Müller-Simonis - Du Caucase au Golfe Persique/Arménie-Histoire

La bibliothèque libre.
Université catholique d’Amérique (p. 495-539).


Cylindre-cachet d’Urzana, roi de Muzazir.

NOTICES

sur

L’HISTOIRE ANCIENNE DE L’ARMÉNIE

INTRODUCTION

De toutes les civilisations qui tour à tour ont fleuri sur différents points de l’Asie antérieure, aucune ne nous a laissé une série de monuments assez complète pour nous permettre d’en retracer l’histoire sans beaucoup de lacunes.

Les monuments historiques en Orient ne correspondent guère qu’aux périodes de prospérité. Ils sont alors abondants, et nous y trouvons des éléments précieux, non seulement pour l’histoire du pays qui nous les a légués, mais encore pour celle des pays voisins ; dans certains cas même, pour l’histoire générale du monde civilisé. Non que les Assyriens ou les Babyloniens aient eu le souci d’écrire l’histoire en vue de l’histoire, comme les Grecs et les Romains nous ont appris à le faire. Ils n’ont, semble-t-il, jamais eu cette pensée.

Chez eux, prospérité voulait dire conquêtes. Il est peu de grands rois assyriens qui n’aient marché à la tête de leurs armées à peu près autant de fois que leur règne a compté d’années. Les expéditions militaires étaient-elles heureuses, le vainqueur rentré dans sa capitale, en attendant que le retour du printemps lui permit de marcher à de nouvelles conquêtes, employait les richesses qu’il avait rapportées et les captifs qu’il avait enchaînés, à bâtir ; pour ses dieux, des temples ; pour lui, de somptueux palais dont il ornait les salles de bas-reliefs et d’inscriptions pompeuses, destinées à conserver le souvenir de ses victoires. Ces inscriptions mentionnaient le prétexte de l’expédition et la marche de l’armée ; les pays envahis et vaincus, les villes pillées et brûlées y étaient énumérées ; la nature et la quantité du butin précisées en détail ; les captifs soigneusement comptés. En un mot, l’histoire du pays conquis, plus encore que celle de l’Assyrie, y était aussi fidèlement retracée que le génie historique des Assyriens en était capable.

Mais les légions assyriennes étaient-elles vaincues et refoulées, les frontières franchies, le pays envahi, il n’était plus question d’élever de nouveaux palais ; ressources pécuniaires et ouvriers manquaient. Avec les palais cessaient les inscriptions, et avec celles-ci cessaient les monuments historiques. Les Assyriens n’écrivaient l’histoire qu’autant qu’ils en étaient les héros.

Pour suppléer à ces lacunes, il nous faut recourir à quelque autre nation qui, elle aussi, ait eu son heure de prospérité, et qui se soit alors chargée d’écrire, avec sa propre histoire, celle de l’Assyrie qu’elle avait vaincue et tenue pour un certain temps dans l’impuissance et dans l’humiliation.

Ce que nous venons de dire de l’Assyrie peut s’appliquer à tous les autres peuples de l’Orient, et spécialement aux anciens Arméniens, aux Urardhiens[1], comme on les appelait à Ninive.

L’Urardhu, ainsi que l’Assyrie et la Chaldée, si parva licet componere magnis, a connu des jours de prospérité à l’intérieur et de prestige militaire à l’extérieur ; c’est alors qu’il nous a laissé, gravé sur le roc, des monuments relativement nombreux, du plus haut intérêt pour sa propre histoire et pour celle de sa terrible voisine, l’Assyrie.

Malheureusement cette brillante période, pour les Arméniens comme pour les Hébreux, n’a guère duré qu’un siècle. Cependant, avant comme après ce siècle de grandeur exceptionnelle, l’Urardhu a eu son histoire, glorieuse quelquefois malgré les revers, toujours intéressante, néanmoins, pour ceux qui dans le passé savent comprendre le présent et pénétrer l’avenir.

Cette histoire aurait été à jamais perdue si nous n’avions que les inscriptions arméniaques pour nous éclairer ; heureusement les annales des rois de Ninive nous permettent de la reconstituer au moins dans ses traits principaux.

Il y a donc lieu, dans une première notion historique, de donner le cadre général de l’histoire d’Arménie, à l’aide des monuments assyriens, tandis que, dans une deuxième notice, nous mettrons les monuments arméniens à contribution pour esquisser le grand siècle des Menuas et des Argistis.

A


NOTICE HISTORIQUE

SUR LES

RELATIONS DES ASSYRIENS ET DES ARMÉNIENS

D’APRÈS LES ANNALES DES ROIS D’ASSYRIE

PREMIER EMPIRE ASSYRIEN

Environ 1500. Assur-Narara[2]. Environ 1290. Téglath-Adar Ier.
Environ 1500. Nabu-Dayan. Environ» 1260. Bel-Kudur-uçur.
Environ» 1450. Assur-bel-nise-su. Environ» 1240. Adar-pal-asar (ou ekur)
Environ» 1430. Busur-Assur. Environ» 1180. Assur-Dayan[3].
Environ» 1400. Assur-Uballit. Environ» 1250. Muttakkil-Nusku.
Environ» 1380. Bel-Nirar. Environ» 1140. Assur-Ris-isi.
Environ» 1340. Pudi-ilu. Environ» 1130–1101. Téglath Phalasar Ier.
Environ» 1330. Ramman-Nirar Ier.
Environ» 1300. Salmanasar Ier.

Échappé (environ 1600 avant J. Ch.) à l’invasion égyptienne, qui, sous la conduite de Thoutmès III et d’Amenhotept II, avait menacé de l’étouffer en son berceau, le jeune royaume d’Assyrie ne tarda pas à se relever rapidement, grâce à l’affaiblissement de la Chaldée sa voisine, et à faire preuve d’une force d’expansion vraiment merveilleuse. Resserré d’abord entre le Tigre et le Zab inférieur, il déborde bientôt et s’épanche de tous côtés ; ses légions intrépides ne sont arrêtées ni par les montagnes, ni par les déserts ; elles attaquent et font tomber un à un tous les royaumes environnants, petits ou grands. Le monde doit leur appartenir ; il leur appartiendra un jour. L’Assyrie, sans doute, subira plus d’un échec dans cette marche ascendante. Parfois même ses adversaires croiront l’avoir terrassée ; mais toujours elle se relèvera plus forte, plus avide de conquêtes, plus heureuse dans ses entreprises. Les frontières du second empire assyrien seront plus reculées que celles du premier et, sous les Sargonides, l’empire vraiment colossal du roi de Ninive s’étendra du golfe Persique aux îles de la mer Méditerranée, du Caucase aux montagnes de l’Éthiopie.

Dès leurs débuts dans la voie des conquêtes, les Assyriens cherchaient à s’emparer de l’Arménie, non point, ce semble, qu’ils fussent spécialement attirés vers ce pays de hautes et froides montagnes, mais apparemment, parce qu’ils n’avaient pas d’autre moyen de tenir en échec les populations nomades de ces hauts plateaux, qui jadis — comme elles le font encore aujourd’hui — trouvaient commode d’aller chaque année prélever sur les habitants de l’Assyrie ce que le sol de leur pays, ou plus souvent, leur insouciance, leur avait refusé.

La conquête de la vallée supérieure du Tigre, entre le mont Taurus et le mont Masius fut le premier pas des rois assyriens dans le chemin qui devait les conduire à la possession de l’Arménie. C’est à Salmanasar Ier qu’en revient l’honneur.

Trop rassuré par les efforts que ses prédécesseurs avaient faits pour affermir l’indépendance de l’Assyrie vis-à-vis de la Chaldée, il conduisit ses légions par delà le mont Masius, dans les riches plaines de Diarbekr. Là il marcha de victoire en victoire ; maître du pays, il y établit une colonie assyrienne. Puis il remonta le cours du Zibbeneh-Sou que les Assyriens semblent avoir toujours considéré comme le véritable Tigre ; là, à l’endroit où le fleuve jaillit du souterrain dans lequel son cours s’est momentanément dérobé, il s’érigea à lui-même une statue accompagnée d’une inscription, comme s’il eût voulu maintenir les populations indigènes dans l’obéissance en leur rappelant ses victoires, et en même temps, indiquer à ses successeurs la porte de la grande Confédération du Naïri (ou pays des fleuves) qui s’étendait alors jusqu’en Arménie.

Ces premiers et brillants succès ne furent pourtant pas durables ; bien plus, ils faillirent coûter à l’Assyrie l’indépendance qu’elle avait conquise par plusieurs siècles de luttes contre la Chaldée. La dynastie des Cosséens qui régnait alors à Babylone, profita de l’éloignement des légions assyriennes pour s’emparer de tout le territoire compris entre les deux Zab. Évidemment l’Assyrie n’était pas encore en état de tenir tête, à la fois, à la Chaldée et aux autres royaumes dont elle convoitait les territoires.

On en voit une nouvelle preuve sous le successeur de Salmanasar Ier, Téglath-Adar Ier. Ce roi, il est vrai, reconquit le territoire que les Chaldéens avaient enlevé à son père ; ses armes même furent si heureuses, qu’il eut la gloire de régner un instant dans Babylone. Mais cette victoire avait coûté cher à l’Assyrie et, à l’issue de la guerre, elle se trouva encore plus épuisée que la Chaldée. Téglath-Adar n’avait pas plus tôt fermé les yeux, que son empire s’écroulait comme un château de cartes. La vieille Chaldée avait montré qu’elle avait encore plus de vitalité que la jeune Assyrie. Il n’était plus question de conquêtes au Nord ou à l’Ouest ; il avait même fallu renoncer à celles de Salmanasar Ier.

Il fallut presque deux siècles à l’Assyrie pour remonter au niveau qu’elle avait atteint sous Téglath-Adar.

Avec Téglath-Phalasar (1130–1100) seulement, elle put s’affranchir du joug de la Chaldée et aspirer de nouveau à la possession de l’Arménie. Téglath-Phalasar recommença d’abord la conquête du haut Tigre qui portait alors le nom de Kummuh. Ce ne fut qu’une expédition de quelques mois, mais elle devint le point de départ de nouvelles conquêtes dans les régions du Naïri, situées à l’Ouest, au Nord et au Nord-Est du Kummuh. Il y a tout lieu de croire que le roi d’Assyrie se rendit au Naïri par la vallée du Zibbeneh-Sou, aux sources duquel, à l’exemple de son père, il se fit élever une statue, ou plutôt une stèle, où son portrait sculpté en bas-relief, était accompagné d’une inscription pompeuse. Ce monument intéressant a été retrouvé par Mr Taylor et transporté au British Muséum, dont il est certainement une des pièces les plus curieuses.

