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Les Métamorphoses (Ovide, Nisard)/Livre 5

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Traduction par auteurs multiples.
Texte établi par Désiré NisardFirmin-Didot (p. 325-340).


LIVRE CINQUIÈME


ARGUMENT. — I. Persée change Phinée et ses compagnons en rochers. — II. Il métamorphose aussi Bétus et Polydectes. Changement d’un enfant en lézard, de Lyncus en lynx ; d’Ascalaphe en hibou ; de Cyane et d’Aréthuse en fontaines, et des Piérides en pies. — Rapt de Proserpine. — Voyages de Cérès et de Triptolème.


I. Tandis que le héros, fils de Danaé, raconte ces merveilles aux Céphéens assemblés autour de lui, les cris de la foule frémissante remplissent les portiques du palais : ce ne sont plus les chants des fêtes de l’Hymen ; c’est un bruit terrible, précurseur des combats. Tout à coup la joie du festin fait place au tumulte : ainsi la mer s’agite, quand le déchaînement des vents courroucés a troublé le repos de ses ondes. À la tête des turbulents, le téméraire auteur de cette guerre, Phinée, brandit un javelot de frêne, armé d’une pointe d’airain : « Me voici, dit-il, me voici, prêt à venger le rapt de mon épouse : ni tes ailes, ni Jupiter que tu prétends s’être changé en or pour te donner le jour, ne pourront te dérober à ma fureur. » Il allait frapper : « Que fais-tu ? lui crie Céphée, quel aveuglement, ô mon frère, t’égare et te pousse au crime ? Est-ce là le salaire dû à de tels services ? Est-ce là le prix du salut de ma fille ? Si tu veux entendre la vérité, ce n’est point Persée qui t’a ravi Andromède ; ce sont les implacables Néréides, c’est Ammon adoré sous les traits d’un bélier, c’est le monstre qui, du sein des mers, venait se repaître de mes entrailles. Elle te fut ravie du moment où elle fut condamnée à mourir. Cruel, aurais-tu préféré sa mort, et ma douleur pourrait-elle alléger la tienne ? Sans doute ce n’est pas assez qu’elle ait été chargée de chaînes sous tes yeux, sans qu’on t’ait vu lui porter aucun secours, toi, son oncle et son prétendant ; tu dois encore te plaindre qu’un autre l’ait sauvée, et lui enlever sa récompense. Si cette récompense te paraît belle, que n’allais-tu la conquérir sur les rochers où elle était attachée ? Souffre maintenant que celui qui l’a conquise, que celui qui a préservé ma vieillesse d’une perte cruelle reçoive le prix de son courage et le gage de ma foi ; comprends enfin que ce n’est pas à toi qu’on le préfère, mais à une mort inévitable. » Phinée se tait ; ses yeux se portent tour à tour sur son frère et sur Persée, et sa fureur ne sait auquel s’adresser. Il hésite un moment, puis, avec toutes les forces que la colère lui donne, il brandit son javelot et le lance contre Persée : mais c’est en vain ; le javelot s’enfonce dans le siège du héros ; il se lève soudain et du même trait qu’il arrache et relance d’une main courroucée, il eût percé le cœur de son ennemi, si Phinée n’eût cherché un abri derrière un autel qui protège, ô sacrilége indigne ! les jours de cet impie. Cependant le trait ne vole pas en vain et il brise le front de Rhétus : il tombe, et quand le fer est retiré de la blessure, ses membres palpitent, et son sang rejaillit sur les tables dressées près de lui. Alors une aveugle fureur s’allume dans le cœur des soldats ; les traits partent de tous côtés ; quelques voix s’écrient que Céphée doit périr avec son gendre ; mais Céphée a déjà franchi le seuil de son palais, attestant la justice, la bonne foi et les dieux protecteurs de l’hospitalité, que ce tumulte éclate malgré lui. La guerrière Pallas vole au secours de son frère ; elle le couvre de son égide et soutient son courage. Parmi les rebelles était l’Indien Athis, auquel Limnate, fille du Gange, donna, dit-on, le jour dans une grotte de cristal. À peine âgé de seize ans, une riche parure rehaussait encore l’éclat de sa beauté ; revêtu d’une robe de pourpre qu’entoure une frange d’or, il avait paré son cou d’un collier de même métal ; un riche bandeau formait une courbe gracieuse autour de ses cheveux arrosés de myrrhe. Habile à frapper du javelot le but le plus éloigné, il l’était plus encore à tendre l’arc ; et sa main en courbait avec effort le bois flexible, lorsque Persée saisit un tison fumant sur un autel, l’atteint au visage, et brise ses dents dans sa mâchoire fracassée. Il tombe, et sa belle tête roule dans le sang, sous les yeux de l’Assyrien Lycabas qui lui était uni par les liens les plus tendres, et ne faisait pas mystère de son amour. À la vue d’Athis dont la vie s’exhale par une large blessure, Lycabas verse des larmes, et saisissant l’arc tendu par son ami : « C’est avec moi que tu dois combattre, dit-il, tu n’auras pas longtemps à t’applaudir de la mort d’un enfant, et d’un triomphe dont la honte surpasse la gloire. » Il n’avait pas encore achevé ces paroles, et la corde lance une flèche acérée ; Persée l’évite, et le trait reste suspendu dans les plis de sa robe. Le petit-fils d’Acrise lève sur Lycabas un glaive éprouvé par la mort de Méduse, et le plonge dans son sein. L’Assyrien mourant tourne sur Athis des yeux qui s’éteignent déjà dans les ombres du trépas, se laisse tomber sur son corps, et emporte aux enfers la consolation de le suivre et de mourir avec lui.

Cependant le fils de Méthion, Phorbas que Syène(1) vit naître, et le Lybien Amphimédon, brûlant d’en venir aux mains, glissent et tombent dans le sang qui fume au loin sur le parvis. Ils veulent se relever, mais ils sont arrêtés par le fer qui atteint Amphimédon dans les flancs, et Phorbas à la gorge. En voyant s’avancer le fils d’Actor, Érithus, armé d’une terrible hache à deux tranchants, Persée, au lieu de se défendre avec le glaive, prend sur la table un vase d’un poids énorme et chargé de ciselures, et, le soulevant de ses deux mains, le jette à la tête de son ennemi ; celui-ci tombe renversé dans les flots de sang qui jaillissent de sa bouche, et son front va frapper la terre qui reçoit son dernier soupir. Polydémon, sorti du sang de Sémiramis, Abaris, nourri sur le Caucase, Lycète né sur les bords du Sperchius, Élyx dont la chevelure n’a jamais senti le ciseau, Phlégias et Clytus expirent sous les coups de Persée, qui foule aux pieds des monceaux de victimes. Phinée, qui n’ose se mesurer de près avec son adversaire, lui lance son javelot ; le trait s’égare et va frapper Ida, qui vainement est resté neutre dans la querelle et n’a marché sous aucun drapeau. Il tourne un regard courroucé sur l’implacable Phinée : « Puisque tu veux, dit-il, m’entraîner dans cette lutte, défends-toi, Phinée, contre l’ennemi que tu viens de te faire, et paie de ton sang celui que tu m’as fait verser. » Déjà il s’apprêtait à lui renvoyer le fer arraché de son sein, mais ses forces s’épuisent avec son sang, il tombe et il expire.

