, où l’existence patriarcale, mais étroite et monotone, pèse d’un poids si lourd ; je lui dis combien je me sentais soulagée et libre depuis que je me savais incurable, qu’il me semblait être comme un condamné à mort qu’on vient délivrer de ses chaînes. Il m’écoutait avec intérêt, quoique d’un air incrédule. Lorsque je me tus…

Le lendemain.

Je fus bien désagréablement interrompue hier au milieu d’une phrase. Ma porte s’ouvrit tout à coup, et l’officieuse sœur de charité, la dame sans nerfs, se précipita dans ma chambre avec une figure grave et solennelle qui ne m’annonçait rien de bon. Elle ne se donna pas le temps de reprendre haleine, s’assit sur le canapé, et, sans préambule, commença son discours, longue diatribe contre mon ingratitude, ma légèreté, mon inexcusable conduite vis-à-vis de la société du Wassermauer, mes imprudentes et coupables relations avec un homme dont on ne connaît ni les antécédens ni les mœurs, qui, ayant déjà un pied dans la fosse, pouvait se faire un jeu de compromettre l’avenir d’une jeune fille.

Devant ce déluge d’accusations, je demeurai comme pétrifiée ; mon cœur battait si fort qu’il me fut d’abord impossible de répondre un seul mot. Cependant, comme elle se taisait en me foudroyant de son regard, je repris courage, et tout en la remerciant de sa sollicitude, inspirée sans doute par d’excellentes intentions, je lui déclarai que ma conscience ne me reprochait pas la moindre faute, que, n’ayant plus que peu de temps à vivre, je ne me croyais nullement obligée de me préoccuper des atteintes de la médisance, et que j’étais venue à Méran non pour quêter les suffrages d’une société qui m’est tout à fait étrangère, mais pour passer mes derniers jours de la manière la plus agréable et la plus conforme à ma nature. Elle se leva d’un air digne qui contrastait singulièrement avec sa large face et ses boucles blondes. — Adieu, mon enfant, dit-elle ; vous êtes tellement indépendante, que ce serait une indiscrétion d’insister davantage. — Puis elle sortit brusquement.

Triste monde, plein de petitesses et de misères ! N’y a-t-il pas un coin où une pauvre créature puisse mourir à sa façon ? Il se peut que je ne sois pas très raisonnable ; mais il faut du temps pour le devenir, et je n’ai pas de temps à perdre. Peut-être serait-il plus sage de ne pas braver l’opinion, de me soumettre à ses exigences. Sage, oui, mais bien triste, et cette triste sagesse en vaut-elle la peine ? Qu’est-ce que cela me fait en définitive qu’on m’abandonne à ma solitude ? Je ne demande pas mieux.

S’il est coupable, est-il moins à plaindre ? Peut-être sa mélancolie provient de ce qu’il a des reproches à se faire, de même que ma sérénité résulte de mon innocence. Nous allons quitter chacun une vie différente ; je n’ai ni repentir ni regret, peut-être a-t-il l’un et l’autre. Aussi notre mort ne sera pas non plus semblable, et pourquoi serait-ce un crime d’échanger avec lui quelques mots ? Des gens qui partent ensemble pour un long voyage se lient quelquefois d’amitié dès la première station ; les blâmera-t-on de ce qu’ils s’adressent déjà la parole avant de monter en voiture ?

Le 22.

Le jeune malade était dans la boutique du libraire, où je mis allée ce matin chercher quelques cahiers de musique. Il m’a demandé si j’avais été moins bien ces jours derniers, qu’on ne m’avait pas vue au Wassermauer. — Non, répondis-je en rougissant, mais je n’étais pas en humeur de sortir. — Puis nous parlâmes de la musique, qu’il aime passionnément.

— J’ai même eu jadis une voix qui depuis longtemps s’est éclipsée, dit-il en riant.

Quand nous sortîmes, je voulus d’abord lui dire adieu et m’en aller chez moi ; mais j’eus honte de cette lâcheté, nos pas se dirigèrent du côté de la promenade. Le soleil était splendide, les gens portaient leur manteau sur le bras, à peine quelques feuilles jaunies trahissaient-elles l’approche de la fin d’octobre. Lorsque nous passâmes devant les bancs de la société, j’étais heureuse de me sentir si gaie. Mes plaisanteries faisaient rire mon compagnon, ce qui stimulait encore mon courage. — Bonnes gens, disais-je en moi-même, qui trouvez bon de vous moquer en vous drapant dans votre vertu, sachez combien je suis heureuse de pouvoir encore répandre un dernier rayon de gaité sur ce pâle visage, à demi couvert déjà des ombres de la mort.

Nous nous sommes promenés pendant une heure entière, et je n’ai pas ressenti la moindre fatigue. J’ai pu contempler sa figure tout à mon aise. Ses traits ne sont ni réguliers ni remarquables ; mais, quand il parle, son regard a quelque chose de fin et de rêveur qui lui sied à merveille. Il ne paraît pas avoir plus de vingt-six ans ; ses manières aisées et polies montrent qu’il a toujours vécu dans la meilleure société. À côté de lui, ma toilette de petite bourgeoise et mon manque d’usage devaient ressortir d’une manière étrange. Sachant quel hôtel il habite, j’ai cherché sur la liste des étrangers quel pouvait bien être son nom. Suivant toute probabilité, c’est un M. Morrik, de Vienne.

Le 20.

Deux journées d’ennui… J’étais comme anéantie, je suis restée dans ma chambre à lire, à faire de la musique, et malgré cela j’ai bien reconnu que la solitude même a ses heures pénibles.

Aujourd’hui, me trouvant mieux, je suis sortie. La première personne que j’ai rencontrée était M. Morrik ; c’est bien son nom, une personne s’est adressée à lui en le nommant ainsi. Nous sommes restés longtemps assis sur un banc du jardin d’hiver ; il ne faisait pas assez chaud pour se promener ailleurs. Notre entretien a vraiment été remarquable. Pour la première fois, j’ai compris ce que c’est que penser tout haut. Les idées m’arrivaient en foule, et je les exprimais avec un aplomb dont je ne me serais jamais crue capable. Il y a chez moi comme deux esprits différens : l’un courageux, plein de bon sens et persuasif, qui se manifeste rarement ; l’autre, simple et timide, qui reste comme frappé de stupeur et n’ose plus dire un mot dès que son collègue prend la parole.

Laissant libre essor au premier, je débitai un discours presque violent sur la peur de la mort, dont le pâle visage de mon interlocuteur porte l’empreinte. J’ai oublié la plupart de mes argumens, qui me semblaient irrésistibles, seulement je me rappelle que le texte de mon sermon était cette phrase de Goethe : « j’ai été un homme, ce qui signifie un lutteur. »

— Eh bien ! dis-je entre autres choses, si nous sommes tous des lutteurs, si tous nous devons tôt ou tard tomber sous notre drapeau, pourquoi la lâcheté ne serait-elle une honte que pour ceux qui font métier de porter des armes ? pourquoi ne regarderait-on pas comme un déshonneur, lorsque le danger s’approche, de se cramponner à la vie en pleurant et gémissant ? Le soldat auquel on propose de déserter la veille d’une bataille refuse avec indignation, et courra plutôt se faire tuer en tête de ses braves camarades ; le mourant qui supplie et se lamente sans cesse pour obtenir de la mort un jour, une heure, une minute de répit, n’est-il pas bien plus indigne encore d’éveiller en nous le moindre sentiment de pitié ?

Puis, jetant un coup d’œil sur le merveilleux paysage tout resplendissant de lumière qui s’étalait à nos regards, je m’écriais : — Sans doute on ne peut blâmer les regrets de celui qui va quitter tant de belles choses sans savoir ce qu’il trouvera au-delà du tombeau. Et pourtant il ne les perd pas ; la joie que nous avons sentie, le bonheur que nous avons goûté une fois est à nous pour toujours. Qu’a de commun le temps avec notre âme éternelle ? Ce qu’elle a aimé, acquis, découvert, est une propriété qu’elle conserve, et peut augmenter éternellement. Ici-bas, nos meilleures jouissances ne sont-elles pas toujours entremêlées d’inquiétudes cruelles ou d’amères déceptions ? Pourquoi n’aurait-on pas le front serein en prenant congé d’un monde où la lumière la plus brillante produit les plus fortes ombres ?

J’aurais parlé longtemps sur ce thème, si tout à coup une réflexion n’était venue m’arrêter. Quelle impression mes paroles produisaient-elles sur mon compagnon muet ?… C’était une médecine bienfaisante pour moi, mais pour lui…, si sa nature n’était pas de force à la supporter…

Il demeura silencieux pendant dix minutes, puis avec une expression sérieuse, mais cordiale : — Vous avez parfaitement raison, dit-il, et la résignation avec laquelle vous envisagez votre sort me touche d’autant plus que vous m’inspirez un vif intérêt ; mais les destinées humaines sont diverses. Votre comparaison entre les malades et les militaires n’est pas très juste. Le soldat, qui campe dans la neige et peut faire des marches de douze lieues, possède une provision de vigueur et de sang suffisante pour le soutenir au jour de la lutte, et lorsque, blessé, il entend de son ambulance gronder le canon, certainement on l’excusera d’avoir un redoublement de fièvre. D’ailleurs l’homme n’est pas ici-bas seulement pour jouir, il a de plus une tâche à remplir. À celui qui n’a vécu que pour manquer à ses devoirs, la mort apparaît comme une faute nouvelle, plus grave que toutes les précédentes, parce qu’elle lui enlève tout espoir d’amendement et de réparation. Vous avez cru lire sur mes traits altérés que l’idée de la mort me glaçait de terreur, m’inspirait un sombre désespoir. Non, l’existence inutile que j’ai menée jusqu’à présent ne mérite aucun regret, comme elle ne me cause aucun remords, elle ne vaut pas même les efforts que je tente pour la prolonger. Mon passé me laissera mourir tranquille, ce n’était qu’une apparence de vie ; mais l’avenir que je rêvais, que j’ai compris et voulu conquérir alors que mes forces étaient à bout, voilà ce qui trouble ma quiétude et m’empêche de prendre congé de la vie avec la même sérénité que vous. J’ai dissipé les années de ma jeunesse dans des amusemens frivoles, que mon père, homme du monde et diplomate, ne désapprouvait point. Ce fut seulement lorsqu’une mort prématurée vint l’enlever que je compris la nécessité de choisir une carrière, de travailler à devenir un homme… Hélas ! c’était trop tard.

