Ma sœur Jeanne/2

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Michel Lévy frères (p. 20-46).



II


Je tâchai de paraître calme le lendemain ; je fis comme si je n’avais rien entendu ; mais je devins rêveur et bizarre, tantôt sombre, tantôt fou de gaîté. Je n’avais plus ni appétit ni sommeil ; j’étais amoureux, amoureux fou d’un fantôme, d’un être que je ne devais peut-être jamais voir, car combien de choses pouvaient se passer avant que mon père revînt à ce projet, et que ma mère ne le combattît plus !

J’eus l’idée de leur en parler, mais il eût fallu avouer que je savais tout le reste, et d’ailleurs mon amour me frappait d’une timidité invincible. C’était comme une confusion poignante au milieu d’une ivresse délicieuse.

Je rentrai au collège, espérant que l’étude me délivrerait de ce tourment ou me ferait prendre patience jusqu’à l’année suivante. Il n’en fut rien. Je travaillai fort mal cet hiver-là. Ma mère le sut et m’en fit des reproches plus sévères que je ne la croyais capable d’en faire. Mon père vint aux fêtes de Pâques : j’avais espéré qu’il serait plus indulgent ; il fut plus sévère encore et me déclara que, si je n’avais point de prix, je n’irais pas à la montagne. Je fus si effrayé de cette menace, que je rattrapai le temps perdu, et que j’obtins les distinctions accoutumées.

Dès que nous fûmes à la montagne, j’essayai par tous les moyens de savoir si mon père songeait encore à mes fiançailles. J’avais dix-sept ans ; n’étais-je point en âge ? — Mais le projet semblait oublié. Un jour, il fut question de mariage à propos de ma sœur, qui continuait à dire en toute occasion qu’elle voulait se faire religieuse ou tout au moins dame institutrice. Je saisis cette occasion aux cheveux pour dire bien haut et d’un ton très-décidé qu’elle avait tort et que ; tout au contraire d’elle, je souhaitais vivement me marier jeune. En ce moment, je surpris un regard de mon père à ma mère, comme s’il lui eût dit : « Tu vois bien que mon idée était bonne, » mais elle ne répondit qu’à moi.

— Tu es dans le faux aussi bien que Jeanne, dit-elle. Il faut se marier certainement, mais savoir ce que l’on fait. Vous êtes deux enfants ; elle est trop jeune pour dire non, tu es trop jeune pour dire oui.

J’insistai, mais très-maladroitement, et avec une rougeur que je ne pus cacher.

— Eh bien, me dit mon père qui m’observait, ne croirait-on pas qu’il est déjà amoureux ?

J’allais dire oui, tant j’étais las de dissimuler ; mais, si je disais oui, comme on ne croirait jamais que je pouvais être amoureux d’une personne que je n’avais point vue, mon père me jugerait fou et renoncerait à me la faire voir. — Je ne sais ce que j’allais répondre, mais le mot d’amour avait fait rougir aussi ma sœur, et même il y avait dans son regard rigide une sorte d’indignation. Ma mère nous imposa silence, et je retombai dans l’inconnu de ma destinée.

Le soir de ce jour-là, je me trouvai seul au jardin, sur un banc, ma sœur auprès de moi. Je regardais les étoiles et ne songeais point à elle ; elle ne disait rien et ne paraissait point songer à moi : ma sœur avait alors treize ans. Elle était grande et mince, pâle et blonde, extrêmement délicate et jolie. Elle n’avait aucun trait de ressemblance avec mes parents et moi, qui étions tous trois bruns, assez colorés et taillés en force. Son caractère n’avait pas de rapports non plus avec celui de mon père, ni avec le mien. Tous ses goûts différaient des nôtres, au point qu’on eût dit qu’elle y mettait de l’affectation. Elle n’avait de commun avec notre mère que le sérieux et la bonté ; mais il y avait déjà quelque chose de bien tranché entre elles, puisque ayant été élevée par cette mère protestante, elle avait choisi, disait-on, la religion catholique dès son jeune âge. Il y avait certainement là quelque chose de singulier. Selon la logique des choses, nos parents étant d’églises différentes et ne voulant pas empiéter sur les droits l’un de l’autre, j’eusse dû appartenir à la communion de mon père, ma sœur eût dû suivre celle de sa mère. Le contraire avait eu lieu ; j’étais protestant sans avoir demandé à l’être, comme si la vocation de Jeanne pour le catholicisme eût été tellement décidée que nos parents eussent dû échanger leur droit respectif.

