Ma sœur Jeanne/7

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Michel Lévy frères (p. 120-166).



VII


Je trouvai en rentrant à la villa une lettre de ma sœur qui m’inquiéta d’abord. Elle m’écrivait si rarement, que je crus ma mère malade. Je fus vite rassuré. Voici ce que Jeanne m’écrivait :

« Je veux cette fois te donner de nos nouvelles moi-même. Maman va très-bien. C’est de moi que j’ai à te parler. Je n’ignore pas combien tu aimes M. Vianne et combien tu serais content de l’avoir pour beau-frère. Eh bien, je l’ai renvoyé chez lui, mais en l’autorisant à revenir dans un an, si au bout de ce temps il persiste dans sa résolution. Je lui ai même permis de m’écrire tous les quinze jours ; maman est très-contente ; es-tu enchanté ?

» Moi, je suis un peu effrayée d’avoir tant promis. On dit que l’amour est une chose grande, sublime ou terrible. Quel qu’il soit, je me suis toujours imaginé que, la femme étant appelée à obéir, un grand amour pouvait seul lui rendre l’obéissance agréable ou sacrée. Or je n’ai pour M. Vianne qu’une très-bonne et sincère amitié. Maman croit qu’il arrivera à m’inspirer un sentiment plus vif ; ce sentiment, c’est sans doute l’enthousiasme ou la tendresse. M. Vianne est bien raisonnable pour exiger tant de ferveur. Il est bien portant, bien posé, bien sage. Quel besoin a-t-il d’une compagne comme moi ? Moi j’ai besoin d’un culte, parce que je ne suis ni si sage, ni si tranquille ; je me suis donnée à la musique. Quel rapport pourra donc s’établir entre la musique et le mariage ? Je n’en vois pas.

» Me diras-tu, ce que tu m’as déjà dit, que l’on ne vit pas uniquement de jouissances intellectuelles et qu’un cœur vide est un cœur mort ? Mais n’ai-je pas deux êtres à aimer, et n’est-ce point assez ? Ma mère et toi, n’est-ce pas de quoi bien remplir et faire vivre mon cœur ? Ma mère m’aime tant ! Si ma faculté d’aimer venait à s’engourdir, elle la réveillerait bien vite par l’ardeur et la délicatesse exquise de sa tendresse. Pourquoi me supposerait-on l’âme froide parce que je n’aimerais pas en dehors de la famille ? Nous avons eu une enfance si choyée et plus tard une vie si heureuse ! Tu es aussi en âge de te marier, toi, et tu n’y songes guère, puisque te voilà lié à l’existence de ce gentleman dont l’amitié te rend heureux ? Ne va pas l’aimer mieux que nous ! Mais non, je ne crains rien. Tu n’aimeras jamais personne plus que nous, je t’en défie. Celle à qui tu appartiendras pourra bien te donner l’avenir ; elle ne te donnera pas le passé, ce grand fonds, ce grand trésor de tendresse et de confiance, les joies et les douleurs mises si longtemps en commun. — Quant à moi et à M. Vianne, il n’y a pas de passé, et il ne me semble pas qu’il y ait d’avenir sans cela. J’en suis parfois si effrayée que je ferme les yeux et me précipite à mon piano pour oublier qui je suis et ce que l’on veut que je sois.

» Je tiendrai parole, puisque j’ai promis. Je recevrai les lettres, je tâcherai d’y répondre, et, au bout de l’année, j’accepterai l’entrevue ; mais, si je n’ai pas changé, si l’émotion n’est pas venue, si je ne sens aucune joie d’abjurer ma personnalité et ma liberté, sera-ce ma faute ? M’en voudra-t-on ? maman aura-t-elle du chagrin ? M. Vianne me maudira-t-il ? me gronderas-tu ? Je n’ai pas promis que je dirais oui. J’ai promis de faire mon possible pour le dire ; mais, s’il fallait le dire contre mon gré, avec la terreur dans l’âme, trouverais-je en toi un protecteur, un ami courageux, un frère véritable pour me préserver de l’épouvante ou du désespoir ? Réponds-moi, je t’en prie. »

Je répondis sur l’heure :

« Oui, je serais un protecteur, un ami dévoué, un véritable frère. Sois libre, ma chérie, sois libre dans les émotions de ton cœur comme tu l’es dans les inspirations de ton art. Pense sans effroi à la résolution que tu prendras dans un an. Ta mère acceptera tout avec son inaltérable et inépuisable tendresse, avec son haut esprit de justice et de vérité. Mon ami Vianne saura se résigner sans rien perdre du respect qui te sera toujours dû. Quant à ton frère, il a consacré son avenir à un but, c’est de ne jamais coûter de larmes à sa mère et d’empêcher, autant qu’il est au pouvoir d’un homme, que sa sœur Jeanne en ait jamais une seule à verser. »

J’écrivis aussi à ma mère pour lui rapporter textuellement le court entretien que j’avais eu sur son compte avec M. Brudnel ; je portai mes lettres à la poste ; je dînai dehors, ne voulant pas me faire servir à la villa en l’absence du maître, et je rentrai au coucher du soleil.

Je me préparais à travailler et je songeais à ma sœur, à cet effroi du mariage qu’il ne fallait certes pas brusquer, aux idées singulières qu’elle avait eues longtemps sur un secret imaginaire relatif à sa naissance. Je me demandais si elle les avait encore ; si elle se croyait trop noble pour épouser Vianne ; pourquoi ma mère avait tenu à savoir la nature des souvenirs de sir Richard sur le château de Mauville. À la clarté rougeâtre qui envahissait ma chambre au reflet du couchant, mon esprit se perdait dans je ne sais quelles rêveries fantastiques. Il y avait toujours eu quelque chose de mystérieux autour de moi, et ma sœur était l’être mystérieux par excellence. Seulement elle ne paraissait plus douter de son identité légale ; pourquoi en avait-elle douté ? Par moments, et c’était là la cause vague et inavouée de ma lenteur à parler de ma mère à sir Richard, par moments j’avais craint de songer aux rapports qui pouvaient avoir existé entre elle et lui : … mais non, cela était impossible ! Ma mère était trois fois sainte, la droiture de sa vie entière éclatait dans sa parole et sur son visage.

J’allais allumer ma lampe lorsqu’on frappa à ma porte. Je criai : « Entrez, » croyant que le domestique venait faire ma couverture. On entra. Jugez de ma surprise, c’était madame Hélène !

— Ne vous étonnez pas de ma visite, dit-elle, et n’allumez pas. Il fait encore jour, venez causer sur le balcon. J’ai quelque chose à vous demander, mon bon docteur.

— Acceptez mon bras, lui répondis-je, et allons causer dans le salon. Vous y serez mieux ; j’ai trop fumé ici.

— Ah ! cela m’est bien égal ; mais allons où vous voudrez.

Je la conduisis dans la pièce commune qu’on appelait dans la maison le parloir. C’était une grande salle décorée de statues qui méritait bien peu cette dénomination intime du home anglais. Madame Brudnel se jeta sur un sofa. Je pris une chaise et attendis qu’elle parlât la première.

— Vous avez accompagné Richard jusqu’au bateau ? me dit-elle avec l’embarras d’une personne qui ne sait plus comment entrer en matière.

— Oui, madame, jusqu’au bateau.

— Il a trouvé une bonne cabine ?

— Très-bonne.

— Et vous n’êtes pas inquiet de le voir s’en aller comme cela tout seul ?

— Je ne vois aucun sujet d’inquiétude, John étant avec lui.

— Vous l’aimez beaucoup, n’est-ce pas ? Il est si bon !

— Excellent. Je lui suis tout dévoué.

