Ma sœur Jeanne (RDDM)/1

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Ma sœur Jeanne (RDDM)
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MA SŒUR JEANNE

première partie.

I.

Je suis un roturier. Mon père, Jean Bielsa, originaire du village de ce nom, Espagnol de race par conséquent, était pourtant naturalisé Français et domicilié à Pau, d’où il s’absentait sans cesse pour ses affaires. J’y restais avec ma mère et ma sœur Jeanne.

Mes souvenirs d’enfance sont très vagues et comme interrompus. Nous étions pauvres, ma mère était souvent triste, on parlait peu autour de nous.

Ma mère était couturière pour le petit monde. Moi, Laurent Bielsa, je courais les rues, faisant les petits métiers qui se présentaient, ouvrant au besoin les portières des voitures, ramassant même les bouts de cigares pour les revendre à des industriels non patentés qui en faisaient d’excellentes cigarettes.

Ceci est du plus loin que je me souvienne. Je n’étais pas habile dans l’art de gagner ma vie, bien que je fusse assez actif et entreprenant, mais j’étais désintéressé et comme insouciant du profit. On était séduit par ma jolie figure, et puis on remarquait vite que c’était une bonne figure, et les gens économes abusaient de la découverte pour me payer aussi peu que possible. Voilà du moins ce que disait mon père quand par hasard il avait le temps de m’observer et de s’occuper de moi.

Insensiblement notre position changea ; nous fûmes mieux logés, mieux nourris, et un beau jour on m’envoya à l’école : puis, quand j’eus dix ans, on me mit au collége, et, trois ou quatre ans plus tard, nous menions le train de petits bourgeois aisés, habitués à l’économie, ayant des habitudes modestes, mais ne manquant de rien et ne subissant aucune dépendance pénible.

Un jour, mon père nous dit, — c’était au moment des vacances : — Enfans, apprêtez-vous à faire un beau voyage. Vous avez bien travaillé, on est content de vous (ma sœur était en pension chez des religieuses), vous méritez une récompense. Je vous emmène avec votre mère dans la montagne. Il est temps que vous connaissiez ce beau pays qui est le vôtre, car ma famille y a vécu de père en fils, et que vous n’avez encore vu que de loin. Il est temps aussi que vous connaissiez vos propriétés, car, Dieu merci, nous ne sommes plus des malheureux, et votre père, qui n’est pas un endormi, a su vous gagner quelque chose. — C’est la première fois qu’il parlait ainsi, et je fus étonné de voir le visage de ma mère rester triste et froid, comme si elle eût trouvé à blâmer dans la joie de mon père. Ils s’aimaient pourtant beaucoup et ne se querellaient jamais.

C’était en 1835 ; j’avais alors treize ans, je commençais à réfléchir ; je commençai à observer. Voici ce que, en écoutant et en commentant sans questionner et sans avoir l’air curieux, je découvris peu à peu à partir de ce moment-là.

Ma mère, qui avait été élevée dans une famille riche, était très supérieure comme éducation à ce beau montagnard qu’elle avait épousé par amour. Ils s’entendaient en toute chose, hormis une seule, la principale, hélas ! sa vie d’absences continuelles.

Pourquoi ces absences ? Il n’avait aucun vice. Il respectait et chérissait sa femme, cela était évident. Il y avait donc dans la nature de ses occupations et dans la rapidité de notre petite fortune un point mystérieux dont il n’avait jamais été question devant nous et que personne autour de nous ne savait. Mon père s’occupait de colportage, d’échanges de denrées, de commerce en un mot, voilà ce que l’on nous disait et ce que personne autour de nous ne contestait. Quand on lui remontrait qu’il était toujours en voyage et ne jouissait guère du bonheur de vivre en famille, il répondait : — C’est mon devoir de faire ce sacrifice. Je me suis marié jeune et absolument pauvre. J’étais simple gardeur de moutons. Ma femme avait un petit capital que j’ai risqué dans les affaires pour le doubler et que j’espère quadrupler avec le temps et le courage. Quand j’en serai venu à bout, je ne quitterai plus mon nid, j’aurai mérité d’être heureux.

Il passait pour le meilleur et le plus honnête homme du monde, et à son point de vue il était certainement l’un et l’autre, mais il était trop fin et trop prudent pour n’avoir pas quelque chose à cacher. À peine fûmes-nous en route pour ce beau voyage à la montagne que je m’en aperçus. Il avait une foule de connaissances qui n’avaient jamais paru chez nous. Il les abordait d’un air ouvert et s’éloignait aussitôt pour leur parler bas et avec des précautions extrêmes. Ma mère le suivait des yeux d’un air inquiet, comme si elle eût craint qu’il ne nous quittât, et quand il revenait à nous, elle le regardait avec un mélange singulier de reconnaissance et de reproche. Il lui prenait la main ou lui disait quelque bonne parole. Elle se résignait, et rien ne trahissait ouvertement l’espèce de lutte établie entre eux.

Le long de la route, il me questionna sur mes études. Je vis bien à ce moment-là qu’il savait à peine lire et écrire et qu’il avait fort peu de notions d’histoire et de législation, mais il était très habile en fait d’arithmétique, et connaissait la géographie d’une manière remarquable.

Je puis dire que je fis connaissance avec lui dans ce voyage, et que je me pris d’une vive affection pour lui. Ma sœur, qui n’avait que dix ans, avait toujours eu un peu peur de ses manières brusques, de sa voix forte, de sa grosse barbe noire et de ses yeux étincelans. Quand elle le vit si bon, si tendre avec nous et si attentif auprès de notre mère, elle se mit à le chérir aussi.

Ma mère vit naître avec plaisir cette union entre nous. — Mes enfans, nous dit-elle dans un moment où il dormait dans la voiture et où nous le regardions en nous demandant à demi-voix pourquoi nous l’avions toujours craint, — aimez-le de tout votre cœur ; c’est un bon père qui a compris plus qu’on ne lui a enseigné. Il a compris par exemple que le plus beau présent à vous faire était de vous donner une éducation au-dessus de celle qu’il a reçue, et aucun sacrifice ne lui a coûté pour cela. Travaillez donc toujours de votre mieux pour l’en remercier.

— C’est bien parlé, petite femme, dit mon père, qui s’était éveillé et qui écoutait, mais il faut que les enfans t’aiment encore plus que moi, car c’est toi qui m’as fait comprendre mon devoir. Je reconnais à présent que tu avais raison. Je sais ce qu’il en coûte pour gagner sa vie quand on est ignorant, et comme mon état est pénible, chanceux…

— C’est bien, c’est bien, dit ma mère en l’interrompant, — et elle parla d’autre chose.

Le but de notre voyage était le village de Luz dans les Pyrénées. Nous y passâmes la nuit, et le lendemain de grand matin nous montâmes à la propriété que mon père avait acquise sur la croupe du mont Bergonz. C’était un riant pâturage, bien planté, avec une gentille maison qui servait d’auberge aux promeneurs établis pour la saison aux bains de Saint-Sauveur et aux touristes installés à Luz. Il avait un joli jardin, un domestique et deux belles vaches. On venait déjeuner ou goûter chez lui : il nous dit qu’il gagnait là beaucoup d’argent, qu’il en gagnerait davantage, si nous voulions l’aider à bien recevoir et à bien traiter la clientèle, et qu’il en gagnerait toujours plus, parce que les eaux étaient de plus en plus fréquentées. En un mot, ce petit établissement était selon lui un avenir sérieux.

Ma mère eut l’air de le croire, et en effet il nous vint beaucoup de monde, des gens riches qui payaient très cher une tasse de lait ou une omelette, et qui ne marchandaient point.

Nous nous mîmes de grand cœur à la besogne. Ma mère faisait la cuisine, ma sœur s’occupait du laitage, moi je courais de tous côtés pour l’approvisionnement. J’allais acheter des truites, du gibier, des œufs, des fruits. Il fallait aller assez loin, la montagne ne suffisait pas à la consommation faite par ces étrangers. Cette vie active au milieu d’un pays splendide me passionnait. En bien peu de temps, je devins aussi solide, aussi leste, aussi hardi que si j’eusse été élevé en montagnard. La saison des bains finissait avec mes vacances. Mon père nous ramena à Pau et repartit peu de temps après pour Bayonne, ou pour toute autre destination inconnue, car il donnait rarement de ses nouvelles, et nous passions souvent deux et trois mois sans savoir où il était.

L’année suivante, ma mère et ma sœur retournèrent avec lui à l’auberge de la vallée de Luz dès le milieu de l’été ; j’allai les rejoindre aussitôt que mes vacances furent ouvertes, et je passai encore là deux mois d’ivresse et de fiévreuse activité. — Le beau montagnard ! disait tout bas mon père à sa femme. Quel dommage…

— Tais-toi, mon grand diable, répondait-elle, souviens-toi de ta parole.

— C’est parce que je m’en souviens, reprenait-il, que je regrette quelquefois de faire de mon fils un bourgeois et non un homme !

De semblables paroles que je saisis plusieurs fois au passage me donnèrent à réfléchir. Un bourgeois n’était-il point un homme ? D’où vient alors, pensais-je, que ma mère me condamne à cette infériorité ?

Je continuais pourtant à m’instruire, non plus tant par point d’honneur que parce que j’avais pris goût à l’étude. L’histoire surtout m’intéressait. Le grec et le latin ne me passionnaient pas, mais l’extrême facilité et la prodigieuse mémoire dont j’étais doué me permettaient d’être toujours sans effort un des premiers de ma classe.

Seulement j’oubliais toute préoccupation intellectuelle dès que je mettais le pied dans la montagne, l’homme physique prenait alors le dessus. L’amour de la locomotion et des aventures s’emparait de moi ; je quittais nos riantes collines pour m’enfoncer et m’élever dans les sites les plus sauvages et les plus périlleux. Je suivais les chasseurs d’ours et d’izards ; dans ce temps-là, le gros gibier abondait encore. Je m’associais aux guides qui conduisaient les naturalistes à la brèche de Roland, au Mont-Perdu, au tour Mallet, aux cirques du Marboré et de Troumouse, aux Monts-Maudits, etc. Je pris ainsi le goût des sciences naturelles, et, de retour à Pau, je les étudiai avec ardeur.

Mon père non-seulement me laissait libre de courir la montagne, mais encore il me protégeait contre les doux reproches de ma mère, qui s’inquiétait de mes longues excursions et craignait que je ne perdisse le goût de l’étude dans ce développement d’activité physique.