Oditès, le premier de l’empire après le roi, est abattu par l’épée de Clymène ; Hypsée frappe Proténor, et Lyncidas Hypsée. Au milieu d’eux paraît Émathios, vieillard recommandable par son amour pour la justice et son respect envers les dieux ; si les années lui défendent de combattre, il combat de la voix, et s’agitant dans la mêlée, il maudit cette lutte impie. Mais, tandis qu’il embrasse l’autel de ses mains tremblantes, le glaive de Chromis fait tomber sa tête, qui roule dans le brasier ; sa voix, à demi éteinte, murmure des imprécations, et son dernier souffle s’exhale au milieu des flammes. Après lui, deux frères, Brotéus et Ammon que le ceste(2) eût rendus invincibles, si le ceste pouvait triompher de l’épée, périssent de la main de Phinée ; il immole Ampucus, pontife de Cérès, dont le front est ceint d’une bandelette éclatante de blancheur. Tu meurs aussi, fils de Japet, toi qui n’étais pas né pour les jeux sanglants de la guerre, mais qui, voué à un ministère de paix, n’étais venu dans ce lieu que pour unir ta voix aux accords de ta lyre, et chanter la joie des festins et le bonheur de l’Hyménée. Il s’était éloigné, et sa main ne tenait que l’archet, arme peu faite pour les combats : Pettale lui dit avec un rire moqueur : « Va finir tes chants dans le séjour des ombres, » et il lui plonge dans la tempe gauche la pointe de son glaive ; le chanteur est renversé, ses doigts glacés par la mort errent sur les cordes de sa lyre, et, dans sa chute, il fait entendre des accents de douleur. Le fier Lycormas ne laisse point son trépas impuni ; il arrache un épais barreau de fer qui soutient le côté droit de la porte et frappe Pettale au milieu du crâne ; celui-ci tombe comme un jeune taureau sous la massue qui l’immole. Pélate, qui naquit sur les bords du Cinyphius,(3) veut arracher le barreau qui brille à l’autre battant ; mais sa main, percée par la lance de Coruthus, venu de la Marmarique,(4) reste clouée au bois de la porte ; et tandis qu’elle y est retenue, Abas lui perce le flanc ; sans tomber, Pélate expire, suspendu par la main. On voit périr aussi Ménalée, qui avait pris parti pour le héros, et Dorilas, le plus riche habitant du pays de Nasamones(5) ; personne ne possédait des champs plus vastes et n’entassait dans ses greniers d’aussi abondantes moissons. Le fer qui l’atteint obliquement s’arrête dans l’aine, où les coups sont mortels. Le Bactrien Halcyonée(6), qui l’a blessé, en le voyant expirer au milieu des sanglots et ses regards mourants errer de tous côtés : « L’espace que couvre ton corps, lui dit-il, est tout ce qui te reste de tes immenses domaines, » et il s’éloigne d’un cadavre sans vie ; mais Persée, de sa main victorieuse, lui darde le javelot qu’il retire de la blessure fumante de Dorilas ; le fer atteint Halcyonée au milieu du visage, se fait jour à travers la tête, et la perce de part en part. Tandis que la fortune seconde son courage, Clytius et Clanis, nés de la même mère, tombent sous les coups de Persée, diversement frappés : lancée d’un bras vigoureux, une pique de frêne traverse les cuisses de Clytius ; Clanis reçoit dans la bouche un javelot qu’il mord avec rage. Persée immole Céladon de Mendès(7) ; il immole Astrée, qui doit le jour à une mère de Syrie, et dont le père est incertain ; Ethion, qui jadis habile à lire dans l’avenir, vient d’être trompé par le vol d’un oiseau ; Thoacte, écuyer de Céphée, et Agyrtes, souillé d’un parricide.

Il reste cependant plus d’ennemis à vaincre qu’il n’y en a de vaincus : tous acharnés à un seul, des milliers de combattants l’attaquent de tous côtés, et prennent parti contre la justice et la foi jurée. Persée n’a d’autres soutiens que son beau-père et son impuissante piété, sa nouvelle épouse et sa mère, qui remplissent le palais d’affreux gémissements étouffés par le bruit des armes et par les cris des mourants. Bellone arrose de flots de sang les Pénates déjà profanes, et renouvelle sans cesse les horreurs de la mêlée. Phinée et ses mille compagnons enveloppent le héros ; plus épais que la grêle qui tombe en hiver, les traits volent autour de lui, brillent et sifflent à ses oreilles. Le dos appuyé contre le marbre d’une immense colonne, et certain de n’être plus surpris par derrière, il fait face à la foule de ses ennemis, et soutient l’effort des assaillants. À gauche, c’est Molpée de Chaonie qui l’attaque ; à droite, c’est l’Arabe Éthémon. Qu’un tigre, pressé par la faim, entende, aux extrémités d’une vallée, mugir deux troupeaux de bœufs, il ne sait de quel côté courir de préférence, et voudrait fondre sur tous les deux à la fois : tel Persée, incertain s’il doit s’élancer à droite ou à gauche, blesse Molpée à la jambe, le force à reculer, et se contente de le mettre en fuite. Éthémon ne lui laisse pas le temps de poursuivre Molpée : emporté par sa fureur et brûlant de frapper le héros à la tête, il mesure si mal l’effort de son bras, que son épée se brise contre la base de la colonne. Le fer vole en éclats, et sa pointe vient se fixer dans la gorge de son maître. Cependant le coup ne pouvait lui donner la mort : Éthémon chancelle, et tend vainement ses bras désarmés : Persée lui plonge dans le sein le glaive qu’il reçut de Mercure.