— Il vous aime aussi, il a toute confiance en vous.

Ceci ne me paraissant point une question, je m’abstins de répondre.

— Dites ! reprit-elle vivement. Il vous confie tout ce qui l’intéresse ?

— Il ne m’a jamais rien confié.

— Mais il vous parle de moi ?

— Jamais.

— Ah ! vraiment ; comme il est singulier ! Aujourd’hui par exemple, il a pourtant dû vous dire quelque chose ?

Je lui rapportai fidèlement les paroles de sir Richard, lesquelles n’avaient certes rien de confidentiel, rien qu’il n’eût dû lui dire cent fois à elle-même.

Elle en parut désappointée.

— Et voilà tout ! dit-elle ; vous me le jurez ?

— Je puis vous le jurer.

— Rien de sa sœur, de ses affaires de famille, de ses projets à lui, de certaines éventualités… Vous savez que nous ne sommes pas mariés selon la loi anglaise !

— Je n’en sais rien.

— Je vais vous expliquer…

— Non, non, je vous en supplie, je ne veux pas écouter de confidences que M. Brudnel ne jugerait peut-être pas à propos de me faire. Si vous n’avez point d’ordres à me donner, permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit.

— Attendez ; non, restez ! J’ai dit une parole imprudente. N’allez pas croire que je sois sa maîtresse ; il m’a donné sa parole !

Et, comme j’insistais pour allumer une bougie et la reconduire à sa chambre :

— Écoutez ! dit-elle avec une énergie soudaine. Il me faut votre estime et la mienne propre. Ma situation est trop équivoque. Richard s’imagine que je n’en souffre pas, il ne sait pas que j’en meurs ! Ce secret m’étouffe, il faut que vous sachiez qui je suis.

— Mais cela ne me regarde pas, m’écriai-je impatienté ; je ne suis pas curieux de le savoir.

— C’est du mépris alors ? Ah ! je le vois bien, voilà à quoi me condamne le mystère dont il m’enveloppe, quand la vérité serait si bien placée dans le cœur d’un ami, d’un honnête homme comme vous ; mais vous m’entendrez, ou je croirai que je ne suis à vos yeux qu’une fille entretenue, une aventurière !

— Je ne vous écouterai qu’à une condition, c’est que je redirai tout à sir Richard.

Elle hésita un instant. J’allais en profiter pour battre en retraite. Elle me retint par le bras d’un mouvement nerveux qui contrastait avec son indolence accoutumée.

— Vous lui redirez tout ; j’y consens, je le veux. Asseyez-vous, tenez ! Je veux rester debout, je suis si agitée ;… mais je dirai tout et je respirerai après. Je ne suis pas ce que l’on dit, je ne suis pas Française, je ne m’appelle pas Hélène, je suis Espagnole et je m’appelle Manuela Ferez.

Je ne sais pas si elle vit dans l’obscurité le coup que je reçus en pleine poitrine, mais elle fut effrayée de me voir bondir au milieu du salon comme si j’eusse été mordu aux jambes.

— Qu’est-ce donc ? dit-elle. Est-ce qu’on nous écoute ?

— Ce serait possible ; cette salle est immense, et on n’y voit pas.

— Venez dans mon boudoir. Là, on est-sûr de pouvoir parler et il y a de la lumière.

Elle ouvrit une porte et je la suivis machinalement comme un homme étourdi par une chute.

Elle referma la porte d’une petite pièce capitonnée, éclairée par une lampe, elle s’assit. Cette fois je voulus rester debout, et elle parla ainsi :

— Je suis née à Paris, je vous l’ai déjà dit. Ma mère était une honnête femme très-pauvre, abandonnée par un mari que je ne me rappelais pas avoir jamais vu à l’âge de dix ans. Ma mère était venue d’Espagne avec ce mari dans ma première enfance. Elle me nourrissait encore quand il s’en alla, lui laissant un peu d’argent qu’elle sut économiser, espérant toujours qu’il reviendrait bientôt. Elle était bonne ouvrière, mais elle ne pouvait aller en journée à cause de moi, et une femme gagne si peu ! Elle m’apprit son métier d’enlumineuse de gravures. Elle m’apprit aussi à lire et à écrire tant bien que mal. Je n’ai jamais su l’orthographe. Un peu de couture, un peu d’espagnol, un peu de danse et mes prières en latin que je n’ai jamais comprises, c’est à peu près tout ce qu’elle savait. Elle ne me donna aucune notion du bien ou du mal. Honnête et fidèle à son mari, qu’elle aimait quand même, elle ne savait pas parler sur la morale. Je crois qu’elle se défendait d’y penser dans la crainte d’avoir à condamner son mari ; en revanche, elle me surveillait beaucoup. Je ne sortais pas sans elle. J’étais très-pure par la force des choses et sans savoir qu’on peut être autrement. Pourtant nos ressources s’épuisaient. Notre travail ne suffisait pas, nous allions connaître la dernière misère quand mon père envoya de l’argent et annonça qu’il reviendrait bientôt.

» Deux ans se passèrent encore. Enfin mon père arrive, nous dit qu’il a gagné beaucoup sans nous dire comment. Il annonce que nous vivrons près de lui, et il nous emmène dans un affreux village appelé Panticosa dans les montagnes de la Navarre. Nous voyons que mon père y commande une population de contrebandiers. Cela effraye ma mère, il se moque d’elle. Il nous installe dans une assez jolie maison, nous donne deux serviteurs et s’en va, Dieu sait où, pour revenir de temps à autre très-affairé et toujours entouré d’hommes qui avaient des figures d’assassins et qui nous faisaient peur.

» Nous ne manquions de rien, pas même de belles toilettes et de bijoux ; mais pour qui se faire belle dans ce désert ? Nous n’aimions pas la campagne, et cette campagne-là ressemblait à un coupe-gorge. Nous étions habituées à notre petit train de Paris, à nos boulevards si gais, à ce bruit continuel, à ces figures animées. Nous regrettions notre mansarde et tout ce mouvement, même celui qu’on se donne pour vivre et qui fait que l’on ne pense à rien. Nous avions à Panticosa des rêves sinistres, des frayeurs de tous les instants. Ces hommes avec leur contrebande étaient toujours sombres, ils se parlaient tout bas ou par signes. J’essayais d’être gentille et bonne avec eux. Ils n’étaient pas méchants pour moi, mais ma mère craignait toujours qu’ils ne me fissent du mal et me priait de ne pas la quitter. Elle prit un ennui mortel et tomba malade.

» Et puis un jour elle découvrit que mon père s’occupait d’autres femmes, et la jalousie l’acheva. Un soir, mon père rentre d’une de ses courses et il la trouve morte dans mes bras. Il la regrette à peine, ne songe point à me consoler, et trois jours après il me conduit à Bordeaux, où il avait affaire. Il était accompagné de sa servante Pepa et ne prenait pas la peine de me cacher ses relations avec cette fille. J’en fus outrée et menaçai de me sauver pour ne plus subir l’autorité d’une pareille marâtre. Où me serais-je réfugiée ? Je n’en savais rien, j’étais en colère et ne raisonnais pas.

» — Puisque tu le prends comme cela, dit mon père, je vais me séparer de toi et t’enfermer dans un couvent. Tu t’y ennuieras, c’est ton affaire, tu l’auras voulu. Aussi bien tu es riche à présent, et il faut devenir une demoiselle. Dépêche-toi d’être savante, je te reprendrai quand tu auras l’âge du mariage.

» Il me conduisit au bateau à vapeur le jour même. J’avais beaucoup pleuré, je craignais d’être laide, je me cachai le visage sous ma mantille et je quittai Bordeaux sans y avoir rien vu.