Mes promesses la rassuraient, et je tenais parole. Chaque année, j’avais plusieurs prix. Mes camarades, qui me voyaient beaucoup lire en dehors du programme de nos études, étaient un peu jaloux de la facilité avec laquelle je les rattrapais quand le moment des examens approchait. Ils me pardonnaient à cause de mon bon caractère. J’étais fort comme un taureau et doux comme un mouton, disaient-ils. Étais-je ainsi en effet, et suis-je réellement ainsi ? Je ne l’ai jamais su. Ma personnalité ne s’est jamais formulée à mes propres yeux que comme une question d’atavisme un peu fatale et inconsciente. Je tenais du sang paternel la force physique, la confiance dans le danger, l’amour de la lutte ; je tenais de ma mère ou de ses aïeux protestans le sérieux des manières, la réflexion et la rigidité de conscience. Je me suis si rarement trouvé en désaccord avec moi-même que je n’ai eu aucun mérite à bien agir dans les circonstances difficiles.

J’arrivai à l’âge de seize ans sans prendre aucun souci de mon avenir. Évidemment les affaires de mon père prospéraient, car notre aisance augmentait toujours, et j’entendais parler de cinquante mille francs de dot pour ma sœur et d’autant pour moi dans un avenir plus ou moins rapproché. On parlait aussi de m’envoyer étudier la médecine à Montpellier quand j’aurais fini mon temps au collége. Ma sœur, qui travaillait avec persévérance et qui était très pieuse, avait l’idée de se consacrer à l’éducation des filles, et songeait à prendre ses degrés en attendant son diplôme. Elle ne voulait point entendre parler de mariage, disant qu’elle ne comptait point en courir les risques. Mon père traitait cette idée de fantaisie d’enfant, ma mère la combattait avec douceur, mais avec une certaine tristesse qui m’intriguait.

J’eus le mot de l’énigme qui nous enveloppait l’année 1838, pendant notre station annuelle dans la montagne.

J’étais parti le matin pour une de mes grandes excursions et ne devais revenir que le lendemain soir ; mais, les brouillards ayant envahi la région que je devais explorer avec quelques camarades, nous revînmes sur nos pas le jour même, et je rentrai chez nous assez tard. Tout le monde paraissait couché : ne voulant pas réveiller ma mère, qui avait le sommeil léger et qui était très matinale, je me glissai à ma chambre et dans mon lit sans faire le moindre bruit.

J’étais fatigué, j’allais m’endormir quand j’entendis que mes parens causaient dans la salle à manger, tout près de la cloison qui me séparait d’eux. J’écoutai, et j’avoue que ce n’était pas la première fois. Je ne m’en faisais point de scrupule. Je m’étais persuadé depuis longtemps que je devais surprendre leur secret, que ce secret, qui était mien par la force des choses, puisque j’en porterais un jour la responsabilité, devait devenir mien par l’effet de ma volonté. On me trouvait trop jeune pour qu’il me fût confié, je me sentais assez homme pour en accepter toutes les conséquences et pour mettre un terme, par ma décision, au désaccord douloureux qui régnait entre deux époux si tendrement unis d’ailleurs.

J’écoutai donc. Ils ne me savaient pas là ; ils allaient parler sans détour et sans réticence. La chambre de ma sœur était située plus loin ; le domestique couchait en bas. Ils n’avaient à se méfier de rien, et cependant par habitude ils parlaient à demi-voix, mais peu à peu, en discutant, ils s’oublièrent, et j’entendis fort bien.

— Le marier ! disait ma mère, es-tu fou ? Il faudra songer à cela dans dix ans.

— Dans cinq ou six ans, répondait mon père. Je n’avais pas vingt et un ans quand je t’ai épousée.

— Aussi !..

— Aussi j’étais trop jeune, tu veux dire ? J’ai fait des bêtises ; j’ai compromis ta dot ! C’est ta faute, ma chérie, tu voulais que je fisse le commerce régulier. Il n’y avait là, pour un ignorant comme moi, que de l’eau à boire. Aussi en ai-je bu ! mais j’y ai mis du vin plus tard, et la faute est diablement réparée.

— Ne parlons pas de cela. C’est malgré moi, j’en prends Dieu à témoin ;… mais n’en parlons pas.

— N’en parlons pas, je veux bien, pourvu que tu m’aimes comme je suis ; mais écoute donc mon idée ! Antonio Ferez a au moins trois cent mille réaux tant en argent qu’en marchandise, et la Manoela est fille unique, la plus belle fille des Espagnes, comme dit la chanson. Je suis sûr que le père serait content d’avoir un gendre médecin. Ça flatte toujours des gens comme nous.

— … Comme nous ? C’est donc un homme comme toi ?

— Oui, c’est un de nos meilleurs associés, un homme de fer et de feu !

— En ce cas, je ne veux pas de sa fille pour mon fils, fût-elle aussi belle que tu le dis. Quel âge a-t-elle donc ?

— Quinze ans.

— C’est trop.

— Pourquoi trop ? N’as-tu pas deux ans de plus que moi ? En es-tu plus laide, moins aimable et moins aimée ?

— Tais-toi, serpent noir ; si cette fille a tes idées, celles de son père par conséquent…

— Cette fille n’a point d’idées. Elle ne sait rien. Elle est comme notre fille.

— Où donc est-elle ?

— Au couvent ; elle n’a point de mère. Elle est élevée en fille de bien et en bonne catholique.

— Ah ! tu sais…

— Je sais que ce n’est pas là un bon point selon toi, madame la huguenote. Moi, la religion, ça m’est égal.

— Malheureusement !

— Peut-être. Je penserai à cela plus tard, tu me convertiras ; mais il faut bien que cette fille soit élevée dans la religion de son pays et de sa famille, et je te dis qu’elle est bien élevée, une vraie demoiselle. Tous les écoliers et messieurs de Pampelune en sont fous. Quand elle va à l’église avec ses compagnes, elle a de la peine à passer à travers les œillades et les soupirs de cette belle jeunesse. Figure-toi une taille fine, souple comme la couleuvre, des yeux bleus avec des cils noirs, une chevelure, des dents, un air…

— Bien, bien, on dirait que tu en es amoureux !

— Je le serais, si je ne l’étais d’une autre, la seule que j’aie aimée, la seule que j’aimerai jamais.

— Flatteur ! où veux-tu en venir ? tu ne comptes pas marier ton fils à seize ans, et si tu crois que cette belle Manoela attendra qu’il ait âge d’homme…

— Elle attendrait fort bien si elle l’aimait, et elle l’aimerait si elle le voyait, car il n’a plus l’air d’un enfant, et, sans nous vanter, il est aussi beau qu’elle est belle.

— Ah ! voilà le fond de la chose, tu veux les présenter l’un à l’autre !

— Comme deux fiancés, pourquoi non ? Le père y consentirait, je le sais, et même nous avons pris rendez-vous…

— Je ne veux pas ! s’écria vivement ma mère.

— Mais songe donc…

— J’y ai songé ! Jamais mes enfans ne feront alliance avec des gens de ce métier-là.

— Allons, allons, méchante ! ne méprisez pas tant votre mari et la fortune qu’il vous a donnée. Vos enfans auront beau faire, ils ne se marieront pas aisément selon vos idées. La chose aura beau être tenue secrète, un jour viendra où on ira aux informations minutieuses, et les gens à préjugés comme vous diront que la source de notre aisance est impure. Vous recevrez quelque affront pour avoir visé trop haut, et nos enfans n’auront de tout cela que chagrin et humiliation, tandis qu’en restant dans leur milieu naturel… Voyons, je ne te parle pas d’envoyer notre Laurent dans la montagne pour faire le coup de fusil contre les douaniers et pour passer la contrebande dans des endroits où on tombe quelquefois avec elle. Non ! qu’il soit bourgeois, qu’il soit médecin comme la Manoelita est bourgeoise et demoiselle, c’est convenu, c’est fait ; mais qu’ils n’aient pas à se reprocher l’un à l’autre la source de leur fortune et la condition de leurs parens, voilà qui serait sage et dans leur intérêt bien entendu.

Ma mère parut ébranlée, mais rien ne put la faire consentir à l’entrevue projetée par mon père, elle remit d’en reparler à l’année suivante, et il dut promettre d’attendre jusque-là. Je le tenais enfin, ce fatal secret ! Mon père était contrebandier, c’était là son commerce et son industrie. J’avoue que d’abord je ne ressentis qu’une sorte de soulagement qui ressemblait à de la joie. D’après les commencemens de la conversation, j’avais frémi qu’il ne fût quelque chose de pis, et, quand cette crainte fut dissipée, je trouvai ma mère trop sévère pour lui.

En y réfléchissant mieux, je compris ses angoisses et ses scrupules : elle était assez instruite pour sentir que tout commerce frauduleux est un attentat social, et moi, j’en avais assez appris sur le mécanisme des sociétés pour comprendre qu’on n’échappe à aucune loi sans porter atteinte à tout l’équilibre de la législation ; mais dans l’espèce, comme eût dit un avocat, je ne pouvais pas en vouloir à mon père de n’avoir jamais creusé une notion qu’on ne lui avait point donnée dès l’enfance, car il était contrebandier de père en fils comme la plupart des habitans des frontières. C’est bien une manière de banditisme, car on ne s’y fait pas faute de descendre les douaniers qui vous serrent de trop près, et cette chasse au bon marché des denrées dégénère facilement en une chasse à l’homme des plus meurtrières. Sans doute il y avait longtemps que mon père ne courait plus en personne ces aventures ; mais il les faisait courir aux autres, étant devenu, comme la fin de son entretien avec ma mère me le révéla, un des chefs dirigeans d’une sorte d’armée occulte composée de gens de toute espèce, la plupart plus curieux de flibusterie que de vrai travail, et quelques-uns bons à pendre.

En somme, la contrebande malgré l’encouragement qu’elle reçoit dans toutes les classes, sans que personne se fasse scrupule d’en profiter, est une plaie économique et sociale. Je le savais, il fallait me résigner à sentir en moi quelque chose de taré, et à regarder le bien-être dont je jouissais, à commencer par la bonne éducation dont je recueillais le bienfait, comme une sorte de vol commis non-seulement sur l’état, mais sur le commerce loyal de mes concitoyens.