J’allais lui répondre quand une vieille femme vint nous offrir des roses. Il en prit un bouquet qu’il posa sur le banc. En cet instant, un monsieur s’approcha pour lui parler ; il se leva. Je partis de mon côté sans emporter le bouquet.

Je m’en repens. Pauvres roses ! qu’ont-elles fait pour qu’on ne leur accorde pas la faveur de vivre quelques heures de plus dans un verre d’eau ?

Le 29.

Mon jour de naissance. Les années précédentes, je ne songeais point à cet anniversaire, et ne me suis jamais demandé si les autres y pensaient ; mais celui-ci, qui doit être le dernier, je veux le fêter aussi bien qu’il me sera possible.

Je suis sortie, quoique le temps fût assez froid et couvert. Sur le seuil de la maison, je rencontrai le domestique de M. Morrik qui venait demander des nouvelles de ma santé, parce que depuis plusieurs jours je n’avais pas paru au Wassermauer. Cela me fait plaisir de voir que quelqu’un s’inquiète de moi ; dans notre dernier entretien, je m’étais montrée si peu aimable ! il me semblait que nul ne devait plus se soucier ni de ma vie ni de ma mort.

Après m’être promenée quelques instans, je me suis assise près d’une femme qui faisait rôtir des châtaignes, et j’en ai mangé pour me réchauffer, car je me sentais un peu saisie par le vent glacial qui souffle du Kuchelberg.

Voilà donc mon jour de naissance ! Cela me vient bien ! Une mourante doit-elle songer à fêter cet anniversaire ?

Je reconnais décidément qu’il avait raison et que j’avais tort. C’est n’avoir pas de cœur que de prendre gaîment son parti d’être rappelé avant d’avoir accompli sa tâche en ce monde ; mais la distinction établie par lui entre sa position et la mienne n’était pas juste. N’avais-je pas aussi des devoirs ? Ma mère n’a-t-elle pas rempli les siens jusqu’à son dernier soupir ? Comment puis-je me réjouir de ma solitude inutile, de même que l’enfant qui manque son école ?

Mais voici des lettres de mon père…

Le soir du même jour.

Le soleil ayant reparu, je suis retournée à la promenade. M. Morrik s’y trouvait. Je voulus d’abord l’éviter, craignant d’avoir l’air d’être venue pour lui. Il se leva dès qu’il m’aperçut. — Combien je suis aise de vous voir, chère demoiselle ! dit-il. Vous serez surprise du miracle que vous avez opéré. En vous écoutant, je sentais déjà bien quelle impression vos paroles produisaient sur moi, seulement, vous le savez, chacun, lors même qu’il reconnaît avoir tort, n’en persiste pas moins à soutenir son opinion ; mais, quelques heures plus tard, j’étais complètement converti, et j’ai juré de ne plus jamais déserter le drapeau que vous portez si vaillamment.

— Que direz-vous donc, lui répondis-je à voix basse, quand vous saurez que maintenant je lui suis devenue infidèle ? — C’est impossible, reprit-il en riant, et pour la première fois je le voyais rire de bon cœur, — ou bien alors prenez garde à vous, j’arrêterai le déserteur, non pas pour lui faire son procès, mais pour replacer entre ses mains ce drapeau sous lequel je veux vivre et mourir.

Ce fut entre nous un débat curieux dans lequel chacun plaida la cause qu’il avait quelques jours auparavant condamnée. — Vous m’accorderez, s’écria-t-il enfin, que mon point de vue, c’est-à-dire celui qui naguère était le vôtre, a du moins l’avantage de s’appuyer sur l’expérience. Depuis que vous me l’avez communiqué, je suis aussi serein, aussi réconcilié avec le monde, avec moi-même, que vous paraissiez l’être alors. Cependant rien n’est changé dans ma position ; seulement la teinte grise et terne qui recouvrait toute chose à mes yeux a fait place aux couleurs les plus brillantes. Vous aviez raison en disant que dans chaque minute on peut vivre toute une vie, et il me reste encore tant de ces belles minutes !… Que dis-je ? des heures, des semaines, peut-être des mois. Ah ! je ne veux pas les perdre.

Je reproduis sèchement ce que ma mémoire a retenu de ses paroles. Si nous étions deux hommes ou deux femmes, avant de nous séparer nos mains se seraient serrées l’une l’autre, et nous aurions scellé de cette manière une amitié fraternelle, indissoluble. Nous nous sommes du moins promis de nous voir tous les jours au Wassermauer. Il nous reste encore tant de points à discuter.

Le 3 novembre.

Les bons jours sont rares ici-bas. Malgré notre promesse, nous ne nous sommes rencontrés que deux fois. Avant-hier, je le cherchais vainement au jardin d’hiver, lorsque vint à passer près de moi la dame sans nerfs avec une autre personne à laquelle j’entendis qu’elle disait : — Le pauvre jeune homme, il paie la fatigue que lui ont occasionnée ses longs entretiens avec sa demoiselle. — Cela me fit tressaillir, et j’eus presque envie de l’aborder pour savoir de qui elle parlait. Heureusement cette après-midi, le domestique de M. Morrik est venu m’informer que son maître était retenu chez lui par ordre du médecin, qui lui défend de s’exposer à l’air froid que nous envoie la neige tombée cette nuit sur les montagnes. Moi aussi, je dois y prendre garde ; rien n’est plus dangereux que ces temps précurseurs de l’hiver.

Le 5.

Le vent a changé, nous avons le sirocco, toute la vallée est dans les nuages, une pluie fine et chaude frappe contre mes vitres. Les feuilles des peupliers sont presque toutes tombées, si bien qu’à présent je puis voir les sinuosités de la belle cime du Mendel. Les vignes sont tout à fait dépouillées, les troupeaux restent enfermés dans l’étable, tout annonce l’hiver, et je me sens heureuse d’être au coin de mon feu. La lettre de mon père me parle d’une neige épaisse et d’un froid sévère, tandis qu’ici le vent du sud nous apporte la chaleur de l’Italie, et dans le jardin, sous ma fenêtre, les roses fleurissent comme si elles ne craignaient point que jamais la neige puisse descendre des montagnes et se répandre jusque dans le Wassermauer.

Le 6.

Les roses avaient raison. Il fait ce matin le plus beau soleil, toute la nature semble en fête, les vertes prairies là-bas portent encore leur vêtement de mai, et je viens de recevoir un billet de M. Morrik, qui me propose une promenade sur les hauteurs voisines. À dix heures, il viendra me chercher avec des mulets. Sans beaucoup y réfléchir, je lui ai écrit que j’acceptais avec joie.

Maintenant je me demande si j’ai bien fait…

Le soir du même jour.

Heureusement, pour couper court à mon indécision, l’hôtesse vint me dire qu’un monsieur m’attendait en bas, puis le domestique entra prendre mon sac et mon manteau. Il fallut se dépêcher. Je trouvai M. Morrik prêt à me mettre en selle, et la joie de le revoir gai et passablement bien, le temps chaud et splendide, la perspective d’une belle promenade, tout cela fit bientôt disparaître mes puérils scrupules.

Nous traversâmes les rues et le pont sans nous inquiéter des passans ni de leurs remarques, et nous prîmes le chemin à gauche au travers des vignes, où s’achevaient les derniers travaux de la vendange. Le vin coulait à flots dans les tonneaux placés sur des chars attelés de bœufs. Partout on s’arrêtait pour nous laisser passer, moi la première, sur une bête facile et douce que le guide tenait par la bride, puis Morrik suivant de près, afin que nous pussions nous communiquer nos impressions, savourer ensemble les joies de cette belle journée, enfin à l’arrière-garde son domestique.

Lorsque nous fûmes arrivés plus haut, je tirai vivement les rênes, c’était trop beau pour passer outre. Nous avions au-dessous de nous l’Etschthal ; la rivière étincelante serpentait dans le fond entre les rochers, les montagnes se dessinaient devant nous en lignes d’une pureté parfaite. Que dirais-je de plus d’un tableau que pourrait à peine rendre le pinceau du meilleur artiste ? Nous n’échangeâmes pas une parole ; muets d’étonnement, nous restions immobiles sur nos selles, plongés dans l’extase. Sans l’impatience des mulets, qui sait si nous n’y serions pas encore ? Le mien, dans sa haute sagesse, secoua sa tête et ses longues oreilles, comme plein de compassion pour ces pauvres fous d’êtres humains qui demeuraient ainsi cloués dans un endroit où ne se trouvait pas la moindre pâture. Il jugea convenable de venir à notre aide en se remettant à marcher, et les autres suivirent. À midi, nous fîmes une halte au village de Schoenna pour nous rafraîchir. Nous étions tous deux fatigués et passablement affamés. Tandis que Morrik causait avec l’aubergiste, j’entrai dans la maison, je m’assis et restai quelques instans comme épuisée, les yeux à demi fermés. Le repos me remit promptement. Dans la chambre se trouvaient, près de la fenêtre, un jeune paysan et une jeune paysanne qui dînaient. Ils ne parurent pas faire attention à moi. Morrik vint me rejoindre, nous nous plaçâmes devant une table où l’on nous servit un modeste repas. Nous parlions de choses indifférentes, lorsque le paysan, quittant sa place, s’approcha de nous tenant son verre plein de vin.

— Avec la permission de votre seigneurie, qui n’y verra sans doute pas de mal, dit-il à Morrik, je voudrais trinquer avec mademoiselle, car nous sommes de vieilles connaissances.

Il but en me regardant avec bonhomie, et me tendit son verre. Je le pris, mais non sans crainte ; cet homme me semblait tout à fait inconnu, et sa figure avinée me donnait de l’inquiétude.

— Oui, oui, continua-t-il, le grand chapeau du garde-vignes et ma barbe de trois mois ne me faisaient pas aussi joli garçon que mes habits de fête ; mais si mademoiselle ne fut pas effrayée alors, elle doit l’être bien moins aujourd’hui qu’elle est avec monsieur son frère ou peut-être son fiancé…

— Nazi, dit la paysanne, que bavardes-tu là ? Mademoiselle n’a pas peur ; mais il est défendu aux malades de boire du vin, n’est-ce pas, vos seigneuries ? Ignace croit qu’on ne peut pas vivre sans vin. Oh ! c’est un rustre ! Voilà une heure que je le sermonne pour partir ; nous devons aller jusqu’à Méran, voyez-vous, pour nos fiançailles ; mais là où il y a du bon vin, il s’assied et reste assis jusqu’au soir, et, je vous le demande, quelle figure ferons-nous devant M. le doyen ?