» Nous allâmes à Pampelune, où il me laissa.

J’avais alors seize ans. Je n’étais pas fâchée d’entrer au couvent. Puisque je n’avais plus ma pauvre mère, le seul être que j’eusse pu aimer, je ne regrettais certes pas le vilain séjour de Panticosa et la société de la concubine de mon père. Je ne demandais pas mieux que de m’instruire et je ne me croyais pas plus sotte qu’une autre : mais c’était bien tard pour commencer et je n’appris que ce que mes compagnes m’enseignèrent par leur exemple, l’art de se coiffer avec la mantille, de jouer des yeux et de l’éventail, de chuchoter des commérages, de penser à la coquetterie et de deviser sur l’amour avant même de savoir ce que c’est que l’amour. Nos religieuses, ne sachant rien, ne nous apprenaient rien.

» Je raconterai vite pour ne pas vous impatienter. Deux ans se passèrent ainsi. Je deviens jolie, on me regarde dans la rue quand nous allons en promenade ; on me remarque, on parle de moi dans la ville, on me fait tenir des billets doux. Je deviens fière, mais je n’aime personne. Je montre les billets à mes compagnes, j’en ris avec elles, j’en ris toute la journée, et la nuit j’y pense trop. Mes soupirants me paraissent laids ou ridicules. J’en rêve un charmant et je ne me demande pas ce que je ferai, si je le rencontre. Ce désir devient si ardent, que toute réflexion m’est enlevée.

Je suis toute à l’impatience de le voir paraître. J’en ai la fièvre, une fièvre qui colore mes joues et rend mes yeux brûlants.

» Enfin il apparaît ! C’est un jeune officier sans fortune et sans nom, mais il est beau, il a de la grâce, ses lettres sont passionnées. Il passe les nuits sous ma fenêtre grillée, il est brave et hardi, il réussit à pénétrer dans le jardin du couvent. Il me parle avec passion, il me serre dans ses bras, il m’enivre, il m’éblouit et tout aussitôt m’enlève. Il m’emmène chez une femme que je ne connais pas et qui se charge de me cacher jusqu’à ce que nous puissions quitter secrètement la ville.

« Je suis perdue, n’est-ce pas ? perdue par ma faute ?

— Oh ! il est bien vrai que je suis sans excuse, qu’aucun effort de raison et de prudence ne m’a préservée, que je suis aussi coupable que si je m’étais livrée ; mais le hasard, un hasard bien triste, se charge de m’épargner la chute irréparable.

» Le jour paraît au moment où nous arrivons à ce gîte que je croyais honnête et sûr. Mon amant doit répondre à l’appel des armes. Il est forcé de me quitter. Il reviendra le soir. Brisée de fatigue et d’émotion, j’étais encore si jeune ! je tombe sur un sofa et je m’endors.

» Quelques heures se passent. Une voix, — oh ! une voix terrible me réveille, la voix de mon père. Il parle tout près de ma chambre avec cette femme qui s’est chargée de me cacher. Elle lui parle comme à un ami intime, elle est recéleuse de contrebande, elle lui raconte qu’à présent elle fait un métier aussi dangereux, mais plus lucratif ; elle recèle des filles enlevées : elle lui parle de moi, elle ne sait pas mon nom, elle ignore qui je suis, d’où je viens, mais elle vante ma figure, elle allume sa curiosité, dirai-je sa lubricité ? Ah ! pourquoi le ménager, c’était un être infâme ! Il veut me voir,… elle résiste, il la repousse, il enfonce la porte d’un coup de pied, il me trouve à genoux, demi-morte. Il me reconnaît, me soufflète, m’accable de coups. Il fait venir une voiture, il m’y jette et me conduit à Madrid.

» Jusque-là, c’était son droit, direz-vous, peut-être son devoir. Oh ! vous verrez tout à l’heure ! Il m’annonce qu’il va me mettre dans un couvent bien cloîtré, d’où je ne sortirai jamais. Je réponds, pour l’apaiser, que j’ai mérité cela, que je me soumets, que je le supplie de me pardonner, puisque je vais expier. Il éclate en reproches étranges. Il dit que je suis lâche et vile par nature pour avoir aimé un homme de rien, quand je pouvais appartenir à un homme riche et puissant. Moi, je ne comprends plus ou je crains de comprendre. Je me bouche les oreilles et je pleure. Je refuse de manger ; il m’enferme dans une chambre d’auberge.

» La nuit venue, il entre chez moi avec un homme effrayant, une espèce de Kalmouk à moustache rousse, des yeux de taupe, des boutons de diamants à la chemise et aux manchettes, et il lui parle ainsi :

» — La voilà, elle n’est pas belle pour le moment, elle est en colère parce que je l’ai empêchée de se perdre ; mais vous l’avez vue à Pampelune et vous savez ce qu’elle est. Emmenez-la ; moi, j’en ai assez.

» Et, se tournant vers moi :

» — Suivez monsieur, c’est un grand et riche seigneur étranger, qui est chargé de trouver une demoiselle de compagnie pour sa sœur et qui va vous conduire auprès d’elle. Vous serez bien traitée et vous n’aurez pas l’ennui d’aller au couvent. Allons vite, prenez votre mantille ; la voiture est en bas.

» J’avais vu ce Russe rôder autour de moi à Pampelune ; il m’avait écrit grossièrement. Je compris que j’étais vendue. Je voulus crier ; ma voix s’étrangla dans mon gosier, et une lutte terrible s’engagea pour me faire sortir de la chambre. Ils parvinrent à m’en faire franchir le seuil ; mais je là leur échappai, je m’enfuis courant au hasard, voulant appeler au secours, mais complétement muette et comme folle. Je vis devant moi une porte ouverte, je m’élançai, j’entrai dans une chambre où un homme d’un certain âge et d’une figure douce tenait un journal qu’il ne lisait plus, car le bruit sourd de cette lutte avait attiré son attention, et il avait les yeux levés vers moi.

» Je me jetai à ses pieds, et entourant ses genoux de mes deux bras, je réussis à lui dire :

» — Sauvez-moi !

» Alors je ne sais plus ce qui se passa, j’étais évanouie.

» Quand je revins à moi, je me vis sur un fauteuil, un jeune homme me faisait respirer une odeur forte ; l’homme plus âgé, qui me soutenait dans ses bras, lui disait :

» — Elle est moins glacée, elle se ranime.

» Cet homme, c’était sir Richard Brudnel, ce médecin était le sien. Quand j’eus recouvré mes sens, ils me quittèrent, laissant une femme de service auprès de moi, me disant de ne rien craindre de personne, et m’engageant à prendre quelque repos.

» J’étais brisée, mais la peur de voir revenir mon père me tint éveillée toute la nuit pendant que la garde-malade sommeillait. Il ne revint pas. Je ne l’ai jamais revu. Je sais qu’il est mort de la fièvre jaune en Amérique, il n’y a pas longtemps, ne laissant aucune fortune ; tant mieux ; je n’en eusse rien voulu !

» Le médecin vint prendre de mes nouvelles plusieurs fois, me disant toujours que j’étais en sûreté et qu’il ne fallait plus trembler. Dans la matinée, sir Richard me fit savoir qu’il désirait me parler, si j’étais visible. Je me levai, je réparai le désordre où j’étais et je le reçus. Il fit sortir la garde-malade et me dit :

» — Mademoiselle, êtes-vous véritablement la fille de M. Perez ?

» — Hélas ! oui.

» — Est-il vrai que vous ayez eu une petite aventure à Pampelune ?

» — Ce n’est que trop vrai !

» Je lui racontai tout, et il vit que je ne mentais pas.