Nous ne voulons pas nous attarder à retracer la route que le conquérant a suivie dans sa brillante campagne. Bien que les données géographiques abondent dans ces annales, les points de repère sont si rares et si vagues, que deux des assyriologues les plus connus, M. Schrader et le P. Delattre, en tirent des conclusions presque diamétralement opposées ; ainsi, pour ne citer qu’un des points principaux, tandis que M. Schrader voit le lac de Van dans la mer supérieure du Naïri, le P. Delattre y voit la mer Méditerranée. On peut cependant affirmer avec certitude que Téglath-Phalasar conquit au moins la partie de l’Arménie qui s’étend entre l’Euphrate et son principal affluent, le Kara-Sou. En effet, il cite parmi les pays conquis le royaume de Dayaïni qui, nous le verrons plus loin, confinait à l’Est au royaume de Van.

Les conquêtes de Téglath-Phalasar Ier ne durèrent pas davantage que celles de son devancier Salmanasar. Les textes ne nous permettent pas de juger si ses deux fils, qui, après lui, occupèrent successivement le trône d’Assyrie, ont régné glorieusement. Nous avons, au contraire, de bonnes raisons de croire qu’avec eux commença pour l’Assyrie une nouvelle période d’affaiblissement pendant laquelle, loin de pouvoir entreprendre de nouvelles conquêtes, elle dut abandonner la plus grande partie, sinon la totalité des territoires que Téglath-Phalasar avait annexés à son empire, ou qu’il avait rendus tributaires d’Assur. Cette période de déchéance marque la fin du premier empire Assyrien.


DEUXIÈME EMPIRE ASSYRIEN

Env. 1100–1081. Assur-bel-kala. Env. 1890–885. Téglath-Adar II.
Env.» 1080–1071. Samsi-Ramman II[4]. Env.» 1884–860. Assur-nazir-pal.
Env.» 1070–1061. Assur-rab (ou gal)- Env.» 1859–825. Salmanasar III[5].
Amar (ou bur).  (Assur-danin-pal.)
Env.» 1020–1011. Bel-ida-irassu[6]. Env.» 1824–812. Samsi-Ramman III.
Env.» 1010–1991. Salmanasar II. Env.» 1811–783. Ramman-nirar III.
Env.» 1990–1951. Irib-Ramman. Env.» 1782–773. Salmanasar IV[7].
Env.» 1950–1931. Assur-idin-ahi. Env.» 1772–755. Assur-dan-il II[8].
Env.» 1930–1912. Assur-dan-il Ier[9]. Env.» 1754–746. Assur-nirar[10].
Env.» 1911–1891. Ramman-nirar II.

Le premier roi du nouvel Empire assyrien qui reprit la route de l’Arménie fut Téglath-Adar II (890–885). Nous ignorons jusqu’à quel point il fut heureux dans son entreprise. Tout ce que nous savons, c’est qu’il se rendit, lui aussi, aux sources du Zibbeneh-Sou, où il se fit élever une statue à côté de celle de Téglath-Adar Ier et de Téglath-Phalasar Ier. Il est probable qu’il s’en tint là ; d’ailleurs son règne ne dura que cinq ans, et on peut le considérer comme une simple préparation à celui de son fils, le grand Assur-nazir-pal (884–860), qui devait faire oublier à l’Assyrie les humiliations du passé et lui conquérir une suprématie incontestée sur tous les royaumes de l’Asie antérieure.

Les annales de ce roi sont les premières à mentionner un royaume qui jouera plus tard un rôle prépondérant dans les luttes de l’Assyrie avec l’Arménie ; j’ai nommé le royaume d’Urardhu.

Assur-nazir-pal se glorifie d’avoir conquis toute la région, des sources du Supnat (le Zibbeneh-Sou), jusqu’au royaume d’Urardhu. Il n’était donc pas entré dans l’Urardhu, ce qui se comprend aisément si l’on songe qu’il eut à soutenir une longue guerre avec les habitants de la vallée supérieure du Tigre, qui essayèrent à plusieurs reprises de se dérober au joug d’Assur. Le signal de la rébellion avait été donné par la colonie assyrienne que jadis Téglath-Adar I}r avait fondée aux sources du Supnat. Les rebelles furent battus et châtiés d’importance, mais, tout triomphant qu’il fût, Assur-nazir-pal ne jugea pas sa victoire assez efficace pour oser s’avancer beaucoup plus au Nord. En revanche il se couvrit de gloire dans les districts montagneux situés à l’Est de son empire et ses armées marchèrent de victoire en victoire dans l’Ouest dont tous les royaumes, grands ou petits, reconnurent bientôt la suzeraineté de l’Assyrie.

Il était réservé à son fils Salmanasar III (859–825), d’inaugurer la lutte avec le royaume d’Urardhu, dont le roi Aramê aspirait à l’hégémonie du Naïri. Salmanasar III entreprit plusieurs expéditions contre lui.

La première de ces expéditions date du commencement de son règne. Elle ne fut pas très importante et nous n’en connaissons pas exactement les détails. La deuxième, postérieure de deux années, sembla devoir être décisive, car elle réduisit Aramê à l’impuissance pour sept années. Le roi d’Assyrie venait de terminer le siège de Tul-Barsip, ville héthéenne située sur l’Euphrate, en face de Karchemisch, lorsqu’il prit la brusque décision d’aller surprendre le roi d’Arménie au cœur de son pays. Il transporta ses légions au delà du Masius, traversa l’Alzu (l’Alz-ni des géographes arméniens), passa l’Arzanio ou Mourad-Tchaï, envahit l’Urardhu et bientôt apparut sous les murs d’Arzascu, capitale d’Aramê. Celui-ci, effrayé de l’audace de son adversaire, s’enfuit sans même essayer de lui résister, abandonnant sa ville aux mains de Salmanasar, qui le poursuit, l’atteint, le met en déroute et l’oblige à se retirer dans des montagnes inaccessibles ; une à une, toutes les autres villes de son royaume sont impunément dévastées et mises au pillage. Dans l’une de ces villes le vainqueur se fait ériger une statue, puis, toujours victorieux, il traverse les pays de Guzan et de Kirruri (au Nord et à l’Ouest du lac d’Ourmiah) et celui de Khubuskia (probablement la vallée du Boghtan-Sou et partie de celle du grand Zab). Puis il revint à Ninive par la vallée d’Arbèles.

Les hostilités toutefois, recommencèrent en 850 et durèrent jusqu’en 849. Elles furent encore renouvelées en 845, toujours, bien entendu, pour le malheur d’Aramê. Dans la campagne de 845, Salmanasar se vante d’avoir envahi le pays de Dhunibun et d’avoir mis à sac toutes les villes de l’Urardhu jusqu’aux sources de l’Euphrate, où il offrit un sacrifice d’action de grâces à son Dieu Assur. Après cela il envahit le royaume de Dayaïni, situé à l’Ouest de l’Urardhu, et s’empara de la capitale où, suivant l’usage traditionnel, il se fit ériger une statue.

Toujours est-il que l’Urardhu et les royaumes environnants se ressentirent longtemps de cet échec ; pendant douze années les annales d’Assyrie sont muettes sur l’Arménie.

En 833 il en est de nouveau question. Aramê a disparu de la scène. Le roi d’Urardhu est un certain Seduri qui semble avoir eu les mêmes prétentions que son prédécesseur à la suprématie du Naïri. Salmanasar déjà avancé en âge, usé par de nombreuses et lointaines expéditions en Syrie et dans d’autres contrées de l’Ouest, ne se sentit probablement plus la force d’entreprendre de nouvelles guerres dans les montagnes d’Arménie. Il se fit remplacer par le grand Tartan, ou généralissime de son armée, Dayan-Assur. Ce général, non moins heureux que son maître, entreprit, à quelques années d’intervalle, trois campagnes qui valurent, pour un temps, à l’Assyrie, la suzeraineté de l’Arménie et de l’Aderbeidjân. La troisième de ces campagnes eut lieu en 829. Salmanasar III mourut en 825. Les dernières années de son règne avaient été empoisonnées par la révolte d’un de ses fils, Assur-danin-pal.

Après la soumission des révoltés, la conquête de la Chaldée et du Naïri fut comme le double objectif du règne de son fils, Samsi-Ramman III (824–812). Aussi voyons-nous ce prince se diriger à trois reprises sur l’Arménie qu’il aurait conquise toute entière jusqu’à la mer Noire, au dire du continuateur de l’Histoire ancienne de l’Orient de Fr. Lenormant.

Cette vue est certainement exagérée. La mer du soleil couchant ne peut être la mer Noire ; c’est le lac de Van. Il n’est même pas du tout certain que Samsi-Ramman soit venu jusqu’au lac même. Il suffisait qu’il eut conquis quelques districts du bassin oriental de ce lac, pour qu’il pût le donner comme terme de ses conquêtes. Celles-ci me paraissent avoir été toutes dans la partie septentrionale de la Perse, et peut-être aussi dans la vallée inférieure de l’Araxe.

On ignore si Ramman-nirar III (811–783), fils et successeur de Samsi-Ramman III, guerroya en Arménie ; mais cela n’est guère probable. Il est vrai que plusieurs fois il eut à combattre les tribus du Khubuskia qui, dans toutes les hypothèses, devaient se trouver sur le chemin de l’Arménie. Mais cela même me fait supposer que Ramman-nirar n’a pas dû se hasarder au delà de cette province révoltée. Aussi les documents de son règne n’en registrent-ils des victoires que dans l’Ouest et dans la Médie, où il semble avoir eu plus de succès qu’aucun de ses prédécesseurs.

Le fils de Ramman-nirar, Salmanasar IV[11] (782–773), ne passa guère d’années sans guerroyer contre l’Urardhu ; nous ne savons avec quel succès, car les annales de ce roi n’ont pas encore été retrouvées, et la trop courte chronique que nous possédons se contente d’enregistrer le fait que telle et telle année le roi a été en guerre avec l’Urardhu, sans y ajouter le moindre détail ; le roi d’Urardhu n’y est même pas nommé. Au reste, on peut sans témérité, supposer que la période de décadence que l’Assyrie traversa sous Assur-dan-il III (772–756) et Assur-nirar (754–746)[12] avait déjà commencé sous le règne de Salmanasar IV. L’activité de la race des Téglath-Adar et des Téglath-Phalasar, des Assur-nazir-pal et des Salmanasar était enfin épuisée.

Mais, comme le remarque bien M. Thiele ; « il ne fallait à l’Assyrie qu’une main vigoureuse pour la relever et la remettre à la tête des peuples de l’Asie antérieure. »


TROISIÈME EMPIRE ASSYRIEN

745–728. Téglath-Phalasar II. 681–669 ? Assarhaddon.
727–723. Salmanasar V[13]. 668 ?–626 Assurbanipal.
722–705. Sargon II[14].
Assur-edil-ilane[15].
704–681. Sennacherib.
Destruction de Ninive et fin de l’empire assyrien 607–606.