Que faire dans une pareille situation ? Supplier mon père de rentrer dans la bonne voie ? Je ne me sentis pas le courage de le prendre avec lui sur ce ton-là ; là où ma mère, avec toute sa persévérance, avait échoué, je ne réussirais certainement qu’à amener des déchiremens plus profonds. Me prononcer sévèrement à l’occasion contre ce genre d’industrie sans avoir l’air de soupçonner que mon père y fût engagé, voilà peut-être ce que je pourrais tenter quelque jour, plus tard, quand j’aurais acquis le droit de parler en homme.

Tout en m’arrêtant à cette conclusion, j’essayai de me calmer ; mais je l’essayai en vain. Une autre agitation bien plus vive s’était emparée de moi. Je n’avais jamais osé regarder une femme. J’étais un innocent très chaste, quoique très ému à la moindre occasion, et voilà qu’on parlait de mettre dans mes bras la plus belle créature du monde, une fille de quinze ans, capable de m’aimer dès le lendemain, si elle venait à me voir. Quoi, déjà ? Je pouvais être aimé, moi, timide écolier, par une créature merveilleuse, qui tournait la tête à toute une population ? Je n’y croyais pas, cela me faisait l’effet d’un conte de fées ; mais quelle enivrante illusion, et le moyen de la repousser ?

J’avoue que je ne songeai guère à lui faire un crime d’être fille de contrebandier, et que les réflexions de mon père à cet égard me parurent sages et sans réplique. Oui certes, je devais rechercher cette alliance pour mieux ensevelir dans les liens de la complicité la tache commune, cette tache qui pouvait m’être reprochée un jour dans un monde plus élevé. Ma mère avait tort, selon moi, de s’opposer à cette prochaine entrevue, dont la pensée faisait battre mon cœur comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine.


II.

Je tâchai de paraître calme le lendemain ; je fis comme si je n’avais rien entendu, mais je devins rêveur et bizarre, tantôt sombre, tantôt fou de gaîté. Je n’avais plus ni appétit ni sommeil ; j’étais amoureux, amoureux fou d’un fantôme, d’un être que je ne devais peut-être jamais voir, car combien de choses pouvaient se passer avant que mon père revînt à ce projet, et que ma mère ne le combattît plus !

J’eus l’idée de leur en parler, mais il eût fallu avouer que je savais tout le reste, et d’ailleurs mon amour me frappait d’une timidité invincible. C’était comme une confusion poignante au milieu d’une ivresse délicieuse.

Je rentrai au collége, espérant que l’étude me délivrerait de ce tourment ou me ferait prendre patience jusqu’à l’année suivante. Il n’en fut rien. Je travaillai fort mal cet hiver-là. Ma mère le sut et m’en fit des reproches plus sévères que je ne la croyais capable d’en faire. Mon père vint aux fêtes de Pâques : j’avais espéré qu’il serait plus indulgent ; il fut plus sévère encore et me déclara que, si je n’avais point de prix, je n’irais pas à la montagne. Je fus si effrayé de cette menace que je rattrapai le temps perdu, et que j’obtins les distinctions accoutumées.

Dès que nous fûmes à la montagne, j’essayai par tous les moyens de savoir si mon père songeait encore à mes fiançailles. J’avais dix-sept ans ; n’étais-je point en âge ? — Mais le projet semblait oublié. Un jour, il fut question de mariage à propos de ma sœur, qui continuait à dire en toute occasion qu’elle voulait se faire religieuse ou tout au moins dame institutrice. Je saisis cette occasion aux cheveux pour dire bien haut et d’un ton très décidé qu’elle avait tort et que, tout au contraire d’elle, je souhaitais vivement me marier jeune. En ce moment, je surpris un regard de mon père à ma mère, comme s’il lui eût dit : Tu vois bien que mon idée était bonne ? mais elle ne répondit qu’à moi. — Tu es dans le faux aussi bien que Jeanne, dit-elle. Il faut se marier certainement, mais savoir ce que l’on fait. Vous êtes deux enfans ; elle est trop jeune pour dire non, tu es trop jeune pour dire oui. — J’insistai, mais très maladroitement, et avec une rougeur que je ne pus cacher. — Eh bien ! me dit mon père, qui m’observait, ne croirait-on pas qu’il est déjà amoureux ?

J’allais dire oui, tant j’étais las de dissimuler ; mais, si je disais oui, comme on ne croirait jamais que je pouvais être amoureux d’une personne que je n’avais point vue, mon père me jugerait fou et renoncerait à me la faire voir. — Je ne sais ce que j’allais répondre, mais le mot d’amour avait fait rougir aussi ma sœur, et même il y avait dans son regard rigide une sorte d’indignation. Ma mère nous imposa silence, et je retombai dans l’inconnu de ma destinée.

Le soir de ce jour-là, je me trouvai seul au jardin, sur un banc, ma sœur auprès de moi. Je regardais les étoiles et ne songeais point à elle ; elle ne disait rien et ne paraissait point songer à moi : ma sœur avait alors treize ans. Elle était grande et mince, pâle et blonde, extrêmement délicate et jolie. Elle n’avait aucun trait de ressemblance avec mes parens et moi, qui étions tous trois bruns, assez colorés et taillés en force. Son caractère n’avait pas de rapports non plus avec celui de mon père, ni avec le mien. Tous ses goûts différaient des nôtres, au point qu’on eût dit qu’elle y mettait de l’affectation. Elle n’avait de commun avec notre mère que le sérieux et la bonté ; mais il y avait déjà quelque chose de bien tranché entre elles, puisqu’ayant été élevée par cette mère protestante elle avait choisi, disait-on, la religion catholique dès son jeune âge. Il y avait certainement là quelque chose de singulier. Selon la logique des choses, nos parens étant d’églises différentes et ne voulant pas empiéter sur les droits l’un de l’autre, j’eusse dû appartenir à la communion de mon père, ma sœur eût dû suivre celle de sa mère. Le contraire avait eu lieu ; j’étais protestant sans avoir demandé à l’être, comme si la vocation de Jeanne pour le catholicisme eût été tellement décidée que nos parens eussent dû échanger leur droit respectif.

Je n’avais point souvenir de la manière dont les choses s’étaient passées, mais en ce moment j’y songeais, parce que toutes mes pensées se reportaient sur Manoela Ferez. Je me disais que cette jeune fille, élevée au couvent, me repousserait peut-être à cause de mon hérésie, et que peut-être c’était là l’obstacle devant lequel mon père s’était arrêté.

Je ne pus me tenir de questionner Jeanne. — Explique-moi donc, lui dis-je, comment il se fait que nous ne soyons pas de la même religion !

Elle tressaillit comme si je l’eusse réveillée. — Mais… je ne sais pas, répondit-elle ; cela vient sans doute de ce que nous avons été baptisés chacun dans la religion que nous suivons.

— Tu as donc été baptisée catholique ?

— Certainement. Tu ne t’en souviens pas ?

— Ma foi non ; j’étais trop jeune, je n’avais que trois ans quand tu es née, et tu t’en souviens encore bien moins. Comment le sais-tu ?

— Parce qu’on ne m’a pas rebaptisée au couvent.

— Le baptême protestant ne vaut donc rien selon toi ?

— Il est détestable. Si tu avais un peu de cœur et de raison, tu te ferais catholique.

— Moi ? Non certes ! Il est peut-être malheureux pour moi (je songeais à Manoela) qu’il y ait cette différence entre nous. Si c’était à refaire,… peut-être…

— C’est toujours à refaire quand on veut. Maman ne dirait pas non, si papa l’exigeait, et tu devrais en parler à papa.

— Papa n’exigera jamais rien de maman, et d’ailleurs il est trop tard. J’ai trop compris la supériorité de ma communion pour ne pas regarder un changement comme impossible et coupable.

Là-dessus s’éleva entre ma sœur et moi une vive discussion religieuse dont je ferai grâce au lecteur, car certainement aucun de nous ne sut donner les bonnes raisons qui eussent pu servir sa cause. Nous n’en fûmes que plus passionnés, comme il arrive toujours quand on a tort de part et d’autre. Je reprochai à Jeanne de ne pas aimer sa mère autant qu’elle le devrait, puisqu’elle acceptait une croyance selon laquelle cette bonne et tendre mère, modèle de courage et de vertu, devait être damnée dans l’éternité.

Alors se passa un fait étrange et dont je ne devais avoir l’explication que bien longtemps plus tard. Ma sœur irritée se leva et me répondit : — Tais-toi ! tu ne sais pas de quoi tu parles, tu es un ignorant, un aveugle et un sourd ; tu ne sais rien au monde, puisque tu t’imagines que je suis la fille de ta mère !

— Que veux-tu dire ? m’écriai-je stupéfait. Est-ce ta religion fanatique qui t’apprend à renier les tiens ?

— Non, non, répondit-elle, je ne renie pas mon père, et je l’aime parce qu’il est mon père. J’aime aussi maman parce qu’elle est bonne, parce qu’elle ne me détourne pas de ma religion, parce qu’elle est aussi tendre pour moi que si je lui appartenais ; mais je n’ai pas à lui sacrifier le repos de ma conscience et l’espoir de mon salut éternel : elle n’est pas ma mère !

— Mais ce que tu dis là est impossible,… c’est extravagant, c’est inoui !

— Ce qui est inoui, c’est que tu ne le saches pas.

— Il faut que ce soit un grand secret, puisqu’on l’a si bien caché ! Comment donc le saurais-tu, toi, si cela était ?

— Il n’y a pas longtemps que je le sais.

— Comment ? voyons ! explique-toi.

— J’ai entendu mon père et maman qui disaient : « Sa mère est morte en lui donnant la vie. — Elle tient de sa mère une santé délicate. — Si elle ne veut pas se marier, eh bien ! il faudra la laisser libre. »

— Tu as rêvé cela.

— Non, non, je ne l’ai pas rêvé, cela est.

On nous appela pour souper, et, en voyant avec quelle tendresse soutenue et sans efforts ma mère traitait Jeanne, je crus avoir rêvé moi-même. J’étais bien plus surpris qu’elle, car, si elle disait vrai, il y avait là des circonstances extraordinaires qui ne la frappaient pas comme moi. Chaste enfant, elle ne se disait pas que, mon père étant marié lors de sa naissance, elle ne pouvait être qu’une bâtarde, un enfant sans nom et sans famille avouable. Mon père était donc coupable d’infidélité, et ma mère était donc d’une générosité sublime ?

Je fis d’inutiles efforts pour me rappeler les circonstances de la naissance de Jeanne. J’étais si préoccupé que je ne pus m’empêcher de demander à ma mère si Jeanne était née à Pau.

— Non, répondit-elle, elle est née à Bordeaux.