» — Comptiez-vous épouser ce jeune officier ?

» — Pouvez-vous en douter, monsieur ?

» — Alors vous êtes sûre qu’il n’avait pas l’intention de vous tromper ?

» — Oh ! très-sûre.

» — Et vous l’aimez ?

» — Je l’aime.

» — Écrivez-lui de venir vous trouver ici. Dites-lui que votre père lui pardonne et qu’il veut vous marier tout de suite ; ajoutez que c’est à la condition qu’il vous épousera sans aucune espèce de dot. Telle est la volonté de M. Perez.

» J’écrivis. M. Brudnel envoya un exprès avec injonction de remettre la lettre à l’officier en personne et de rapporter la réponse. Le messager revint les mains vides. L’officier avait reçu la lettre, disant qu’il répondrait plus tard, qu’il n’avait pas la liberté d’écrire en ce moment.

» Pendant que j’attendais la solution de la démarche tentée par mon bienfaiteur, je ne l’avais pas revu. Nous étions toujours à l’hôtel dans des appartements séparés. Quand il vint m’annoncer le triste résultat, je pleurai amèrement. Il vit que j’étais encore trop malade pour supporter la vérité, et il essaya de me laisser quelque espérance.

» — Probablement, me dit-il, ce jeune homme n’est pas libre de s’engager sans consulter sa famille. Je m’adresserai à ses parents. Où sont-ils et quelle est leur position ?

» Je n’en savais absolument rien, je ne savais même pas bien comment s’écrivait leur nom. Sir Richard fronça légèrement le sourcil, et son sourire de pitié m’humilia profondément.

» — Allons, me dit-il en voyant mon désespoir, vous êtes plus enfant encore que je ne pensais ; mais n’en rougissez pas jusqu’à en mourir, votre folie prouve que votre père ne se trompait pas en vous jugeant incapable de comprendre ce qu’il appelait vos intérêts. Tant d’entraînement et d’imprudence n’est pas le fait d’une personne corrompue, et je ne vous en fais pas un crime. Seulement…

» — Seulement je suis avilie, n’est-ce pas, pour m’être livrée ainsi à la loyauté d’un inconnu ?

» — Vous n’êtes point avilie, mais vous le seriez vite, si vous ne changiez pas plus vite encore. Vous avez reçu une détestable éducation !

» — Je n’en ai reçu aucune.

» — Oui, voilà le malheur, mais il n’est pas sans remède. Voulez-vous que je vous mette à même de raisonner, de réfléchir et de comprendre ?

» — Oh ! oui, oui, je vous en supplie ; mais mon père permettra-t-il ?… Si vous saviez !…

» — Je sais tout. Apprenez que vous n’avez plus d’autre père que moi. Il vous a cédée à moi.

» — Cédée ?

» — Oui, vendue, — très-cher, — et il est parti pour l’Amérique. Je ne vous dirais pas si crûment les choses, si vous aviez reçu de l’éducation ; mais je dois vous les dire brutalement pour réveiller votre âme endormie et faire naître en vous la conscience de la dignité humaine. Allons, comprenez : vous m’appartenez, et, si j’étais un libertin, voyez à quelle dégradation votre légèreté vous eût conduite ! M. Perez, quel qu’il soit, n’eût point osé trafiquer de vous si vite et si ouvertement, si votre faute ne lui eût fait penser que vous étiez pressée de vous perdre. À présent relevez-vous, ma pauvre enfant, si, comme je le crois, vous valez mieux que cela. Je suis un honnête homme, et nullement amoureux de vous ; j’ai voulu faire une bonne action. Je ne suis pas un saint, j’ai peut-être à expier des péchés de jeunesse. L’expiation m’est facile, je suis riche. Je vous traiterai donc comme ma fille d’adoption, si vous vous en montrez digne. J’ai voulu d’abord vous marier avec celui qui vous a compromise et je comptais vous assurer des moyens d’existence. Si je ne l’ai pas fait savoir à votre séducteur, c’est parce que je voulais l’éprouver.

» — Ah ! m’écriai-je, c’est un infâme, un misérable !

» — Peut-être oui, peut-être non ; mieux vaut croire que c’est un enfant irréfléchi, sans principes, sans conscience du bien et du mal, obéissant à l’instinct, au premier mouvement… comme vous, ma chère ! Sans doute il est sans ressources et ne se soucie pas que lui. L’épreuve est faite, pourtant elle n’est pas décisive. Qui sait s’il ne se met pas en mesure de rapporter lui-même la réponse ? Donnons-lui un mois, deux, si vous voulez ; mais, après ce délai, il faudra avoir le courage de renoncer à lui sans faiblesse.

» Nous n’eûmes pas si longtemps à attendre. Deux jours plus tard, M. Brudnel recevait une lettre de cet officier, que je me rappelle mot pour mot :

« Monsieur, j’allais me rendre à Madrid avec l’intention de réparer le tort que j’ai pu faire à mademoiselle Manuela. Je croyais la trouver avec son père, j’apprends qu’il est parti et que vous le remplacez ; ceci est fort suspect à mes yeux, et, pour toute sorte de raisons qu’il vaut mieux ne pas écrire, mais que vous comprenez de reste, je me retire de ma poursuite et renonce au devoir que je comptais accomplir. »

» — Ceci, me dit M. Brudnel, est la défaite outrageante d’un homme qui veut mettre la honte de mon côté et du vôtre. Allons, ma pauvre enfant, êtes-vous guérie de cet amour si mal placé ?

» — Oh certes ! répondis-je, mais je ne guérirai jamais de la honte de ma folie !

» — Il faut l’oublier, commencer une vie nouvelle, redevenir digne de l’affection d’un honnête homme. Je ne puis m’occuper de vous directement ; j’ai une vie trop errante. Sans famille, je m’ennuie un peu partout. D’ailleurs, vous voyez, vous seriez soupçonnée, et je ne vous ai pas sauvée pour vous perdre. Je vais vous conduire en France ou en Angleterre pour vous mettre dans une famille honorable ou dans une bonne institution, et plus tard, si vous vous conduisez bien, je m’occuperai paternellement de vous établir.

» Je tombai à ses genoux pour le remercier et le bénir. Il me releva vite, m’embrassa au front et se retira précipitamment.

» J’avais été si ébranlée que je ne fus point en état de partir tout de suite. J’avais des battements de cœur qui m’étouffaient. Enfin la semaine suivante, nous étions, M. Brudnel, son jeune médecin et moi, en route pour la France.

» Ce voyage me parut délicieux dans la compagnie d’un homme aussi aimable et aussi bon que M. Brudnel. Je sentais que je pouvais avoir en lui une entière confiance. Il n’avait guère alors que cinquante-cinq ans, et il était si bien conservé, que je ne lui en donnais pas quarante. Je l’aimai donc sans me souvenir d’en avoir aimé un autre la veille ; celui-là, je le méprisais, son souvenir m’était à charge. Combien j’aurais voulu effacer ma faute pour être digne de la tendresse de mon bienfaiteur ! mais je vis bien à la réserve de M. Brudnel qu’il fallait la mieux mériter, et je m’observai assez moi-même pour qu’il ne se doutât de rien.

» Il me mit en pension à Paris, où il passa l’hiver. J’étais fort bien traitée et j’eusse pu être heureuse ; mais j’étais trop en arrière des élèves de mon âge. Il était question de me mettre aux études des enfants. M. Brudnel, qui venait me voir tous les quinze jours, comprit mon humiliation et combien je serais déplacée avec des fillettes de dix à douze ans. Il s’informa et décida que j’aurais des professeurs dont je prendrais les leçons dans l’appartement de la directrice.