Cette nouvelle période de l’histoire d’Assyrie s’ouvre avec le règne glorieux de Téglath-Phalasar II, usurpateur peut-être, mais en tous cas, grand roi et général habile qui ne fut inférieur à aucun de ses devanciers. Il monta sur le trône en 745 et l’occupa sans défaillance jusqu’en 728. Sa première campagne est dirigée contre Babylone, l’ennemie la plus redoutable et la plus acharnée de l’Assyrie ; de là il court à l’Ouest de son royaume, où sa présence n’était guère moins urgente, si l’on en juge par le temps qu’il lui fallut pour réduire la ville forte d’Arpadda, maintenant un monceau de ruines, Tell-Arfâd, au Nord-Est d’Halep.

Cette place était la clé de la Syrie et de l’Asie Mineure. Elle était sans doute alors entre les mains des Héthéens. Téglath-Phalasar ne fut pas plus tôt arrivé en vue d’Arpadda, que la route lui fut barrée par une armée composée d’Héthéens et d’Arméniens sous les ordres de Sarduri, roi d’Urardhu. Téglath-Phalasar ne se laissa point déconcerter ; aussitôt il prit l’offensive et obligea ses adversaires à reculer dans les montagnes de la Commagène où il les battit à deux reprises. Sarduri prit la fuite, mais le roi d’Assyrie jugea plus prudent de ne pas le poursuivre au cœur de son empire. Il s’arrêta à l’Euphrate, et revint continuer le siège d’Arpadda qui ne se rendit qu’après une vive et longue résistance. Du reste, la Syrie tout entière fit preuve d’une grande vitalité, car il ne fallut pas moins de trois ans à Téglath-Phalasar pour l’amener à un semblant de soumission.

Cependant en 740 le roi d’Assyrie se crut assez libre pour tourner son attention et ses armes vers les provinces du Nord. Il comprenait bien qu’il ne pourrait jamais être vraiment maître de la Syrie et de l’Asie Mineure tant que la remuante Arménie ne lui appartiendrait pas.

On place cette importante campagne d’Arménie en 737 ou 735. Nous n’en connaissons malheureusement pas les détails, ou plutôt, nous ne pouvons les comprendre suffisamment faute de points de repère ; cela est d’autant plus regrettable que nulle part ailleurs dans les annales de Ninive, nous ne trouvons autant de noms de villes arméniennes. Nous savons pourtant que Téglath-Phalasar pénétra au cœur de l’Urardhu et qu’il vint mettre le siège devant la capitale du royaume, Turuspa, que l’on identifie avec le Thospis des anciens, maintenant Van. Là ses efforts échouèrent ; il dut se contenter de mettre le pays à sac sur un parcours de cent quarante lieues, et d’ériger sa statue en face de la ville assiégée. Avant de quitter l’Arménie, le monarque assyrien, suivant un usage déjà ancien chez les peuples d’Asie, transporta en Assyrie un certain nombre d’Arméniens. Le roi d’Urardhu est appelé Sarduri ; c’était le même, évidemment, que le Sarduri qui, quelques années auparavant, avait été vaincu en Asie Mineure, le Sarduris II des inscriptions vanniques.

Le coup fut fatal à l’Arménie, pour un temps au moins. Téglath-Phalasar ne fut plus inquiété de ce côté, non plus que son successeur Salmanasar V[16] (727–722).

L’Arménie semble pourtant s’être relevée assez rapidement, car en 719, un an ou deux après la chute du royaume d’Israël, nous voyons Ursa, roi d’Urardhu, s’allier avec deux rois d’Asie Mineure pour disputer à Sargon (722–705) la possession des provinces situées au Nord-Ouest de l’Assyrie.

Battu une première fois, il ne se tient pas pour vaincu ; ce qu’il ne peut obtenir par la force, il le demandera à l’astuce et à la diplomatie. Il fomente chez les vassaux du roi d’Assyrie, ses voisins, une révolte qui éclate deux ans plus tard dans toutes les provinces du Nord-Ouest, à la fois. Il fallut à Sargon toute son indomptable énergie et tout son talent militaire pour ramener, les uns après les autres, à son obéissance, tous ces roitelets retranchés dans des montagnes inaccessibles. Il y réussit pourtant, et en 714, après avoir vaincu celui qu’il croyait être le dernier de ses adversaires, il peut enfin se mesurer avec le roi d’Urardhu lui-même, l’astucieux Ursa, l’âme de la rébellion. Il l’attaque, le met en déroute, s’empare de toute sa maison et de toute sa cavalerie, emporte forteresse sur forteresse, met tout à feu et à sang. Il croyait avoir fini ; mais Ursa avait encore un allié qui, jusque-là, s’était tenu à l’écart. C’était Urzana, roi de Muzazir, un de ses parents. Comment celui-ci, si prudent jusque-là, put-il se laisser entraîner à épouser une cause perdue d’avance ? L’histoire ne le dit point. Peut-être se fiait-il aux défenses naturelles de son petit royaume, perché comme un nid d’aigle dans des montagnes presque inaccessibles ; peut-être aussi se contenta-t-il de donner un asile à son parent vaincu et fugitif ! cela seul était aux yeux du vainqueur une insulte et une provocation. Toujours est-il que Sargon n’hésite pas un instant. Il prend avec lui une troupe de soldats d’élite, et, après avoir sacrifié à ses dieux, s’engage résolument dans les défilés du Muzazir. Urzana ne s’y attendait pas. Frappé d’épouvante il prend la fuite, abandonnant sa capitale au vainqueur qui s’empara des statues des dieux Khaldis et Bagmaschtur. Ursa aurait encore pu sauver sa vie en faisant sa soumission ; il préféra se donner la mort et se passa son épée à travers le corps.

Cette dernière campagne de Sargon contre l’Arménie est illustrée par une série de bas-reliefs dont ce roi avait orné une des salles de son palais de Dur-Saryoukin, à Khorsâbâd. Ils ont été reproduits dans le grand ouvrage de M. Botta (Le monument de Ninive ii, pl. 140 et 141). Voici comment Fr. Lenormant (Lettres assyriologiques, i, p. 131) décrit le temple du dieu Khaldis, tel qu’on le voit au centre d’un de ces bas-reliefs, consacré à la représentation de la ville de Muzazir : « Le temple du dieu Khaldis, vu de face, est supporté sur un soubassement de forme carrée, et surmonté d’un fronton que couronne un acrotère dont le galbe rappelle celui du cyprès pyramidal. Une porte, surmontée d’un petit fronton, s’ouvre au milieu de la façade, que décorent quatre pilastres carrés. Des boucliers votifs, très-bombés, de forme circulaire et décorés au centre d’un masque de lion, y sont suspendus ; les soldats assyriens qui pillent l’édifice, enlèvent des boucliers semblables, des autels à parfums portés sur un seul pied rond, et des trépieds. De chaque côté de la porte se dresse un mât décoratif, terminé au sommet en forme de cyprès pyramidal. Auprès de l’entrée, à gauche, est placé un groupe, évidemment de ronde bosse, représentant la vache qui allaite son veau, cet emblème si capital dans toutes les religions de l’Asie antérieure. (Voy. de Longpérier. Bulletin archéol. de l’Athén. franç., 1855, p. 24). En avant du temple et au pied de son soubassement on voit deux grands bassins à eau lustrale, véritables « mers d’airain », à fond arrondi, portés sur des trépieds en jambes de taureaux. Tout dans cet édifice offre le cachet de l’art assyrien ; on y voit que ce n’était pas seulement leur système d’écriture que les anciens habitants de l’Arménie avaient emprunté à l’Assyrie. »

Nous avons encore un autre monument de cette époque mémorable, c’est le cylindre-cachet d’Urzana, roi de Muzazir, lui-même. Il est en ce moment au musée de La Haye. Il est regrettable qu’on ne sache pas où il a été trouvé. On y voit un personnage ailé, debout entre deux autruches qu’il tient par le cou comme pour les étrangler. D’après Fr. Lenormant ce sont les démons de la montagne vaincus par le bon génie. L’inscription est en écriture assyrienne. En voici la traduction :

« Sceau d’Urzana
roi de la ville de Muzazir et
de la ville de Huabti ;
pierre du bon génie
dont, comme un serpent,
dans les montagnes mauvaises,
la bouche est ouverte. »

Il faut croire que l’Arménie était alors douée d’une bien grande vitalité, ou que le roi d’Assyrie exagéra beaucoup l’importance de sa victoire. Car, pendant que Sargon, tout fier de ses succès militaires, se délassait à bâtir sa splendide résidence de Dur-Saryoukin (on dirait maintenant Sargonville), à 15 ou 20 kilomètres au Nord de Ninive, le nouveau roi de l’Urardhu, Argistis, fidèle à la politique de son prédécesseur, commença à exciter ses voisins à la rébellion contre la domination assyrienne. Il est vrai que cette fois la chose ne fut pas aussi sérieuse. Sargon ne se dérangea même pas ; il se contenta d’envoyer un de ses généraux qui ne tarda pas à ramener les rebelles au respect et à la soumission. C’était en 708.

Nulle part dans les annales, pourtant si riches, du fils et successeur de Sargon, Sennachérib (705–681), il n’est fait mention de l’Urardhu, preuve manifeste que ce pays avait payé cher son opposition à outrance à Sargon. Il y a peut-être une restriction à faire ; on rapporte généralement au règne de Sennachérib, une lettre d’un gouverneur d’Amida (maintenant Diarbekr) au roi d’Assyrie. Le gouverneur raconte qu’il a parcouru toute l’Arménie, de ville en ville, sans excepter Turuspa, la capitale, laissant partout après lui des garnisons assyriennes, chargées de maintenir le pays dans l’ordre. Le roi d’Arménie, dans cette dépêche, est appelé Argistis ; c’est, sans doute, le successeur d’Ursa, dont nous avons déjà parlé.

Tout le monde connaît la fin tragique de Sennachérib. Au moment où il tomba sous le poignard de ses deux fils Scharezer et Adrammalek, un autre de ses fils, Assarhaddon (681–669?) qu’il avait désigné comme son successeur, bien qu’il fût plus jeune que les autres, était occupé à faire la guerre dans les provinces situées au Nord-Est de l’Assyrie. Dès qu’il apprend la mort de son père, il prend le chemin de Ninive, décidé à revendiquer par les armes son droit à la succession au trône. Ses deux frères allèrent au devant de lui, pour essayer de lui barrer la route. La bataille fut livrée aux environs de Mélitène ; les deux meurtriers furent battus et prirent la fuite. Les annales d’Assarhaddon ne nous en disent pas davantage ; mais la Bible complète heureusement l’histoire ninivite en nous disant que Scharezer et Adrammalek se réfugièrent en Arménie. Il faut croire que ce pays ne s’était pas encore relevé des coups terribles que lui avait portés Sargon, car il ne paraît pas que les deux princes réfugiés aient cherché à soulever leur hôte contre l’Assyrie. L’Urardhu n’est même pas nommé dans les Annales d’Assarhaddon.