— Est-ce que j’y étais dans ce temps-là, moi ?

— Tu y étais, tu ne peux t’en souvenir ; mais je crois qu’il est temps de se coucher.

Elle avait l’habitude de couper court à toutes les questions. Je retombai dans la nuit. Mon enfance avait donc été environnée de mystères ? Mais non, Jeanne avec sa dévotion exaltée devait être sujette aux hallucinations. Je ne voulus pas la questionner davantage, mais j’en restai triste et inquiet. Jeanne était après ma mère l’être que j’avais le plus aimé. Si l’impétuosité inhérente à mon sexe m’avait souvent emporté loin d’elle, si l’amour de l’étude avait pris une grande place dans ma vie, je n’en avais pas moins un grand fonds de tendresse pour la petite compagne de mes premiers jeux. Ce que mes seuls souvenirs bien précis me retraçaient, c’était l’âge où ma mère, me voyant assez fort pour porter cette enfant, m’avait dit en la mettant dans mes bras : — Prends bien garde, aie plus de soin d’elle que de toi-même. C’est ta sœur, ta sœur ! quelque chose de plus précieux que tout et que tu dois défendre comme ta vie. — J’avais pris cela fort au sérieux comme tout ce que ma mère me disait, et puis j’étais fier d’avoir à promener cette petite si jolie, si propre et déjà si confiante en moi. Je la protégeais si bien que ma mère me la laissait emporter dans la campagne pour cueillir des fleurs, et nous en ramassions tant que je rapportais Jeanne, sur mon dos ou dans sa petite voiture, littéralement enfouie dans une gerbe de fleurs et de verdure d’où sortait seulement sa jolie tête blonde. Un jour, un peintre nous ayant rencontrés nous arrêta pour nous prier de lui laisser prendre un croquis de nous et de nos attributs. Quand il eut fini, il voulut embrasser Jeanne, et je m’y opposai avec une dignité qui le fit beaucoup rire.

Plus tard, je voulus être son professeur. C’est moi qui lui appris à lire et qui en vins à bout très vite sans lui coûter une seule larme. Dans le pays, jusqu’au moment où j’entrai au collège, nous étions inséparables, et les bonnes femmes érudites nous appelaient Paul et Virginie.

Depuis le collège, nous étions moins intimes, mais je ne la chérissais pas moins. Il me sembla donc cruel qu’elle voulût se persuader une chose impossible pour se dispenser d’être ma sœur et de m’aimer comme je l’aimais.

Peu à peu pourtant ce rêve parut s’effacer de nos esprits ; mais ce qui ne s’effaça pas de même, ce fut mon amour fantastique pour l’inconnue Manoela. Voyant qu’il n’en était plus question, je me laissai aller à un projet romanesque que j’avais déjà formé l’année précédente. Je résolus d’aller secrètement à Pampelune pour tâcher d’apercevoir cette merveille de beauté. Je calculais déjà le nombre de jours nécessaires à ce voyage et cherchais le prétexte que je donnerais à mon absence, lorsqu’une circonstance inattendue vint rendre l’escapade beaucoup plus facile. Mon père posa, un beau matin, une lettre sur la table en me chargeant de la porter à la poste. En jetant les yeux sur l’adresse, je me sentis transir et brûler. Il y avait sur cette adresse : À don Antonio Perez, à Panticosa, en Navarre. J’eus la soudaine malice de relire tout haut, afin d’attirer l’attention de ma mère, qui était occupée au bout de la cuisine. Elle tourna la tête, et dit à mon père : — Il demeure donc là, ce Perez ?

— Oui, répondit mon père, c’est son pays, il y est à présent avec la petite. — Puis il s’approcha d’elle et lui dit quelques mots tout bas. Elle ne répondit qu’en levant les épaules et secouant la tête avec une expression de refus bien accusée.

Je portai la lettre à la poste, mais, au moment de la mettre dans la boîte, je la retins dans ma main et la glissai dans ma poche. En partant sur-le-champ, je pouvais la remettre moi-même à Antonio Perez aussi vite, plus vite peut-être que le courrier.

J’étais trop ému de ma soudaine résolution pour rentrer chez moi, je me serais trahi. Je pris tout de suite à travers la montagne, et gagnai une cabane dont le berger était mon ami. Je le priai de courir chez nous aussitôt que le soleil baisserait, et d’annoncer que je ne rentrerais pas le soir, des chasseurs m’ayant fait dire qu’ils m’attendaient dans le val d’Ossoue. Je pris là un peu de pain et de lait, et suivis la direction d’Ossoue pendant quelque temps ; mais, dès que le berger m’eut perdu de vue, je m’enfonçai dans une gorge latérale, résolu à gagner à vol d’oiseau la frontière.

Il fallait la grande connaissance que j’avais des localités et l’habitude de franchir les passages les plus périlleux pour traverser ainsi tous les obstacles. C’était mon goût. J’avais mainte fois passé dans des endroits où personne n’avait encore songé à pénétrer. J’arrivai à la frontière à la nuit. Je descendis au premier gîte espagnol, une pauvre cabane où je dormis jusqu’à la première aube. De ce côté-là, je ne connaissais plus le pays, mais je parlais facilement le patois semi-espagnol de cette région, et à travers de nouveaux défilés de montagnes, non moins âpres que ceux du versant français, j’arrivai à Fanticosa vers le milieu du jour.

C’était alors un village de cabanes misérables et dégradées, abrité par des noyers magnifiques. Cette pauvreté d’aspect me donna du courage. On se présente avec plus d’aplomb dans une chaumière que dans un palais. Je demandai la maison d’Antonio Perez, on me montra au revers de la colline une petite construction en bon état, la seule du village, et j’y fus rendu en un instant.

Je trouvai le patron à table, servi par une très belle fille qui ne pouvait être que la sienne, et je faillis m’évanouir ; mais le regard attentif et méfiant d’Antonio me donna la force de lutter contre l’émotion. Je présentai ma lettre, Antonio l’ouvrit et la lut comme un homme qui déchiffre péniblement l’écriture. La belle fille qui le servait me contemplait avec tant de sang-froid et de hardiesse que j’eusse perdu contenance, si je n’eusse pris le parti de me tourner de manière à ne pas rencontrer ses yeux. Je profitai de ce moment de trêve pour examiner son père.

C’était un homme trapu, d’une carrure athlétique, ayant les cheveux crépus, de beaux traits, la barbe grisonnante, le teint bronzé, et, je dois l’avouer, une expression de ruse et de férocité qui sentait le brigand plus que le contrebandier. Il me fut antipathique jusqu’à la répugnance, et je regardai sa fille, sans trouble cette fois, résolu à la fuir et à l’oublier, si elle lui ressemblait.

Elle ne lui ressemblait pas, elle était pire ; elle avait à travers sa beauté bien réelle l’expression d’une naïve impudence. De plus elle était d’une malpropreté insigne.

Guéri de ma passion comme par enchantement, honteux, mais délivré de toute angoisse, j’attendis que mon hôte eût fini sa lecture, et me sentis plus que jamais décidé à ne pas me faire connaître.

Il parut content des nouvelles que je lui apportais. Je le vis sourire, compter sur ses doigts à la dérobée, puis mettre la lettre bien au fond de sa poche comme un objet que l’on ne veut point perdre. Alors il fit un signe à sa fille, qui sortit aussitôt, et, se tournant vers moi : — C’est bien, mon garçon, me dit-il, tu as fait une belle course pour m’apporter cela, tu as bien gagné un verre de mon meilleur vin. Comment t’appelles-tu ?

— Médard Tosas, lui répondis-je.

— Tu es de Luz ?

— Des environs.

— Et qu’est-ce que tu fais ?

— Je chasse l’ours.

— Alors tu es aussi brave et adroit que beau garçon. Allons, bois à ma santé comme je bois à la tienne ! — Manoela était rentrée avec un broc de vin liquoreux qu’elle versait dans un verre bleuâtre mal rincé. Pendant que je l’avalais, le Perez me regardait avec malice, et, prenant un ton de familiarité protectrice qui me fit rougir de dégoût : — J’espère, canaille, me dit-il en souriant, que tu n’es pas contrebandier ?

Je le regardai entre les deux yeux. L’expression de son visage disait clairement : Si tu es contrebandier, mon garçon, sois le bienvenu et dis-le sans crainte.

— Non, je ne suis pas contrebandier, lui répondis-je en me levant, et je ne compte pas l’être.

— Tu as raison, reprit-il avec une merveilleuse tranquillité ; c’est un sale métier, — et plus dangereux que la chasse à l’ours, ajouta-t-il avec une imperceptible nuance de mépris.

— Ce n’est pas le danger que je crains. Je n’ai pas l’habitude de craindre. Je n’ai pas dit que la contrebande fût un sale métier. Je dis que j’ai un autre état et que je m’y tiens, voilà tout, et là-dessus je vous salue ainsi que la señora, à moins que vous  n’ayez à répondre à la lettre que je vous ai remise.

— Tu diras à Jean Bielsa que tout est bien ; mais tu dois être fatigué. Ne veux-tu point manger, te reposer, au besoin dormir sous mon toit ? Tout ici est à ta disposition.

— Non, répondis-je, j’ai affaire ailleurs. Je vous remercie, — et je partis d’un bon pas, bien que je fusse brisé de fatigue ; j’allai dîner dans une bourgade voisine ; j’y dormis deux heures, et le soir j’avais franchi le port de Boucharo, j’allais passer la nuit à Gavarnie. Le lendemain, léger comme un oiseau, je descendais le gave par un bon chemin, et je rentrais le soir à la maison, l’oreille un peu basse, mais le cœur content et l’imagination délivrée.

Comme depuis longtemps j’étais triste et bizarre, ma mère vit bientôt que j’étais guéri, et sans savoir ni la cause de mon mal, ni celle de ma guérison, elle se réjouit et me fit fête. Je prétendis que des crampes d’estomac, auxquelles j’étais sujet depuis un an, s’étaient tout à coup et tout à fait dissipées. Il y avait du vrai dans mon explication.

Quelques jours plus tard, je me retrouvai avec Jeanne sur le banc du jardin, attendant l’heure du souper. J’étais gai et je m’amusais avec un petit oiseau qu’elle élevait. — Tu es redevenu aimable à la fin, me dit-elle ; tu n’es donc plus amoureux ?

— Est-ce que tu sais ce que c’est que d’être amoureux ? lui répondis-je. Tu n’en sais rien et tu parles au hasard.