Je n’avais point souvenir de la manière dont les choses s’étaient passées, mais en ce moment j’y songeais, parce que toutes mes pensées se reportaient sur Manuela Perez. Je me disais que cette jeune fille, élevée au couvent, me repousserait peut-être à cause de mon hérésie, et que peut-être c’était là l’obstacle devant lequel mon père s’était arrêté.

Je ne pus me tenir de questionner Jeanne.

— Explique-moi donc, lui dis-je, comment il se fait que nous ne soyons pas de la même religion !

Elle tressaillit comme si je l’eusse réveillée.

— Mais… je ne sais pas, répondit-elle ; cela vient sans doute de ce que nous avons été baptisés chacun dans la religion que nous suivons.

— Tu as donc été baptisée catholique ?

— Certainement. Tu ne t’en souviens pas ?

— Ma foi non ; j’étais trop jeune, je n’avais que trois ans quand tu es née, et tu l’en souviens encore bien moins. Comment le sais-tu ?

— Parce qu’on ne m’a pas rebaptisée au couvent.

— Le baptême protestant ne vaut donc rien selon toi ?

— Il est détestable ; si tu avais un peu de cœur et de raison, tu te ferais catholique.

— Moi ? non certes ! Il est peut-être malheureux pour moi (je songeais à Manuela) qu’il y ait cette différence entre nous. Si c’était à refaire… peut-être…

— C’est toujours à refaire quand on veut. Maman ne dirait pas non si papa l’exigeait, et tu devrais en parler à papa.

— Papa n’exigera jamais rien de maman, et d’ailleurs il est trop tard. J’ai trop compris la supériorité de ma communion pour ne pas regarder un changement comme impossible et coupable.

Là-dessus s’éleva entre ma sœur et moi une vive discussion religieuse dont je ferai grâce au lecteur, car certainement aucun de nous ne sut donner les bonnes raisons qui eussent pu servir sa cause. Nous n’en fûmes que plus passionnés, comme il arrive toujours quand on a tort de part et d’autre. Je reprochai à Jeanne de ne pas aimer sa mère autant qu’elle le devrait, puisqu’elle acceptait une croyance selon laquelle cette bonne et tendre mère, modèle de courage et de vertu, devait être damnée dans l’éternité.

Alors se passa un fait étrange et dont je ne devais avoir l’explication que bien longtemps plus tard. Ma sœur irritée se leva et me répondit :

— Tais-toi ! tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es un ignorant, un aveugle et un sourd ; tu ne sais rien au monde, puisque tu t’imagines que je suis la fille de ta mère !

— Que veux-tu dire ? m’écriai-je stupéfait. Est-ce ta religion fanatique qui t’apprend à renier les tiens ?

— Non, non, répondit-elle, je ne renie pas mon père, et je l’aime parce qu’il est mon père. J’aime aussi maman parce qu’elle est bonne, parce qu’elle ne me détourne pas de ma religion, parce qu’elle est aussi tendre pour moi que si je lui appartenais ; mais je n’ai pas à lui sacrifier le repos de ma conscience, et l’espoir de mon salut éternel : elle n’est pas ma mère !

— Mais ce que tu dis là est impossible,… c’est extravagant, c’est inouï !

— Ce qui est inouï, c’est que tu ne le saches pas.

— Il faut que ce soit un grand secret, puisqu’on l’a si bien caché ! Comment donc le saurais-tu, toi, si cela était !

— Il n’y a pas longtemps que je le sais.

— Comment ? voyons ! explique-toi.

— J’ai entendu mon père et maman qui disaient : « Sa mère est morte en lui donnant la vie. — Elle tient de sa mère une santé délicate. — Si elle ne veut pas se marier, eh bien, il faudra la laisser libre. »

— Tu as rêvé cela.

— Non, non, Je ne l’ai pas rêvé, cela est.