En revanche, il est fait mention deux fois de l’Urardhu dans les inscriptions d’Assurbanipal (env. 669–626), fils d’Assarhaddon ; la première fois, pour dire qu’un certain Rusa, roi d’Urardhu, avait envoyé des ambassadeurs à Arbèles, pour porter des présents au roi d’Assyrie et renouveler son alliance avec lui ; la deuxième fois pour nous apprendre que cet acte d’allégeance fut réitéré par Sardur ou Sadur, également roi d’Urardhu, « dont les pères avaient fait amitié avec les pères » d’Assurbanipal. Si on prend à la lettre les paroles de l’inscription il faudrait croire que, déjà du vivant d’Assarhaddon, les Urardhiens avaient pris leur parti d’accepter la suzeraineté de leur vieille ennemie. Nous savons d’ailleurs qu’Assurbanipal soutint avec succès une guerre contre le petit royaume de Man, à l’Ouest du lac d’Ourmiah, qui avait tenté de se dérober au joug de l’Assyrie.

Là finissent les relations de l’Assyrie avec l’Arménie. Celle-ci, à l’époque où nous a conduits cette notice, est manifestement sur son déclin depuis un siècle. L’Assyrie, de son côté, bien qu’elle soit encore à l’apogée de sa gloire, n’est guère moins éloignée de sa ruine.

Et cette ruine sera plus complète encore que celle de l’Arménie. En effet, les Urardhiens se survivront dans un autre peuple, qui, pour parler une autre langue, pour appartenir à une autre race, n’en sera pas moins l’héritier des traditions d’indépendance créées par les fiers montagnards qui, pendant des siècles, tinrent tête à l’une des plus formidables puissances de l’Asie. Ce peuple saura, lui aussi, mériter plus d’une page glorieuse dans les annales de l’histoire ; il saura se créer une littérature des plus riches, une architecture des plus originales et en même temps des plus nobles ; et quand, plus tard, par suite d’un de ces remous que l’on constate parfois dans les migrations des peuples, il devra fuir à son tour devant ces Touraniens qu’il avait lui-même dépossédés vingt siècles auparavant, il saura conserver partout sur la terre étrangère, son patriotisme, sa nationalité, son individualité, pour ainsi dire. Il y aura toujours des Arméniens.

L’Assyrie, au contraire, n’aura pas d’héritiers. Elle restera tout entière ensevelie sous la poussière des murs écroulés de Ninive, jusqu’à ce qu’un Botta et un Layard viennent la faire sortir du tombeau pour y retrouver une histoire close depuis vingt-cinq siècles.

B


NOTICE

SUR

L’HISTOIRE ANCIENNE DE L’ARMÉNIE

D’APRÈS LES INSCRIPTIONS ARMÉNIAQUES
HISTOIRE DE L’ARMÉNIE
D’APRÈS LES INSCRIPTIONS ARMÉNIAQUES


Avant même que les inscriptions cunéiformes vanniques eussent été déchiffrées, la simple existence de ces monuments grandioses sur le sol arménien, l’air de famille qui les unit, et leur répartition autour d’un centre commun, nous avaient révélé que parmi les nombreux royaumes de l’ancienne Arménie, il en était un qui avait surpassé de beaucoup tous les autres en culture et en puissance.

On avait même pu, sans autre secours, établir avec certitude que le centre de ce royaume était la ville actuelle de Van, et démontrer que ses frontières habituelles avaient été : au Nord, le massif de l’Ala-Dagh ; au Sud, celui de l’Erdesch-Dagh ; à l’Est, la chaîne du Kotour-Dagh ; à l’Ouest, enfin, une ligne qui couperait le lac de Van en deux parties à peu près égales. Car, c’est dans ces limites seulement, que les inscriptions se trouvent en certaine quantité ; ailleurs elles sont assez clairsemées pour nous autoriser à les regarder comme de simples indices de conquêtes plus ou moins passagères.

Interrogeons maintenant ces curieux monuments (désormais ils ne sont plus lettre close) et voyons ce qu’ils ont à nous apprendre sur le pays qui nous les a légués.

Ils nous apprennent tout d’abord que le royaume dont nous avions constaté l’existence et tracé les frontières, s’appelait Biaïna ou Viaïna et que sa capitale portait le nom de Dhuspas. Le lecteur est peut-être déjà étonné. Il s’attendait probablement à trouver le nom d’Urardhu au lieu de celui de Biaïna ; car les textes assyriens nous ont déjà fait entendre que tel était le nom du principal royaume de l’Arménie. Serait-il donc possible que l’Urardhu, qui pendant si longtemps a tenu l’Assyrie en échec, ne nous ait laissé aucun monument de sa grandeur ? Serait-il donc possible que ce royaume de Biaïna, dont les armées semblent avoir sillonné toute l’Arménie, ne se soit jamais trouvé en conflit avec les Assyriens, que son nom n’ait jamais été mentionné dans les annales des rois de Ninive ?

Il y a là une vraie difficulté, qui persistera encore quand nous aurons dit que l’Urardhu n’est autre que le Biaïna, ainsi qu’on le verra dans la suite, par la coïncidence des noms royaux cités par les Assyriens avec ceux que nous lisons dans les inscriptions arméniaques.

On s’étonnera toujours de ce que les rois de Ninive aient donné à l’Arménie un nom que les rois de celle-ci semblent n’avoir même pas connu. Je le répète, il y avait là une difficulté capable d’arrêter tout savant moins perspicace et moins ingénieux que Mr Sayce.

Mais celui-ci est arrivé à prouver plus ou moins irréfragablement que le nom d’Urardhu était connu des Assyriens bien avant qu’ils eussent été en contact immédiat avec l’Arménie et que pour cette raison, ils ont continué à l’employer. Quant au nom de Biaïna, ils ne l’ont nullement ignoré, ils l’ont même souvent employé, quoiqu’avec une acception un peu différente de celle qu’il avait chez les Arméniens, et sous une forme quelque peu modifiée.

Suivons un instant Mr Sayce dans la voie qui l’a conduit à cette double découverte.

Le nom d’Urardhu n’est pas d’origine iranienne ou même aryenne comme M. Fr. Lenormant le supposait. Ce n’est pas le Hara-haraithi que ce savant regardait comme sa forme primitive. Les inscriptions cunéiformes de Babylone nous parlent déjà de l’Urardhu à une époque où, dans leurs migrations, les Aryens ne s’étaient pas encore répandus aussi loin à l’Ouest. En effet, dans un texte babylonien qui remonte à 16 ou 17 siècles avant J. Ch., nous trouvons un district montagneux nommé Urdhu, inscrit entre le Kutu et l’Akharru. L’Akharru a depuis longtemps été identifié avec la Palestine. Quant au Kutu, d’autres textes nous apprennent qu’il faut le chercher dans le Kurdistan oriental, près de Rewandoz, ou dans les environs des monts Djoudi. Ce nom de Djoudi ne serait qu’une forme de Gutu = Kutu. Dans l’une comme dans l’autre de ces deux hypothèses, le seul pays de montagnes entre l’Akharru et le Kutu c’est l’Arménie.

Urdhu était donc le nom que les Babyloniens donnaient anciennement à l’Arménie ou tout au moins à la grande chaîne du Kurdistan, d’où ils l’auraient étendu à l’Arménie. Entre Urdhu et Urardhu il y a si peu de différence que l’identification de ces deux noms ne constitue pas une difficulté aux yeux de Mr Sayce. Ainsi il est tout naturel que les Assyriens se soient habituellement servi du non d’Urardhu pour désigner l’Arménie, bien que les Arméniens eux-mêmes aient pu ignorer cette dénomination.

Passons au second point. Le savant et très ingénieux professeur d’Oxford nous fait observer que dans certaines inscriptions d’Assur-nazir-pal il est question d’un certain pays de Bitani, là où d’autres inscriptions, dans des passages tout à fait parallèles parlent du pays d’Urardhu. Ailleurs, le lac de Van est appelé mer de Zamua de Bitani (Zamua, nommé aussi Mazamua, étant le nom d’une ville située entre le Taurus et le lac de Van). Enfin Mr Sayce s’appuie sur d’autres textes que nous ne pouvons rapporter ici pour conclure que le Bitani s’étendait « du rivage méridional du lac de Van à Diarbekr et à la rive orientale de l’Euphrate », et, par conséquent, correspondait à « la partie sud de l’Urardhu » dans le sens le plus étendu de ce mot.

Ceci posé, Mr Sayce croit que Bitani et Biaïna peuvent être identifiés sans difficulté ; car, somme toute, entre les deux il n’y a qu’un t de différence. Or un t entre deux voyelles peut disparaître dans les mots arméniens, comme le prouve, par exemple, l’inscription de Kelischin, qui donne sous la forme de pi-u-li-e le mot que les autres inscriptions écrivent pi-tu-li-e. Que si, malgré ce raisonnement, l’on trouve forcée l’identification de Bitani et Biaïna, Mr Sayce n’est pas encore à bout de ressources. Il a remarqué que Salmanasar III mentionne dans les environs de Mazamuah un district nommé Buna’iz ; Mr Sayce lit Bunae, et suggère de voir dans ce Bunae le Biaïna des Arméniens, quoiqu’il penche lui-même pour Bitani = Biaïna. Nous penchons, nous aussi, pour cette dernière identification ; car, il faut l’avouer, Mr Sayce a prouvé très heureusement que le t a pu disparaître ; et la construction de ou aj en â est chose ordinaire dans les langues sémitiques.

Nous ne pouvons cependant nous rallier à l’opinion de Mr Sayce, et cela pour la raison suivante. Si Bitâni = Biaïna, la forme complète de ce nom doit être Bitaïna, car le savant assyriologue en prouvant que le t a pu disparaître, n’a pas prouvé que cette lettre a pu être ajoutée.