Voyant enfin que son courage allait succomber sous le nombre, il s’écrie : « C’est vous-même qui m’y forcez ; eh bien ! j’emprunterai le secours d’un ennemi vaincu : détournez vos regards, ô mes amis ! si j’ai des amis en ces lieux. » Et il présente la tête de la Gorgone. « Cherche ailleurs quelqu’un qui se laisse effrayer par tes prestiges, » répond Thescélus ; et, levant sa main pour lancer un trait fatal, il est changé en statue de marbre, et demeure immobile dans cette attitude. À ses côtés, Ampyx dirigeait son glaive vers la poitrine de Lyncidas, qui renferme un cœur généreux ; sa main, près de l’atteindre, durcit tout à coup, et ne peut se mouvoir en aucun sens. Nilée, qui se vantait faussement d’être fils du Nil, et qui portait sur son bouclier les sept bouches du fleuve, gravées en or et en argent, s’avance vers Persée : « Jette les yeux, dit-il, sur le berceau de ma famille ; tu emporteras dans le silencieux séjour des Ombres une grande consolation, en tombant sous les coups d’un ennemi tel que moi. » Les derniers sons de sa voix meurent inachevés ; sa bouche entr’ouverte semble vouloir parler ; mais elle n’offre plus d’issue à la parole. « C’est votre lâcheté, et non la tête de la Gorgone, qui vous glace, leur crie Éryx en fureur : accourez avec moi, et faites mordre la poussière à ce jeune audacieux, qui n’a pour armes que des enchantements. » Il voulait s’élancer, mais ses pas s’attachent à la terre : ce n’est plus qu’un immobile rocher, sous les traits d’un guerrier en armes.

Ceux-ci du moins méritaient leur châtiment ; mais un des soldats de Persée, Acontée, en combattant pour lui, regarde la Gorgone, et soudain il se transforme en rocher. Astyage le croit encore vivant et le frappe de sa longue épée, qui rend des sons aigus. Tandis qu’il s’étonne, il subit la même métamorphose : il est marbre, et la surprise reste empreinte sur son visage. Il serait trop long de nommer la foule des soldats de Phinée : deux cents avaient survécu au combat ; deux cents furent changés en pierre à l’aspect de la Gorgone.

Phinée se repent enfin d’avoir allumé cette guerre injuste. Mais que faire ? il ne voit que des statues dans diverses attitudes ; il reconnaît ses compagnons, il les nomme, il les appelle, il invoque leur secours. Ne pouvant en croire ses yeux, il touche ceux qui sont près de lui, et sa main ne touche que du marbre. Alors il détourne la tête, et, d’un air suppliant, il élève obliquement ses mains et ses bras en signe de défaite. « Tu triomphes, dit-il, ô Persée ! éloigne ce monstre terrible ; écarte cette tête de Méduse qui enfante des rochers ; écarte-la, je t’en conjure : ce n’est ni la haine, ni la soif de régner qui m’ont poussé à cette guerre ; j’ai combattu pour une épouse : tes droits se fondent sur tes services, et les miens sur le temps : je me repens de ne pas t’avoir cédé. Intrépide Persée, je ne demande que la vie ; laisse-la-moi : tout le reste t’appartient. » Il dit, et n’ose lever les yeux sur celui que sa voix implore. « Timide Phinée, répond le héros, je puis t’accorder une faveur d’un grand prix pour les lâches ; cette faveur, rassure-toi, tu l’obtiendras : tu seras invulnérable aux atteintes du fer. Je ferai plus : tu seras un monument éternel de ma clémence. On te verra toujours dans le palais de mon beau-père, et l’image de celui qui lui fut destiné sera pour mon épouse une consolation. » À ces mots, il présente la tête de la fille de Phorcus, du côté vers lequel Phinée détournait ses regards effrayés. C’est en vain que ses yeux veulent encore l’éviter, sa tête se roidit ; ses yeux sont du marbre, ses larmes du cristal. Son visage respire la crainte ; sous la pierre, son air est humble, sa main suppliante, et son front marqué du sceau des remords.

II. Après sa victoire, le petit-fils d’Abas rentre avec sa compagne dans les murs d’Argus, sa patrie. Pour venger son aïeul, si peu digne de ses bienfaits(8), il attaque Prétus, qui prit les armes contre son frère, le mit en fuite et s’empara d’Acrisium. Mais ni la force de ses armes, ni la citadelle dont il s’était rendu maître par une trahison, ne peuvent le faire triompher de l’aspect terrible du monstre hérissé de serpents. Et toi qui règnes sur l’étroite Sériphe, ô Polydecte(9), ni la valeur du jeune héros, éprouvée par tant d’exploits, ni ses revers ne peuvent te désarmer ; dans ton cœur inflexible, tu nourris une haine mortelle, car les haines injustes n’ont pas de terme ; tu rabaisses même sa gloire, et tu traites d’imposture la mort de Méduse. « Je vais te donner une preuve de la vérité, dit Persée : amis ! détournez les yeux. » Il élève la tête de Méduse, et le roi de Sériphe n’est plus qu’un rocher inanimé.

Pallas avait jusqu’alors accompagné son frère, né d’une pluie d’or ; mais, enveloppée d’un profond nuage, elle quitte Sériphe, laissant à sa droite et Cythne et Gyare(10) ; elle suit au dessus des flots le chemin qui lui paraît le plus court, et se dirige vers Thèbes et vers l’Hélicon, séjour des chastes Muses. Elle s’arrête sur ce mont, et tient ce langage aux doctes sœurs : « La Renommée a porté jusqu’à mes oreilles la nouvelle de cette fontaine que Pégase aux ailes rapides a fait jaillir de terre sous ses pieds vigoureux ; elle est l’objet de mon voyage : j’ai voulu voir cette merveille opérée par le coursier qui naquit sous mes yeux du sang de sa mère. » Uranie lui répond : « Quel que soit le motif qui te fait visiter nos demeures, ô déesse ! ta présence remplit nos âmes de joie ; la renommée dit vrai : c’est à Pégase que nous devons cette source. » À ces mots, elle conduit Pallas vers l’onde sacrée. La déesse admire longtemps ces eaux que le pied de Pégase a fait sortir de la terre, et, promenant ses regards autour des bois sacrés et des antiques forêts, des grottes et des prairies émaillées de fleurs, elle trouve les filles de Mnémosyne également heureuses de ce séjour et de leurs études. Une des neuf sœurs lui répond : « Ô déesse, si ton courage ne t’avait appelée à de plus hautes entreprises, tu te serais mêlée à nos chœurs. Oui, tu dis vrai, et tu loues avec justice et nos travaux et notre séjour ; notre destin serait heureux, s’il était plus tranquille. Mais est-il un asile assuré contre le crime ? Tout alarme des vierges timides ; le barbare Pyrène est sans cesse présent à mes yeux, et je n’ai pu encore recueillir mes esprits troublés. Le cruel, à la tête de ses Thraces, s’était emparé de Daulis et des champs de la Phocide, qu’il tenait injustement sous son joug. Nous nous rendions aux temples élevés sur le Parnasse ; il nous vit venir et rendit à notre divinité des hommages trompeurs : « Filles de Mnémosyne (car il nous connaissait), arrêtez-vous, dit-il ; ne craignez pas, je vous en conjure, de chercher sous mon toit un abri contre l’orage et la pluie (il pleuvait alors). Souvent les dieux ont franchi le seuil de plus modestes asiles. » Ébranlées par ses paroles, et vaincues par le temps, nous cédons à sa prière, et nous entrons dans le vestibule de son palais. La pluie avait cessé de tomber, et, vainqueur de l’Auster, l’Aquilon chassait les sombres nuées des cieux épurés par l’orage ; nous faisons un mouvement pour nous éloigner : Pyrène ferme les portes et se dispose à la violence, nous l’évitons en nous élevant sur des ailes ; il monte, comme pour nous suivre, au sommet d’une tour : « Quelle que soit votre route, dit-il, elle sera la mienne, » et, dans son aveugle transport, il s’élance du faîte de la tour, tombe la tête la première, et se brise le front contre la terre, qu’il arrose en mourant de son sang odieux. »