On nous appela pour souper, et, en voyant avec quelle tendresse soutenue et sans efforts ma mère traitait Jeanne, je crus avoir rêvé moi-même. J’étais bien plus surpris qu’elle, car si elle disait vrai, il y avait là des circonstances extraordinaires qui ne la frappaient pas comme moi. Chaste enfant, elle ne se disait pas que, mon père étant marié lors de sa naissance, elle ne pouvait être qu’une bâtarde, un enfant sans nom et sans famille avouable. Mon père était donc coupable d’infidélité, et ma mère était donc d’une générosité sublime ?

Je fis d’inutiles efforts pour me rappeler les circonstances de la naissance de Jeanne. J’étais si préoccupé, que je ne pus m’empêcher de demander à ma mère si Jeanne était née à Pau.

— Non, répondit-elle, elle est née à Bordeaux.

— Est-ce que j’y étais dans ce temps-là, moi ?

— Tu y étais, tu ne peux t’en souvenir ; mais je crois qu’il est temps de se coucher.

Elle avait l’habitude de couper court à toutes les questions. Je retombai dans la nuit. Mon enfance avait donc été environnée de mystères ? Mais non, Jeanne, avec sa dévotion exaltée, devait être sujette aux hallucinations. Je ne voulus pas la questionner davantage, mais j’en restai triste et inquiet. Jeanne était après ma mère l’être que j’avais le plus aimé. Si l’impétuosité inhérente à mon sexe m’avait souvent emporté loin d’elle, si l’amour de l’étude avait pris une grande place dans ma vie, je n’en avais pas moins un grand fonds de tendresse pour la petite compagne de mes premiers jeux. Ce que mes seuls souvenirs bien précis me retraçaient, c’est l’âge où ma mère, me voyant assez fort pour porter cette enfant, m’avait dit en la mettant dans mes bras :

— Prends bien garde, aie plus de soin d’elle que de toi-même. C’est ta sœur, ta sœur ! quelque chose de plus précieux que tout et que tu dois défendre comme ta vie.

J’avais pris cela fort au sérieux comme tout ce que ma mère me disait, et puis j’étais fier d’avoir à promener cette petite si jolie, si propre et déjà si confiante en moi. Je la protégeais si bien, que ma mère me la laissait emporter dans la campagne pour cueillir des fleurs, et nous en ramassions tant, que je rapportais Jeanne, sur mon dos ou dans sa petite voiture, littéralement enfouie dans une gerbe de fleurs et de verdure d’où sortait seulement sa jolie tête blonde. Un jour, un peintre nous ayant rencontrés, nous arrêta pour nous prier de lui laisser prendre un croquis de nous et de nos attributs. Quand il eut fini, il voulut embrasser Jeanne, et je m’y opposai avec une dignité qui le fit beaucoup rire.

Plus tard, je voulus être son professeur. C’est moi qui lui appris à lire et qui en vins à bout très-vite sans lui coûter une seule larme. Dans le pays, jusqu’au moment où j’entrai au collège, nous étions inséparables, et les bonnes femmes érudites nous appelaient Paul et Virginie.

Depuis le collège, nous étions moins intimes, mais je ne la chérissais pas moins. Il me sembla donc cruel qu’elle voulût se persuader une chose impossible pour se dispenser d’être ma sœur et de m’aimer comme je l’aimais.

Peu à peu pourtant ce rêve parut s’effacer de nos esprits ; mais ce qui ne s’effaça pas de même, ce fut mon amour fantastique pour l’inconnue Manuela. Voyant qu’il n’en était plus question, je me laissai aller à un projet romanesque que j’avais déjà formé l’année précédente. Je résolus d’aller secrètement à Pampelune pour tâcher d’apercevoir cette merveille de beauté. Je calculais déjà le nombre de jours nécessaires à ce voyage et cherchais le prétexte que je donnerais à mon absence, lorsqu’une circonstance inattendue vint rendre l’escapade beaucoup plus facile. Mon père posa, un beau matin, une lettre sur la table en me chargeant de la porter à la poste. En jetant les yeux sur l’adresse, je me sentis transir et brûler. Il y avait sur cette adresse : « À don Antonio Perez, à Panticosa, en Navarre. » J’eus la soudaine malice de relire tout haut, afin d’attirer l’attention de ma mère, qui était occupée au bout de la cuisine. Elle tourna la tête et dit à mon père :

— Il demeure donc là, ce Perez ?

— Oui, répondit mon père, c’est son pays, il y est à présent avec la petite.