Mais d’où vient, si la forme primitive est Bitaïna, que nous la trouvions mieux conservée chez les Assyriens Bitânu que chez les Arméniens, Biaïna ? C’est, nous insinue Mr Sayce, que le mot Bitâni a été recueilli par les Assyriens à une époque relativement ancienne où ce mot n’avait pas encore été altéré en Biaïna. Cela est-il bien certain ? C’est sous Assur-nazir-pal que nous trouvons Bitâni pour la première fois dans les annales de Ninive. Or, nous l’avons vu, Assur-nazir-pal vivait en 884–860, et Biaïna se trouve déjà, dans les inscriptions vanniques, sous Menuas qui, d’après Mr Sayce lui-même, aurait vécu en 810 environ. Nous n’aurions donc guère que cinquante ans pour expliquer la disparition du t du primitif Bitaïna. Cela suffirait à la rigueur si à cette époque nous avions une révolution, une invasion, un changement de dynastie, mais non ; Menuas est fils et petit-fils de rois qui ont régné paisiblement, sinon glorieusement. Comment dans ces circonstances expliquer la disparition du t dans le nom même du royaume, tandis que nous ne la trouvons pas dans les mots ordinaires qui certes devaient être bien plus sujets à corruption ? Mr Sayce nous apprend d’ailleurs lui-même que la suppression de cette lettre semble être la caractéristique des provinces situées bien loin à l’Est, dans les montagnes qui ferment au Sud le bassin du lac d’Ourmiah.

Donc, toutes spécieuses que soient les raisons de Mr Sayce, nous ne pouvons nous y rendre, et Biaïna reste pour nous une énigme qui est encore à résoudre. Du reste, nous aurons plus bas l’occasion de revenir sur cette question.

Voilà pour le nom du pays. Quant à la capitale, elle est appelée Dhuspas dans les inscriptions vanniques. Mr Sayce propose d’identifier cette Dhuspas avec la Dhuruspas que les inscriptions de Téglath-Phalasar II donnent pour capitale au royaume d’Urardhu.

Cette identification est généralement adoptée. Si elle est fondée, elle fournit un autre exemple d’un nom arménien présentant une forme plus complète, plus primitive dans les textes assyriens que dans ceux d’Arménie. En tout cas Dhuspas est certainement la Thôspia de Ptolémée, le Tosp des Arméniens du ve siècle et du vie siècles.

Il est curieux de remarquer ici qu’avec le temps, le nom de la ville a passé au district ; car Thôspia et Tosp désignent le territoire autour de la ville, mais non la ville elle-même. Cette dernière est appelée Bouana par Ptolémée et Iban par Cedrenus. Maintenant on la nomme Vân ou Van. Mr Sayce n’hésite pas à regarder ces différents noms comme autant de transformations de Biaïna, Viaïna, en sorte que le nom de pays aurait passé à la ville, tout comme le nom de la ville a passé au pays.

Avant d’aborder la partie purement historique de cette notice, nous mettrons sous les yeux du lecteur une liste synchronique des noms royaux arméniens, assyriens et milidiens (c’est-à-dire du royaume de Milid, Melitène, Malathieh). Les abréviations ass. ou arm. seront ajoutées à ces noms, suivant qu’ils nous sont fournis par les textes assyriens ou par les inscriptions arméniennes.

ROIS D’ASSYRIE ROIS D’ARMÉNIE ROIS DE MILID
Salmanasar III, 859–825. Arrame (ass.) 857–843. Lalli (ass.)
Lutipris (arm.)
Sarduris I (ass. arm.) 833.
Samsi-Ramman III, 824–812. Ispuinis (arm.)
Ramman-Nirar III, 811–783. Menuas (arm.) Sudanizavadas (arm.)
Salmanasar IV, 782–773. Argistis I (arm.) Khilarvadas I (arm.)
Assur-dan-il II, 772–755.
Assur-nirar, 754–746. Sarduris II (ass. arm.) Khilarvadas II (arm.)
Téglath-Phalasar II, 745–728. Sulumal (ass.)
Salmanasar V, 727–723.
Sargon II, 722–705. Ursa (ass.) Tarkhunazi (ass.)
Argistis II (ass. arm.)
Sennacherib, 704–681.
Assarhaddon, 681–669. Erimenas (ass.)
Assurbanipal, 668–626. Rusas (ass. arm.)
Sarduris III (ass.)
Nous n’entreprendrons pas de prouver l’exactitude de ces listes au point de vue chronologique et synchronistique, M. Sayce a traité ce sujet d’une manière très satisfaisante (Sayce, loc. cit., p. 402 et suiv.). On regarde ses résultats comme certains.

Nous essaierons maintenant de décrire brièvement le règne de chacun des rois nommés dans les inscriptions vanniques ; les règnes de ceux qui nous sont fournis par les annales d’Assyrie ayant déjà été traités dans la notice précédente, il suffira d’y faire allusion au fur et à mesure que la clarté ou la suite de celle-ci le demanderont.

LUTIPRIS

Ce personnage ne nous est connu que par les inscriptions de son fils, Sarduris Ier. Comme celui-ci ne lui donne pas le titre de roi, on ne saurait affirmer ou nier qu’il ait régné. Mr Sayce croit que ce Lutipris n’a pas régné ; il pense — et ses arguments sont fort spécieux — il pense, dis-je, que Sarduris Ier inaugura une nouvelle dynastie du Biaïna. Cette nouvelle dynastie aurait fait son apparition vers la fin du règne de Salmanasar III[17]. Nous avons vu dans la notice précédente que ce monarque assyrien fut en guerre avec un certain roi d’Urardhu, nommé Arrame (ou Aramé) qu’il battit à plusieurs reprises et finit par réduire à l’impuissance. Mr Sayce pense que les défaites d’Arrame causèrent la chute de sa dynastie et que Sarduris en profita pour s’élever à la royauté.

Il n’est pas question dans les inscriptions vanniques de l’Arrame de Salmanasar III, et il est bien probable qu’on n’en retrouvera jamais de traces sur le sol d’Arménie, au moins dans les monuments écrits ; car la mode imitée des Assyriens de perpétuer par des inscriptions le souvenir de hauts faits de guerre ou d’actes solennels de religion, semble avoir été, comme nous le verrons bientôt, inaugurée par Sarduris Ier.

En tout cas, ce ne serait pas à Van, mais plus à l’Ouest, autour du site encore incertain de sa capitale Arzascu, qu’il faudrait chercher des vestiges du roi Arrame.

Pour notre part, nous ne sommes nullement convaincu de l’identité de l’Urardhu d’Arrame avec l’Urardhu de Sarduris, tous deux adversaires de Salmanasar III. Nous serions plutôt porté à croire que l’Urardhu d’Arrame n’est autre que la vallée de l’Araxe, Ararad, et que ses rois auraient, dans les temps reculés, également possédé les hautes plaines qui environnent les sources de l’Araxe. De fait, la province d’Ararad comprenait au moins, outre la vallée de l’Araxe, le district de Bagrevand (l’Alasguerd actuel). Ainsi donc le nom de l’Urardhu n’aurait jamais désigné proprement la région de Van. Les Assyriens, toutefois, auraient — uniquement par méprise — donné ce nom à la région de Van, lorsqu’ils se trouvèrent en face de Sarduris, qu’ils prirent à tort pour le successeur d’Arrame. Ceci expliquerait d’une manière satisfaisante pourquoi les Assyriens en parlant de Van, n’emploient jamais que le nom d’Urardhu, tandis que les rois de Van n’emploient que celui de Biaïna.

Quant à l’identification d’Arzascu, nous nous contenterons de remarquer que la racine de ce nom paraît être arz ; racine fréquente dans les noms de villes arméniennes entre le lac de Van et la jonction des deux Euphrate, de même que la racine ard ou art, qui peut lui être connexe, est fréquente dans les noms de villes de la vallée de l’Araxe. Malheureusement, cette fréquence même rend difficile et même téméraire d’essayer de déterminer d’une manière précise le site d’Arzascu.

Ainsi, pour résumer notre pensée en deux lignes, le vrai royaume d’Urardhu, c’est la province d’Ararad qui, la première, s’est trouvée en face des Assyriens. Après qu’elle eût été écrasée, le jeune royaume de Biaïna est entré en lice, sous la conduite de Seduri ou Sarduris ; celui-ci n’avait probablement pas le nom de roi, car la province de Vasbouragan qu’il gouvernait, était alors sous la dépendance du roi d’Ararad ; inversement, après la chute de celui-ci, l’Ararad ou Urardhu devint l’apanage du jeune royaume de Van.

SARDURIS Ier

Les deux seules inscriptions que nous avons de ce roi, nous montrent qu’il emprunta aux Assyriens non seulement l’usage, mais encore l’écriture, la langue, et jusqu’au style de leurs inscriptions historiques. Comme les rois de Ninive, il prend dans son protocole les titres de « grand roi, de roi puissant, de roi des multitudes ». Il s’intitule « roi du Naïri, roi sans rival, à qui tous les autres rois payent tribut ». Nous trouverons dans la suite l’expression de « roi du Naïri » remplacée par celle de « roi de Biaïna ». On dirait que le jeune royaume, dont le nom n’était probablement guère connu, avait voulu se parer du nom du grand pays de Naïri, dont il n’avait été pendant longtemps qu’une partie insignifiante et dont il était maintenant devenu l’arbitre.

Dans le reste de l’inscription, Sarduris nous apprend qu’il a fait bâtir une citadelle sur l’emplacement de la ville d’Almoun. Les blocs énormes sur lesquels les deux inscriptions cunéiformes sont gravées, font partie d’une fort ancienne substruction située à l’angle Nord-Ouest du rocher de Van, porte d’Iskéleh-Kapoussi. Sur cette substruction on a élevé plus tard, au temps du christianisme, une église dédiée à saint Jean, dans un appareil qui contraste singulièrement avec celui de la substruction. Celle-ci est certainement de beaucoup plus ancienne. Nous ne sommes pas éloignés de croire que, dans son état actuel, elle remonte jusqu’au roi Sarduris. Dans cette hypothèse, Almun aurait désigné anciennement la ville de Van, appelée plus tard Thuspas, ou tout au moins le quartier d’Iskéleh-Kapoussi.

ISPUINIS

D’Ispuinis nous avons quatre inscriptions (Sayce, no iiivi). Les deux premières sont fort courtes. Elles parlent d’une restauration de temple et de la construction d’une maison. La quatrième est encore moins importante ; elle est d’ailleurs fort mutilée et ce n’est que par conjecture que Mr Sayce l’attribue à Ispuinis. La troisième est au contraire d’importance capitale. C’est la fameuse inscription d’Ak-Keuprü, appelée aussi Tchoban-Kapoussi porte du berger), Meher-Capoussi (Porte de Mithra), et Tasch-Kapou (porte de pierre).

L’intérêt de cette inscription est surtout théologique. Elle contient une liste des offrandes à faire aux différents dieux, officiellement reconnus par le roi de Van. Ces dieux sont au nombre de quarante-neuf, dont la plupart sont des dieux protecteurs des villes ou forteresses de l’Arménie ou des pays conquis. À leur tête se trouve une triade, composée de Khaldis, la divinité suprême, le père des dieux (correspondant à l’Ilou des Chaldéens, à l’Aschour des Assyriens), de Theïsbas, dieu de l’atmosphère, et de Ardinis, dieu du soleil. L’offrande offerte pour cette triade est de six agneaux. Mais chacun de ses membres peut recevoir un culte distinct, et alors, à Khaldis on offre dix-sept bœufs et trente-quatre moutons, à Theïsbas six bœufs et vingt-quatre moutons, à Ardinis quatre bœufs et huit moutons. Parmi les autres dieux on en rencontre plusieurs désignés comme dieux de telle ou telle ville, par exemple le dieu de Dhuspas, la ville de Van ; les dieux de la ville d’Artsuinis, Sighkeh, etc.