— Je sais très bien, reprit-elle, que l’amour, c’est de penser toujours à une personne que l’on préfère à toutes les autres.

— Tes religieuses t’ont appris cela ?

— Non, mais des compagnes me l’ont dit.

— Mais tu méprises cela, toi qui ne veux pas te marier ?

— Je ne sais pas ! Voilà que j’ai quatorze ans, c’est l’âge de se décider.

— Oh ! tu as le temps encore.

— Écoute, si tu voulais me promettre de ne pas te marier, je ferais de même.

— Pourquoi ? qu’est-ce que cela te fait que je me marie ?

— J’ai besoin d’aimer quelqu’un.

— Vraiment !

— Et je t’aimerais, si tu n’aimais que moi.

— Alors tu es d’un caractère jaloux ?

— Très jaloux.

— Même avec ton frère ?

— Surtout avec mon frère.

— On te donne au couvent de bien fausses et sottes notions ! Une sœur ne peut pas être jalouse de son frère…, et d’ailleurs tu ne m’aimes pas tant que ça.

— Je t’aime passionnément.

Elle disait cela d’un ton si tranquille et avec une si parfaite candeur, que je ne pus me défendre d’en rire. — Et ton oiseau, lui dis-je, tu l’aimes passionnément aussi ?

— Non, je ne puis avoir de passion que pour toi. L’amour est une chose folle et coupable quand ce n’est pas une chose légitime et sainte. L’amour qu’on a pour ses parens est pur et méritoire. Je puis donc t’aimer de toute mon âme sans mécontenter Dieu, et c’est ainsi que je t’aime ; mais toi, qui es de la mauvaise religion, on ne t’a pas appris cela, et tu m’aimes fort peu.

— Je t’aime très tendrement au contraire.

— Mais pas de toute ton âme ?

— J’en dois une bonne partie à nos père et mère, s’il te plaît !

— Je te permets cela, mais je ne veux pas d’autre partage.

— Tu veux que je ne me marie point ?

— Non, je ne le veux pas, je te le défends ! J’en mourrais de chagrin.

— N’en meurs pas, je n’ai jamais eu moins envie de me marier qu’à présent. Jusqu’à ce que l’idée m’en vienne, tu as le temps de devenir une personne raisonnable et de comprendre ce que c’est que la vie, sur laquelle tu n’as, je le vois, que des idées bizarres. À mon avis, on t’élève bien mal chez les nonnes, et tu ferais mieux de rester chez ta mère toute l’année.

— J’y resterai.

— Cela a été décidé ? tant mieux !

— C’est moi qui le décide à l’instant même, puisque tu le désires.

— Tu te moques de moi quand je te parle raison.

Elle fondit en larmes, et je n’en pus obtenir un mot de plus. Je la trouvais incompréhensible et m’alarmais un peu de la voir si fantasque. Était-ce un cœur agité par le doute ou une raison troublée par le mysticisme ?

Je crus devoir en parler à ma mère, et je fus surpris de ne pas la voir plus tourmentée. — Jeanne est comme cela, me dit-elle, très singulière et toujours à côté du réel, bien qu’elle soit foncièrement bonne et sincère. Tu ne la connaissais pas ; depuis quelques années, vous n’êtes guère ensemble, tu l’observes, et tu commences à t’étonner. Ne t’en inquiète pas et sois toujours très bon pour elle ; c’est une nature qu’on ne persuade pas, mais qu’on vaincra toujours par la tendresse. On ne l’amène point à la faire penser comme l’on pense soi-même, mais l’affection l’amènera toujours à agir comme l’on veut.

— Pourquoi donc alors lui as-tu laissé embrasser le catholicisme ?

— J’avais promis qu’il en serait ainsi.

— À qui avais-tu promis cela ? À mon père ? Il y tient si peu !

— Est-ce un reproche que tu me fais ? Je ne le mérite point. — Mais voilà des voyageurs, va vite au-devant d’eux.

Nous étions ainsi interrompus à chaque instant, car mon père avait prédit juste. La vogue venait aux bains de Saint-Sauveur, et notre petit établissement avait l’air de prospérer. Pourtant, moi qui faisais les acquisitions et qui réglais les comptes, je m’étonnais de la disproportion qui s’établissait en somme entre la cherté des denrées et le bon marché de nos ventes. Mon père disait qu’il fallait agir ainsi et savoir perdre au commencement pour accaparer la clientèle et gagner plus tard. Plus tard, j’ai su que notre auberge n’était alors qu’un prétexte pour nous donner l’air de nous enrichir par le travail, et que la véritable prospérité ne nous venait que de la contrebande, à laquelle mon père se livrait activement sous nos yeux, sans sortir de chez lui et sans qu’il nous fût possible de savoir quelles gens travaillaient de concert avec lui. Le fameux Antonio Perez ne paraissait jamais, et pourtant la correspondance était active entre eux.

Délivré de l’obsession amoureuse que j’avais subie, je travaillai mieux que je n’avais encore fait, et l’année suivante (1840), je terminai mes études et passai bachelier.

Comme je revenais chez nous avec mon diplôme et l’espoir de commencer la médecine, je trouvai ma sœur installée à la maison. Elle avait quitté le couvent définitivement, et, me prenant à part, elle me dit avec son ton calme : — Je t’avais promis de me remettre sous la tutelle de maman. Si je ne t’ai pas tenu parole tout de suite, ce n’est pas ma faute, c’est maman qui a voulu que je fisse mes réflexions avant de renoncer à mes idées. À présent nous voilà d’accord, je ne veux plus être religieuse. Je ne quitterai plus ma famille, j’étudierai chez nous. Es-tu content ?

— Enchanté, lui dis-je en l’embrassant, car je pense que tu es maintenant et seras toujours aussi sensée que tu es belle et bonne.

Elle rougit en répondant qu’elle n’était pas belle. — Ma foi si, repris-je. Pour une sainte comme toi, il n’y a pas à en rougir. C’est Dieu qui t’a donné la beauté, et certainement il aime le beau, puisqu’il l’a répandu à pleines mains sur l’univers.

Elle rougit encore plus et alla se cacher comme si le compliment d’un frère l’eût scandalisée ou effrayée. Je ne la jugeai pas encore devenue très sensée.

Mon père était alors à la maison ; mes vacances commençaient ; nous ne devions pas aller à la montagne cette année-là. Il avait trouvé à louer son auberge pour la saison moyennant un très beau prix ; nous en eûmes du regret. — Nous y retournerons l’an prochain, nous dit-il. J’étais connu et aimé là-bas pour le bon marché de mes fournitures. J’ai réussi à avoir la préférence sur tous les autres petits restaurans de la campagne. À présent, la maison est achalandée, mais je ne puis moi-même du jour au lendemain doubler mes prix. C’est l’affaire de celui qui me remplace. On criera contre lui, on me verra avec joie reprendre ma fonction l’an prochain ; mais le pli sera pris. On paiera ce qu’on doit payer pour que nos affaires marchent à souhait. Pourtant, comme elles ne marchent point trop mal, je ne veux pas vous priver de voir du pays pendant vos vacances. Je vais vous conduire à Bordeaux, où je connais du monde. C’est une belle ville.

Je n’avais jamais vu la mer. L’idée d’aller jusqu’à l’Océan me transporta de joie. Ma sœur sourit mollement en disant qu’elle était contente aussi. Ma mère ne fit pas d’objection, et nous partîmes.

Aussitôt notre arrivée, ma mère conduisit Jeanne dans les magasins de nouveautés et lui acheta une très jolie toilette, qu’elle endossa avec un peu d’hésitation et de crainte. Chez ses religieuses, elle avait un petit costume d’uniforme qu’elle n’avait pas encore voulu quitter. Je dus lui dire qu’elle était ridicule ainsi. J’avais sur elle non pas de l’influence, — comme avait très bien dit ma mère, on ne la persuadait point, — mais j’avais une singulière autorité. Il suffisait d’un mot pour qu’elle fit à l’instant même ce que je souhaitais.

Quand je la vis habillée comme il convenait à son âge et à sa position, je fus frappé de sa grâce et de la distinction de sa personne, et, comme elle voulait toujours être pendue à mon bras, je vis, en parcourant la ville avec elle et ma mère, que tout le monde la remarquait et l’admirait.

Ma mère connaissait très bien Bordeaux et les environs : aussi mon père, après nous avoir installés dans un hôtel très agréable, s’occupa-t-il fort peu de nous. Il semblait qu’il se fût établi sur le port comme sur son domaine. Nous n’y passions jamais sans l’y rencontrer, causant avec des armateurs ou des capitaines de navires marchands, quelquefois avec des hommes à figures problématiques. Il paraissait fort occupé, ne s’expliquant jamais sur la nature de ses opérations, mais toujours content et plein de confiance. Son humeur égale le rendait agréable à tout le monde ; il était le type de la bienveillance, malgré son ton brusque et sa physionomie accentuée.

Je n’ai pas à raconter ici notre excursion à la mer, notre surprise devant tant d’objets nouveaux, ma joie de voir un grand théâtre et d’entendre des artistes d’un certain mérite. Ma sœur hésita beaucoup à partager cet amusement profane. Je l’y décidai, elle fut très attentive ; mais je ne pus savoir si elle y éprouvait du plaisir ou de la frayeur. Il y avait certainement en elle quelque chose de mystérieux qu’il ne fallait pas froisser par trop de questions.

Nous avions tout vu et nous étions à la veille de retourner chez nous lorsque, me trouvant seul sur le port avec mon père, je vis venir à nous un homme d’une figure non pas vulgaire, mais inquiétante, que je ne reconnus pas tout de suite. Dès qu’il fut à deux pas de nous, je m’éloignai, ne voulant pas être reconnu moi-même ; c’était le fameux contrebandier Antonio Perez.

Comme j’avais beaucoup changé depuis deux ans et que mon costume différait autant que le sien de celui sous lequel il m’avait vu, il ne fit point attention à moi et s’entretint vivement à l’écart avec mon père. Il y avait là tout près un beau steamer en partance pour l’Espagne, et je vis que Perez se disposait à y prendre passage. Mon père paraissait lui faire beaucoup de questions et de recommandations. Ils furent interrompus par l’arrivée de deux femmes, l’une de moyenne taille, voilée à l’espagnole d’une mantille rabattue jusqu’à la lèvre supérieure, charmante de tournure et jouant de l’éventail avec une grâce adorable, — l’autre grande, forte, belle, mais vulgaire, vêtue en fille de chambre et portant des paquets. Celle-ci, que je reconnus à l’instant même, c’était la Manoelita que j’avais vue à Panticosa ; mais l’autre, qui était-elle ?