Puis il s’approcha d’elle et lui dit quelques mots tout bas. Elle ne répondit qu’en levant les épaules et secouant la tête avec une expression de refus bien accusée.

Je portai la lettre à la poste ; mais, au moment de la mettre dans la boîte, je la retins dans ma main et la glissai dans ma poche. En partant sur-le-champ, je pouvais la remettre moi-même à Antonio Perez aussi vite, plus vite peut-être que le courrier.

J’étais trop ému de ma soudaine résolution pour rentrer-chez moi, je me serais trahi. Je pris tout de suite à travers la montagne, et gagnai une cabane dont le berger était mon ami. Je le priai de courir chez nous aussitôt que le soleil baisserait, et d’annoncer que je ne rentrerais pas le soir, des chasseurs m’ayant fait dire qu’ils m’attendaient dans le val d’Ossoue. Je pris là un peu de pain et de lait, et suivis la direction d’Ossoue pendant quelque temps ; mais, dès que le berger m’eut perdu de vue, je m’enfonçai dans une gorge latérale, résolu à gagner à vol d’oiseau la frontière.

Il fallait la grande connaissance que j’avais des localités et l’habitude de franchir les passages les plus périlleux pour traverser ainsi tous les obstacles, C’était mon goût. J’avais mainte fois passé dans des endroits où personne n’avait songé à pénétrer. J’arrivai à la frontière à la nuit, Je descendis au premier gîte espagnol, une pauvre cabane, où je dormis jusqu’à la première aube. De ce côté-là, je ne connaissais plus le pays, mais je parlais facilement le patois semi-espagnol de cette région, et, à travers de nouveaux défilés de montagnes, non moins âpres que ceux du versant français, j’arrivai à Panticosa vers le milieu du jour.

C’était alors un village de cabanes misérables et dégradées, abrité par des noyers magnifiques. Cette pauvreté d’aspect me donna du courage. On se présente avec plus d’aplomb dans une chaumière que dans un palais. Je demandai la maison d’Antonio Perez, on me montra au revers de la colline une petite construction en bon état, la seule du village, et j’y fus rendu en un instant.

Je trouvai le patron à table, servi par une très-belle fille qui ne pouvait être que la sienne, et je faillis m’évanouir ; mais le regard attentif et méfiant d’Antonio me donna la force de lutter contre l’émotion. Je présentai ma lettre, Antonio l’ouvrit et la lut comme un homme qui déchiffre péniblement l’écriture. La belle fille qui le servait me contemplait avec tant de sang-froid et de hardiesse, que j’eusse perdu contenance, si je n’eusse pris le parti de me tourner de manière à ne pas rencontrer ses yeux. Je profitai de ce moment de trêve pour examiner son père.

C’était un homme trapu, d’une carrure athlétique, ayant les cheveux crépus, de beaux traits, la barbe grisonnante, le teint bronzé, et, je dois l’avouer, une expression de ruse et de férocité qui sentait le brigand plus que le contrebandier. Il me fut antipathique jusqu’à la répugnance, et je regardai sa fille, sans trouble cette fois, résolu à la fuir et à l’oublier, si elle lui ressemblait.

Elle ne lui ressemblait pas, elle était pire ; elle avait, à travers sa beauté bien réelle, l’expression d’une naïve impudence. De plus elle était d’une malpropreté insigne.

Guéri de ma passion comme par enchantement, honteux, mais délivré de toute angoisse, j’attendis que mon hôte eût fini sa lecture et me sentis plus que jamais décidé à ne pas me faire connaître.

Il parut content des nouvelles que je lui apportais. Je le vis sourire, compter sur ses doigts à la dérobée, puis mettre la lettre bien au fond de sa poche, comme un objet que l’on ne veut point perdre. Alors il fit un signe à sa fille qui sortit aussitôt, et, se tournant vers moi :

— C’est bien, mon garçon, me dit-il, tu as fait une belle course pour m’apporter cela, tu as bien gagné un verre de mon meilleur vin. Comment t’appelles-tu ?

— Médard Tosas, lui répondis-je.

— Tu es de Luz ?

— Des environs.

— Et qu’est-ce que tu fais ?

— Je chasse l’ours.

— Alors tu es aussi brave et adroit que beau garçon. Allons, bois à ma santé comme je bois à la tienne !