On comprend l’importance qu’il y aurait au point de vue géographique à étudier ces noms de plus près. Nous sommes d’ailleurs persuadé, que même parmi les noms qui ne sont point précédés du déterminatif ville, beaucoup comme Arnis, Eridras, Arazas, Erinas, Artsibaldinis etc., sont des noms de villes, que l’on pourrait essayer de comparer avec les noms que nous ont légué les Assyriens et surtout les auteurs arméniens du ve, vie et viie siècles ; en faisant attention toutefois aux altérations que ceux-ci leur ont fait subir pour leur donner un sens.

L’inscription de Meher-Capoussi nous fournit aussi des renseignements au point de vue purement historique ; c’est, par exemple, le fait que Ispuinis s’associa de son vivant son fils Menuas, le décret étant au nom du père et du fils. Il est d’ailleurs à regretter que ni ici, ni dans ses trois autres inscriptions. Ispuinis ne prenne aucun titre. Il ne donne ni le nom de son royaume, ni celui de sa capitale. Il ne prend même pas le titre de roi. Il est tout simplement fils de Sarduris.

Nous terminerons en faisant observer que les deux princes, en parlant de l’inscription lui donnent le nom de porte, tout comme les gens du pays le font encore aujourd’hui. Si cette observation est fondée, notre inscription devient encore plus intéressante ; la géographie et l’histoire peuvent y gagner ; la géographie, parce qu’elle facilite l’identification des localités désignées dans les inscriptions vanniques par le mot porte joint à un nom de ville ; ces villes doivent être cherchées près des endroits où se trouvent les portes, c’est-à-dire les inscriptions ; l’histoire aussi, car du fait même que dans cette inscription nous trouvons mentionnées plusieurs de ces portes, par exemple la porte de Khaldis, la porte de la ville de Nisiadurus (?), du dieu Houaïs, la porte de la ville d’Eridias, de Téisbas, il faut conclure que le Meher-Capoussi n’est pas le plus ancien de ces monuments ; que, par conséquent, pour l’identification des anciennes villes, il doit y avoir des recherches à faire, probablement dans la région de Van et du Varak.

Ce roi nous a laissé un nombre d’inscriptions considérable ; on en connaît vingt-neuf (Sayce, nos viixxxvi). Les premières (S., viixix) ont surtout de l’intérêt pour la philologie. Elles ne sont pourtant pas sans nous apprendre quelques détails historiques. Nous y voyons que Menuas fut grand restaurateur et bâtisseur, non seulement de sanctuaires, mais encore de ces portes dont nous avons parlé plus haut.

Le numéro xx est, au contraire, une des plus intéressantes inscriptions de Menuas. Nous trouvons là, pour la première fois le nom ancien de la ville de Van, Dhuspas ; pour la première fois aussi, le nom du pays Biaïna, car le roi s’y intitule : « Menuas, fils d’Ispuinis, le roi puissant, le roi des multitudes, roi du pays de Biaïna, résidant à Dhuspas, la ville (par excellence, c’est-à-dire la capitale). L’inscription qui nous occupe, n’est pas appelée porte, mais armanidad, avec le déterminatif-préfixe des choses écrites. Mr Sayce se hasarde à traduire ce mot par texte, inscription, et suggère qu’il pourrait être l’étymologie du nom d’Arménie que les Iraniens, en arrivant dans cette contrée, lui auraient donné à cause de ces armanidads ou inscriptions.

Mais le point le plus intéressant de notre inscription est celui-ci. Menuas nous apprend qu’à l’endroit même où il fait graver son monument il y avait jadis d’autres inscriptions que le temps ou la main des hommes avaient détruites ou du moins détériorées. Mais, nous dit Mr Sayce, si ces inscriptions eussent daté seulement du règne du père ou du grand’père de Menuas, il serait difficile de croire qu’à l’époque de celui-ci le temps eut déjà pu les détruire, puisque celles de Menuas sont parvenues jusqu’à nous. Il n’est pas non plus probable qu’elles aient été martelées par un ennemi ; car elles se trouvaient comprises dans l’enceinte de la ville. Elles étaient donc antérieures à Sarduris ier. Or, nous avons vu que ce roi fut le premier à introduire l’écriture cunéiforme en Arménie ; donc les inscriptions en question étaient écrites ou plutôt gravées avec un autre système d’écriture. Le raisonnement est assez spécieux. Mais, quelle était cette écriture ? poursuit M. Sayce. — L’écriture héthéenne, sans doute. Pour le coup, M. Sayce devine.

L’inscription xxi, gravée sur le roc à côté d’une série de chambres taillées dans les flancs du rocher de Van, nous informe que c’est Menuas qui a fait creuser ces chambres pour servir de tombeaux.

Parmi les œuvres d’utilité publique de Menuas il faut compter un aqueduc qui subsiste encore aujourd’hui sous le nom de Schamiram-sou, ou eau de Sémiramis. Il paraîtrait que Menuas, qui avait été associé au gouvernement du royaume, du vivant de son père, aurait réservé à la mort de celui-ci une part d’influence à sa propre mère Tarirïas. En effet, tout près de l’aqueduc que nous venons de mentionner, on a retrouvé une courte inscription (S. xxxiii) ainsi conçue : « Ce monument est de Tarirïas, mère de Menuas ; elle l’a appelé : le lieu du fils de Tarirïas. » La part que la reine-mère aurait prise à la construction de cet aqueduc, est peut-être, comme le pense Mr Sayce, l’origine de la fable qui l’attribue à Sémiramis. L’inscription est au delà du Schamiram-sou, sur un bloc de rocher isolé. En deçà il y en a une autre du même genre (S. xxii) ; mais elle est au nom de Menuas lui-même.

Au point de vue théologique nous avons une indication précise dans l’inscription xxiv, qui, si Mr Sayce l’a bien lue, nous fournit un exemple unique de divinité féminine dans le Panthéon urardhien, la déesse Saris qui est le premier élément du nom de Sariduris ou Sarduris. C’est probablement une forme corrompue du nom de l’Istar d’Assyrie que Sarduris Ier aurait introduite en Arménie avec l’écriture assyrienne.

L’inscription xxix nous apprend que sur les bords du lac de Van, probablement vers le village actuel de Hakhavank se trouvait une ville du nom d’Akhiunikas, dans un district appelé « du fils de Menuas », peut-être parce que ce roi en avait confié l’administration à son fils. Nous y apprenons encore que l’île d’Aghtamar s’appelait Aïdous. C’est, je crois, la seule fois que cette île importante est citée dans les inscriptions vanniques ; les autres îles du lac n’y sont jamais mentionnées.

Toutes les inscriptions de Menuas dont nous avons parlé jusqu’ici ont été trouvées dans le territoire de la ville de Van. Elles nous ont surtout montré le souverain sous ses aspects d’homme pieux. Ses autres inscriptions, fort espacées sur le sol de l’Arménie (deux seulement, S. xxxi et xxxii sont à Van) vont nous le montrer comme conquérant.

Menuas débuta dans la carrière des armes, du vivant de son père, alors qu’il était déjà associé au gouvernement. En effet, une inscription de l’église de Saint-Pierre et de Saint-Paul (S. xxxi) contient, au nom d’Ispuinis et de Menuas, le récit d’une expédition contre Udharukhi roi du pays de Lusas, et Katarzas, roi de la gent d’Etius. En combinant certaines données fournies par une autre inscription de Menuas (S. xxxiv) et une inscription d’Argistis (S. xlvii) on arrive à fixer le pays d’Etius dans la vallée de l’Araxe, aux environs des ruines d’Armavir. Menuas retourna plus tard (inscription xxxiv) au pays d’Etius, où il conquit sur un roitelet nommé Eriakhi, un district dont la capitale, Lununis, était apparemment sur le même emplacement qu’occupa plus tard Armavir.

Mais c’est surtout à l’Ouest et à l’Est de son royaume que Menuas porta ses armes. Vers le Nord-Ouest il conquit tout le pays, au moins jusqu’à Erzeroum, car on a retrouvé près d’Hassan-Kaleh une inscription (S. xxxv) dans laquelle il parle d’un temple qu’il a restauré. Dans la direction du Sud, il soumit le canton de Daron, territoire de Musch, comme le prouve l’inscription d’Irmed (S. xxxv. A). Enfin Menuas redescendit tout le cours du Murad-Tchaï, jusqu’à la jonction de ce fleuve avec l’Euphrate. Cette dernière expédition nous est connue par une inscription (S. xxxiii) découverte à Palou par Sir A. H. Layard. Menuas y remercie les dieux Khaldis de lui avoir livré les villes de Puterias (ou Pulerias, peut-être Palou) et de Khuzanas, le pays de Gupas et celui des Khate, ou des Héthéens, et aussi de lui avoir donné la victoire sur Sudanizavadas, roi de Milid ou Malatieh. Il fit encore une autre expédition de ce côté, comme nous le voyons par l’inscription S. xxxii, où le roi parle de victoires remportées sur le district d’Alzis (l’Alzu des textes assyriens, l’Alzni des auteurs arméniens) et sur les Khata ou Héthéens.

L’inscription xxxii contient en outre, en quelques mots, le récit d’une campagne contre le pays de Mana, dont la position est désormais fixée au delà de la chaîne du Kotour-Dagh, à l’Ouest ou au Sud-Ouest du lac d’Ourmiah. Si nous n’avions pas d’autre inscription pour nous éclairer sur cette expédition nous pourrions croire qu’elle a été assez insignifiante, d’autant plus que Menuas a dû vivre du temps de Ramman-nirar III qui, nous l’avons vu, fut seigneur et maître de tous les pays du Nord de la Perse. Mais l’inscription de Kelischin-Ouschneï (S. lvi), nous prouve, par l’éloignement même de l’endroit où elle a été trouvée que la campagne de Mana fut des plus importantes. Malheureusement l’estampage que M. Sayce a eu de cette inscription est en si mauvais état et l’inscription elle-même est si fruste, que le texte ne nous éclaire que fort peu sur la marche de l’armée de Menuas. En tout cas nous avons là un point de repère pour la chronologie. Ce n’est que sous Salmanasar IV (ou iii suivant M. Thiele) que nous pouvons placer la campagne de Mana. Menuas vivait donc encore après 782 ; il devait être à la fin de sa carrière, et dut mourir vers 778.