— Eh bien ! quoi ? reprit le paysan, que je reconnus pour le garde qui m’avait si charitablement accompagnée aux ruines de Zéno, ne vois-tu pas. Lise, que leurs seigneuries prennent aussi du bon temps ? C’est toujours assez tôt pour se laisser gouverner, n’est-ce pas, monseigneur ? Les femmes sont si pressées de nous tenir en leur pouvoir ! Il est vrai que la demoiselle est bien gentille ; je changerais volontiers avec vous, si elle voulait de moi pour son seigneur et maître. Bast ! chacun a son fardeau à porter.

Craignant que Morrik ne se fâchât de cette familiarité, qui sentait un peu trop le vin : — Ignace, dis-je, ce monsieur n’est ni mon frère ni mon fiancé. Nous sommes deux étrangers qui faisons la même promenade, et quant à ce que vous dites des femmes, qui aiment à gouverner, c’est bon pour celles qui ont de la vigueur, non pas pour une pauvre fille malade, destinée à mourir avant le printemps prochain. Allons, soyez raisonnable, menez votre Lise à Méran chez M. le curé. Qu’on ne puisse pas dire que vous n’étiez pas dans votre bon sens quand vous lui avez donné votre parole.

La jeune paysanne, fraîche et forte fille à la figure ouverte, s’était levée, et prenant le garçon par le bras : — Je vous remercie, gracieuse demoiselle, de votre bon secours. Salue leurs seigneuries, Nazi, et viens ! Mais, demoiselle, ne songez donc plus à la mort. J’ai servi deux années à Méran, et je sais qu’on peut se croire bien près de la tombe sans pour cela mourir. J’ai vu plus d’un malade qui semblait prêt à rendre le dernier soupir monter plus tard lestement jusqu’au sommet du Mutt. L’air est si bon à Méran qu’il ressusciterait un mort. Adieu, nobles seigneuries, le voilà qui dort tout debout.

Le garçon s’inclina sans rien dire et se laissa emmener. Cette scène m’avait été pénible, je ne puis le nier. Morrik aussi semblait mal à l’aise. Le bavardage de l’hôtesse n’était pas propre à nous remettre, et l’on respirait difficilement dans cette salle basse envahie par les odeurs de la cuisine. Nous eûmes hâte d’en sortir. Le sentier passait au milieu de fermes pittoresques ; nous cheminions lentement, causant peu, mais ma gaîté ne tarda pas à revenir.

— Vous n’êtes pas bien, lui dis-je, voyant qu’il était absorbé dans ses pensées.

— Je serais tout à fait bien, répondit-il, si mes pensées voulaient bien me laisser tranquilles.

— Peut-être cela vous soulagerait de les exprimer tout haut.

— Peut-être aussi ce serait encore pire, car malheureusement elles ne sont pas de nature à vous plaire.

— Votre confiance déjà me ferait plaisir.

— Même si je vous avoue ma crainte de ne pas être digne de l’intérêt que vous me témoignez ?

Je le regardai, surprise.

— Voyez-vous, continua-t-il, ce que vous connaissez de moi en est peut-être le meilleur. Je suis persuadé que vous me jugez trop favorablement, et que vous seriez épouvantée, si vous entendiez ce que disent de moi d’autres gens qui me connaissent, il est vrai, encore moins.

— N’arrive-t-il pas à tout le monde, lui demandai-je, d’être estimé trop haut ou trop bas, et croyez-vous que cela puisse porter la moindre atteinte à des relations agréables dont le terme est si proche ?

Il sourit avec amertume. Nous nous étions assis sur une pierre couverte de lierre et de mousse, de laquelle on apercevait, à travers les branches des châtaigniers, les montagnes et le cours de la rivière. Des enfans qui allaient à l’école s’étaient arrêtés à quelque distance, des paysans menaient boire leurs vaches. Il ne voyait rien, n’entendait rien, et reprit d’une voix émue: — Vous ignorez peut-être, chère Marie, combien l’indépendance peut influer soit en bien soit en mal sur notre vie. Celui qui se sent libre de tout lien se croit facilement aussi dégagé de toute obligation, il ne s’inquiète point de ce que les autres pensent de lui. Je l’ai dit souvent, je valais mieux que ma réputation ; mais, pouvant me passer des autres, de leur aide, de leur protection, de leur bon vouloir, je croyais pouvoir me passer également de leur approbation. Je ne vous raconterai pas un long roman. J’avais fait la connaissance d’une charmante jeune fille, première affection véritable que j’eusse éprouvée. C’était la fiancée d’un officier avec lequel je m’étais trouvé dans une assez mauvaise compagnie. Assurément, si j’avais soupçonné que je l’aimais, je ne serais pas retourné la voir. Cette passion se développa dans mon cœur tout à fait à mon insu. Son frère, qui était un de mes camarades, ne s’en aperçut pas davantage. Leur maison était riche et considérée. J’y allais souvent passer la soirée ; on faisait de la musique, on dansait, on jouait la comédie. Or un jour le frère me reçut très froidement, et le lendemain m’écrivit d’une manière polie qu’il me demandait de ne plus fréquenter le salon de ses parens. Nous eûmes une explication ; il m’apprit que le fiancé de sa sœur exigeait qu’elle rompît toute relation avec moi, parce que j’étais un homme sans principes. Je me fâchai, il en résulta un duel où je fus blessé peu grièvement ; mais le froid glacial d’une matinée d’hiver et la déception profonde que me causait cette aventure aggravèrent singulièrement mon état. Une violente fièvre inflammatoire me retint au lit durant plusieurs semaines ; ma poitrine fut attaquée, et c’est à la suite de cette maladie qu’on m’a envoyé ici. Maintenant, chère Marie, vous comprendrez que je ne puisse pas voir sans crainte votre confiant abandon auprès d’un homme sans principes, qui cependant s’est toujours abstenu de chercher son bonheur au préjudice d’autrui. — Si vous croyez, répondis-je, que ce récit change l’opinion que j’ai de vous, c’est une erreur, vous ne me connaissez pas bien. Cela me confirme seulement dans la persuasion que j’ai bien agi en usant avec vous du droit qu’ont les mourans de dire la vérité. Notre relation m’est devenue si chère que je ne consentirais point à la rompre. Que serait l’amitié si l’on ne se sentait pas le courage de la défendre contre les attaques dont elle peut être l’objet ? Chassez donc les pensées qui vous affligent et restons, comme nous l’avons été jusqu’ici, de bons camarades, n’est-ce pas, mon ami ?

— Jusqu’à la mort ! s’écria-t-il en serrant ma main avec une vive émotion.

Je réussis bientôt à lui rendre toute sa sérénité. Nous nous remîmes en selle pour retourner à Méran.

Comme nous approchions du pont, j’aperçus, assis sur un banc au bord du chemin, un jeune Polonais qui m’était déjà connu d’une manière peu agréable. Je l’avais rencontré dans mes promenades solitaires, et chaque fois ses yeux noirs s’étaient fixés sur moi avec une expression telle que je me hâtais toujours de m’éloigner. C’est évidemment un pauvre malade en proie au désespoir, et la lutte intérieure se trahit sur sa belle et noble figure ; puis, son costume étranger, tout noir, ses hautes bottes, son bonnet de fourrure orné de plumes noires et blanches, tout lui donne l’air d’une apparition extraordinaire qui m’a souvent poursuivie dans mes rêves. En ce moment, il paraissait être calme et ne pas me voir. Morrik était en avant, car le pont n’est pas assez large pour deux cavaliers de front. Lorsque je passai près du banc, le Polonais, qui semblait dormir, s’élança tout à coup, saisit la bride de ma monture, me regarda fixement, éclata de rire. Mon mulet, effrayé, fit un écart, il s’en fallut peu que je ne fusse jetée dans la rivière. Avant que j’eusse repris mon sang-froid, le jeune homme avait disparu. Mon guide lança quelques jurons après lui ; mais je lui imposai silence, car nous rejoignions Morrik, et je n’aurais pas voulu pour tout au monde qu’il s’aperçût de cet incident. Je m’informerai si ce Polonais n’est pas fou.

Le 8 novembre.

Voilà le second jour que règne ce mauvais vent qui ne permet pas aux malades de sortir. C’est dommage, je me réjouissais de pouvoir dire à mon ami tant de choses qui se sont accumulées dans mon esprit depuis que nous nous sommes touché la main. Il faut prendre patience. C’est singulier comme la solitude, qui naguère était ma vie, me pèse à présent que j’ai quelqu’un à qui faire part de mes pensées. Livres et musique ne me suffisent plus. Chaque matin, il envoie son domestique demander de mes nouvelles. Notre excursion lui a fait du bien. Pour moi, j’en sens encore l’effet dans tous mes membres. Aujourd’hui je vais écrire à mon père, je lui parlerai de Morrik ; cela lui fera plaisir, j’en suis sûre.

Le 11.

Enfin a commencé le doux régime de l’hiver méridional, et l’on assure que c’est pour tout de bon. Hier je me suis promenée avec Morrik depuis dix heures du matin presque jusqu’au coucher du soleil. Nous étions très gais, et nous prîmes l’engagement de ne plus parler de nos maux ; mais j’ai bien remarqué qu’il s’imagine que je suis mieux, tandis que c’est tout le contraire, je le sens bien, rien qu’à cette gaîté qui, dans notre maladie, indique la fin prochaine. Je respire plus facilement, j’éprouve moins de peine à vivre, je mange aussi davantage, et mes nuits sont plus calmes, signes évidens de la consomption qui fait son chemin. Si j’allais jouer à mon vieux docteur le tour de mourir avant le printemps…

Le 19.

Je puis à peine tenir la plume, tant je tremble encore. Est-ce bien vrai que ce malheureux fou m’a tenu un pareil langage, m’a lancé des regards qui m’ont épouvantée ?