Manuela était rentrée avec un broc de vin liquoreux qu’elle versait dans un verre bleuâtre mal rincé. Pendant que j’avalais ce vin, le Perez me regardait avec malice, et, prenant un ton de familiarité protectrice qui me fit rougir de dégoût :

— J’espère, canaille, me dit-il, en souriant, que tu n’es pas contrebandier ?

Je le regardai entre les deux yeux. L’expression de son visage disait clairement : « Si tu es contrebandier, mon garçon, sois le bienvenu et dis-le sans crainte. »

— Non, je ne suis pas contrebandier, lui répondis-je en me levant, et je ne compte pas l’être.

— Tu as raison, reprit-il avec une merveilleuse tranquillité ; c’est un sale métier, — et plus dangereux que la chasse à l’ours, ajouta-t-il avec une imperceptible nuance de mépris.

— Ce n’est pas le danger que je crains. Je n’ai pas l’habitude de craindre. Je n’ai pas dit que la contrebande fût un sale métier. Je dis que j’ai un autre état et que je m’y tiens, voilà tout, et là-dessus je vous salue, ainsi que la señora, à moins que vous n’ayez à répondre à la lettre que je vous ai remise.

— Tu diras à Jean Bielsa que tout est bien ; mais tu dois être fatigué. Ne veux-tu point manger, te reposer, au besoin dormir sous mon toit ? Tout ici est à ta disposition.

— Non, répondis-je, j’ai affaire ailleurs. Je vous remercie.

Et je partis d’un bon pas, bien que je fusse brisé de fatigue ; j’allai dîner dans une bourgade voisine ; j’y dormis deux heures, et, le soir, j’avais franchi le port de Boucharo, j’allais passer la nuit à Gavarnie. Le lendemain, léger comme un oiseau, je descendais le gave par un bon chemin, et je rentrais le soir à la maison, l’oreille un peu basse, mais le cœur content et l’imagination délivrée.

Comme depuis longtemps j’étais triste et bizarre, ma mère vit bientôt que j’étais guéri, et, sans savoir ni la cause de mon mal, ni celle de ma guérison, elle se réjouit et me fit fête. Je prétendis que des crampes d’estomac, auxquelles j’étais sujet depuis un an, s’étaient tout à coup et tout à fait dissipées. Il y avait du vrai dans mon explication.

Quelques jours plus tard, je me retrouvai avec Jeanne sur le banc du jardin, attendant l’heure du souper, j’étais gai et je m’amusais avec un petit oiseau qu’elle élevait.

— Tu es redevenu aimable, à la fin, me dit-elle ; tu n’es donc plus amoureux ?

— Est-ce que tu sais ce que c’est que d’être amoureux ? lui répondis-je. Tu n’en sais rien et tu parles au hasard.

— Je sais très-bien, reprit-elle, que l’amour, c’est de penser toujours à une personne que l’on préfère à toutes les autres.

— Tes religieuses t’ont appris cela ?

— Non, mais des compagnes me l’ont dit.

— Mais tu méprises cela, toi qui ne veux pas te marier ?

— Je ne sais pas ! Voilà que j’ai quatorze ans, c’est l’âge de se décider.

— Oh ! tu as le temps encore.

— Écoute, si tu voulais me promettre de ne pas te marier, je ferais de même.

— Pourquoi ? qu’est-ce que cela te fait que je me marie ?

— J’ai besoin d’aimer quelqu’un.

— Vraiment !

— Et je t’aimerais, si tu n’aimais que moi.

— Alors tu es d’un caractère jaloux ?

— Très-jaloux.

— Même avec ton frère ?

— Surtout avec mon frère.

— On te donne au couvent de bien fausses et sottes notions ! Une sœur ne peut pas être jalouse de son frère…, et d’ailleurs tu ne m’aimes pas tant que ça.

— Je t’aime passionnément.

Elle disait cela d’un ton si tranquille et avec une si parfaite candeur, que je ne pus me défendre d’en rire.

— Et ton oiseau, lui dis-je, tu l’aimes passionnément aussi ?