» Je fis de mon mieux d’abord, mais il était écrit que je ne m’instruirais pas ainsi. Je n’avais pas l’habitude de travailler ; j’étais un oiseau voyageur, j’aurais voulu refaire connaissance avec ce Paris de mon enfance que j’avais tant aimé. Je ne sortais pas, et le quartier où était situé l’établissement était alors un désert de jardins abandonnés et de démolitions. Ma pensée se reportait sans cesse vers M. Brudnel, que j’aurais voulu voir à toute heure et que je voyais si peu, toujours en présence des maîtresses et contraint plus qu’il ne l’avait été en voyage. Je fus prise d’un ennui profond et d’un secret découragement. J’avais été plus libre et plus gaie dans mon couvent d’Espagne. On y dansait le bolero en cachette, on y parlait d’amour, on chantait des romances à voix basse, il y avait peu de régularité dans les habitudes. À Paris, c’était une autre tenue. Je ne sais si les jeunes filles parlaient des plaisirs du monde ; je vivais presque seule ou dans la société des maîtresses, qui n’étaient pas gaies et qui me faisaient l’effet de prudes très-mécontentes de leur sort.

» Mes maîtres n’étaient ni beaux ni jeunes, sauf le professeur de musique, ni beau ni laid, mais vif, enthousiaste, un peu fou. Il tomba épris de moi et me le laissa voir. Je me sentis très-émue, et la peur s’empara de ma pauvre tête. J’obtins un jour d’être seule avec M. Brudnel et je le suppliai de me faire changer de pension ou de me faire voyager avec lui. Il me gronda un peu, m’interrogea avec bonté, et je lui avouai la vérité.

» Je me sens en danger, lui dis-je, je ne sais quelle fièvre m’attire vers ce musicien. Je me suis juré d’être sage et de devenir forte ; je sens que je ne le suis pas, que je ne sais pas encore rester calme quand on me parle d’amour.

« — Oui, je vois cela, répondit M. Brudnel, le besoin d’aimer vous consume. Vous êtes une nature passionnée ; voulez-vous que je vous marie ? Je prendrai des informations, et, si cet homme qui vous plaît est honorable…

» — Non ! m’écriai-je, il ne me plaît pas, je ne l’aime pas, je ne veux pas l’épouser ; j’en aime un autre.

— Qui donc ? encore l’officier ?

» — Non, non ! un autre qui ne le saura pas, à qui je ne le dirai pas, mais que j’aimerai toute ma vie !

» — Fort bien, reprit sir Richard, qui, bien plus pénétrant que je ne l’avais jugé, m’avait devinée ; mais cet autre, quelle garantie de fidélité lui apporteriez-vous ? Ne seriez-vous pas émue par un autre encore, par le premier qui vous parlera d’amour ? Tenez, vous avez trop de tendresse au service de l’occasion. Je vous conseille de ne jamais promettre à personne de l’aimer, car il n’est pas en votre pouvoir de tenir parole !

» Je méritais ses reproches, mais sa sévérité n’était pas faite pour encourager mes confessions, et il me laissa en me disant que c’était à moi de me délivrer moi-même des poursuites du maître de musique. Si j’y parvenais sans l’aide de personne, il aviserait.

« Je pleurai encore beaucoup, cependant quelque chose me consolait. Il me semblait qu’il y avait plus de dépit jaloux que de sévérité vraie dans l’attitude de M. Brudnel. Il m’aimait peut-être ! mais, s’il en était ainsi, pourquoi me le cachait-il ? Il m’aimait donc sérieusement, il songeait donc à m’épouser, puisqu’il me voulait forte et fidèle !

» Je repris courage, je refusai les leçons de musique, je renvoyai les billets doux sans les lire. M. Brudnel fut content de moi ; cependant il s’en alla en Angleterre et me laissa à Paris sans paraître faire un grand effort pour se séparer de moi.

» Je me résignai ; mais l’ennui de l’inaction, joint à de vains efforts pour profiter des leçons, altérèrent ma santé chancelante. Quand, l’hiver suivant, sir Richard revint me voir, il me trouva atteinte d’une anémie si prononcée, qu’il en fut inquiet et résolut de me faire voyager un peu avec lui et son médecin. Il m’emmena en Italie, où je me rétablis assez vite. Alors il parla de me mettre encore en pension, soit à Milan, soit à Florence. Je marquai beaucoup de soumission, mais je retombai malade, et j’entendis un jour, pendant que je sommeillais, son médecin lui dire :

» — Vous ne vous débarrasserez pas aisément de ce joli fardeau. Elle mourra, si on l’abandonne.

» — L’aimez-vous ? lui dit M. Brudnel avec une brusquerie surprenante.

» — Je l’aimerais bien, répondit l’autre fort tranquillement, si… mais, dans l’état des choses, je me défendrais de cet amour comme de la peste !

» — Parce que…

» — Parce que je suis un honnête homme et que je sais vos intentions. Vous voulez qu’on épouse, et je comprends la loyauté de votre adoption. Or je n’épouserai jamais qu’une femme très-craintive, ou très-froide, ou très-laide. J’aurais peu le temps, encore moins le goût, de surveiller un trésor !

» Je ne fis semblant de rien ; mais cette sévère leçon me frappa vivement. M. Brudnel était si doux et si bon, que je n’avais pas senti combien je devais lui être à charge et combien peu je méritais l’amour sérieux que je m’étais quelquefois flattée de lui inspirer. Le mépris de ce médecin qui m’avait toujours traitée comme une enfant stupide, me porta à m’examiner et à vouloir sérieusement devenir une personne raisonnable. Je voyais ou croyais voir que sir Richard ne m’aimait pas du tout, puisqu’il semblait proposer à son médecin de m’épouser. Sans doute il souhaitait se débarrasser de moi. Esclave du devoir qu’il s’était tracé, il ferait son possible pour me marier honnêtement, mais jamais il ne me proposerait d’être sa maîtresse. Il fallait donc, pour rassurer sa conscience, me rendre digne d’être sa femme. Alors peut-être pourrais-je me flatter de lui inspirer de l’amour. Je cachai mon chagrin et je demandai à être mise au couvent n’importe où.

« M. Brudnel se décida pour Venise et m’y conduisait. Je pris sur moi de feindre une résignation enjouée ; ma faiblesse et ma pâleur démentaient ma résolution. Sir Richard me conduisit en gondole jusqu’à la porte du monastère, m’observant beaucoup, mais paraissant tout à fait décidé à se séparer de moi.

» Je soutins l’épreuve sans savoir que c’en était une. Comme je me levais pour sauter sur le quai, il me retint :

» — C’est assez, me dit-il ; vous avez montré plus de raison et de courage que je n’en attendais de vous. Je vois que vous pouvez acquérir de la volonté et que votre caractère commence à mériter de l’estime. Restons à Venise, je ne vous quitterai pas encore.

» Je me jetai à ses pieds, je baisais ses mains, j’étais ivre de joie. Il paraissait très-ému, mais, au bout d’un instant de trouble, il me repoussa doucement.

» — Il faut, me dit-il, réprimer ces expansions qui seraient prises en mauvaise part, si nous n’étions pas cachés par le drap noir de cette gondole.

» — Mais puisque personne ne nous voit, répondis-je, ne dois-je pas vous dire ma joie et vous adorer pour tout ce que vous avez fait pour moi ?