Sachant que je ne trouverais pas Morrik au Wassermauer, mes pas se sont dirigés machinalement vers le pont. Je ne sais à quoi je pensais, lorsque tout à coup le Polonais a comme surgi de terre à côté de moi et m’a saisi la main. Mon effroi était tel que je ne pus pas même pousser un cri ; je le regardai avec terreur, il semblait aussi ne pouvoir trouver des paroles. Bientôt cependant il commença, d’abord en mauvais allemand, puis en français, à s’excuser avec une extrême volubilité de sa conduite de l’autre jour : c’était un accès de douleur et de jalousie qui l’avait mis hors de son bon sens, et il était prêt à se couper la main qui avait pris la bride de mon mulet, si cela pouvait m’apaiser. En vain je cherchais à me dégager tandis qu’il me parlait. Je regardais de tous les côtés : personne ! Enfin mon courage et mon orgueil reprirent le dessus ; je réussis à retirer ma main en lui demandant de quel droit il adressait un tel langage à une inconnue. Il se tut un instant, sa figure était agitée d’un tremblement nerveux, puis… mais ce qu’il me dit je l’ai oublié, je veux l’oublier. Je l’écoutais comme s’il s’adressait à une autre. Seulement quelques menaces contre Morrik me firent craindre que ce fou ne pût être dangereux. Je ne sais ce que je répondis, mais cela produisit de l’impression sur lui, car, ôtant son bonnet : — Madame, dit-il d’un ton tout à fait doux et d’un air découragé, pardonnez-moi, j’ai perdu la tête. — Il me fit un profond salut, et descendit un sentier sur lequel je pus suivre longtemps des yeux sa sombre personne au milieu des saules.

Maintenant la pitié chez moi l’emporte sur l’indignation. Est-il donc possible qu’un mourant regarde une mourante avec d’autres sentimens que ceux de la tristesse ou de la résignation ?

Évidemment son esprit est troublé. Faut-il en parler à Morrik ? Oui, car s’il m’arrivait encore de rencontrer ce fou, l’effroi pourrait bien me rendre incapable de le maîtriser.

Quelques jours plus tard.

Je n’ai pas eu besoin de raconter ce désagréable incident à mon ami, le malheureux qui me faisait peur ne se trouvera plus sur mon chemin. Ce matin, l’hôtesse m’a raconté qu’un jeune homme était mort la nuit dernière. D’après sa description, ce ne peut être que le pauvre fou. On l’a trouvé mort d’un coup de sang dans son lit.

Je me reproche de lui avoir parlé trop durement peut-être ; mais je n’avais pas d’autre arme que la parole, et son regard était terrible. D’ailleurs je ne pouvais pas savoir au juste s’il était ou non dans son bon sens.

Le 23.

J’ai reçu ce matin une visite à laquelle certes je ne me serais jamais attendue : c’était le bourgmestre de la ville de Méran. Il venait me remettre une lettre, accompagnée du testament de son auteur, qui me constitue sa légataire universelle. Je demeurai stupéfaite… Je jetai les yeux sur la lettre ; l’écriture m’était inconnue, l’adresse était en français, ce qui me causa je ne sais quelle vague terreur. Mon étonnement parut mettre le bourgmestre à son aise. Il avait cru sans doute que des relations intimes existaient entre le défunt et moi, et il redoutait une scène déchirante.

— Voulez-vous lire cette lettre maintenant ou plus tard ? — me demanda-t-il. Je l’ouvris et la lus. Mon cœur battait à se rompre ; mais je ne laissai pas voir mon émotion, du moins je l’espère. La lettre contenait le même langage qui m’avait mise hors de moi lorsque je l’entendis sortir de la bouche du malheureux insensé ; à peine l’expression en était-elle un peu tempérée par l’idée de sa mort prochaine. Je ne pus déchiffrer complètement ces lignes tracées par une main fiévreuse.

Quand je posai la lettre, le bourgmestre se tourna vers moi d’un air tout à fait bienveillant. — Tout cela, lui dis-je, n’est pas moins incompréhensible pour moi que pour vous.

Alors il me laissa la copie du testament afin que je pusse le lire à tête reposée avant de prendre une décision.

— Si vous êtes majeure, ajouta-t-il, et n’avez par conséquent besoin d’aucune autorisation, permettez-moi de vous conseiller d’y réfléchir mûrement et de ne pas refuser à la légère un don pareil. Je reviendrai dans quelques jours.

Il faut que je sorte ; je ne puis rester dans la même chambre que ces feuilles de papier qui sentent la fièvre. Je les relirai plus tard. Sans nul doute, cet héritage doit appartenir aux pauvres de Méran.

Le 25 novembre.

C’est le dernier coup ; il a si bien ébranlé l’arbre jusque dans ses racines, qu’un orage n’est plus nécessaire pour le renverser, la main d’un enfant le jetterait par terre. Faut-il que le malheur me soit venu du côté où je me croyais le plus assurée de trouver aide et secours !

J’ai rencontré enfin Morrik aujourd’hui. On lui avait parlé du testament ; il n’avait pas douté de mon refus. J’éprouvai le besoin de lui tout raconter ; je tenais à lui prouver combien le pauvre fou m’était indifférent. J’insistai sur l’effroi qu’il m’avait inspiré, sur le danger de laisser libre un homme évidemment privé de sa raison et tout à fait incapable de comprendre la portée de ses actes et de ses paroles.

— Vous êtes dans l’erreur, chère Marie, me dit Morrik ; il n’était pas plus fou que moi, qui suis assis près de vous et ne vous cause aucune frayeur. Et n’a-t-il pas sur moi un avantage ? Son cœur est délivré de ce qui oppresse encore le mien.

— Je ne vous comprends pas, repartis-je, et vraiment je ne comprenais pas du tout.

— Mieux vaut me taire, reprit-il ; à quoi cela nous mènerait-il ? Après un moment de silence, il ajouta : — Non, je ne vois pas quel bon résultat pourrait avoir mon silence. Vous vous imagineriez quelque chose de pire. Est-on indigne de pitié, comme vous paraissez le croire, lorsqu’en face de la tombe s’offre à nos yeux un bonheur qui embellirait notre vie, si ce n’était trop tard ? est-on indigne de pitié parce que du fond de notre cœur sort un cri de désespoir et de colère, parce qu’avant de mourir on voudrait pouvoir serrer dans ses bras sa fiancée, exhaler sur ses lèvres son dernier soupir ? Voilà ce qui est arrivé à ce pauvre jeune homme, qui maintenant dort déjà, et c’est ainsi…

Il s’arrêta, me regardant. La promenade était déserte ; il saisit ma main : — Vous tremblez aussi devant moi ; avez-vous oublié ce que je vous ai dit ?

J’étais incapable de prononcer un mot ; seulement je sentais bien que mon dernier bonheur m’échappait, qu’il fallait renoncer à cette confiance parfaite, à ce commerce agréable, cordial et doux, auquel je m’étais si vite habituée. J’allais rentrer dans ma solitude. — Je vais me retirer, lui dis-je, je ne suis pas bien. Restez ici, jouissez encore de ce soleil qui me fait mal à la tête. Je vous écrirai ce soir, si je suis mieux.

Je me levai, lui tendis une dernière fois la main, le suppliant du regard de ne plus rien me dire, et je le quittai… Tout est fini !..

Maintenant voyons si je puis me recueillir assez pour lui écrire.

Le soir du même jour.

Voici ma lettre. J’en garderai le brouillon dans mon journal. Depuis qu’elle est écrite, je me sens physiquement mieux, mais le malaise de l’âme est toujours de même.

« Cher ami,

« Laissez-moi vous dire adieu pour cette vie et au revoir dans l’autre. Les derniers mots que vous m’avez adressés aujourd’hui m’ont troublée, abattue. Je donnerais beaucoup pour que nous fussions demeurés comme précédemment bons camarades jusqu’à la fin ; mais, puisque cela ne se peut pas, je vous remercie d’avoir parlé. Si ce congé vous est pénible, puissiez-vous l’accepter avec douceur et retrouver bientôt le calme avec lequel naguère nous regardions le passé et l’avenir !

« Il est probable que nous aurons l’occasion de nous rencontrer. Bornons-nous à nous saluer comme si nous n’étions déjà plus de ce monde. Je n’ai pas besoin de vous dire que mon amitié ne cessera de veiller sur vous ; mais, je vous en prie, rendez-moi la vôtre, qu’un moment d’oubli semble avoir éclipsée.

« Adieu, cher ami, et si vous voulez me prouver que vous avez compris ces lignes telles que mon cœur les a dictées, ne me répondez pas.

« Marie. »
Le 30 novembre.

Je regrette la neige et la glace, l’hiver sombre et froid de mon pays. Ce soleil qui brille tous les jours blesse mes yeux et mon cœur également. Ce matin, j’ai ressenti une joyeuse surprise en voyant les rues et les toits blancs de neige ; mais elle a vite disparu, déjà les promeneurs circulent à pied sec le long de l’avenue des peupliers. Mon père m’a écrit qu’il m’approuve de n’avoir point accepté le legs du Polonais. J’en ai tout de suite avisé le bourgmestre, et j’ai déjà reçu de lui une lettre de remercîment au nom des pauvres. Dieu soit loué, c’est une affaire complètement terminée.

J’écris peu maintenant, parce que chaque jour ressemble au précédent, comme les feuilles du même arbre, qui sont toutes jaunes à la fin de l’automne et tombent l’une après l’autre.

Le 11 décembre.

Je suis allée ce matin à neuf heures aux ruines de Zéno en suivant le vieux et cher sentier, mais non plus avec le même cœur. Lorsque je passai devant sa pension, il était sur le seuil de la porte, me vit et demeura immobile comme une statue. Je n’osais le regarder ; mais un coup d’œil rapide suffit pour me montrer qu’il était très sérieux et plus blême encore que jadis. Il ne me salua pas et parut s’effacer dans l’embrasure de la porte, comme s’il craignait de me faire peur. Je continuai ma route, la tête baissée.

J’ai trouvé la montagne plus rude que la première fois ; c’est que je me suis affaiblie, et puis j’étais bien plus gaie alors.

En dépit de mes efforts, je ne puis reprendre le dessus. Ce n’est pas seulement ma pitié pour lui ni la privation d’entretiens qui m’étaient chers…, c’est comme une dette, comme un devoir dont je ne m’acquitte pas.