— Non, je ne puis avoir de passion que pour toi. L’amour est une chose folle et coupable quand ce n’est pas une chose légitime et sainte. L’amour qu’on a pour ses parents est pur et méritoire. Je puis donc t’aimer de toute mon âme sans mécontenter Dieu, et c’est ainsi que je t’aime ; mais toi, qui es de la mauvaise religion, on ne t’a pas appris cela, et tu m’aimes fort peu.

— Je t’aime très-tendrement au contraire.

— Mais pas de toute ton âme ?

— J’en dois une bonne partie à nos père et mère, s’il te plaît !

— Je te permets cela, mais je ne veux pas d’autre partage.

— Tu veux que je ne me marie point ?

— Non, je ne le veux pas, je te le défends ! J’en mourrais de chagrin.

— N’en meurs pas, je n’ai jamais eu moins envie de me marier qu’à présent. Jusqu’à ce que l’idée m’en vienne, tu as le temps de devenir une personne raisonnable et de comprendre ce que c’est que la vie sur laquelle tu n’as, je le vois, que des idées bizarres. À mon avis, on t’élève bien mal chez les nonnes, et tu ferais mieux de rester chez ta mère toute l’année.

— J’y resterai.

— Cela a été décidé ? tant mieux !

— C’est moi qui le décide à l’instant même, puisque tu le désires.

— Tu te moques de moi quand je te parle raison !

Elle fondit en larmes, et je n’en pus obtenir un mot de plus. Je la trouvais incompréhensible et m’alarmais un peu de la voir si fantasque. Était-ce un cœur agité par le doute ou une raison troublée par le mysticisme ?

Je crus devoir en parler à ma mère, et je fus surpris de ne pas la voir plus tourmentée.

— Jeanne est comme cela, me dit-elle, très-singulière et toujours à côté du réel, bien qu’elle soit foncièrement bonne et sincère. Tu ne la connaissais pas ; depuis quelques années, vous n’êtes guère ensemble, tu l’observes, et tu commences à t’étonner. Ne t’en inquiète pas et sois toujours très-bon pour elle ; c’est une nature qu’on ne persuade pas, mais qu’on vaincra toujours par la tendresse. On ne l’amène point à la faire penser comme l’on pense soi-même, mais l’affection l’amènera toujours à agir comme l’on veut.

— Pourquoi donc alors lui as-tu laissé embrasser le catholicisme ?

— J’avais promis qu’il en serait ainsi.

— À qui avais-tu promis cela ? À mon père ? Il y tient si peu !

— Est-ce un reproche que tu me fais ? Je ne le mérite point. — Mais voilà des voyageurs, va vite au-devant d’eux.

Nous étions ainsi interrompus à chaque instant, car mon père avait prédit juste. La vogue venait aux bains de Saint-Sauveur, et notre petit établissement avait l’air de prospérer. Pourtant, moi qui faisais les acquisitions et qui réglais les comptes, je m’étonnais de la disproportion qui s’établissait en somme entre la cherté des denrées et le bon marché de nos ventes. Mon père disait qu’il fallait agir ainsi et savoir perdre au commencement pour accaparer la clientèle et gagner plus tard. Plus tard, j’ai su que notre auberge n’était alors qu’un prétexte pour nous donner l’air de nous enrichir par le travail, et que la véritable prospérité ne nous venait que de la contrebande à laquelle mon père se livrait activement sous nos yeux, sans sortir de chez lui et sans qu’il nous fût possible de savoir quelles gens travaillaient de concert avec lui. Le fameux Antonio Perez ne paraissait jamais, et pourtant la correspondance était active entre eux. !

Délivré de l’obsession amoureuse que j’avais subie, je travaillai mieux que je n’avais encore fait, et l’année suivante (1840), je terminai mes études et passai bachelier.

Comme je revenais chez nous avec mon diplôme et l’espoir de commencer la médecine, je trouvai ma sœur installée à la maison. Elle avait quitté le couvent définitivement, et, me prenant à part, elle me dit avec son ton calme :

— Je t’avais promis de me remettre sous la tutelle de maman. Si je ne t’ai pas tenu parole tout de suite, ce n’est pas ma faute, c’est maman qui a voulu que je fisse mes réflexions avant de renoncer à mes idées. À présent nous voilà d’accord, je ne veux plus être religieuse. Je ne quitterai plus ma famille, j’étudierai chez nous. Es-tu content ?