» — Non, reprit-il, il ne faut pas m’adorer, puisque je ne peux pas vous rendre un sentiment aussi exalté, et il faut vous habituer aux convenances de la pudeur. Je vois bien qu’au fond de tout cela il y a chez vous plus d’innocence qu’on ne croirait ; mais, si je me fiais trop à vos bonnes intentions et aux miennes, je pourrais oublier la réserve qui m’est imposée, et ce serait votre faute. Apprenez à vous garder des dangers dont vous semblez vous jouer. Combattez même contre moi, si je perdais la tête, car je me mépriserais et vous quitterais sans retour.

» Tout cela était bien sévère. Je voulus n’y voir que l’intention de m’élever à lui, je m’efforçai d’aller au-devant de son désir. Je mis comme un abat-jour sur mes yeux, comme une cuirasse sur mon cœur. Je devins craintive et réservée comme il me voulait, et je pris tout à fait l’attitude d’une fille soumise et calme.

» Je vis que mon ignorance le faisait sourire et même rire quelquefois. J’essayai encore de m’instruire, d’apprendre l’anglais, l’histoire, la géographie. Nous habitions un grand, beau et vieux palais, où j’avais, comme partout, mon appartement séparé et même éloigné du sien. Il sortait beaucoup et ne me faisait sortir qu’avec lui, son médecin ou la femme de chambre qu’il m’avait donnée. C’est la femme qui est encore près de moi. Je l’avais désirée Espagnole pour ne pas oublier ma langue. Quand sir Richard venait me voir, il tenait à ce qu’elle fût toujours en tiers. Voyant sa résolution bien prise, je ne cherchai jamais à être seule avec lui, et il parut m’en savoir gré.

» J’eus des livres, des maîtresses, un piano, un chien et des oiseaux pour me distraire. Rien ne manquait pour m’instruire et me désennuyer ; mais j’ai la tête dure et point de mémoire. J’appris bien peu et bien mal, et des choses que j’ai retenues il en est plusieurs que je ne comprends guère. J’étais plutôt artiste. J’ai une jolie voix et je suis folle de la danse. Dolorès me fit danser, elle y excelle, mais la science musicale ne me vint pas. Je chante agréablement, je ne suis pas musicienne. M. Brudnel vit que je n’étais pas intelligente. Il ne pouvait pas m’en faire reproche, je n’y pouvais rien malgré la peine que je me donnais. Nos relations ne changèrent pas.

» Je m’exerçais au courage, à la patience. Un jour, j’appris par les domestiques, que Dolorès faisait causer, qu’il avait une intrigue avec une chanteuse célèbre de la Fenice. J’en eus un chagrin violent ; je résolus de mourir. Je pris du poison qui ne me tua pas, mais qui me fit tant de mal que je m’en ressens encore. J’avais fait jurer à Dolorès qu’elle ne me trahirait pas, mais le médecin vit bien la cause de mon mal, et Dolorès dut tout avouer. Elle avoua même trop, car M. Brudnel fut informé de ma passion pour lui. Sans doute il l’avait devinée, mais il ne la savait pas si violente.

» Quand je fus en état de l’entendre :

» — Manuelita, me dit-il en espagnol, car il sait parler très-bien toutes les langues, vous voulez que je vous aime, c’est fait. Je vous aime tendrement. Vous êtes douce, bonne, sincère, docile ; mais mon amour a été jusqu’ici celui d’un père, et vous voudriez me faire oublier mon devoir. Sachez que, dès ma jeunesse, qui a été fort agitée, je me suis pourtant imposé, par fierté et par suite d’une répugnance invincible, la loi de ne jamais payer l’amour. Ce n’est pas à dire que je n’aie pas subi l’attrait de femmes capables ou coutumières de spéculation, mais jamais je ne les ai payées. Elles le savaient d’avance, elles m’ont agréé parce que je leur plaisais. Avec vous, la situation est exceptionnelle ; j’ai payé le droit d’être votre père. Si j’étais devenu votre amant, j’aurais commis un parjure et une lâcheté dont je suis incapable, et, je vous l’ai dit, si je subissais avec vous le délire de la passion irréfléchie, je me croirais devenu l’égal de M. Antonio Perez, qui vous a livrée à moi sans conditions. Il faut donc que je sois votre père dans toute la sainteté du mot ou que je sois votre mari. Y avez-vous réfléchi ? J’ai le triple de votre âge, je suis menacé d’une maladie de poitrine qui est incurable ; de plus, je ne dois me marier qu’après la mort d’une sœur âgée qui peut cependant me survivre. Des engagements de famille, où mon honneur est en jeu, me rendent impossible d’éluder cette obligation. Réfléchissez encore. Je puis vous promettre le mariage et ne jamais pouvoir tenir ma promesse. Je ne veux pas être, je ne serai pas votre amant. Renoncez donc à un rêve d’enfant, faites un effort suprême pour en aimer un autre et pour m’oublier.

» — Jamais ! m’écriai-je, je vous respecte et vous adore, je ne veux être ni votre femme ni votre maîtresse, je vaincrai l’amour qui vous inquiéterait ou vous gênerait. Je serai votre fille soumise aveuglément et heureuse de l’être. Je rougis de mon emportement, et je vous jure de rester tranquille et résignée, quand même vous auriez dix maîtresses sous mes yeux ; même si vous voulez vous marier avec une autre.

» — Jamais, répondit-il ; elle vous chasserait. Je vous jure ici que, si jamais je suis en situation de me marier, ce ne sera avec aucune autre que vous ; mais allez-vous donc sacrifier votre jeunesse à une pareille éventualité ? allez-vous la consumer dans la solitude où je suis forcé de vous laisser vivre ? Tenez, il y a près de moi un très-honnête jeune homme, instruit et d’une figure passable, M. Breton, mon médecin. Au commencement, il ne faisait aucun cas de vous ; à présent il vous juge mieux et vous apprécie. Si, dans un temps donné, ayant tout à fait renoncé à moi, vous sentiez quelque goût pour lui, il ne faudrait pas me le cacher, je serais heureux…

» — Non, non, m’écriai-je ; il me déplaît, tous les hommes me déplaisent. Prenez-moi pour votre fille et traitez-moi aussi sévèrement, aussi froidement que vous voudrez ; je serai heureuse, je vous bénirai de ne pas trop m’éloigner de vous.

» Il céda tout en se réservant sa liberté, mais je sus bientôt qu’il n’en usait pas. Il avait laissé partir la cantatrice, pour laquelle il n’avait aucun attachement sérieux. Il vivait très-retiré, préoccupé de sa santé qui n’était pas bien bonne à ce moment-là et se livrant chez lui à un travail historique sur Venise. Peu à peu il me permit de dîner avec lui et de passer la soirée, environ deux heures, chez lui, avec le médecin ou quelques amis intimes auxquels il me présenta comme sa fille adoptive. Ils étaient tous d’un certain âge, mariés ou voués comme lui au célibat pour des raisons que j’ignore. M. Breton ne me dit jamais un seul mot qui pût me faire penser qu’il songeait à moi. Sir Richard ne se préoccupait donc plus de l’idée de me marier. Insensiblement il me sembla voir qu’il s’attachait à moi et que ma société lui était nécessaire à certaines heures. Il vint dans mon appartement, et Dolorès oublia plusieurs fois de s’y trouver. Il ne s’en aperçut pas ou ne voulut pas s’en apercevoir, et une douce intimité s’établit enfin entre nous, il ne craignit plus d’être seul avec moi, je l’avais apprivoisé par ma chaste confiance. L’année suivante, il me conduisit en Angleterre, où il reprit la vie du grand monde, et me donna un logement dans un autre quartier que celui de son hôtel. Tous les jours, il venait passer deux heures avec moi. Il n’était pas jaloux, et pourtant il me faisait surveiller par John, son valet de chambre, qu’il avait mis à mes ordres.