La Muse parlait encore lorsque des ailes s’agitent avec bruit dans les airs ; et, du haut des arbres, une voix semble saluer Minerve. La fille de Jupiter lève les yeux, et cherche d’où partent des sons si bien articulés ; elle croit qu’une voix humaine a frappé son oreille : c’était celle d’un oiseau ; c’était celle des pies qui, au nombre de neuf, déploraient leur destinée, et, perchées sur les arbres, imitaient le langage des humains. Minerve s’étonne, et la Muse reprend : « C’est depuis que, vaincues, dans un combat, celles que vous entendez augmentent le nombre des oiseaux. Le riche Piérus leur donna la vie dans les champs de Pella ; elles eurent pour mère Évippé, de Péonie(11), qui, neuf fois féconde, invoqua neuf fois la puissante Lucine. Follement orgueilleuses de leur nombre, elles traversent les villes de l’Hémonie et de l’Achaïe, et viennent jusqu’ici nous défier au combat par ces insolentes paroles : « Cessez d’abuser un ignorant vulgaire par la vaine douceur de vos chants ; c’est avec nous, si vous l’osez, qu’il faut vous mesurer, filles de Thespie(12). Vous ne l’emporterez ni pour l’art ni pour la voix, et notre nombre égale le vôtre ; cédez-nous, si vous êtes vaincues, les sources d’Hippocrène et d’Aganippe(13), ou recevez, pour prix de la victoire, les campagnes d’Émathie jusqu’aux monts de la Péonie, toujours couronnés de neige. Que les Nymphes soient les juges du combat. » Une semblable lutte était honteuse ; mais un refus eût paru plus honteux encore. Les Nymphes choisies pour arbitres jurent par les fleuves et prennent place sur des sièges taillés dans le roc. Alors, se levant la première sans avoir été désignée par le sort, celle des Piérides qui proposa le défi chante la guerre des dieux, exalte injustement la gloire des géants, et rabaisse celle des immortels ; elle raconte comment Typhée, sorti des entrailles de la terre, fit trembler les habitants du céleste séjour, les mit tous en fuite, et les força de chercher un asile jusque dans les plaines de l’Égypte et sur les bords du Nil aux sept embouchures ; elle ajoute que, toujours poursuivis par ce monstrueux enfant de la Terre, les dieux revêtirent, pour se cacher, des formes mensongères(14). « Jupiter, dit-elle, était le chef de ce troupeau, et c’est depuis ce temps que la Lybie, lui donnant des cornes recourbées, l’adore sous le nom d’Ammon ; le dieu de Délos se changea en corbeau, le fils de Sémélé en bouc, la sœur de Phébus en chatte ; la fille de Saturne devint une blanche génisse, Vénus se cacha sous l’écaille d’un poisson, et Mercure sous les ailes d’un ibis. »

Ainsi chanta la fille de Piérus en s’accompagnant de la lyre. « On nous presse de commencer….. mais peut-être le temps et le loisir vous manquent pour prêter l’oreille à nos concerts. — Non, répondit Pallas, redites-moi fidèlement le sujet de vos chants » ; et elle s’assied à l’ombre, sous le feuillage qu’agite un léger souffle. La Muse reprend : « Une seule de nous soutient l’honneur du combat. Calliope se lève, et, rassemblant ses cheveux avec un rameau de lierre, elle interroge de ses doigts les cordes de sa lyre plaintive ; elles vibrent, et les accords s’unissent aux accents de la Muse.

Cérès a, la première, ouvert le sein de la terre avec le fer recourbé de la charrue ; l’homme lui doit ses premiers fruits, des aliments plus doux, et ses premières lois(15) ; toute chose est un bienfait de Cérès : c’est elle que je vais chanter ; puissé-je faire entendre des chants dignes de la déesse, car la déesse est digne de mes chants ! Une île vaste, Trinacrie, couvre les restes d’un géant et, sous sa masse énorme, presse Typhée, qui osa aspirer au céleste séjour. Il lutte contre ce fardeau, et souvent il s’efforce de se relever ; mais sa main droite est placée sous le Pélore, voisin de l’Ausonie, sa gauche sous tes pieds, ô Pachyne ! le Lilybée pèse sur ses jambes, et l’Etna sur sa tête. Couché sous les flancs de cette montagne, Typhée lance des tourbillons de sable, et de sa bouche ardente vomit un torrent de flammes. Que de fois il s’agite pour briser les masses qui l’accablent, et pour secouer les villes et les monts entassés sur son sein ! La terre tremble sous ses efforts ; le maître lui-même du silencieux empire craint qu’elle ne s’entr’ouvre, sillonnée par des cavités profondes, et que le jour, pénétrant dans sa demeure, n’aille glacer d’effroi les ombres épouvantées. La peur de ce désastre l’avait fait sortir de son ténébreux palais, et, sur son char traîné par de noirs coursiers, il visitait d’un œil attentif les fondements de la Sicile ; lorsqu’après un examen sévère, il a vu que rien ne chancelle, ses craintes l’abandonnent. Du haut du mont Éryx, son empire, Vénus l’aperçoit errant dans la plaine ; elle embrasse son fils volage : « Ô toi, mon appui, ma force et ma puissance ; ô mon fils ! dit-elle ; prends ces traits qui domptent le monde, ô Cupidon ! et dirige tes flèches rapides vers le cœur de ce dieu à qui le sort assigna la dernière part de ce triple univers : les dieux de l’Olympe, et Jupiter lui-même, les divinités de la mer, et celui qui leur donne des lois, subissent ton joug victorieux. Pourquoi l’enfer manque-t-il à notre triomphe ? Pourquoi ne pas l’ajouter à ton empire et à celui de ta mère ? L’enfer est la troisième partie du monde. L’Olympe (voilà le fruit de notre patience) a déjà des mépris pour nous ; la puissance de l’Amour s’affaiblit avec la mienne. Ne vois-tu point Pallas et la déesse habile à lancer le javelot échapper à mes lois ? La fille de Cérès, si nous le souffrons, gardera comme elles une éternelle virginité ; elle aussi nourrit cette espérance. Ô mon fils ! si l’empire que je partage avec toi me donne quelques droits sur ton cœur, fais que Pluton devienne l’époux de sa nièce. » Vénus parle, et Cupidon ouvre son carquois ; il y prend, au gré de sa mère, une flèche qu’il choisit entre mille ; il n’en est pas de plus aiguë, de plus certaine, de plus docile à l’impulsion de l’arc. Il courbe le bois flexible sur son genou, et perce d’un trait acéré le cœur du roi des enfers.