Et cependant que pouvais-je faire ? Doit-on, en présence de la mort, se nourrir d’un fol espoir de vivre ?

Le 16 au soir.

Journée fatigante, mais joyeuse. J’ai emballé les petits cadeaux de Noël que je veux envoyer à la maison. L’apprenti du tailleur a porté ma caisse à la poste, et je suis retournée pour la première fois depuis vingt jours au Wassermauer. Morrik y vint. Il me salua en me regardant avec intérêt, comme pour s’assurer si j’étais bien ; mais pas un mot : il m’a obéi. Maintenant je me figure n’avoir jamais échangé une parole avec lui ; c’est un roman dont la lecture m’a fait m’éprendre d’un homme que je n’ai vu qu’en gravure sur le frontispice du livre, et pour lequel malgré cela je ressens le plus vif intérêt.

Le soir de Noël.

Que dois-je penser de ceci ? Il y a une heure, on vient de m’apporter un arbre de Noël, chargé de magnifiques oranges, de grenades, de bonbons et d’une foule de bougies. C’est une domestique étrangère qui l’a remis à l’hôtesse pour moi, sans vouloir dire de quelle part. J’ai allumé toutes les bougies… Je me creuse en vain la cervelle pour découvrir qui peut m’avoir fait ce singulier présent. Personne ne m’adresse plus la parole ; qui donc songerait à me procurer un plaisir ?

Et si c’était lui ! ne serait-ce pas contraire à notre convention ? Quand il est défendu de parler, est-il permis de faire des cadeaux ? Cette pensée me tourmente, comme s’il y avait là quelque chose qui ne doit pas être, et dont nous aurons à nous repentir.

Les lettres de mes parens arrivent bien tard. Il faut que j’éteigne les lumières, et que j’allume ma petite lampe ; les branches du sapin s’enflamment çà et là…

La dernière bougie est éteinte sur mon dernier arbre de Noël. Les cloches sonnent. J’écris ces lignes au clair de la lune, qui me tient compagnie.

Le 28 décembre.

J’avais reçu le programme d’un joueur de guitare qui devait se faire entendre cette après-midi dans la salle de la poste. Je ne fuis plus, comme autrefois, les distractions propres à me tirer de mes tristes pensées. J’y allai donc d’autant plus volontiers que la guitare est un instrument qui me plaît. Lorsque j’arrivai, le concert était commencé, il ne restait que trois sièges vides, placés au premier rang, très près de l’artiste, et qui semblaient réservés pour des personnes de distinction. Je ne craignis pas d’en prendre un afin de pouvoir suivre le jeu des doigts du musicien et ne rien perdre de son instrument, dont la voix est peu retentissante. L’air étouffant et la chaleur du poêle dans cette salle au pis fond bas, remplie d’une foule assez nombreuse, me causèrent d’abord un certain malaise ; cependant je m’y habituai bientôt, captivée par le talent de l’artiste. Tout à coup la porte s’ouvre doucement, et Morrik entre. Voyant la salle pleine, il hésite ; mais une personne lui montre les places vacantes près de moi, il traverse la foule et vient s’asseoir en me faisant un léger salut.

Nous gardâmes le silence. Je craignais seulement que, son siège touchant le mien, il ne s’aperçût du tremblement nerveux qui s’était emparé de moi ; mais il paraissait plus ferme, et, comme il écoutait la musique avec une grande attention, je parvins à me maîtriser en m’abandonnant à de délicieuses rêveries. Les sons de la guitare me semblaient une atmosphère céleste dans laquelle nos deux pensées voyageaient ensemble, où nos deux âmes se trouvaient en accord parfait, dégagées de tout ce qui les avait désunies, séparées ou tourmentées ici-bas.

Les applaudissemens et les bravos dissipaient à peine cette extase ; mais le musicien, ayant posé sa guitare, prit un autre instrument qu’il nous dit être le kikiliri, espèce d’harmonica en bois que fabriquent les paysans tyroliens. Les sons qu’il en tira étaient rudes et criards. Chacun d’eux me causait une espèce de souffrance à la fois physique et morale ; je serais sortie, si je n’avais craint d’interrompre l’artiste. Tremblant pour Morrik, dont je connais l’extrême susceptibilité nerveuse, je jetai furtivement un coup d’œil de son côté. Il avait les yeux fermés, la tête appuyée sur sa main droite, comme s’il cherchait à ne pas entendre ces accens désagréables. Puis ses lèvres pâlirent, ses yeux à demi entr’ouverts devinrent ternes, et sa tête tomba sur le dossier du fauteuil. D’autres aussi s’en aperçurent, mais nul ne bougea. Je crois vraiment qu’on se faisait un méchant plaisir de me laisser le soin de lui venir en aide. Cette indignité me rendit toute ma présence d’esprit. Me levant aussitôt, je priai le musicien de s’arrêter parce qu’un monsieur se trouvait mal, et j’inondai le front de Morrik d’eau de Cologne dont j’ai toujours un flacon sur moi. Il revint à lui en poussant un long soupir. Tous les spectateurs s’étaient levés, mais sans quitter leurs places, uniquement pour mieux voir ce qui se passait. Le joueur de guitare seul me prêta secours. Nous conduisîmes Morrik hors de la salle. L’air extérieur le remit tout à fait ; il s’appuya sur mon bras pour descendre l’escalier. — Je vous remercie, — dit-il, et ce furent toutes ses paroles. Son domestique ne se trouvant pas là, je l’accompagnai jusqu’à sa demeure. Quand nous en fûmes près : — Êtes-vous tout à fait bien ? lui demandai-je. — Il me répondit par un signe de tête et par un geste, serra ma main en étouffant un soupir, puis se dirigea vers la maison. Je le suivis des yeux jusqu’à ce qu’il fût entré. Il marchait d’un pas lent sans retourner la tête. Quand il eut disparu, je m’en allai de mon côté.

Cet incident m’a tellement bouleversée que je vais me mettre au lit. Ma tête est rompue ; dès que mes yeux se ferment, j’entends de nouveau cet infernal kikiliri, et je sens dans toutes mes veines la chaleur et l’air oppressant de cette maudite salle.

Le 11 janvier.

Quatorze jours de maladie pendant lesquels je n’ai touché ni plume, ni livre, ni piano. C’était une légère grippe ; la diète et le sommeil m’en ont délivrée. Je vais faire ma première sortie ; le temps est assez beau, quoique froid. Il me tarde d’avoir des nouvelles de Morrik, mais à qui m’adresser pour cela ?

Après midi.

J’avais raison de m’inquiéter, et les rêves de la fièvre n’étaient pas menteurs. Il est malade, une violente fièvre nerveuse le retient au lit depuis le jour du concert. Cela va même très mal, il passe des demi-journées dans le délire. J’ai rencontré son médecin, et, prenant mon grand courage, je l’ai abordé. Qu’est-ce que cela fait ? tout le monde sait qu’au sortir du concert j’accompagnai Morrik jusque chez lui. Quel mal y a-t-il à m’informer de sa santé ?

Le docteur était très sérieux. J’aurais voulu l’entretenir plus longtemps, afin de lui demander s’il redoute quelque danger prochain ; mais un de ses malades l’aborda, je dus y renoncer.

Avec quelle angoisse je m’assis au soleil, les yeux fixés sur l’eau de la rivière qui roulait des bûches de bois flotté qu’elle enlevait violemment des rochers sur lesquels elles s’étaient arrêtées un instant ! Que sommes-nous de plus, pauvres humains, entraînés dans le fleuve de la destinée ? Que sont nos meilleurs jours, sinon de courtes haltes sur un écueil d’où la première vague nous arrache ?

Paix ! paix ! les battemens orageux de mon cœur me tuent.

Comment puis-je me le figurer mourant et ne pas être auprès de lui ? C’est une énigme pour moi. Ô mon Dieu ! en sommes-nous là ? Et pourtant, même dans mes rêves, jamais l’idée ne m’est venue que je pourrais lui fermer les yeux.

Le 12 au soir.

Mon but est atteint, j’ai remporté la victoire, et la joie que j’en ressens est digne de la lutte qu’il m’a fallu soutenir. Je reviens de chez lui, j’y suis restée tout le jour ; j’y retournerai demain, et tous les jours, aussi longtemps que cela durera.

Ce matin, j’envoyai mon hôtesse à sa pension s’informer comment il avait passé la nuit. Elle me rapporta qu’elle avait été reçue par une grosse dame blonde, d’un certain âge, qui, apprenant qu’elle venait de ma part, s’était contentée de lui répondre avec humeur: — Toujours de même, — tandis qu’on entendait d’étranges paroles prononcées par le malade, en proie au délire de la fièvre dans la chambre voisine.

Une nouvelle terreur me saisit ; je savais ce qu’il pense des intentions philanthropiques de la dame sans nerfs, et quel soin il avait mis jusqu’alors à s’y soustraire. Et c’est elle qui le soigne pendant son délire, c’est elle que dans ses heures lucides il verra près de son lit ! Cette image me devint intolérable.

Je n’hésitai plus. De bonne heure je montais l’escalier de sa pension, bien décidée à laisser de côté toute autre considération que l’intérêt de son bien-être et de son repos.

Mon courage faiblit un seul instant, lorsque, ayant frappé à sa porte, j’entendis la voix qui me criait : — Entrez ! — Mais en face du regard froid et malveillant de cette femme, je retrouvai ma force et lui dis d’un ton calme que, peu satisfaite du message de mon hôtesse, je venais m’informer moi-même. Avant qu’elle eût le temps de me répondre, la voix de Morrik prononça mon nom. — Je veux entrer ! m’écriai-je, et voir le malade ; il semble n’avoir plus le délire.

M. Morrik ne reçoit personne, dit-elle ; d’ailleurs une pareille visite serait contraire à toutes les convenances ; il est vrai que vous paraissez en faire peu de cas.