— Enchanté, lui dis-je en l’embrassant, car je pense que tu es maintenant et seras toujours aussi sensée que tu es belle et bonne.

Elle rougit en répondant qu’elle n’était pas belle.

— Ma foi si, repris-je. Pour une sainte comme toi, il n’y a pas à en rougir. C’est Dieu qui t’a donné la beauté ; certainement il aime le beau, puisqu’il l’a répandu à pleines mains sur l’univers.

Elle rougit encore plus et alla se cacher comme si le compliment d’un frère l’eût scandalisée ou effrayée. Je ne la jugeai pas encore devenue très-sensée.

Mon père était alors à la maison ; mes vacances commençaient ; nous ne devions pas aller à la montagne cette année-là. Il avait trouvé à louer son auberge pour la saison moyennant un très-beau prix ; nous en eûmes du regret.

— Nous y retournerons l’an prochain, nous dit-il. J’étais connu et aimé là-bas pour le bon marché de mes fournitures. J’ai réussi à avoir la préférence sur tous les autres petits restaurants de la campagne. À présent, la maison est achalandée, mais je ne puis moi-même, du jour au lendemain, doubler mes prix. C’est l’affaire de celui qui me remplace. On criera contre lui, on me verra avec joie reprendre ma fonction l’an prochain : mais le pli sera pris. On payera ce qu’on doit payer pour que nos affaires marchent à souhait. Pourtant, comme elles ne marchent point trop mal, je ne veux pas vous priver de voir du pays pendant vos vacances. Je vais vous conduire à Bordeaux, où je connais du monde. C’est une belle ville.

Je n’avais jamais vu la mer. L’idée d’aller jusqu’à l’Océan me transporta de joie. Ma sœur sourit mollement en disant qu’elle était contente aussi. Ma mère ne fit pas d’objection, et nous partîmes.

Aussitôt notre arrivée, ma mère conduisit Jeanne dans les magasins de nouveautés et lui acheta une très-jolie toilette, qu’elle endossa avec un peu d’hésitation et de crainte. Chez ses religieuses, elle avait un petit costume d’uniforme qu’elle n’avait pas encore voulu quitter. Je dus lui dire qu’elle était ridicule ainsi. J’avais sur elle non pas de l’influence, — comme avait très-bien dit ma mère, on ne la persuadait point, — mais j’avais une singulière autorité. Il suffisait d’un mot pour qu’elle fit à l’instant même ce que je souhaitais.

Quand je la vis habillée comme il convenait à son âge et à sa position, je fus frappé de sa grâce et de la distinction de sa personne, et, comme elle voulait toujours être pendue à mon bras, je vis, en parcourant la ville avec elle et ma mère, que tout le monde la remarquait et l’admirait.

Ma mère connaissait très-bien Bordeaux et les environs : aussi mon père, après nous avoir installés dans un hôtel très-agréable, s’occupa-t-il fort peu de nous. Il semblait qu’il se fût établi sur le port comme sur son domaine. Nous n’y passions jamais sans l’y rencontrer, causant avec des armateurs ou des capitaines de navires marchands, quelquefois avec des hommes à figures problématiques. Il paraissait fort occupé, ne s’expliquant jamais sur la nature de ses opérations, mais toujours content et plein de confiance. Son humeur égale le rendait agréable à tout le monde ; il était le type de la bienveillance, malgré son ton brusque et sa physionomie accentuée.

Je n’ai pas à raconter ici notre excursion à la mer, notre surprise devant tant d’objets nouveaux, ma joie de voir un grand théâtre et d’entendre des artistes d’un certain mérite. Ma sœur hésita beaucoup à partager cet amusement profane. Je l’y décidai, elle fut très-attentive ; mais je ne pus savoir si elle y éprouvait du plaisir ou de la frayeur. Il y avait certainement en elle quelque chose de mystérieux qu’il ne fallait pas froisser par trop de questions.

Nous avions tout vu et nous étions à la veille de retourner chez nous lorsque, me trouvant seul sur le port avec mon père, je vis venir à nous un homme d’une figure non pas vulgaire, mais inquiétante, que je ne reconnus pas tout de suite. Dès qu’il fut à deux pas de nous, je m’éloignai, ne voulant pas être reconnu moi-même ; c’était le fameux contrebandier Antonio Perez.