Perez prit le bras de la personne voilée et monta avec elle sur le bâtiment ; l’autre suivit. Mon père les accompagna jusqu’à la passerelle, salua la première, fit un signe d’adieu familier à la seconde, serra la main de Perez et revint vers moi.

— Qui donc sont ces gens-là ? lui dis-je, — et, pour motiver ma curiosité insolite, j’ajoutai que je croyais les avoir vus quelque part.

— Tu te trompes, répondit mon père, tu ne les connais pas. C’est mon ami et associé Antonio Perez avec sa fille Manoela.

— Laquelle ?

— Peux-tu le demander ? Celle qui est jolie et porte la mantille. L’autre n’est que la servante.

— Cette servante-là a l’air bien effronté, répondis-je pour dire quelque chose qui ne laissât pas tomber la conversation.

— Ah ! dame, reprit mon père en souriant, elle est un peu gâtée ! Maître Perez est… c’est-à-dire il n’est pas comme ton père. Il est veuf, pas bien recherché dans ses goûts, et cette montagnarde… mais à qui diable as-tu donné ton attention ? C’est la Manoela que tu aurais dû regarder ; c’est celle-là qui est jolie et bien élevée !

— Je n’ai pu voir que son menton.

— Pourquoi diable t’es-tu sauvé ?

— Par discrétion. Je ne suis pas au courant de tes affaires.

— C’est bien, mais j’aurais aimé à te présenter à elle et à son père ! Tiens ! le vapeur n’a pas sonné son dernier coup. Montons à bord !

Je refusai. Perez m’eût sans doute reconnu, et j’eusse été fort embarrassé d’expliquer mon escapade de l’année précédente. C’était un hasard que rien ne l’eût trahie, et puis j’avais grand’peur de retomber dans ma folie. Le nom et le fantôme de cette Manoela m’avaient tant troublé ! Pour la voir, j’avais fait trente lieues à travers les glaciers, les torrens et les abîmes ; elle était là, je n’avais qu’un pas à faire pour la connaître, je n’osais plus.

Il faut dire aussi que le Perez, cet homme qui voyageait impudemment avec sa fille et sa concubine, me devenait de plus en plus odieux. — Où donc vont-ils ainsi ? demandai-je à mon père d’un air d’indifférence.

— Ils vont faire un voyage d’agrément et de santé, me répondit-il : je crois qu’ils comptent faire le tour de l’Espagne et qu’ils reviendront par Gibraltar, à moins qu’ils ne s’arrêtent quelque temps à Cadix. Je ne sais, ils sont riches, ils font ce qui leur plaît.

— Grand bien leur fasse ! pensai-je. — Il me tardait qu’ils fussent partis, et pourtant je ne m’éloignais pas. Mes regards étaient comme rivés à la dunette de ce steamer où j’avais vu entrer les deux femmes. Enfin le dernier signal fut donné, et, comme le bâtiment commençait à agiter ses roues, je vis le Perez saluer mon père et sa fille accourir sur le pont pour lui dire aussi adieu avec la main. Elle avait relevé son voile, elle me parut belle comme un ange ; mais le vent rabattait sur elle la fumée du steamer, un nuage l’enveloppa, je ne la vis plus que comme une ombre légère, bientôt elle disparut ; je ne conservai de ses traits qu’une très vive impression et aucun souvenir assez net pour que je pusse évoquer son image dans mes rêves.

III.

Je rentrai pour prendre les ordres de ma mère, qui m’avait donné plusieurs commissions. Elle était sortie avec ma sœur depuis quelques instans. Le garçon d’hôtel me montra la direction qu’elles avaient prise, et je les rejoignis au bout de la rue.

— Nous allons visiter le cimetière, me dit ma mère. Est-ce que tu veux venir avec nous ?

— Pourquoi non ? Il faut tout voir pendant qu’on y est. — Et je les suivis. Ma mère paraissait connaître le plan de cet immense jardin des morts. Elle se dirigea vers un bosquet de cyprès, et, prenant Jeanne par la main : — Ma fille, dit-elle, je veux que tu pries avec moi sur la tombe de ma plus chère amie. Tu ne l’as pas connue, mais, si elle vivait, tu l’aimerais tendrement et tu lui serais aussi très chère ! Demande à Dieu qu’il permette à son âme de te bénir.

Elles s’agenouillèrent toutes deux devant un petit mausolée très simple sur lequel je lus ces mots gravés sur le marbre :

« À la mémoire de Fanny Ellingston, marquise de Mauville, morte à Bordeaux le 12 juin 1825. »

Ce nom de Mauville, que ma mère avait plusieurs fois prononcé devant moi, était celui du château où elle avait été élevée. Son père y avait été régisseur. Elle y avait reçu une éducation presque aussi complète que si elle eût été une des filles de la maison. Elle y avait été très attachée à la marquise, morte jeune et sans enfans. Elle y avait connu mon père, qui avait été ramené des Pyrénées par le marquis de Mauville pour soigner un troupeau considérable de moutons d’Espagne. Son mariage avait été blâmé par les maîtres du château, qui trouvaient Jean Bielsa trop pauvre et trop inférieur pour son éducation. Jean Bielsa, qu’on appelait alors de son sobriquet espagnol Moreno, blessé de leur dédain, les avait quittés avec sa femme pour se livrer à un petit commerce qui n’avait pas prospéré.

Voilà tout ce que je savais du passé de mes parens, et en revenant du cimetière je questionnai ma mère relativement à cette personne sur la tombe de laquelle elle venait de prier et de pleurer.

Cette fois elle n’évita pas de répondre. « Fanny Ellingston, nous dit-elle, était une orpheline anglaise, parente de la marquise douairière de Mauville, laquelle était Anglaise aussi. Recueillie dès son enfance par cette dame, Fanny était de mon âge et fut élevée avec moi. Elle ne possédait rien au monde, mais elle était belle et charmante, intelligente et d’une bonté adorable. Nous nous aimions comme deux sœurs. Nous nous préférions l’une l’autre aux filles de la douairière et surtout au jeune marquis, dont le caractère turbulent et impérieux nous effrayait.

« Pourtant il arriva que ce jeune marquis épousa Fanny Ellingston malgré l’opposition de sa mère. Il l’aimait beaucoup et se fit aimer, bien qu’elle le craignît encore. Il était très violent ; ils ne furent pas bien heureux ensemble. Peut-être se fût-on mieux entendu plus tard, mais elle tomba malade à Bordeaux, et j’ai eu la douleur de la voir expirer dans mes bras, car, bien que je fusse mariée et tout près de mettre Jeanne au monde, elle m’avait appelée auprès d’elle, et je ne m’étais pas fait prier, comme vous pouvez croire. »

Je regardai Jeanne, qui écoutait cette histoire avec une avide émotion. Ce que notre mère venait de dire donnait un formel démenti au roman qu’elle m’avait conté sur sa naissance mystérieuse.

Je voulus insister pour la convaincre de son erreur. — Ainsi, dis-je à ma mère, c’est au milieu de ce gros chagrin-là que tu as mis Jeanne au monde ?

— Précisément. Elle est née peu de jours après, et l’arrivée de cette enfant m’a consolée, car aucune affection ne se compare à celle qu’on a pour vous autres.

Jeanne embrassa sa mère avec tendresse. Je ne sais pourquoi je m’imaginai que ce n’était pas l’élan de joie qu’elle eût dû avoir en reconnaissant le néant de sa chimère. Il m’était venu je ne sais quels doutes à moi-même. Je voulus en avoir le cœur net. — Tout cela me fait penser, dis-je à ma mère, que je vais peut-être avoir besoin bientôt de mon acte de naissance pour être inscrit à l’école de Montpellier. Si j’allais à la mairie, puisque je suis né ici ?

— C’est inutile, répondit ma mère, la copie de vos actes de naissance est chez nous à Pau, vous les aurez quand vous en aurez besoin.

Cela était vrai. Quand nous fûmes revenus chez nous, ma mère me montra ces actes, et je tins à ce que Jeanne vît le sien. Elle était bien inscrite comme fille née en légitime mariage d’Adèle Moessart, couturière, et de Jean Bielsa, commerçant à Bordeaux, le 15 juillet 1825.

— Tu vois, lui dis-je, quand nous fûmes seuls ensemble, que tu as une petite cervelle un peu détraquée, et que j’avais raison de me moquer de toi.

— Alors, répondit-elle, tu crois que j’ai menti ?

— Tu as menti comme les gens qui prennent leurs rêves pour des réalités ; on ne leur en veut pas, mais on désire les voir guéris.

— Tu diras ce que tu voudras, reprit-elle avec ce feu subit qui traversait par momens sa langueur habituelle, je ne suis fille ni de Jean Bielsa, ni d’Adèle Moessart. Je suis une étrangère, l’enfant d’une autre race et d’une autre nature ; je ne suis pas ta sœur, et tu es libre de ne pas m’aimer. J’ai plus vécu que toi à la maison, j’ai surpris plus de paroles échangées que tu n’en as pu entendre. Je ne suis pas folle, je ne suis pas menteuse, je ne suis même pas romanesque. Ma mère est morte, et mon père n’est pas le marquis de Mauville.

Elle ne me permit pas de combattre cette nouvelle version, qui tendait à établir qu’elle était fille illégitime de la marquise. Elle alla s’enfermer dans sa chambre. Plus tard il me fut impossible de lui en reparler, elle m’imposa toujours silence avec une énergie singulière, et, chose étrange, à partir de ce temps-là, je perdis, en apparence du moins, l’ascendant que j’avais sur elle. Elle me témoigna une réserve extrême, elle évita toute occasion de se trouver seule avec moi ; cela dura au moins un an. Devais-je révéler à ma mère l’idée fixe de cette pauvre enfant ? Je n’osais pas ; ma mère ne goûtait pas un bonheur sans mélange. Mon père, trop souvent absent, lui laissait toute la responsabilité du ménage et de la famille. Il suivait avec obstination une carrière qu’elle n’approuvait pas ; elle craignait toujours quelque scandale amené tout d’un coup par la découverte de son secret. Elle aimait Jeanne encore plus peut-être qu’elle ne m’aimait, et je trouvais cela naturel, Jeanne ayant plus que moi besoin de sollicitude, de soin et de direction ; elle acceptait ses bizarreries avec une indulgence à toute épreuve : fallait-il lui dire que je croyais Jeanne un peu folle ? D’ailleurs Jeanne était dans l’âge où les jeunes filles sont souvent ainsi ; c’est une crise de développement intellectuel et physique qui s’apaise quand l’essor est pris. Je m’imaginai que la vie de couvent avait surexcité son imagination ; j’espérai qu’elle se calmerait auprès de ma mère, si sage et si patiente.