Non loin des remparts d’Enna(16) est un lac profond qu’on appelle Pergus ; jamais le Caystre, dans son cours, n’entendit chanter plus de cygnes sur son rivage : des arbres touffus couronnent ses eaux et les enveloppent au loin d’un rideau de verdure, qui ferme tout accès aux traits de Phébus, et répand une agréable fraîcheur ; la terre que baigne cette onde est émaillée de fleurs aussi brillantes que la pourpre de Tyr. Là règne un éternel printemps : c’est dans ce bocage que Proserpine cueille, en se jouant, la violette et le lis éclatant de blancheur ; avec toute la vivacité de son âge, elle en remplit sa corbeille et son sein ; elle se hâte, à l’envi de ses compagnes, de moissonner les plus belles fleurs. Un seul instant suffit au roi des Enfers pour la voir, l’aimer et l’enlever, tant l’Amour a de hâte ! La déesse tremblante appelle d’une voix plaintive sa mère et ses compagnes, mais plus souvent sa mère. Elle déchire les long plis de sa robe, d’où tombent les fleurs qu’elle a cueillies ; tant la simplicité accompagne sa jeunesse ! Dans son malheur même la jeune fille s’afflige de la perte de ses fleurs. Le ravisseur pousse son char, excite chacun des coursiers par son nom, et secoue les sombres rênes sur leur cou et sur leur crinière. Il franchit dans sa course les lacs profonds, les étangs de Palice(17), dont les eaux exhalent l’odeur du soufre, et bouillonnent au sein de la terre entr’ouverte ; il traverse les campagnes où les Bacchiades(18), originaires de Corinthe, que baigne une double mer, fondèrent une ville entre deux portes d’inégale grandeur.

Entre Cyane(19) et Aréthuse(20), qui prend sa source à Pise, la mer est resserrée dans une gorge en forme de croissant. Là réside Cyane, la plus renommée entre les nymphes de Sicile, et qui a donné son nom au lac. Elle paraît hors de l’eau jusqu’à la ceinture et reconnaît le dieu : « Vous n’irez pas plus loin, dit-elle ; voulez-vous être par force le gendre de Cérès ? Il fallait demander Proserpine et non la ravir. Moi-même, s’il m’était permis de comparer ma bassesse à la grandeur, moi-même je fus aimée d’Anapis, et ce ne fut qu’après avoir été désarmée par ses prières et non par la terreur, que je devins son épouse. » Elle dit ; et, les bras étendus des deux côtés, elle barre le passage à Pluton. Le fils de Saturne ne peut contenir sa colère ; il presse ses terribles coursiers, et son sceptre, lancé d’un bras vigoureux, plonge au fond du gouffre ; la terre, ébranlée du coup, lui ouvre un chemin jusqu’au Tartare, et reçoit son char, qui roule dans l’abîme. Cyane déplore l’enlèvement de la déesse et l’injure faite à son onde violée : l’âme atteinte d’une blessure secrète et sans remède, elle se fond tout en pleurs, et se résout goutte à goutte dans ces mêmes eaux, dont elle était naguère la divinité tutélaire : on voit alors ses membres s’amollir, ses os devenir flexibles, et ses ongles perdre leur dureté les parties les plus délicates de son corps, ses cheveux d’azur, ses doigts, ses jambes, ses pieds, sont les premières qui deviennent liquides ; car pour ces membres déliés la métamorphose en une onde glacée est rapide. Puis son dos, ses épaules, ses flancs, son sein s’écoulent en ruisseaux. Enfin ce n’est plus un sang plein de vie, c’est de l’eau qui coule dans ses veines transformées ; il ne reste plus rien que la main puisse saisir.

Cependant la mère de Proserpine, alarmée sur le sort de sa fille, la cherche en vain par toute la terre et sur toutes les mers. Ni l’Aurore, déployant à son lever sa radieuse chevelure, ni Vesper ne l’ont vue s’arrêter ; elle allume deux torches de pin aux flammes de l’Etna, et les porte sans relâche au milieu des froides ténèbres. Quand la clarté bienfaisante du jour a fait pâlir les étoiles, elle cherche sa fille depuis l’heure où le soleil se lève jusqu’à celle où le soleil se couche. Un jour qu’épuisée de fatigue et dévorée par une soif ardente, elle ne trouvait aucune source pour se désaltérer, le hasard découvre à ses yeux une cabane couverte de chaume ; elle frappe à son humble porte ; une vieille paraît et voit la déesse qui lui demande à boire ; elle lui présente un doux breuvage, composé d’orge et de miel, qu’elle venait de faire bouillir(21). Tandis que Cérès boit à longs traits, un enfant, au regard dur et insolent, s’arrête devant elle, et rit de son avidité. La déesse offensée jette le reste du breuvage sur le front de l’enfant, qui parle encore. Pénétré de cette liqueur, son visage se couvre aussitôt de mille taches, ses bras font place à deux pattes, une queue achève la métamorphose et termine son corps, qui conserve à peine, en se rapetissant, la faculté de nuire ; réduit à des formes chétives, il n’est plus qu’un lézard : la vieille en pleurs s’étonne de ce prodige, elle veut le toucher ; mais il fuit et court se cacher ; il tire son nom de la couleur de sa peau, où les gouttes du fatal breuvage sont parsemées comme autant d’étoiles.

Il serait trop long de dire sur quelles terres et sur quelles mers la déesse promena sa course errante : le monde manque enfin à ses recherches ; elle revient en Sicile, et, l’explorant de nouveau, elle arrive sur les bords de Cyane. Sans sa métamorphose, la nymphe lui eût tout raconté ; mais elle voudrait en vain parler : elle n’a plus ni bouche, ni langue, ni aucun autre moyen de se faire entendre. Elle donne cependant des indices certains, en montrant à la déesse la ceinture de sa fille, qui tombée par hasard dans les ondes sacrées, flotte encore à leur surface. Cérès la reconnaît ; alors, comme si elle recevait la première nouvelle du rapt de Proserpine, elle arrache ses cheveux épars, et frappe son sein à coups redoublés. Ignorant encore en quel lieu de la terre est sa fille, elle maudit la terre entière, l’accuse d’ingratitude, et la déclare indigne de ses bienfaits : elle accuse surtout Trinacrie, où elle trouve la trace de son malheur. De sa main irritée elle brise la charrue ; dans son courroux, elle fait également périr et le laboureur et le bœuf, compagnon de ses travaux ; elle défend aux guérêts de rendre le grain qui leur fut confié, et le corrompt jusque dans son germe. La Sicile est déchue de cette fertilité renommée dans le monde entier ; les blés meurent en herbe, brûlés par les feux du soleil, ou inondés par des torrents de pluie. Les vents exercent de funestes influences ; d’avides oiseaux dévorent les grains à peine déposés dans le sein de la terre ; l’ivraie, le chardon et l’herbe parasite étouffent les moissons.