— Au lit de mort d’un ami, repartis-je, non certes ! — Et comme il appelait encore une fois : — Marie ! — j’ouvris la porte de son cabinet, où j’entrai sans hésitation. Cette petite chambre était sombre, car la fenêtre donne sur une rue étroite, et les rideaux étaient à demi fermés. Il y faisait assez clair, malgré cela, pour que je pusse voir ses traits pâles sur lesquels ma présence répandit un faible rayon de joie. Il me tendit la main, et fit des efforts pour soulever sa tête. — Vous venez, dit-il tout bas, quel soulagement vous m’apportez !… Vous ne vous en irez plus, Marie, je ne puis supporter,… il me reste si peu de temps… la dame… là, vous savez,… chacune de ses paroles me fait mal,… son voisinage est pour moi comme une montagne… et je n’ai pas le cœur de le lui dire. J’ai voulu lui faire comprendre que je préférais être seul. — Les malades ne doivent pas avoir de volonté, m’a-t-elle répondu. — Oh ! Marie, restez ici, je ne verrai, je n’entendrai plus que vous seule. D’ailleurs je vous promets de ne rien dire qui puisse vous fâcher.

Émue, prête à pleurer, je serrai tendrement sa main, et consentis à ce qu’il me demandait. Alors son visage s’éclaircit. Il referma les yeux et parut si tranquille que je crus qu’il dormait. Cependant, lorsque je voulus retirer ma main, il me regarda encore avec une expression suppliante jusqu’à ce qu’enfin le sommeil s’empara de lui.

Je retournai dans l’autre chambre, où la dame tricotait, assise sur le canapé. Sans perdre de temps, je lui signifiai le plus poliment possible que le malade était très reconnaissant de ce qu’elle avait fait pour lui, mais qu’il ne voulait pas la déranger davantage, et que je me chargeais de le soigner avec l’aide de son domestique et des gens de la maison.

— Vous, ma chère ? demanda-t-elle avec une mine allongée et de l’air le plus foudroyant.

— Sans doute, repris-je du ton le plus calme. Je suis la seule personne que M. Morrik connaisse dans cette ville, il me semblerait donc peu naturel d’abandonner ce devoir à une étrangère qui en a tant d’autres à remplir auprès de malades qui lui sont plus chers. Elle me regarda comme si elle ne pouvait en croire ses oreilles. — Est-il possible ? s’écria-t-elle. Ne voyez-vous donc pas que cette démarche portera le dernier coup à votre réputation, déjà fort ébranlée ? Êtes-vous une vieille femme comme moi, qui peut se mettre au-dessus du qu’en dira-t-on ? Je crois, ma chère, que vous auriez vous-même besoin d’une garde.

— Je sais fort bien, répondis-je, ce que je dois faire et quelle responsabilité je puis prendre. Je reste ici. D’ailleurs, soyez sans inquiétude pour ma réputation ; je vous ai déjà dit que je me suis détachée du monde, et ne veux plus avoir d’autre juge que Dieu.

Elle se leva, prit son chapeau et dit : — Vous n’exigerez pas que je demeure un instant de plus avec une jeune personne dont les principes moraux sont si contraires aux miens, et que je légitime en quelque sorte par ma présence une relation qui me paraît condamnable à tous égards.

Nous échangeâmes des saluts silencieux, et lorsque la porte se ferma derrière elle, je sentis mon cœur soulagé d’un poids énorme. J’ouvris la fenêtre qui donne sur le balcon pour chasser l’odeur d’éther que la dame porte partout avec elle ; puis je me mis à passer en revue tous les objets que renfermait cette chambre, si comfortable en comparaison de la mienne : les beaux meubles, le secrétaire, les livres, le balcon, d’où l’on peut, en descendant quelques marches, aller se promener dans un joli jardin. J’entr’ouvris ensuite la porte du cabinet pour écouter si mon malade dormait encore.

— Marie, dit-il en voyant paraître ma tête, j’ai tout entendu. Vous êtes mon ange gardien ; c’est à vous que je dois le premier instant de repos dont j’aie joui depuis deux semaines.

— Dormez, lui répliquai-je, il ne faut pas causer. Soyez content et n’ayez que de bons rêves.

Il inclina sa tête, et ses yeux se refermèrent.

Après midi, le médecin est venu. Il a ri quand je lui ai raconté comment je m’étais installée. Morrik lui aurait-il parlé de moi ? J’ai de la peine à le croire ; mais il fut content d’apprendre que le malade avait dormi trois heures durant, et son pouls lui parut meilleur. Je le questionnai sur la marche de la maladie. — Le danger n’est pas encore passé, dit-il en secouant la tête.

À sept heures, je suis rentrée chez moi ; son domestique le veillera cette nuit. Je l’ai laissé dormant, il ne s’est pas même aperçu que je touchais sa main. Je vais dormir aussi pour être de bonne heure à mon poste. Depuis bien longtemps, je ne m’étais pas sentie tranquille comme ce soir. Pourvu que rien ne vienne plus se mettre entre nous !

Le 13.

Il s’est réveillé dans la nuit en me demandant, et son domestique a eu bien de la peine à lui persuader que je reviendrais. Ce matin, je l’ai trouvé très excité. Il ne m’a pas été facile de lui faire comprendre qu’il fallait absolument partager le jour et la nuit entre ses deux gardes. — Et si je mourais subitement dans la nuit ? demanda-t-il.

— Eh bien ! on viendrait me chercher, et je serais tout de suite ici.

Je dus lui donner ma main. Il dormit un peu ; mais il ne mange rien du tout, sa maigreur est effrayante.

Je me rassure pourtant, puisque ma présence lui fait du bien. L’après-midi a été meilleure. La porte entre les deux chambres était ouverte afin qu’il pût apercevoir au moins mon ombre sur la muraille. Je lisais, et j’entendais sa respiration faible, mais paisible ; je n’allais auprès de son lit que pour lui donner ses potions. — C’est une magicienne, a-t-il dit au médecin ; elle change pour moi la mort en une fête. Je ne suis plus pressé du tout. Ordonnez seulement, je n’aurai jamais trop de vos mauvaises drogues, maintenant qu’elles me sont présentées par un ange.

Le 15.

Hier, je n’ai pas eu le cœur d’écrire ; la journée avait été trop mauvaise. Est-ce une consolation de voir qu’il ne va pas plus mal aujourd’hui ? Le temps est froid, le jet d’eau du jardin est gelé, et pas un brin de neige en l’air. Je soupire après la neige, car je suis persuadée qu’il n’ira pas mieux tant que durera ce froid rigoureux.

Aujourd’hui j’ai passé des heures près de son lit sans qu’il me reconnût. Dans son délire, il parlait de gens et de pays qui me sont tout à fait étrangers. Que nous savons peu de choses l’un de l’autre ! et cependant nous en connaissons le plus intime, le meilleur, ce qui mérite surtout d’être connu.

Le 19, à cinq heures du matin.

Me voici de retour après vingt-quatre heures passées sans dormir, et pourtant je ne puis songer encore au sommeil ; il faut que je me recueille et que j’écrive.

J’éprouve le même sentiment qu’un aveugle qui recouvre la vue, le premier rayon de lumière lui cause dans son bonheur une douleur aiguë ; mais je veux tout raconter en détail.

Ces trois derniers jours ont été fort pénibles. Hier au soir, le docteur vint très tard. Je l’avais fait demander, car mon angoisse croissait d’heure en heure.

— Il faut que nous provoquions une crise, me dit-il, sinon il est perdu.

Morrik n’avait plus sa connaissance. Un bain tiède et des douches d’eau froide agirent sur lui de telle façon que de la chambre voisine je l’entendais gémir. Lorsqu’on l’eut replacé dans son lit, le médecin vint vers moi.

— Je le veillerai cette nuit, dit l’excellent homme, on ne saurait s’en tirer sans moi. Retournez chez vous prendre du repos, la journée a été rude.

Je lui dis que je préférais rester et veiller avec lui. Me voyant bien résolue, il n’insista pas. J’avais promis à Morrik de ne pas me faire attendre quand il en serait à cette extrémité.

Je m’établis dans un fauteuil devant le secrétaire, et je pris un livre par contenance, car il m’était impossible de lire. J’écoutais ce qui se passait dans le cabinet, où le docteur, assis près. de son lit, renouvelait lui-même les compresses d’eau glacée, et donnait à voix basse quelques ordres au domestique. Les mots entrecoupés et les gémissemens du malade me perçaient le cœur. C’est sa voix, pensais-je, ce sont peut-être ses dernières paroles, et tu ne les comprends pas, et lui-même ne se comprend plus. Quels adieux !

Je ne veux pas m’arrêter sur ces heures terribles, dont le souvenir me fait encore frissonner. Nous entendîmes l’horloge de la tour sonner dix, onze heures, minuit. Tout était paisible dans le cabinet. J’écoutais en retenant ma respiration, et je me demandais avec anxiété si ce calme était un bon ou un mauvais signe. Je voulus me lever pour aller vers la porte, mais cela me fut impossible ; mes jambes étaient comme paralysées, ou bien peut-être n’avais-je pas le courage de contraindre ma volonté à voir la certitude en face, étrange chose ! je me croyais si familiarisée avec la mort, et maintenant j’en avais peur comme un enfant a peur dans les ténèbres.

Je ne sais combien de temps je demeurai dans cet état. Enfin la porte s’ouvrit, et notre bon docteur entra doucement.

— Il est sauvé ! dit-il. — Ce mot m’ébranla tellement que je fondis en larmes. Il s’assit près de moi. — Vous pleurez, mademoiselle, peut-être le mot de sauvé sonne à votre oreille comme une ironie en parlant d’un malade qui était déjà condamné avant cette crise ; mais, je l’espère, cette crise même le sauvera. La nature a joué un jeu téméraire et l’a gagné. Ce n’est pas la première fois que j’assiste à semblable prodige : lutte suprême entre le système nerveux et le système sanguin, dont le résultat est de concentrer tout ce qui reste de force vitale pour expulser le vieil ennemi, qui se croyait déjà vainqueur. Maintenant, s’il ne survient pas de rechute, vous verrez notre ami bientôt entrer en convalescence et se guérir aussi de son ancienne maladie. J’espère pouvoir, en mars, l’envoyer à Venise, dont le chaud climat achèvera de remettre tout à fait sa poitrine. Sans être prophète, je puis vous annoncer qu’à moins d’accidens imprévus notre ami sera dans quelques mois aussi vigoureux et bien portant qu’il a jamais pu l’être.

En ce moment un bruit l’appela dans le cabinet, en sorte que j’eus le temps de me remettre du trouble où m’avait jetée ce changement subit. Dois-je l’avouer ? j’en étais plus étonnée que réjouie. Il allait donc me survivre, moi qui le croyais destiné à me suivre bientôt dans la tombe ! Cette impression ne dura guère. Bientôt je m’écriai : Dieu soit béni ! il vivra, il recouvrera ses forces, sa jeunesse ; ses plans et ses espérances pourront s’accomplir.