» Il put s’assurer de l’austérité de ma retraite et de l’innocence de mes occupations. Plusieurs fois il crut devoir me dire encore qu’il y avait peu d’apparence que nous fussions mariés, que sa sœur se portait mieux que lui, qu’il me garantissait ma liberté, et que, si je voulais en user, je n’avais qu’un mot à dire pour qu’il ne vînt plus me voir. Ma dot était toujours prête, car il avait assuré mon sort, quelque chose qui arrivât. Je lui répondis toujours que je ne voulais ni dot, ni mari, ni liberté, que je ne m’occupais point de l’avenir, que je serais toujours heureuse, pourvu que je le visse tous les jours, ne fût-ce qu’un instant.

» Mon désintéressement et mon attachement l’attendrissaient. Il baisait mes mains souvent, mon front quelquefois ; il m’appelait sa bonne fille, son enfant. Jamais, devant Dieu, je le jure, il n’a été plus loin avec moi. Il avait encore des affaires de cœur dans son monde, je le savais, je surmontais l’inquiétude et la jalousie, puisque je ne perdais pas ma place dans ses affections.

» Mais permettez-moi de me reposer, pour finir plus vite. Malgré moi, je suis entrée dans plus de détails que je ne voulais vous en dire ; c’est votre physionomie, toujours railleuse, qui m’y a forcée. Faisons une pause et dites ce qu’à présent vous pensez de moi. Vous avez l’air de ne pas me croire sincère ! »

J’étais assez troublé, je n’eusse pu dire pourquoi, j’hésitai à répondre ; enfin je lui dis :

— Si vous êtes sincère, je veux l’être aussi. Je vous étudie froidement (je mentais, mais ne croyais pas mentir). Votre histoire m’étonne beaucoup ; elle est invraisemblable. Elle est pourtant possible, étant donnés l’âge, la maladie et avant tout la belle âme de sir Richard. Si j’ai l’air un peu railleur par moments c’est que je ne comprends pas de telles confidences à un homme que vous ne connaissez pas du tout.

— Comment, s’écria-t-elle, nous vivons sous le même toit, M. Brudnel me parle de vous tous les jours comme de son meilleur ami, et je n’aurais pas besoin de votre estime quand je me dis que nous avons peut-être dix ans, peut-être toute la vie à passer ensemble près de lui ! Je vois bien qu’à moins que vous ne le quittiez, il ne se séparera jamais de vous et qu’il fera tout ce qui est humainement possible pour vous garder. Il faut donc que vous soyez mon ennemi ou mon ami, et, comme vous ne saviez rien de moi, il faut bien que je me fasse connaître avec mes malheurs, mes défauts et mes qualités, si j’en ai.

Forcé de répondre, je répondis :

— Jusqu’ici je n’ai pas lieu de vous être hostile. C’est tout le contraire. Ayez la bonté de continuer, je résumerai mes observations, si j’en ai à faire.

Manuela Perez reprit ainsi :

» — Au printemps de cette année-là, nous allions voyager encore lorsque sir Richard tomba gravement malade d’une fluxion de poitrine. Il m’avait si sérieusement défendu de venir jamais chez lui que je n’osai désobéir. Je passais des heures avec Dolorès à la porte de son hôtel, dans la rue, pour que le médecin pût me donner de ses nouvelles à tout instant. Un jour, ce brave jeune homme, pris de compassion, me fit entrer.

» — Il est très-mal, me dit-il, et je ne veux pas qu’il meure sans vous avoir bénie. S’il lui revient un moment de connaissance, je suis sûr qu’il vous demandera. Soyez donc près de lui : en ce moment, il est incapable de s’en apercevoir.

» Je pris vite le bonnet de Dolorès, je demandai un tablier, j’entrai avec M. Breton comme une garde-malade amenée par lui. Ces précautions n’étaient pas inutiles. La sœur de M. Brudnel, cette vieille sœur revêche et prude, était dans l’appartement. M. Breton était convaincu qu’elle n’avait que des vues intéressées et que sa présence faisait souffrir le malade. Il lui persuada de se retirer en lui faisant entendre qu’il avait encore de l’espérance. Elle avait choisi à son frère une garde qui n’était dévouée qu’à elle, une vilaine créature toujours prête à s’enivrer. Le médecin l’envoya à l’office et, d’autorité, me mit à sa place.

» Je soignai mon cher Richard avec passion. Je ne dormis pas un instant pendant quinze jours et quinze nuits. J’étais toujours là, l’oreille à sa respiration, le cœur mort ou vivant selon que le sien s’éteignait ou se ranimait. Quand il me vit et me reconnut, il parut heureux, et le premier mot qu’il put dire fut pour me bénir et me remercier.

» À peine guéri, il voulut quitter Londres et retourner en Italie. À partir de cette maladie, je devins véritablement nécessaire à mon ami. Il ne me parla plus jamais de me marier avec un autre, et il me renouvela souvent une promesse que je n’exigeais pas, celle de m’épouser le jour où il serait libre. Notre intimité n’avait pu rester cachée, et, comme on aime mieux croire aux apparences que de s’assurer de la réalité, ce qui, je l’avoue, est moins facile, je passais pour la maîtresse de M. Brudnel. Je m’y résignai, j’avais tout accepté pour l’amour de lui, mais il ne put souffrir que je fusse calomniée et méprisée pour mon dévouement. Il fit entendre que nous étions mariés. On ne le crut pas dans son monde, car sa sœur dut être informée de la vérité, et elle ne se fit pas faute de dire que j’étais une fantaisie sans conséquence ; mais, du moins dans la vie errante que nous menons et vis-à-vis des gens qui nous entourent, je n’ai pas la souffrance d’être regardée avec mépris. Si les hôteliers qui nous reçoivent, les amis que sir Richard rencontre, les domestiques qui nous servent ne sont pas bien persuadés de notre mariage, du moins, en m’entendant nommer madame Brudnel, ils se disent que je suis une compagne sérieuse et respectée de lui.

» À présent vous savez que mon sort est en train de se décider. Richard, dans un temps de malheur ou de chagrin d’amour qui ne m’a pas été raconté, eut besoin autrefois d’une somme considérable qu’il n’avait pas ; il s’était presque ruiné, et son père était un avare inflexible. Sa sœur aînée, mariée richement, lui prêta cette somme à la condition qu’il ne se marierait pas, afin que la fortune du père pût revenir à ses neveux, les fils de cette sœur. Le père a vécu jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans, et Richard n’a hérité de lui que depuis quelques années. Il a voulu alors s’acquitter envers sa sœur et recouvrer sa liberté ; mais il avait contracté l’engagement à la légère. Les termes du contrat portaient qu’il ne se marierait jamais, sans aucune prévision de la possibilité du remboursement. La sœur a absolument refusé de recevoir l’argent, à moins que Richard ne fît don par testament de tous ses biens à ses neveux. Ils ont failli plaider. Sir Richard ne l’a pas voulu ; il a toujours espéré que sa sœur reviendrait à de meilleurs sentiments, à des idées plus raisonnables. La voilà qui se meurt. Ses enfants hériteront-ils de la prétention qu’elle a si obstinément soutenue ? Il fallait donc bien qu’il me quittât pour aller dénouer cette affaire. Je l’ai supplié, moi, de céder sa succession. Que m’importe ce qu’il me laissera ? ne perdrai-je pas tout en le perdant ? Est-ce que je me suis jamais inquiétée de la richesse ? est-ce que je sais si je lui survivrai ? Il me semble que, lui mort, je mourrai ! Tout ce que je désire, c’est d’être sa compagne légitime, c’est de posséder, de connaître enfin son amour ; je dirai plus, c’est de connaître l’amour que j’ignore, puisqu’à vingt-trois ans je peux bien dire ne pas savoir ce que c’est ! Ne riez pas, docteur ! Je suis pure sans mérite aucun, je l’avoue, puisque ma vertu vient des circonstances et non de ma volonté ; mais me voilà vierge de fait dans l’âge où les passions s’éveillent et où le cœur parle sérieusement. Vous souriez encore ! Allons, c’est décidé, vous ne voulez m’accorder aucune estime ? Du moins vous voilà forcé, je pense, de ne plus me mépriser, et je vous reste parfaitement indifférente.