Aréthuse élève alors sa tête au-dessus de ses ondes, qui d’abord ont arrosé l’Élide(22), et, rejetant loin de son front son humide chevelure, elle s’écrie : « Ô mère des moissons ! mère de Proserpine, que vous avez cherchée dans tout l’univers, mettez un terme à vos immenses fatigues, et ne poursuivez pas de votre terrible courroux une contrée fidèle ; elle ne l’a point mérité, et c’est contre son gré qu’elle a donné passage au ravisseur. Ce n’est point pour ma patrie que je vous implore ; je suis venue sur ces bords en étrangère ; Pise est ma patrie, et je tire mon origine de l’Élide. La Sicile n’est pour moi qu’une terre hospitalière ; mais elle a plus de charmes, à mes yeux, que toute autre contrée ; et, sous le nom d’Aréthuse, j’ai fixé ici mes pénates et mon séjour : que votre colère s’apaise et daigne l’épargner. Vous saurez un jour comment j’ai changé de demeure, comment je me suis frayé une route à travers l’immense Océan jusqu’aux rivages d’Ortygie. Ce récit viendra plus à propos lorsque, affranchie de vos peines, le chagrin n’attristera plus votre visage. La terre m’ouvre ses canaux souterrains ; et, roulant mes eaux à travers ses cavernes profondes, je relève ma tête en ces lieux, où je revois les astres longtemps cachés à mes regards ; en coulant au fond de la terre, dans ces routes voisines des gouffres du Styx, mes yeux ont vu Proserpine, ta fille. La tristesse et l’effroi sont encore empreints sur son visage ; mais elle est reine ; elle est la souveraine du sombre empire, la puissante compagne du dieu des enfers. »

À ce discours, la mère de Proserpine, immobile comme une statue de marbre, demeure frappée d’un long étonnement. Lorsque l’égarement de sa raison a fait place à la plus vive douleur, elle remonte, sur son char, aux célestes demeures. Le visage baigné de larmes, les cheveux épars et le désespoir dans l’âme, elle s’arrête devant le temple de Jupiter. « C’est pour mon sang et pour le tien que je viens t’implorer, ô maître des dieux ! Si la mère a perdu ses droits à ta pitié, ah ! que du moins ma fille touche le cœur de son père ! Je t’en conjure, ne va pas, indifférent à son malheur, la punir d’avoir reçu le jour dans mes flancs. Je la retrouve enfin cette fille que j’ai si longtemps cherchée, si c’est la retrouver que d’être certaine de l’avoir perdue, si c’est la retrouver que de savoir où elle est. Je puis pardonner à Pluton son enlèvement, pourvu qu’il me la rende. Ta fille, car, hélas ! elle n’est plus à moi : ta fille ne doit pas être l’épouse d’un ravisseur. » Jupiter lui répond : « Proserpine est le gage de notre tendresse et l’objet commun de notre sollicitude ; mais s’il faut donner aux choses leur véritable nom, ce rapt n’est pas un outrage ; il est le crime de l’Amour. Nous n’aurons pas à rougir d’un tel gendre, si tu consens à cet hymen, ô déesse ! Sans parler de ses autres titres, n’est-ce pas assez pour lui d’être le frère de Jupiter ? Que lui manque-t-il ? Il ne le cède qu’à moi, et c’est le sort qui l’a voulu. Cependant, si tu as vivement à cœur d’arracher Proserpine de ses bras, elle rentrera dans l’empire céleste, pourvu qu’aux enfers elle n’ait touché de ses lèvres aucun aliment : tel est l’arrêt des Parques. »

Il dit, et Cérès a résolu de rappeler sa fille sur la terre ; mais les destins s’opposent à ses vœux : Proserpine avait enfreint la loi qui lui prescrivait l’abstinence. Errant dans les jardins de Pluton, la jeune déesse, avec toute la simplicité de son âge, cueillit sur un arbre qui pliait sous les fruits une grenade, dont ses lèvres pressèrent sept grains tirés de leur pâle écorce. Ascalaphe seul la vit, Ascalaphe qu’une des nymphes les plus célèbres de l’Averne, Orphné, aimée de l’Achéron, enfanta, dit-on, dans un antre obscur. Il la vit ; et, par une cruelle révélation, il empêcha son retour. La reine de l’Erèbe gémit, change ce témoin indiscret en un oiseau sinistre ; et sur sa tête, arrosée des eaux du Phlégéton, elle fait naître un bec, des plumes et de grands yeux. Dépouillé de sa première forme, il s’enveloppe d’ailes jaunâtres ; sa tête grossit ; ses ongles s’allongent et se recourbent. Il peut à peine agiter les plumes nées sur ses bras engourdis : il n’est plus qu’un oiseau hideux, messager de deuil et de larmes, un morne hibou, qui n’apporte que de funestes présages.

La métamorphose d’Ascalaphe(23) peut du moins paraître la peine de ses indiscrètes révélations ; mais vous, filles d’Achéloüs, d’où vous viennent, avec un visage de vierge, ces ailes et ces pieds d’oiseaux ? Serait-ce qu’au moment où Proserpine cueillait les fleurs du printemps, vous étiez au nombre de ses compagnes, ô Syrènes ? Après l’avoir vainement cherchée sur toute la terre, emportées sur la mer par votre sollicitude, vous souhaitiez de pouvoir vous soutenir à la surface des flots avec des ailes ainsi qu’avec des rames. Les dieux se montrèrent faciles à vos prières : vous vîtes soudain votre corps se revêtir d’un plumage doré ; et, pour conserver ces chants dont la mélodie charme l’oreille, pour conserver les trésors de votre voix, les dieux vous laissèrent vos traits de vierges et le langage des humains.

Arbitre entre son frère et sa sœur infortunée, Jupiter divise l’année en deux portions égales, et ordonne que Proserpine, prenant place tour à tour parmi les divinités des deux empires, passera six mois auprès de sa mère(24) et six mois auprès de son époux. Le calme renaît aussitôt dans le cœur et sur le visage de Cérès : son front, qui naguère eût pu paraître triste même au roi des Enfers, s’épanouit de joie, pareil à l’astre du jour, qui, d’abord voilé d’humides brouillards, sort vainqueur et radieux du sein des nuages.