Comme j’avais beaucoup changé depuis deux ans et que mon costume différait autant que le sien de celui sous lequel il m’avait vu, il ne fit point attention à moi et s’entretint vivement à l’écart avec mon père. Il y avait là tout près un beau steamer en partance pour l’Espagne, et je vis que Perez se disposait à y prendre passage. Mon père paraissait lui faire beaucoup de questions et de recommandations. Ils furent interrompus par l’arrivée de deux femmes : l’une de moyenne taille, voilée à l’espagnole d’une mantille rabattue jusqu’à la lèvre supérieure, charmante de tournure et jouant de l’éventail avec une grâce adorable ; — l’autre grande, forte, belle, mais vulgaire, vêtue en fille de chambre et portant des paquets. Celle-ci, que je reconnus à l’instant même, c’était la Manuela que j’avais vue à Panticosa ; mais l’autre, qui était-elle ?

Perez prit le bras de la personne voilée et monta avec elle sur le bâtiment ; l’autre suivit. Mon père les accompagna jusqu’à la passerelle, salua la première, fit un signe d’adieu familier à la seconde, serra la main de Perez et revint vers moi.

— Qui donc sont ces gens-là ? lui dis-je.

Et, pour motiver ma curiosité insolite, j’ajoutai que je croyais les avoir vus quelque part.

— Tu te trompes, répondit mon père, tu ne les connais pas. C’est mon ami et associé Antonio Perez avec sa fille Manuela.

— Laquelle ?

— Peux-tu le demander ? Celle qui est jolie et porte la mantille. L’autre n’est que la servante.

— Cette servante-là a l’air bien effronté, répondis-je pour dire quelque chose qui ne laissât pas tomber la conversation.

— Ah ! dame, reprit mon père en souriant, elle est un peu gâtée ! Maître Perez est… c’est-à-dire il n’est pas comme ton père. Il est veuf, pas bien recherché dans ses goûts, et cette montagnarde… Mais à qui diable as-tu donné ton attention ? C’est la Manuela que tu aurais dû regarder ; c’est celle-là qui est jolie et bien élevée !

— Je n’ai pu voir que son menton.

— Pourquoi diable t’es-tu sauvé ?

— Par discrétion. Je ne suis pas au courant de tes affaires.

— C’est bien, mais j’aurais aimé à te présenter à elle et à son père ! Tiens ! le vapeur n’a pas sonné son dernier coup. Montons à bord !

Je refusai. Perez m’eût sans doute reconnu, et j’eusse été fort embarrassé d’expliquer mon escapade de l’année précédente. C’était un hasard que rien ne l’eût trahie, et puis j’avais grand’peur de retomber dans ma folie. Le nom et le fantôme de cette Manuela m’avaient tant troublé ! Pour la voir, j’avais fait trente lieues à travers les glaciers, les torrents et les abîmes ; elle était là, je n’avais qu’un pas à faire pour la connaître, je n’osais plus.

Il faut dire aussi que le Perez, cet homme qui voyageait impudemment avec sa fille et sa concubine, me devenait de plus en plus odieux.

— Où donc vont-ils ainsi ? demandai-je à mon père d’un air d’indifférence.

— Ils vont faire un voyage d’agrément et de santé, me répondit-il : je crois qu’ils comptent faire le tour de l’Espagne et qu’ils reviendront par Gibraltar, à moins qu’ils ne s’arrêtent quelque temps à Cadix. Je ne sais, ils sont riches, ils font ce qui leur plaît.

— Grand bien leur fasse ! pensai-je.

Il me tardait qu’ils fussent partis, et pourtant je ne m’éloignais pas. Mes regards étaient comme rivés à la dunette de ce steamer où j’avais tu entrer les deux femmes. Enfin le dernier signal fut donné, et, comme le bâtiment commençait à agiter ses roues, je vis le Perez saluer mon père, et sa fille accourir sur le pont pour lui dire aussi adieu avec la main. Elle avait relevé son voile, elle me parut belle comme un ange ; mais le vent rabattait sur elle la fumée du steamer, un nuage l’enveloppa, je ne la vis plus que comme une ombre légère, bientôt elle disparut ; je ne conservai de ses traits qu’une très-vive impression et aucun souvenir assez net pour que je pusse évoquer son image dans mes rêves.