En effet, quand je la revis au bout de ma première année de médecine, je la trouvai très changée ; elle avait encore embelli. Sa santé délicate s’était raffermie ; elle travaillait sérieusement à devenir une personne instruite. Un talent qui avait germé sourdement en elle s’était révélé tout à coup, elle était musicienne et jouait du piano d’une façon exquise. J’adorais la musique, je la sentais vivement. Je jouais un peu du violon, je pris un plaisir extrême à entendre ma sœur, et je lui promis de travailler désormais dans ce sens afin de pouvoir jouer des duos avec elle.

Nous vivions très agréablement, ce qui ne nous empêcha pas d’aller avec joie reprendre notre état d’aubergistes sur la croupe du mont Bergonz. Ma mère tenait beaucoup à faire prospérer cet établissement ; elle espérait, je crois, que mon père se retirerait de son industrie occulte et que nous serions assez riches avec le produit annuel de cette auberge, ou de quelque autre plus importante du même genre que l’on pourrait créer.

Mais au bout de la saison elle reconnut que ce n’était point là une position convenable pour Jeanne. Jeanne était devenue trop grande et trop charmante ; elle était trop remarquée. On ne venait plus chez nous pour l’ascension du pic de Bergonz ; ce n’était qu’un prétexte pour voir Mlle Bielsa et tâcher de causer avec elle. On ne pensait pas que la fille d’un aubergiste, si bien élevée et si distinguée qu’elle fût, pût résister à des offres brillantes. Nous ne faisions qu’intercepter et brûler les lettres d’amour qu’on lui adressait. Maman déclara qu’elle ne viendrait plus à Luz, et mon père loua la maison pour trois ans.

Jeanne fut contente de cette décision. Bien qu’elle eût toujours accepté cette occupation sans paraître la trouver au-dessous d’elle, elle commençait à souffrir des regards qui la poursuivaient et de sa passion pour la musique, qu’elle ne pouvait plus satisfaire à la campagne. Quant à moi, qui étais toujours libre de reprendre seul aux vacances ma belle vie de montagnard, je fus content de n’avoir plus à faire le métier de gendarme autour de la maison. D’ailleurs, depuis l’aventure de Panticosa, où j’avais été puni si ridiculement de ma passion romanesque, je n’aimais plus tant cette région des Pyrénées ; je me disais que je n’avais pas le droit de m’alarmer du grain de folie que j’avais vu poindre chez Jeanne, puisque j’avais été fou moi-même pendant toute une année. Étais-je bien guéri ? Non, je ne l’étais pas ; je n’étais plus agité au point de négliger le travail, mais le rêve de cette Manoelita redevenue charmante me poursuivait encore. Je le chassais ; son vilain père se plaçait entre elle et moi. Pourtant ce n’était pas sa faute ; peut-être se trouvait-elle très malheureuse, très humiliée ; peut-être n’aurais-je eu qu’un mot à dire pour qu’elle agréât l’idée de le quitter. Je l’avais tant aimée avant ma déception ! On ne se déshabitue pas aisément d’une idée dont on a vécu un an.

Cependant je ne fis rien pour savoir ce qu’elle était devenue. Je voulais être médecin, avoir un état, ne devoir mon avenir qu’à moi-même, soutenir ma mère et ma sœur, si les affaires de mon père tournaient mal, et puis j’aimais la science, et je m’y donnai tout entier, me disant qu’après tout ma chimère amoureuse m’avait bien servi, puisqu’elle m’avait préservé des emportemens aveugles de la première jeunesse.

Quelques mois plus tard, ma mère, qui m’écrivait souvent des lettres très bien rédigées, très naturelles et très nettes, m’apprit que Jeanne avait été demandée en mariage par un jeune avocat qui paraissait un très bon parti et qui était fort agréable de sa personne, mais qu’elle avait refusé, se trouvant trop jeune et voulant continuer sans préoccupations de famille l’étude de la musique, son unique passion désormais. « Il est certain, ajoutait ma mère, qu’elle fait des progrès et révèle des dons surprenans ; cela est si remarquable que je n’ose pas lui montrer l’admiration qu’elle me cause. Je crains de la voir devenir trop exclusive et que sa santé ne se consume dans cette extase continuelle où elle semble plongée ; cela a remplacé la dévotion, qui paraît oubliée absolument. Tu vois qu’elle est toujours ce que tu appelles étrange. Moi, je la vois exceptionnelle, ce qui est autre chose. Dieu merci, elle se porte bien et embellit encore. Je la surveille et la dirige assez adroitement pour qu’elle suive un bon régime, car il ne faudrait pas lui demander de s’occuper d’elle-même. »

Un peu plus tard, Jeanne, dont le talent commençait à percer malgré la vie modeste et pour ainsi dire cachée qu’elle menait avec sa mère, fut encore recherchée en mariage et refusa. Elle ne disait plus qu’elle ne voulait jamais se marier, mais ma mère craignait que ce ne fût un parti-pris. Je ne m’en inquiétai point, Jeanne était si jeune encore !

Je me trouvais aussi heureux que possible à Montpellier : je voyais ma famille aux vacances, mon père passait quelques jours avec nous à cette époque ; une fois il me proposa de me mener jusqu’à Paris, où il avait affaire. J’acceptai avec empressement, et, quoique ma mère s’effrayât de me voir aborder les périls de ce qu’au fond de nos petites existences de province on appelait encore la grande Babylone, elle reconnut avec moi que j’avais droit par mon travail et ma bonne conduite à toutes les conditions de mon développement intellectuel. Une circonstance particulière me rendit ce voyage encore plus agréable. J’avais fait un ami à Montpellier, un garçon charmant doué d’une vive intelligence et d’un cœur excellent, Médard Vianne, plus âgé que moi de deux ans. Il avait déjà été à Paris, il y retournait. Il guiderait mon inexpérience, nous demeurerions ensemble, cela arrangeait aussi mon père, qui n’avait point coutume d’être un surveillant bien assidu. Vianne vint me prendre à Pau, ma mère l’invita à dîner. Il lui plut fort, lui inspira de la confiance, elle me recommanda à ses soins comme si j’eusse été un enfant délicat et précieux.

Vianne vit ma sœur, et fut vivement frappé de sa figure. Elle parlait si peu qu’il était difficile de savoir à quoi elle pensait et si elle pensait à quelque chose ; mais elle consentit à improviser sur son piano, et son génie se révéla. J’en fus ébloui moi-même, et, quand elle eut fini, je saisis ses deux mains et les baisai avec enthousiasme. — Voilà, lui dis-je, tout ce que j’ai dans le cœur. Je suis heureux, et je te remercie !

Vianne était si ému qu’il ne put parler. Il était pâle, Jeanne aussi. Elle ne leva les yeux ni sur lui ni sur moi, et alla s’asseoir à la fenêtre sans paraître se souvenir d’avoir produit ou éprouvé cette émotion.

Le lendemain, comme la diligence nous emportait vers Paris, et que, suivant son habitude en voyage, mon père dormait splendidement, mon ami me parla de ma sœur avec une certaine vivacité qui n’était pas dans ses habitudes.

— Prends garde, lui dis-je, c’est une sainte, et tu es trop jeune pour le mariage.

— Mais non, reprit-il, je ne suis pas trop jeune, je serai reçu médecin dans un an. J’ai quelque fortune, et tu sais bien que je suis un très honnête garçon.

— Certes ! et fort bien par-dessus le marché. Tu sais, toi, que je dirais oui avec joie ; mais que de convenances il faut rencontrer pour qu’un mariage soit possible sans froissemens ! Tu appartiens à la vieille bourgeoisie de Montpellier ; nous, nous sommes bourgeois d’hier. Dans mon enfance, j’ai flâné sur le pavé de Pau avec ce qu’il y a de plus prolétaire : tu as une fortune claire et assurée, nous,… nous n’avons peut-être rien. Ce cher et excellent homme qui ronfle à côté de toi gagne de l’argent, mais j’ai découvert que depuis deux ou trois ans il joue à la Bourse, et je crois que nous allons à Paris pour jouer encore, si bien qu’un beau jour nous pouvons tout perdre.

— Tout cela m’est parfaitement indifférent, répondit Vianne, et même, — je t’en demande pardon, — je voudrais que ta sœur n’eût rien au monde et fût encore plus plébéienne de naissance, elle aurait encore une valeur bien supérieure à la mienne, et je serais encore son obligé de toutes les manières.

— C’est très beau de parler ainsi, lui dis-je un peu surpris. Je te croyais plus positif, et je te fais mon compliment.

— Si tu me supposes romanesque, reprit-il, je le repousse, ton compliment ! Je crois être dans la logique absolue en ne demandant à ma future femme que de me plaire, et j’estime que l’opinion des calculateurs et des gens à préjugés est un obstacle au bonheur, que les gens sensés ne doivent pas se laisser créer. Je ne ferai jamais de ma vie ce que je sentirais être un coup de tête, mais je serai seul juge de ma conduite, et peut-être ce que le vulgaire appelle folie me semblera-t-il, à moi, la chose la plus raisonnable que je puisse faire. Par exemple jamais une péronnelle, si séduisante qu’elle soit, ne me mènera où je ne voudrai pas aller ; mais une femme de vrai mérite me gouvernera si bon lui semble, je ne résisterai pas.

Paris m’intéressa beaucoup, bien que je fusse porté à le voir avec ce dédain que les enfans des riches ou doctes cités du midi affectent pour la capitale. Vianne me la montra très bien sous son vrai jour. Il sut combattre et vaincre mes préjugés provinciaux. Il sut aussi critiquer à propos le côté corrompu et insensé de cette grande civilisation. Si nous ne fûmes pas absolument orthodoxes en fait de conduite, nous nous défendîmes très bien de l’entraînement aveugle, nous fîmes des réflexions philosophiques sur deux soupers ridicules, et nous quittâmes sans regret les délices de la grande ville au bout de huit jours.