La bienfaisante Cérès, heureuse d’avoir retrouvé sa fille et libre d’inquiétude, veut savoir, Aréthuse, et le motif de ton voyage, et pourquoi tu devins une source sacrée. Les ondes font silence, et la nymphe, élevant sa tête au-dessus d’elles, essuie de sa main sa chevelure d’azur, et raconte les anciennes amours du fleuve qui arrose l’Élide : « J’étais une des nymphes de l’Achaïe, dit-elle ; aucune autre ne se montrait plus ardente à chercher dans les bois les lieux favorables à la chasse, plus ardente à tendre les filets. Jamais je n’ambitionnai la gloire de la beauté, je n’aspirais qu’à celle du courage. Cependant je passais pour belle ; mais les éloges prodigués à mes attraits ne me flattaient pas. Ces avantages, dont partout on tire vanité, dans ma simplicité grossière, j’en rougissais, et le don de plaire était un crime à mes yeux. Un jour, il m’en souvient, excédée de fatigue, je revenais de la forêt de Stymphale(25) ; la chaleur était accablante, et ma lassitude la rendait plus accablante encore. Je rencontre un ruisseau qui coulait lentement et sans murmure ; si transparent jusqu’au fond de son lit, qu’au travers du cristal, l’œil pouvait compter les cailloux répandus sur le sable, et d’un cours si tranquille, qu’à peine il paraissait couler. Des saules au blanc feuillage, des peupliers, dont ces eaux entretenaient la verdure, répandaient sur la rive inclinée un ombrage qui ne devait rien à l’art. Je m’approche, et d’abord je mouille dans l’onde la plante de mes pieds ; ensuite j’y descends jusqu’au genou. Ce n’était point assez encore : je détache mes vêtements légers ; je les suspends aux branches flexibles d’un saule, et je me plonge nue au sein des eaux. Tandis que je les frappe de mes mains, que je les divise en me jouant de mille façons, et que j’agite mes bras sans repos, j’entends sortir de l’onde je ne sais quel murmure. Saisie d’effroi, je cours à la rive prochaine : « Où fuis-tu, Aréthuse ? me crie Alphée, du milieu de ses eaux ; où fuis-tu ? répète sa voix à demi éteinte. » Je fuis sans vêtements : je les avais laissés sur la rive opposée. Il me poursuit et s’enflamme davantage ; ma nudité semble lui promettre un triomphe facile. Plus je me hâte, et plus, dans son délire, il précipite ses pas ; ainsi, d’une aile tremblante, la colombe fuit devant l’épervier, ainsi l’épervier presse la colombe tremblante. Mes forces me conduisent jusqu’aux murs d’Orchomène et de Psophis ; je franchis le mont Cyllène, le sinueux Ménale, le sommet glacé d’Érymanthe et les plaines de l’Élide. La vitesse d’Alphée ne surpassait pas la mienne ; mais nos forces étaient trop inégales : je ne pouvais soutenir longtemps la fatigue de ma course ; il pouvait encore fournir une longue carrière. Cependant je courais à travers les plaines et les montagnes ombragées de forêts ; je courais à travers les pierres, les rochers et des lieux où ne s’ouvrait aucun chemin. Le soleil était derrière moi ; je vis devant mes pas s’allonger une grande ombre : peut-être était-ce une illusion de la peur ; mais au moins suis-je bien certaine d’avoir entendu avec effroi sa marche bruyante, et senti le souffle de son haleine rapide agiter le bandeau qui retenait mes cheveux. Épuisée par la fuite : « Je suis perdue, m’écriai-je ; ô toi que Dictys adore, vole au secours de la nymphe dépositaire de tes armes, et souviens-toi que tu m’as souvent fait porter ton arc et tes flèches renfermées dans ton carquois ! » La déesse, touchée de ma prière, saisit un épais nuage et le jette sur moi. À peine en suis-je enveloppée, que le fleuve, sans savoir où je suis, me cherche autour de ses flancs caverneux. Deux fois, sans me trouver, il fait le tour de la nue où la déesse m’a cachée ; deux fois il m’appelle : « Io ! Aréthuse, Io ! Aréthuse ! Malheureuse ! » Quel fut alors mon effroi ; j’étais comme la brebis, lorsqu’elle entend les loups frémir autour de son étable ; ou comme le lièvre qui, caché dans un buisson, voit la meute ennemie, et n’ose faire aucun mouvement. Alphée ne s’éloigne pas encore, parce qu’il n’aperçoit au-delà de ce lieu aucune trace de mes pas : il attache ses regards sur la nue et sur la place qu’elle occupe. Assiégée dans mon asile, une froide sueur se répand sur mon corps, et des gouttes bleuâtres découlent de tous mes membres. L’eau naît partout sous mes pieds ; elle tombe en rosée de mes cheveux, et je suis changée en fontaine en moins de temps que je n’en mets à faire ce récit. Mais le fleuve me reconnaît dans cette onde qu’il aime encore ; et, dépouillant les traits mortels dont il s’était revêtu, il reprend sa forme liquide, pour mêler ses flots avec les miens. Diane entr’ouvre la terre : plongée dans ses sombres cavernes, je roule jusqu’aux rives d’Ortygie, et cette île qui m’est chère, puisqu’elle porte le nom de la déesse qui m’a sauvée, me voit la première reparaître à la clarté des cieux. »

Ainsi parle Aréthuse. La déesse des moissons attelle à son char deux serpents(26), soumet leur bouche au frein, et s’élance dans les airs, entre le ciel et la terre. Elle descend dans la ville de Pallas, confie son char léger à Triptolème(27), et, lui remettant des semences, elle lui ordonne d’en jeter une partie dans des terres, et le reste dans celles qui recevront une seconde culture, après un long repos. Bientôt le jeune Triptolème s’élève dans son essor au-dessus de l’Europe et de l’Asie : il s’arrête sur les rivages de la Scythie, où règne Lyncus, et se rend au palais de ce prince. « Ma patrie, répond-il, c’est la célèbre Athènes ; Triptolème est mon nom : pour venir en ces lieux, je n’ai traversé ni la mer sur un vaisseau, ni la terre à pied ; je me suis frayé un chemin dans les plaines de l’air. J’apporte avec moi les présents de Cérès, qui, répandus dans le vaste sein de la terre, produisent d’abondantes moissons et de doux aliments. » Le Barbare, jaloux d’usurper l’honneur d’un si grand bienfait, offre à Triptolème l’hospitalité ; et, tandis que le sommeil appesantit ses yeux, il l’attaque, le fer à la main. Il allait lui percer le sein ; mais Cérès le change en lynx, et commande au jeune Athénien de lancer de nouveau dans les airs ses coursiers sacrés. »