ARGISTIS Ier

Le règne du fils de Menuas, Argistis Ier marque certainement le point culminant de la grandeur de l’ancienne Arménie. Argistis fut avant tout un grand guerrier. Il affermit les conquêtes de son père et les accrut considérablement. Il faut bien dire pourtant que ses victoires durent lui être relativement faciles, à cause de la période de décadence que traversait alors l’Assyrie qui seule était capable de disputer l’empire du Nord au royaume de Biaïna. Son père et son grand-père eurent à maintenir leur indépendance contre deux des plus grands rois d’Assyrie, Samsi-Ramman III et Ramman-nirar III. Il est vrai qu’il ne semble pas qu’ils aient combattu directement contre ces deux conquérants (qui d’ailleurs paraissent les avoir prudemment évités) ; mais le fait même que Samsi-Ramman et Ramman-nirar ne nous parlent jamais de victoires remportées au delà du Kotour-Dagh, dit clairement qu’ils n’osèrent pas attaquer l’Urardhu, ou que, s’ils le firent, ce fut sans succès.

Nous n’avons que cinq inscriptions d’Argistis, mais l’une d’elles est fort considérable ; on la divise depuis Schulz qui le premier l’a copiée, en huit parties que l’on compte comme autant d’inscriptions différentes, en sorte que le nombre des inscriptions d’Argistis est porté à 12. (Sayce, xxxvi, xxxviixliv, xlv, xlvi, xlvii). Toutes sont de la plus haute importance.

Nous commençons par la grande inscription. Elle a été gravée probablement vers la fin du règne d’Argistis ; en partie le long de l’escalier qui conduit aux fameuses grottes du Khorkhor dont nous avons parlé dans notre récit de voyage en faisant la description de la citadelle de Van ; en partie à gauche et au-dessus de l’entrée des grottes. La division du texte en huit parties est purement matérielle ; elle correspond uniquement aux différentes portions du roc que le scribe a pu utiliser.

Si on voulait se régler sur le contenu, on diviserait ce gigantesque monument d’écriture sur pierre en quinze parties ; à savoir : quatorze campagnes, et une conclusion. Les quatorze campagnes paraissent répondre à autant d’années de règne d’Argistis. Il est fort probable que l’ordre des expéditions est chronologique, comme dans les Annales des rois d’Assyrie ; en tous cas, il n’est pas géographique comme dans les Fastes. Tous ces récits de campagnes sont rédigées sur un type uniforme, malgré quelques variantes ici et là. Ils débutent tous par une invocation « au dieu Khaldis et aux pouvoirs suprêmes qui ont fait présent à la race d’Argistis du pays X, appartenant au roi Y. » Suit une deuxième invocation à la triade suprême « aux dieux Khaldis, Theïsbas et Ardinis, dieux du Biaïna » ; puis l’énumération des districts conquis, des villes prises et brûlées ; enfin l’indication détaillée du butin, dont les différents articles sont toujours énumérés dans le même ordre : femmes, enfants, soldats, chevaux, bœufs et moutons.

Ce genre de rédaction est évidemment copié des annales des rois de Ninive. Cependant les inscriptions vanniques diffèrent sous plus d’un rapport des inscriptions assyriennes. Elles ne contiennent point de dates, et n’offrent que fort peu de points de repère : on n’y trouve, par exemple, aucune allusion aux passages des rivières qui sont parfois si précieux pour l’identification des pays conquis. Chose singulière, les lacs de Van et d’Ourmiah ne sont jamais mentionnés. Malgré cela on est arrivé à identifier assez bien les différents noms de pays et de districts grâce surtout aux annales des rois d’Assyrie, et spécialement à celles de Samsi-Ramman III et de Ramman-nirar III dont les conquêtes avaient couvert, en partie au moins, le même terrain que celles d’Argistis.

C’est surtout du côté de la Perse, dans les pays de Mana, Bustus et Barsuas, dans la région du lac d’Ourmiah et du Zagros qu’Argistis conduisit ses légions. Ces contrées, naguère soumises à l’Assyrie étaient encore occupées ici et là par des garnisons assyriennes ; et ceci nous explique comment le roi de Biaïna a pu guerroyer non seulement avec les roitelets déjà redevenus à moitié indépendants, mais encore avec « les armées d’Assyrie ». Car s’il n’est pas probable qu’Argistis pénétra jamais en Assyrie, il est pourtant hors de doute qu’il se rencontra plusieurs fois avec les troupes des rois de Ninive et qu’il eut le dessus dans ces rencontres. En effet, en tête de la cinquième campagne (S. xxxviii, l. 51 et suiv.) nous lisons : « J’invoquai les dieux Khaldis, puissances redoutables qui ont fait présent à la famille d’Argistis, d’Harsitas, l’ennemi, et des armées de l’Assyrie. » et plus bas (S. xxxix, 1) : « contre les villes ennemies d’Assyrie, j’ai réuni mes guerriers. » De même, en tête de la sixième campagne (S. xxxix, ii. 20–45) nous trouvons : « J’invoquai les dieux Khaldis qui ont livré à la famille d’Argistis les pays ennemis d’Assyrie, de…, de…, de Bustus et de Tarins » ; et plus bas : « Je me suis emparé (?) des palais du pays de Surisidas, contre (?) les armées ennemies d’Assyrie. » Le nom propre de « Harsitas » qui se lit au commencement de la cinquième campagne semble à M. Sayce n’être qu’une simple transcription à l’Arménienne, du nom d’Assurdân-il qui fut porté par un des faibles successeurs de Ramman-nirar ; hypothèse ingénieuse, sans doute, mais risquée, trop risquée, croyons-nous. Mais, encore une fois, les victoires d’Argistis sur l’Assyrie ne sauraient être contestées, et le résultat de ces victoires fut que le Biaïna devint pour un temps au moins l’arbitre du Nord de la Perse, au détriment des rois de Ninive ; cela, comme je l’ai déjà dit, s’explique d’autant plus facilement, que l’Assyrie traversait alors une crise terrible, qui devait la mettre à deux doigts de sa perte.

Tandis que Menuas nous a laissé dans le Sud de l’Aderbeïdjân un monument de ses conquêtes, il est surprenant qu’Argistis ne nous ait point laissé de monument des siennes, qui furent pourtant plus complètes et plus étendues. Peut-être l’inscription encore non copiée de Sideck ou Sidikan, à quelques milles au nord de Revandoz, est-elle précisément d’Argistis. Il paraît qu’elle est bien mieux conservée que celle d’Ouschneï ; c’est une raison de plus pour souhaiter qu’elle nous soit bientôt connue. Nous faisons des vœux pour que le voyageur ou le missionnaire qui se dévouera à cette tâche ne se heurte pas aux obstacles qui nous ont arrêtés (Voyez Chap. xii) et termine son œuvre avec plus de bonheur que nous.

La grande inscription ne mentionne qu’une expédition d’Argistis au Sud-Ouest de son royaume ; c’est la troisième campagne (S. xxxviii, 5–24) qui fut dirigée contre les Héthéens. Ceux-ci avaient à leur tête Khilaruadas roi de Milid ou Malatieh. Argistis poussa jusqu’à cette ville qu’il mit à sac et revint chargé de dépouilles. Dans le cours de ce récit, il est question d’un fleuve nommé Medaïs ; serait-ce le Murad-Tchaï ? Parmi les villes qu’il a prises à l’ennemi, Argistis en nomme plusieurs dont les noms ne peuvent manquer d’être bientôt identifiés.

Enfin, l’inscription des grottes du Khorkhôr nous signale trois expéditions contre le pays d’Etius, les deuxième, quatrième et douzième campagnes. Le récit de la cinquième (S. xxxviii, 25–50) est fort mutilé ; on n’en peut absolument rien retirer. La deuxième (S. xxxvii, 17–42, xxxviii 1–3), comme on le voit par l’entête, eut plus spécialement pour objet de combattre d’une part, Diauekhi roi d’Amitisa et Ultuzaïs et d’autre part Udhuris roi d’Etius (ou au moins d’un district d’Etius). Nous savons déjà par une inscription de Menuas qu’Etius doit être cherché dans la vallée de l’Araxe. Où était le royaume de Diauekhi ? Dans les environs de Melazguerd, répond Mr Sayce, en se basant sur le fait que l’inscription xxx où il est question de ce même Diauekhi a été trouvée près de cette ville. De fait, cette identification a un grand air de probabilité, et a l’avantage de mettre le royaume de Diauekhi sur le chemin de la vallée de l’Araxe, comme l’exige la deuxième campagne d’Argistis. Mais il est encore question de Diauekhi dans la première campagne d’Argistis (S. xxxvii, 1–16), et là le pays de ce roi est nommé avant les districts de Tarius et de Babas, qui eux-mêmes sont suivis du royaume d’Eriakhi. Les nombreuses campagnes d’Argistis à l’Est de son royaume accouplent toujours Tarius et Babas à Man, Bustus et Barsuas ; c’est donc à l’Est qu’il faut chercher ceux-là ; d’autre part, nous verrons tout à l’heure que Eriakhi régnait dans la vallée de l’Arpa-Tchaï. Si donc la marche d’Argistis dans sa première campagne est fidèlement retracée, c’est aussi à l’Est qu’il faut mettre le royaume de Diauekhi. Nous reconnaissons que l’inscription xxx est une difficulté sérieuse. On peut cependant y répondre que le royaume Dauekhi était au Nord de Van, et qu’il s’étendait assez à l’Ouest et à l’Est pour qu’on eût toujours à le traverser avant d’atteindre la vallée de l’Araxe. Cette explication me paraît tout concilier. D’ailleurs il ne m’est pas possible de préciser la marche d’Argistis dans la onzième campagne.

Dans sa douzième campagne (S. xliii 32–69) il commença par le pays de Van, d’où il descendit dans la vallée de l’Araxe, en Etius, puis il remonta le cours du fleuve pour aller attaquer le pays d’Iskigulus. Ce district était dans la vallée de l’Arpa-Tchaï, aux environs d’Alexandrapol, comme le montre la courte inscription de Kalinscha (S.xlvii). Sa capitale s’appelait Irdanius ; son roi Eriakhi. Si, comme il est probable, cet Eriakhi est le même que celui de l’inscription xxxiv, dont nous avons parlé à propos de Menuas, il faut croire que ce roi possédait en outre de la vallée de l’Arpa-Tchaï une bonne partie de celle de l’Araxe.