— Je vous ai dit, repris-je, que j’aurais peut-être quelques observations à vous faire : me les permettez-vous ?

— Certainement, je les demande.

— Eh bien, si M. Brudnel est digne en tout point de la passion qu’il vous inspire, je ne suis pas aussi persuadé que vous que vous ayez fait tout votre possible pour lui en inspirer une semblable. Certainement vous êtes aimable et douce ; certainement vous méritez l’approbation pour avoir vaincu en vous des instincts qui faisaient taire la prudence et la fierté. Puisque vous avez pu faire cet effort, le plus difficile de tous, pourquoi n’avoir pas fait celui de former votre esprit pour devenir, je ne dis pas l’égale de M. Brudnel, il a une intelligence de premier ordre, mais sa véritable compagne, une amie assez éclairée pour tout comprendre et pour causer à toute heure avec lui ? Je vous ai peu observée, mais pourtant je vous ai assez vue pour être certain de votre indolence, de votre lâcheté, j’oserai dire, en face de tout travail soutenu. Vous vous dites faible d’esprit et sans mémoire, quelquefois vous allez jusqu’à vous dire inintelligente, et le pis de la chose, c’est que vous ne le dites pas avec honte ou regret, vous en faites une plaisanterie, une vanterie, une sorte de bravade. Cela est de mauvais goût, je vous en avertis. Vous semblez dire aux gens : « Tenez, je suis ignorante et bornée, admirez-moi quand même, je suis si belle ! Aimez-moi, je suis si séduisante ! » Eh bien, selon moi, quand une femme se fait gloire de son infériorité intellectuelle pour se rabattre sur l’orgueil de sa beauté, elle fait bon marché d’elle-même, elle se range parmi les animaux domestiques, elle devient un charmant oiseau, bon à mettre en cage. On lui sait gré de s’y tenir tranquille, on lui siffle un air, on lui fait une caresse en passant, on le regarde sautiller avec grâce, mais on passe vite à des amusements plus sérieux, et il me semble, ne vous en déplaise, que telles sont et telles seront toujours vos relations de cœur avec M. Brudnel : vous avez voulu lier son existence à la vôtre, vous avez tout accepté, même de réelles souffrances. Je suis médecin, je vois, je sais que le manque d’expansion a dû coûter à une organisation comme la vôtre, et vous croyez avoir assez fait pour être associée à la vie d’un homme supérieur. Eh bien, non, vous vous êtes trompée, c’est trop peu. Jamais sir Richard ne passera plus de deux heures par jour avec vous, et ce sera même un grand sacrifice qu’il vous fera, car il a de l’expérience et n’ignore pas qu’il existe des femmes avec lesquelles on peut penser tout haut, vivre de tout son être, et ne jamais être forcé de descendre au dessous de soi-même.

Manuela rêva tristement, puis elle dit :

— Vous croyez qu’il a connu de ces femmes-là ?

— Je le suppose, puisqu’il vous a souvent quittée pour elles.

— Oui, mais il les a toujours quittées pour revenir à moi. Ma douceur et ma beauté, puisque vous ne m’accordez rien de plus, lui ont donc paru préférables à leur grand esprit. Quant à vous, je vois bien que vous vous estimez encore plus haut que M. Brudnel, puisqu’il vous faut pour le moins une muse ! Sans cela pas d’amour, pas même d’amitié.

— De l’amitié, si fait ! répondis-je en lui tendant la main avec une gaieté forcée. On accorde quelquefois ce sentiment-là aux inférieurs.

Elle éclata de rire en disant sans amertume :

— Oui, oui, on accorde cela à son chien ! Richard m’aime comme j’aime ma perruche rose. Merci. Dieu ! quel sauvage, quel brutal, quel original vous faites ! C’est bien pire que M. Breton, qui se contentait de m’appeler trésor fragile et joli fardeau. Je vois que je n’aurai jamais de succès avec les médecins !

— Peut-être ; ce sont gens clairvoyants et positifs, mais vous en serez vite consolée. Un Anglais noble et riche est bien mieux l’affaire d’une jolie femme qui veut vivre dans un hamac de soie, au milieu d’un boudoir capitonné ; restez donc dans votre nid de duvet, bel oiseau des tropiques. Moi, j’ai à travailler, je vous présente mon respect comme à la future madame Brudnel, et je ne vous remercie point de vos confidences que je n’ai point provoquées. Faudra-t-il dire à votre futur époux qu’il se dépêche de vous initier à certains mystères dont vous déclarez naïvement attendre la révélation avec une louable impatience ?

— Comme vous voudrez ! répondit-elle d’un ton fâché.

Je crus voir une larme dans ses yeux, et je me hâtai de sortir, fermant involontairement avec un peu de brusquerie la porte derrière moi.

J’étais fort agité, je n’y voulus pas faire attention, j’avais la prétention de travailler. Cela me fut impossible. Je me persuadai avoir besoin de dormir, je ne dormis pas. Au moins je me calmai et fis en dépit de moi-même mon examen de conscience. Pourquoi donc, en retrouvant avec surprise Manuela dans Héléna, avais-je senti redoubler mon dédain, ma méfiance, mon besoin de pédante critique à l’égard de cette inoffensive personne ? Étais-je naturellement pédagogue ? Nullement ; j’étais porté à l’examen, et l’examen amène l’indulgence, la méfiance de soi, la tolérance pour les autres. D’ailleurs cette malheureuse fille d’Antonio Perez, que j’avais crue souillée et perdue, que je retrouvais réhabilitée au point d’être à la veille d’épouser M. Brudnel, ne devais-je pas la féliciter en moi-même et voir en elle un exemple de la perfectibilité humaine, tout au moins de sa ductilité sous les souffles bienfaisants de l’honneur et de la charité ?… Un homme de bien avait pu faire refleurir la conscience dans un être tout instinctif, sorti d’un milieu impur, et j’étais en colère, je ne voulais pas croire à sa conversion, je raillais son besoin d’aimer, je rabaissais son intelligence, j’étais surtout offensé de l’effort qu’elle faisait pour conquérir mon estime ! Pourquoi tout cela ? pourquoi ma dureté, mes soupçons, mon injustice peut-être ? Pourquoi une répulsion qui ressemblait à l’antipathie ? Pourquoi une colère sourde comme si, en disposant d’elle-même, elle m’eût arraché un bien qui m’appartenait ? Est-ce donc que je pouvais être jaloux d’elle ? est-ce donc que je l’aimais encore ?

Eh bien, oui, il fallait bien ouvrir les yeux sur moi-même. Je l’avais aimée, je l’aimais toujours. Elle était mon idéal longtemps caressé, ma proie secrètement disputée, mon tourment fièrement maudit, l’espoir et la souffrance de ma jeunesse, le fléau de ma vie, l’écueil de mon honneur, si je n’échappais point au charme que, sans me connaître et sans le savoir, elle avait jeté sur moi.

L’insomnie grandit les tentations et les dangers. À mesure que je comptais les heures de la nuit, je sentais augmenter mes agitations, et je pris la résolution de ne plus revoir la fiancée de sir Richard.