Le docteur rentra en me disant : — Le maître et le domestique dorment tous les deux. Je vous conseille d’en faire autant, mademoiselle, sur ce canapé. Pour moi, j’ai demandé du thé, je passerai le reste de la nuit à lire. Vous ne pouvez songer à retourner chez vous par cette nuit d’hiver. Ce serait compromettre tout le bien que vous a fait le séjour de Méran.

— Le bien ! dis-je en le regardant avec surprise. Sachez que je ne conserve pas la moindre illusion sur mon état, je sais parfaitement où j’en suis. En tout cas, le seul bien que je puisse obtenir, c’est de prolonger ma vie de quelques jours ou de quelques semaines.

Il se mit à rire. — Pardonnez-moi si je ne suis pas tout à fait de cet avis.

— J’ai pour moi, repris-je, l’opinion d’un de vos collègues très expert, comme vous pouvez vous en assurer par vos propres yeux, et je lui tendis le dessin de mon vieux docteur, qui se trouvait dans mon buvard, que j’avais apporté pour faire ma correspondance chez Morrik.

Après l’avoir sérieusement examiné, il me dit : — Je vous serai reconnaissant si vous voulez bien me permettre de tirer la chose au clair.

Il m’ausculta pendant dix minutes, s’assit, but lentement sa tasse de thé ; puis, comme je lui demandais si le dessin n’était pas exact : — Je ne sais trop qu’en dire, reprit-il ; s’il l’était lorsque votre médecin le fit, il ne l’est plus du tout, et notre climat me paraît avoir agi sur vous d’une manière vraiment miraculeuse. J’ai vu quelques exemples de malades qu’on nous envoyait comme incurables et qui se sont guéris ; mais ce qui me confond, c’est la rapidité de votre cure. Probablement votre médecin est de la vieille école, il ne connaît pas les procédés de la percussion. Vous paraissez incrédule, mademoiselle ; eh bien ! nous en reparlerons l’année prochaine, car, si vous retournez dans votre pays cet été, vous ferez bien de venir encore passer le prochain hiver ici.

Nous eûmes un débat très vif, et je pris avec feu la défense de mon vieil ami le docteur. N’est-il pas étrange de voir une malade réfuter le médecin qui lui promet sa guérison ? Hélas ! serait-ce un bienfait pour moi ? ne serait-ce pas plutôt une nouvelle servitude après ce court rêve de liberté ?

J’ai écrit en sa présence à notre médecin pour lui demander de me venir en aide contre cette espérance de vie qu’on fait luire devant mes yeux.

Au petit jour, nous sommes partis. Le domestique était réveillé, Morrik dormait encore. Je jetai ma lettre à la poste en passant et priai le docteur de n’en parler à personne, surtout à Morrik, avant que j’eusse une réponse. Il le promit en riant et m’accompagna jusqu’à ma porte. J’étais tellement oppressée en montant l’escalier que bien certainement je le monterai bientôt pour la dernière fois.

Les montagnes sont encore dans l’ombre. Le temps est couvert, et quelques flocons de neige commencent à tomber. Ma chambre est très chaude, le petit poêle a fait son devoir. Si je pouvais dormir ! C’est trop pour une pauvre invalide comme moi d’avoir à subir tant de secousses diverses.

Le 20.

Hier, je suis restée à la maison. J’ai promis fort légèrement au médecin de ne pas sortir sans sa permission. Il prétend que l’honneur de la science exige que je ne donne pas le moindre démenti à son diagnostic. — D’ailleurs, ajouta-t-il, cela vaut mieux pour notre ami.

Ce matin de bonne heure, il est venu me voir. Dieu soit loué, il m’apportait d’excellentes nouvelles, Morrik n’a plus besoin que de beaucoup dormir.

La pluie et la neige me rendent ma prison assez supportable ; j’y resterais bien encore toute la semaine. Je n’ai pas la moindre envie de voir du monde. Une certaine anxiété me tourmentera tant que je n’aurai pas la réponse de mon vieux médecin. Je ne saurais quelle figure faire devant les hommes : celle d’un voyageur qui, après un instant d’arrêt, va reprendre son bâton pour s’en aller, ou bien celle de quelqu’un qui veut séjourner et vivre au milieu d’eux ? Il me semble qu’on me regardera comme une vagabonde dont le passeport n’est pas en règle, et qui ne peut dire ni d’où elle vient ni où elle va. Et il me faut attendre encore une semaine dans cet état de perplexité.

C’est aujourd’hui que je devrais écrire à mon père, mais je ne puis me résoudre à prendre la plume. Ce qu’il y a de pire, c’est que mes sentimens sont tout à fait confus. Quand je me dis : Non, c’est impossible, tu ne peux pas vivre, mon sang se met à courir dans mes veines, comme s’il voulait se moquer de mes pressentimens. Moi qui croyais pouvoir compter fermement sur la mort ! voilà que ma grâce m’est accordée, si toutefois c’est une grâce de voir commuer sa peine en un emprisonnement prolongé.

Le 25.

Pas de lettre encore, et toujours le même ciel nuageux et froid. Il faut que j’inscrive ici une véritable folie : je me suis acheté une robe de soie. Lorsque j’ai dit au vieux commis qui me l’apportait que je craignais de ne pas vivre assez pour m’en servir, il me regarda d’un air ébahi. C’est une très belle étoffe ; la porterai-je ?…

Le 1er  février.

Hier, la réponse est arrivée. Au premier moment, toutes les lignes dansaient devant mes yeux, et, après l’avoir lue, il me sembla que j’étais folle. Était-ce frayeur, était-ce joie ? Plus je relis la lettre de mon bon vieux docteur, moins je peux lui en vouloir. Il a rempli son devoir de médecin en me forçant de faire une cure énergique à laquelle je ne me serais jamais soumise volontairement. Comme il le dit, pour m’y décider, un mensonge était nécessaire. L’idée d’épargner à mon père le spectacle de mon dépérissement rapide et de ma mort pouvait seule m’engager à partir, et ce remède héroïque lui paraissait indispensable pour mon âme aussi bien que pour mon corps. Avec quelle prudence, avec quelle adresse ce digne docteur a su mener son petit complot !

Et cependant mes pensées se perdent dans la nuit obscure d’un avenir sans joie, où j’entrevois seulement, dans une espèce de crépuscule, les figures de mon père et de mon petit Ernest. Combien plus brillant m’apparaissait le séjour à l’entrée duquel veille l’ange de la mort !

Le 3.

Le médecin de Morrik sort d’ici. Il a pris la lettre pour l’étudier à son aise, car mon vieil ami lui paraît être un remarquable psychologue. Peut-être la montrera-t-il à Morrik.

Ce bon docteur avait aujourd’hui quelque chose d’énigmatique. Il ne m’a pas parlé de son malade, mais je savais déjà qu’il est mieux, qu’on lui permet de prendre l’air sur son balcon. Quant à moi, comme je lui demandais la permission de sortir : — Non, m’a-t-il dit, gardez-vous des conversations excitantes. — Hélas ! avec qui pourrais-je en avoir ?

C’est singulier que Morrik n’ait pas fait demander de mes nouvelles. Il comprend sans doute que tout est changé pour nous, puisque tous les deux nous devons vivre. Cependant, par égard pour notre précédente amitié ;… mais peut-être cette crise a-t-elle complètement métamorphosé tout son être, le paroxysme de fièvre auquel il doit sa cure aura peut-être effacé chez lui tout souvenir de son ancienne compagne de souffrance.

Le 5.

Une lettre de mon père, pleine de félicitations qui m’ont fait pleurer. Non ! j’étais heureuse lorsqu’on me plaignait ; depuis que la terre m’appartient et que je dois en jouir, je suis malheureuse.

Ces jours d’hiver où le soleil répand une chaleur de printemps me rendent tout à fait misérable de corps et d’esprit. C’est si stérile !…

Le 8.

Peut-être sont-ils bien rares, les hommes auxquels est accordé le sort qui attend Morrik après cette rude épreuve. Quand je songe à son avenir, mon cœur tressaille. À peine quinze jours se sont écoulés depuis que je veillais auprès de-son lit. Que s’est-il passé ? Quand il entend mon nom, peut-être détourne-t-il son regard et cherche-t-il vainement à se rappeler notre rencontre. Et moi, je me figure son avenir, ainsi que ferait une toute vieille femme qui, après bien, bien des années, apprend ce qu’est devenu l’un de ses amis de jeunesse, et dit : Il le méritait bien ; c’est un noble cœur, un esprit distingué, je l’ai bien connu…

Le 12.

Cette après-midi, le soleil était si chaud que, trouvant le chemin du Kuchelberg trop peu ombragé, je suis allée au Wassermauer, où je n’avais pas mis les pieds depuis bien des jours. Il y avait peu de promeneurs, et je préparais dans ma tête les réponses que je ferais aux personnes qui ne manqueraient sans doute pas de m’aborder pour savoir quel effet a produit sur moi la certitude d’une guérison prochaine, lorsqu’un coup d’œil jeté sur les bancs du jardin glaça mon courage. Là s’étalait la dame sans nerfs en belle toilette de printemps, et près d’elle… Morrik. Elle parlait avec animation, il écoutait en souriant. Je ne peux exprimer ce que je sentis. — Partons, me dis-je. Je ne veux ni les voir ni être vue d’eux ; je ne veux pas échanger un salut, pas une parole de politesse.

Je passai sur le pont de bois et suivis la chaussée qui traverse maints petits hameaux le long de la vallée de l’Etsch jusqu’à Botzen, à quatre lieues de là. — Pourquoi n’irais-je pas jusqu’à Botzen ? pensai-je tout en cheminant. Là j’écrirais à mes hôtes pour leur envoyer l’argent que je puis leur devoir et demander qu’on m’expédie mes effets ; puis je trouverai bien une voiture ou une chaise de poste. Je n’ai de congé à prendre de personne. Qui s’occupera de mon départ ? Je puis être tranquille au sujet de celui que j’ai une fois appelé mon ami. Il est bien guéri, puisqu’il peut causer et rire avec cette femme, supporter son regard de plomb et sa voix de terre glaise.