La plus âgée de nos sœurs avait fini ses doctes chants ; les nymphes, d’une voix unanime, décernent la palme aux divinités qui résident sur l’Hélicon. Nos rivales vaincues ont recours à l’injure : « C’est trop peu pour vous, leur dit la Muse, d’avoir mérité votre châtiment par un téméraire défi ; à cette faute, vous ajoutez l’insulte. La patience n’est plus en notre pouvoir ; nous saurons vous punir et suivre les mouvements de notre colère. » Les filles de l’Émathie accueillent ces menaces par le rire du mépris ; elles veulent parler, et joindre à la violence de leurs clameurs des gestes insolents. Tout à coup elles voient des plumes se faire jour à travers leurs ongles, et leurs bras se couvrir de duvet : se regardant l’une l’autre, elles voient leur bouche se durcir en un bec allongé ; oiseaux d’une espèce nouvelle, elles vont peupler les forêts. Elles veulent meurtrir leur sein, mais leurs bras agités les soulèvent et les tiennent suspendues dans les airs ; elles sont métamorphosées en pies, hôtesses injurieuses des forêts : sous leur nouveau plumage, elles ont conservé leur ancien caquet, leur voix rauque et babillarde, et leur désir insatiable de parler.


(1) Syène était une ville considérable d’Égypte, voisine de l’Éthiopie, près du tropique du Cancer ; c’est aujourd’hui Assouan.

(2) Le ceste était un gantelet ou brassard en cuir de bœuf, garni de plomb, de fer ou d’airain, dont s’armaient ceux qui disputaient le prix du pugilat. Ils s’en couvraient les mains et les bras jusqu’au coude, à l’aide de courroies.

(3) Le Cinyphius est une rivière d’Afrique appelée aujourd’hui Macros, dans le royaume de Tripoli.

(4) La Marmarique était une grande contrée de l’Afrique, entre l’Égypte et les Syrtes, bornée au nord par la Méditerranée, à l’est par l’Égypte, à l’ouest par la Cyrénaïque.

(5) Les Nasamons étaient d’anciens peuples de l’Afrique, qui occupaient une partie du Sahara, ou désert de Barbarie.

(6) La Bactriane était une province de Perse entre la Margiane, la Scythie, l’Inde et le pays des Messagètes. Son nom moderne est Khoraçan. et celui de la ville capitale Termend.

(7) Mendès était la métropole de la Mendésie, contrée de l’Égypte.

(8) Acrisius avait renfermé dans un coffre Danaé et Persée, et les avait fait exposer sur la mer.

(9) Polydecte était roi de Sériphe, l’une des Sporades dans la mer Égée. Il fit élever Persée et Danaé qu’il avait recueillis. Lorsque Persée fut devenu grand, il l’éloigna de son île, et osa déclarer ses feux à Danaé, qui, par le secours de Dictys, frère de Polydecte, se sauva dans le temple de Minerve. À son retour, Persée changea en rocher Polydecte, et plaça Dictys sur le trône.

(10) Cythne et Gyare étaient deux des Cyclades dans la mer Égée. Ce sont aujourd’hui Termie et Joura.

(11) La Péonie était une province de la Macédoine, entre la Mygdonie et l’Émathie.

(12) Thespie, ville de Béotie, était située au pied de l’Hélicon, et suivant Pline, au pied du Parnasse.

(13) Aganippe était fille du fleuve Permesse ; elle fut métamorphosée en une fontaine, dont les eaux avaient la vertu d’inspirer les poètes.

(14) Eusèbe voit dans cette métamorphose des dieux l’origine de leur culte chez les Égyptiens.

(15) On donnait à Cérès le nom de Θεσμοφόρος, fondatrice des lois, parce que l’agriculture, dont elle était la mère, avait jeté le fondement des lois, en fixant les propriétés.

(16) Enna, ville de Sicile, était située vers le milieu de cette île, ce qui la fit surnommer Siciliæ umbilicus : c’est aujourd’hui Castro Giovanni. Cérès y avait un temple. Cicéron et Tite-Live placent, comme Ovide, auprès d’Enna, le théâtre de l’enlèvement de Proserpine. Claudien et Hygin le placent sur le mont Etna, Homère dans les champs de Nyda.

(17) Les Palices, deux frères jumeaux, fils de Jupiter et de la nymphe Thalie, donnèrent leur nom à la ville de Palice et au lac voisin, dont l’eau était toujours bouillante et sulfureuse.

(18) Les Bacchiades étaient une famille corinthienne qui tirait son origine de Bacchis, roi de Corinthe, ou de Bacchia, fille de Bacchus. Bannis de Corinthe où ils régnaient, ils allèrent fonder en Sicile la ville de Syracuse.

(19) Les poëtes ont feint que le fleuve Anapis avait aimé Cyane parce qu’il mêle ses ondes avec les siennes, et qu’elles coulent ensemble vers la mer.

(20) Cette fable a été adoptée par des auteurs graves, tels que Pline, Pomponius Méla, Ammien Marcellin.

(21) Ægid. Forcellin (Lex. t. III, p. 456) explique ainsi le sens de ce passage : « Hoc est mel, vel mulsum, quo tostam polentam consperserat coxeratque. Videtur Ovidius describere Cyceonem. »

(22) Les anciens croyaient que l’Alphée, après avoir baigné l’Élide, traversait la mer, dont les eaux ne se mêlaient pas avec les siennes, et qu’il allait se confondre avec la fontaine Aréthuse, près de Syracuse, dans l’île d’Ortygie.

(23) Peut-être cette fable n’a-t-elle d’autre origine que le nom grec Ασκάλαφος, qui désigne une espèce de chouette.

(24) Cette fiction est née sans doute de ce que la Lune, c’est-à-dire Diane ou Proserpine, distribue sa lumière, pendant six mois, à chacun des deux hémisphères.

(25) Stymphale, ville, fleuve, lac, fontaine et forêt d’Arcadie, qui reçurent leur nom de Stymphale, fils d’Élatus et de Laodicée, et roi d’Arcadie. Une ancienne tradition plaçait sur les bords de ce fleuve des oiseaux monstrueux, appelés Stymphalides, qui furent détruits, dit-on, par Hercule, mais que Pline regarde comme fabuleux.

(26) Peut-être faut-il voir dans ces deux serpents l’image allégorique des sages conseils, par lesquels Cérès prémunit Triptolème contre tous les dangers.

(27) Le nom de Triptolème signifie : qui rompt les sillons. Cette fable paraît n’avoir d’autre fondement que l’introduction du culte de Cérès dans l’Attique, par Triptolème, roi d’Éleusis, qui se fit initier aux mystères de la déesse. Le char tiré par des dragons ailés est le vaisseau sur lequel ce prince parcourut les mers de la Grèce, pour porter des blés en diverses contrées, et enseigner l’art de les semer.