Avant de passer aux autres inscriptions d’Argistis, le lecteur nous sera peut-être reconnaissant de donner ici dans son entier la traduction de la conclusion de la grande inscription, telle qu’elle résulte des recherches de MM. Stanislas Guyard et H. Sayce ; cette conclusion se retrouve à peu près dans les mêmes termes au bas de plusieurs autres inscriptions vanniques. C’est à M. St. Guyard que revient l’honneur de l’avoir déchiffrée le premier, sans autre secours que sa sagacité qui lui fit supposer qu’elle devait répondre à peu près mot pour mot, aux formules imprécatoires par lesquelles les rois d’Assyrie terminent fréquemment leurs inscriptions. La voici :

Argistis, fils de Menuas dit : « Quiconque détruira cette inscription ; quiconque effacera le nom de (celui qui l’a fait graver) ; quiconque détruira (le nom, en le couvrant) avec de la terre, quiconque prétendra : c’est moi qui ai fait (ce monument), quiconque détériorera les statues et les grottes, et les inondera d’eau, que Khaldis, le Dieu de l’air et le Dieu du soleil quatre fois le maudissent d’une quadruple malédiction, qu’ils livrent son nom, sa famille et sa ville, au feu et à l’eau. »

L’inscription xxxvi a été découverte dans une vallée près d’Elarh, le dernier village que l’on traverse avant d’arriver à Erivan, du côté du Nord. Argistis y parle de victoires sur le pays de Ulvanis et la ville de Daras, dans l’Etius. Ainsi non seulement la vallée de l’Arpa-Tchaï et la plaine d’Armavir, mais encore la vallée du Zengui-Sou faisaient certainement partie de l’Etius.

Nous trouvons dans le no xlv une autre campagne contre Diauekhi. Il contient bon nombre de noms de pays et de villes que nous ne pouvons malheureusement pas identifier. Je ferais remarquer en passant que Diauekhi est le seul roi dont les souverains de Biaïna aient jamais exigé des métaux précieux. Menuas (S. xxx) n’en précise pas la quantité ; mais Argistis nous dit qu’il reçut de Diauekhi 41 mines d’or, 37 mines d’argent et plusieurs milliers des mines de bronze. Ceci pourrait faciliter l’identification du royaume de Diauekhi qui semble avoir été un facteur important dans l’histoire du royaume de Van.

L’inscription xlvi, comme la précédente d’ailleurs, se trouve dans l’église de Surp-Sahak ou Saint-Isaac, à Van, et comme elle, contenait le récit d’une campagne contre Diauekhi. Elle est malheureusement trop fruste pour qu’on puisse en retirer grand’chose. Cependant si Mr Sayce a bien lu, ou plutôt bien restitué, nous apprendrons d’elle que Diauekhi portait aussi le nom d’Urdhubursis ; je devrais simplement dire : portait le nom d’Urdhubursis, car nous pensons avec M. Guyard que Diauekhi, Eriakhi et d’autres noms terminés en khi sont des appellations patronymiques.

Enfin nous ne dirons rien de l’inscription de Kalinscha (S. xlvii) ; nous en avons suffisamment parlé à propos de la grande inscription, douzième campagne.

SARDURIS II

Ce prince semble avoir débuté par des succès, il ne manquait certainement, ni d’énergie, ni d’esprit d’initiative ; et cependant le royaume de Biaïna déclina rapidement pendant son règne. L’heure de la prospérité était passée pour l’Arménie. L’Assyrie, avec Téglath-Phalasar II, se relevait plus forte que jamais, et le troisième empire allait enfin pouvoir réaliser pleinement ce que le premier avait tenté et le second ébauché. Les débuts du règne de Sarduris furent pourtant glorieux, comme nous allons le voir par l’étude de ses inscriptions, elles sont au nombre de quatre.

La première (S. xlviii) nous apprend qu’aux titres ordinaires de « roi de Biaïna, roi des rois », que son père et son grand-père avaient portés, Sarduris avait ajouté celui de « roi de Suras ». Nous ignorons ce que pouvait être le Suras. M. Sayce croit que ce n’était qu’une province du royaume de Biaïna.

La deuxième souscription (S. xlix) contient le récit d’une brillante campagne de Sarduris contre les pays de Mana et d’Etius. Mais, comme les districts et les villes conquis sont tous différents de ceux que Menuas et Argistis avaient mis à contribution dans les mêmes pays, il est impossible, pour le moment au moins, de recueillir rien d’important de cette inscription.

La troisième (S. l.), au contraire, est des plus intéressantes. Nous y trouvons le récit d’une campagne de Sarduris II contre le roi de Milid, Khilaruadas, fils de Sakhus, apparemment le même que le Khilaruadas D’Argistis II. La campagne, si l’on en juge par le nombre des villes et des palais brûlés, dut être fort importante. D’ailleurs l’endroit même où l’inscription a été trouvée entre Isoglou et Khumurkhan, sur les bords de l’Euphrate, dit assez qu’il ne peut être question d’une simple promenade militaire. Parmi les villes qui furent mises à sac par Sarduris, il en est une que son nom, Kar-nisi, montre avoir été une colonie assyrienne. Ce succès engagea sans doute le roi de Biaïna à pousser ses conquêtes plus au Sud du côté de la Syrie. Aussi l’avons-nous vu accourir avec les Milidiens, devenus ses alliés, pour disputer la ville d’Arpadda à Téglath-Phalasar II. Ce fut le commencement de ses revers ; son pays ne tarda pas à être envahi par les légions assyriennes qui portèrent le fer et la flamme jusques sous les murs de Dhuspas. Là, il est vrai, elles durent s’arrêter, tant étaient formidables les fortifications dont Sarduris et son père avaient couronné le rocher, déjà si bien défendu par la nature, où s’élevait la citadelle. Mais ce rocher était tout ce qui restait à Sarduris d’un empire qui, quelques années auparavant, s’étendait des sources orientales du Grand Zab, au confluent des deux Euphrate[18] !

Nous n’avons aucune inscription vannique pour nous éclairer sur la période de guerre à outrance et de profond abaissement qui suivit les défaites de Sarduris II. Cela se comprend ; le royaume de Biaïna n’a rien à nous dire de ses revers et de ses humiliations. Ce n’est guère que soixante-dix ou quatre-vingts ans après Sarduris, que nous retrouvons encore quelques monuments pour nous instruire des noms de quelques-uns des princes qui occupèrent un semblant de trône pendant ces temps de malheur. Ces monuments sont des boucliers votifs dans le genre de ceux que l’on voit suspendus aux murs du temple de Khaldis, dans le bas-relief du palais de Sargon. On les a découverts à Toprak-Kilissah près du village de Kara-Tasch, aux environs d’Osdan, au Sud du lac de Van. Ces boucliers sont en bronze, et ornés de plusieurs rangs concentriques d’animaux plus ou moins fantastiques, séparés par autant de cercles composés de lignes ondulées, simulant l’eau d’un fleuve. Plusieurs d’entre eux portent l’inscription suivante : « Aux nombreux enfants de Khaldis, Rusas, fils d’Erimenas, roi puissant, roi résidant en la ville de Dhuspas. Aux nombreux enfants de Khaldis, Rusas, fils d’Argistis, roi puissant, roi résidant à Dhuspas ». Rusas ne pouvant à la fois être fils d’Erimenas et d’Argistis, nous sommes autorisés à traduire dans l’un des deux cas par petit-fils. Or, comme Rusas s’intitule ordinairement « fils d’Erimenas » tout simplement, il faut croire que celui-ci était réellement son père, tandis qu’Argistis était son grand-père. S’il en est ainsi, Rusas ne peut être que le Rusa qui envoya des ambassadeurs à Assurbanipal, à Arbèles, et Argistis sera ce même Argistis qui, après le suicide d’Urza, essaya, du temps même de Sargon, de lutter encore contre l’Assyrie.

Si Rusas ne fut pas le dernier roi de Biaïna, il fut certainement un des derniers. La fin était arrivée, non seulement pour sa dynastie, mais encore pour la race urardhienne, pour ce peuple auquel ses ancêtres avaient conquis un rang si noble parmi toutes les nations de l’antiquité. Cette race était touranienne ; après avoir habité pendant quinze ou vingt siècles les hauts plateaux de l’Arménie, elle fut envahie d’abord, puis, en partie chassée, en partie absorbée par une nouvelle race d’origine iranienne, dont les descendants sont seuls aujourd’hui connus sous le nom d’Arméniens.

Les nouveaux venus ne tardèrent pas à être les maîtres et à fonder un royaume qui végéta d’abord, puis grandit, se fortifia, et fit si bien enfin, qu’un jour il se trouvait à même de faire échec à la puissance colossale des Romains, de même que l’ancien royaume touranien avait fait échec aux légions d’Assyrie.

  1. Dans l’orthographe des noms anciens, nous représentons par la lettre u le son ou. Ainsi Urardhu se prononce Ourardhou.
  2. Ce roi et le suivant sont placés par M. Thiele (Babylonisch - Assyrische Geschichte, p. 177), après Samsi-Ramman II ; M. Thiele identifie le nom d’Assurnarara avec celui d’Assur-nirar.
  3. Suivant M. Thiele, op. cit., Assur-dân Ier.
  4. Samsi-Ramman Ier (1760 environ) est un des princes pontifes qui gouvernaient l’Assyrie avant l’invasion égyptienne. Entre Samsi-Ramman II et le suivant, M. Thiele place les deux rois Assur-narara (suivant lui Assur-nirar Ier et Nabu-Dayan que Fr. Lenormant et G. Smith mettent immédiatement après l’invasion égyptienne.
  5. D’après M. Thiele, Salmanasar II.
  6. M. Thiele ne mentionne pas ce roi, non plus que le suivant.
  7. Le Salmanasar III de M. Thiele.
  8. Appelé Assur-dan III par M. Thiele.
  9. Suivant M. Thiele, Assur-dan II.
  10. Assur-nirar II, pour M. Thiele.
  11. Le Salmanasar III de M. Thiele.
  12. Assurd-dan-il III et Assur-nirar II, d’après M. Thiele.
  13. Salmanasar IV, suivant M. Thiele.
  14. Sargon I fut un roi de Chaldée qui aurait régné vers 3800 av. J. C.
  15. Assur-edil-ilane était fils d’Assurbanipal ; il est pourtant probable qu’entre les deux il y eut un autre roi, vraisemblablement un frère aîné d’Assur-edil-ilane.
  16. Salmanasar IV, suivant M. Thiele.
  17. Salmanasar II d’après M. Thiele.
  18. Nous passons ici sous silence les deux inscriptions d’Ilan-tasch à Ardjîch parce qu’elles ne contiennent absolument rien qui, pour le moment, puisse être utilisé pour l’histoire ou la géographie. M. Sayce regarde ces deux inscriptions comme deux colonnes d’une seule inscription (S. li). Nous ne voyons pas pourquoi ; le sens ne l’exige pas ; et la distance qui sépare les deux inscriptions montre bien que dans la pensée du roi qui les a fait graver, elles étaient réellement distinctes l’une de l’autre.