Enchantée de cette résolution, je marchais rapidement. Oui, c’était une consolation pour moi de songer que je me dirigeais du côté de la maison paternelle, de cette vieille cage où rentre toujours volontiers l’oiseau de chambre, dont les ailes ne sont point assez fortes pour lui permettre de voler librement.

Le soleil se coucha. Je venais de traverser un village dont j’ignore le nom. Je continuais d’avancer d’un pas rapide en m’enveloppant de mon manteau, car le froid commençait à me saisir. Après avoir ainsi marché pendant une bonne heure sans apercevoir une seule maison ni rencontrer personne, exténuée de fatigue et de faim, l’héroïne qui portait dans son cœur une si ferme résolution s’assit, comme un pauvre enfant abandonné, sur une pierre au bord du chemin, et se mit à pleurer toutes ses larmes. Ah ! il est facile de mourir, mais vivre est pénible !

Dieu sait ce que je serais devenue, si le hasard ou plutôt la bonne Providence n’avait eu pitié de moi. J’entendis rouler un char, claquer un fouet, et je reconnus mon brave homme des ruines de Zéno, Ignace, qui s’arrêta devant moi. Ce fut une scène de reconnaissance qu’il termina en me faisant monter dans son char pour me ramener à Méran. Il venait de conclure un marché avantageux, et le vin avait singulièrement délié sa langue. Il me parla de son bonheur conjugal ; sa Lise grondait bien encore de temps en temps, mais il en prend son parti, parce qu’après tout, quand on est deux, les qualités qui manquent à l’un, l’autre les a, et quatre yeux voient mieux que deux ; en un mot, sa vie est tout à fait heureuse. Il me demanda des nouvelles du monsieur qu’il avait vu avec moi à Schoenna ; quand je lui dis qu’il était mieux portant, il entonna un chant tyrolien, fit claquer son fouet, et me regarda d’un air narquois qui me mit mal à l’aise. Mes hôtes ouvrirent de grands yeux en apprenant que j’étais allée si loin. Je leur ai dit du reste que je compte partir la semaine prochaine. La neige aura disparu du Brenner, et il ne fera plus froid. Je profiterai de ces avant-coureurs du printemps pour traverser les montagnes. Demain, j’irai au Wassermauer prendre congé d’une ou deux connaissances et leur dire que, me sentant beaucoup mieux, je songe à retourner bientôt chez moi.

Le jour suivant… Printemps partout !

Peut-on écrire ce qu’on a de la peine encore à sentir et comprendre ? En me levant ce matin, je ne prévoyais guère quelles épreuves nouvelles m’apporterait cette journée. Sans cela, qui sait si je ne me serais pas enfuie de nouveau ? J’écrivais hier que la vie est pénible ; mais ce qu’il y a de plus pénible, c’est le bonheur pour une pauvre âme qui se demande : Ne te sera-t-il pas enlevé avant que tes forces aient eu le temps de renaître ? Heureusement il n’y a pas de vrai bonheur qu’on doive être seule à porter ; il nous vient toujours d’un autre, qui en partage avec nous le poids. Voici les premières violettes, qui savent quel printemps est venu pour moi.

Lorsque je me réveillai, il faisait grand jour. En me coiffant devant mon miroir, je remarquai que mes fraîches couleurs étaient revenues et ma robe neuve arrivée fort à propos. Depuis longtemps, je n’avais plus aucune idée de vanité ; mais, quand on doit se remettre à vivre, ne faut-il pas redevenir femme ? Tandis que je tressais mes cheveux, il m’a semblé que j’avais l’air plus jeune que je ne croyais. Je pensai alors au jeune Polonais, en me demandant ce qui pouvait l’avoir séduit en moi. Affaire de goût, sans doute ; mais pour la première fois je fus choquée de ma vieille toilette, et je ne voulus pas sortir avant d’avoir changé les rubans de mon chapeau. J’étais donc là, rêvant rubans neufs et frivolités, lorsque ma porte s’ouvre, et Morrik entre. Il avait, je crois, oublié de frapper.

Je fus tout interdite, mais il ne s’en aperçut pas ; il paraissait encore plus troublé que moi. Il ne s’assit pas, s’approcha de la fenêtre, admira la vue, puis examina mon bureau en connaisseur ; enfin, tout à coup se tournant vers moi, il s’excusa d’avoir pris la liberté de venir. Partant demain pour Venise, il avait voulu me dire adieu. Je m’assis sur le canapé en lui disant : — Ne voulez-vous pas vous asseoir ? — J’avais déjà mon chapeau sur la tête ; mais il ne paraissait songer à rien autre qu’au moyen de m’exprimer ce qui préoccupait son cœur.

— Qu’avez-vous pensé de moi, dit-il, de moi qui ne vous ai pas donné signe de vie depuis cette nuit où vous me veillâtes en compagnie du docteur ? J’ai dû vous paraître bien mauvais, lâche, ingrat, et cependant je ne le suis point. Le fait est que de tout ce qui s’est passé durant ma maladie, il ne me restait que le plus vague souvenir comme d’un songe fiévreux. Il me semblait bien vous avoir vue auprès de mon lit, arrangeant mes coussins et me donnant à boire. Je me rappelais votre scène avec la femme que vous savez… ; mais tout cela était si confus, si peu clair, que je le repoussais comme de folles rêvasseries. N’avais-je pas reçu votre lettre, dans laquelle vous me donniez un congé formel ? Sans doute votre hôtesse venait chaque jour s’informer de moi ; mais bien d’autres envoyaient aussi leurs domestiques. Pure politesse ! pensais-je. Je ne pouvais donc songer à faire la moindre démarche pour me rapprocher de vous, je craignais même d’exciter votre courroux en vous écrivant un mot d’adieu. Jugez donc quelle fut ma surprise lorsque hier, rencontrant la dame sans nerfs, j’appris d’elle que ces prétendus rêves sont des réalités, que vous avez été ma libératrice, ma garde fidèle et dévouée, que votre cœur généreux m’est venu en aide, oubliant ce qui nous avait séparés, ce qui avait si tôt rompu nos relations. Je puis à peine vous exprimer ma reconnaissance ; le sentiment de la honte m’écrase quand je regarde en arrière. Déjà hier j’ai voulu venir m’expliquer, mais vous étiez sortie. Ne Vous a-t-on pas dit que j’avais frappé deux fois à votre porte ? Peut-être auriez-vous préféré ne pas me revoir. Votre intérêt ne s’attachait qu’au mourant. Ah ! maintenant que je dois vivre, pourquoi faut-il qu’une parole irréfléchie m’éloigne de vous ? Je pars demain, et la contrainte que vous cause mon voisinage disparaîtra pour toujours !

Je ne sais ce que je répondis, je ne puis dire comment il se fit que ma main se trouva dans les siennes, et qu’il m’appela de nouveau : « Marie ! » Ce fut comme une musique ravissante, comme un glorieux éblouissement. Combien cela dura-t-il ? Je l’ignore ; mais il me semblait être morte sans peine, sans douleur, et revivre au-delà du tombeau dans une éternelle béatitude.

— Viens, me dit-il, tu es prête pour sortir ; allons faire nos visites de fiançailles.

Puis il prit mon bras et me conduisit d’abord au rez-de-chaussée dans l’atelier du tailleur, où le patron et ses deux ouvriers nous regardèrent tout ébahis, tandis que sa digne femme, tenant à la main une bouilloire qu’elle allait mettre au feu, se mit à chanter mes louanges de telle façon que je ne pus m’empêcher de rire au milieu de mes larmes. Ensuite nous allâmes faire un tour dans les boutiques, où Morrik achetait maintes inutilités, disant : — Vous enverrez cela chez ma fiancée, dans la maison du tailleur, au troisième étage, le plus rapproché du ciel. — Au Wassermauer, nous trouvâmes tout le monde comme d’habitude, et la musique me parut délicieuse. Tous les regards se dirigeaient sur nous ; cela m’amusa prodigieusement de voir comment chacun nous accablait de politesses et de félicitations. La dame sans nerfs elle-même parut désarmée quand Morrik, lui baisant la main, dit qu’elle était la seule dont j’eusse été jalouse. Cela me valut un baiser sur le front avec la remarque que la jalousie était excusable chez les personnes affligées de faiblesse nerveuse. Et tous ajoutaient que ce n’était pas une nouvelle pour eux, à quoi Morrik répondait qu’en ce cas ils en savaient plus que lui. Enfin, lorsque la petite marchande vint nous offrir des violettes, il lui versa dans la main tout le contenu de sa bourse, et le soleil et les trompettes célébraient le printemps, et dans le cimetière, là-bas, on ne voyait que des fleurs, comme si la mort n’existait plus pour ceux qui se sentent renaître à la vie.

Nous avons dîné ensemble et ne nous sommes séparés qu’au coucher du soleil. — Mon enfant, me dit-il, notre tyran le docteur m’a fait promettre de ne pas te revoir avant le printemps prochain, parce que rien n’est plus mauvais que les tête-à-tête pour un convalescent. Il ne m’a pas dit un mot des soins dont tu m’as entouré pendant ma maladie, quoique j’aie cherché à le faire causer ; mais tu sais fort bien écrire, je ne l’ai que trop appris à mes dépens, nous serons donc toujours ensemble. Et quel bonheur quand je recevrai ta première lettre, qui me parlera non pas d’adieu, mais de revoir, non pas de la mort, mais de la vie !

Nous étions sur le seuil de ma maison ; nous nous serrâmes la main une dernière fois, heureux de l’épreuve qu’il nous reste à subir, car celui qui nous a donné ce bonheur protégera notre avenir, et ce n’est pas en vain qu’il nous a rendu la vie.


Mon journal est fini. Je veux te l’envoyer aujourd’hui même, mon bien-aimé. Peut-être le feuilletteras-tu quelquefois lorsque tes pensées me chercheront. Je ne possède plus rien qui ne t’appartienne, et tu trouveras dans ces pages beaucoup de toi ; ce sera comme un miroir où tu nous verras, toi et moi, unis pour toujours. J’y joins quelques vers que j’ai lus hier avec plaisir, et l’une de ces fleurs que tu m’as données aujourd’hui. Quand les violettes fleuriront de nouveau, je te reverrai. Dieu le veut et le voudra !


PAUL HEYSE.