J’avais un peu surveillé mon père, je m’étais assuré de son goût pour les jeux de bourse. Le matin de notre départ, je vis qu’il avait subi quelque déception. Sa figure était légèrement altérée. Il nous conduisit à la gare, et là, quelqu’un étant venu lui parler à l’oreille, il nous dit qu’il lui était impossible de partir ce jour-là, mais qu’il nous rejoindrait à Pau dans la semaine. Sans doute on venait de lui donner une bonne nouvelle, sa figure était riante. Je le quittai sans inquiétude.

Vianne prétexta quelques affaires à Pau pour y rester quelques jours et reparaître chez nous. Je vis qu’il devenait très sérieusement épris de ma sœur, et j’en glissai quelques mots à ma mère. — Parles-en à Jeanne, me dit-elle ; moi, j’y mettrais malgré moi trop de solennité, elle prendrait peur ; tu peux, toi, lui parler gaîment et légèrement. Tu verras si elle est véritablement résolue au célibat.

J’agis en conséquence. Jeanne ne parut pas m’entendre et me parla d’autre chose ; j’y revins quelques heures plus tard. — Ah ! bien, me dit-elle, tu tiens à ce que je pense à ton ami ! Il est très bien élevé, et sa figure est sympathique. Tu peux lui dire qu’il me plaît beaucoup.

— Tu as une manière de dire les choses… Est-ce pour te moquer ?

— Non, je crois qu’il mérite l’estime et l’amitié que tu as pour lui ; mais moi, tu le sais, les personnes me sont indifférentes. Je n’aime que la musique.

— Alors tu n’aimes que ton vieux professeur, c’est lui que tu épouseras ?

— Non, il est marié et il sent mauvais ; mais je n’ai besoin d’épouser personne, moi ! mon amour n’est pas de ce monde.

— Songes-tu encore à prendre le voile ?

— Non, je tiens à garder mes cheveux.

— Tu n’es plus dévote ?

— Je suis mieux que cela, je suis chrétienne.

— Je suis chrétien aussi… Me damnes-tu encore ?

— Non, je ne damne plus personne. As-tu fini de me confesser ?

— Pas encore, ma chérie. Puisque tu es revenue à la raison et à la vérité, pourquoi t’imagines-tu que tu cesserais d’être artiste, si tu devenais une bonne mère de famille ?

— Parce que je suis exclusive. Je ne me sens pas la force d’avoir plusieurs passions à la fois. J’aimerais probablement mon mari ; mes enfans !.. je les adorerais. Je ne serais plus musicienne, je le sens bien. Ces autres passions me rendraient peut-être très malheureuse, on ne sait rien de l’avenir,… tandis que la musique enchante et remplit ma vie. Pourquoi sacrifier le certain à l’inconnu ?.. En voilà assez. Ne me tourmente pas, c’est inutile.

Je dus rapporter cet entretien à mon ami Vianne, qui partit un peu triste, mais ne vit point là sujet de renoncer à toute espérance.

— Si tu es sûr qu’elle n’a pas d’autre affection, me dit-il, j’attendrai.

— J’en suis sûr, répondis-je ; je peux t’en donner ma parole. — Il retourna à Montpellier, où sa famille était fixée, et je m’apprêtais à l’y rejoindre lorsque mon père revint de Paris très souffrant. Je restai près de lui et appelai le médecin, un très bon médecin qui cependant se trompa sur la gravité de son mal. Il connaissait la forte constitution de mon père et ne croyait pas que l’affection dont il souffrait pût être de longue durée ni prendre un caractère sérieux. Il en fut pourtant ainsi. Le mal empira avec une rapidité effrayante.

Mon père n’avait jamais connu le chagrin. Une seule fois dans sa vie il s’était vivement affecté ; c’est lorsqu’il avait vu la dot de sa femme fondre dans ses mains. Il avait vite réparé cet échec ; mais cette fois la perte était plus sérieuse. Homme positif, il ne pouvait se résigner à perdre la fortune qu’il avait si péniblement acquise. Il souhaita mourir et mourut. Ce fut un coup terrible pour ma mère, qui l’avait toujours tendrement aimé, un déchirement profond pour moi, qui le chérissais, et qui n’avais connu de lui que sa bonté indulgente ou ses tendres brusqueries. Jeanne fut consternée et pleura beaucoup. Je ne sais si elle s’obstinait à ne pas le considérer comme son père, mais elle le regretta bien sincèrement et montra une sensibilité profonde qui rapprocha nos cœurs. Nous cachions nos larmes à notre pauvre mère ; nous pleurions comme en cachette, mais nous pleurions ensemble, et nous nous promettions de nous aimer d’autant plus que nous avions perdu celui qui nous avait beaucoup aimés.

Quand nous eûmes à nous occuper de la liquidation de nos affaires, nous eûmes à constater que mon père avait réalisé un avoir de trois cent mille francs ; mais il avait voulu devenir millionnaire, il avait exposé et perdu près des deux tiers de son capital. Ce qui nous restait se composait de la petite maison, moitié ville, moitié campagne, que nous habitions à Pau et qui était notre propriété, de l’auberge des Pyrénées, de quelques coupons de rentes et de quelques créances plus ou moins sûres, entre autres une avance de fonds faite à Antonio Perez, mais dont les titres ne me parurent pas offrir toutes les garanties désirables. Mon pauvre père, connu pour la loyauté de ses transactions, avait eu toute confiance en ce Perez, qui ne m’en inspirait aucune.

Il s’agissait d’une vingtaine de mille francs. C’était quelque chose pour nous. Quand je vis la résignation succéder chez nous à la première douleur, je pensai que mon devoir était de mettre nos affaires en ordre autant que possible ; ma ferme intention était dès lors de suffire à ma propre existence aussitôt que je pourrais exercer la médecine, et de laisser ma part d’héritage à ma mère et à ma sœur.

Tout se trouva liquidé et recouvré assez vite, sauf les vingt mille francs du Perez, que je lui fis réclamer sans obtenir de réponse claire et précise. Il résultait de mes informations qu’il était alors à Pampelune. Je pris les conseils de notre avoué, je me munis des pièces nécessaires et je partis pour l’Espagne.

Le désir de revoir la véritable Manoela n’entrait pour rien dans ma résolution. Sous le coup du malheur qui venait de nous frapper, je l’avais à peu près oubliée. Ce ne fut qu’en voyant les tours et les clochers de Pampelune qu’un certain étouffement nerveux que j’avais bien connu me revint comme un mal chronique. — Qu’est-ce donc, me disais-je en me raillant moi-même, ai-je du temps et du cœur de reste pour faire ici l’écolier romanesque ?

Cet étouffement augmenta et se compliqua d’un fort battement de cœur, lorsqu’après avoir arrêté ma chambre dans une auberge je me dirigeai vers l’hôtellerie du parador-general, la plus belle de la ville, qui m’avait été désignée comme celle où descendait ordinairement don Perez de Panticosa.

Je fus surpris du sourire avec lequel le domestique auquel je m’adressai me répondit ce simple mot : absent.

— Depuis quand ?

— Quinze jours.

— Pour longtemps ?

— Indéfiniment !

— Sait-on où il est ?

— Dieu et lui le savent.

Impatienté de ce laconisme emphatique, je demandai à parler au maître de l’établissement, brave homme à figure douce et soucieuse, qui m’examina avec une sorte de crainte. — Antonio Perez ! Vous êtes à la recherche d’Antonio Perez ? Êtes-vous de ses amis ?

— Nullement, mais j’ai affaire à lui.

— Vous ne le trouverez pas ici. Il est… parti ! Peut-être vous doit-il de l’argent ?

— Vous paraissez croire que dès lors je ne le trouverai nulle part ?

— Justement ! Il m’en doit aussi, et c’est de l’argent perdu.

— Est-il ruiné ?

— Ruiné ? Antonio Perez, le contrebandier ? Oh ! que non. Il est en fuite, emportant l’argent qu’il doit à tous ceux qui ont eu affaire à lui.

— C’est un coquin ? Je m’en doutais.

— Soyez-en sûr, c’est le dernier des hommes. Il a liquidé tout son avoir, et sans doute il va jouir en Amérique du fruit de ses escroqueries.

— N’avait-il pas avec lui une personne…

— Vous appelez cela une personne, sa maîtresse, la malpropre Pepa ?

— Il était seul ici avec elle ?

— La dernière fois, oui ; il avait laissé sa fille ailleurs.

— Au couvent ?

— Au couvent ? allons donc !

— J’ai ouï dire qu’elle avait été élevée ici, chez des religieuses.

— Cela est vrai, elle y a passé, je crois, deux ans. Elle y avait fait une petite folie, elle était sortie un soir avec un jeune officier ; pauvre petite, elle était si jolie, si poursuivie ! Le père, apprenant cela, est venu la chercher, disant qu’il voulait la mettre dans une autre ville. Ils sont partis pour la France, et puis ils sont revenus peu de temps après. Il l’a conduite à Madrid, où l’on dit qu’il s’est passé une autre aventure. Il a prétendu qu’elle s’était sauvée avec un Anglais ; d’autres disent qu’il l’a vendue très cher à un Russe, et comme il en est bien capable ;… mais si vous avez intérêt à retrouver votre homme, informez-vous à Madrid ; peut-être découvrirez-vous quelque indice. Personne ici ne vous en dira plus que moi. Pourtant, si vous voulez déjeuner, je vous ferai parler à quelques personnes de la ville.

Je commandai un déjeuner convenable, et j’invitai mon hôte à le manger avec moi, afin de le faire causer encore. Il devint tout à fait communicatif et me mit en relation avec quelques-unes des notabilités de sa clientèle. J’appris les choses les plus fâcheuses, les plus immondes sur le compte de mon débiteur. Je tremblais d’entendre prononcer le nom de mon père parmi les noms de ses amis. Il n’en fut pas question. Je me gardai bien de parler de Manoela, on m’en parla plus que je ne voulais. Selon les uns, c’était une fille sans expérience, intéressante et fort à plaindre ; selon les autres, c’était une rusée petite coquette qui s’était lestement dégagée de son amourette avec le jeune officier pauvre, pour accepter de la main paternelle, non pas un époux mieux partagé, mais des intrigues plus lucratives.

Je passai le reste de la journée à m’informer dans la ville. Le lendemain je me rendis à Madrid, où les renseignemens se trouvèrent conformes à ceux de Pampelune. On pensait que Perez était parti pour l’Amérique du Sud, où il avait déjà fait la traite des noirs. Quant à sa fille, — car, malgré moi, il semblait que l’on tînt à m’éclairer sur son compte, — les hommes en parlaient comme d’une perle de beauté, et la plaignaient d’avoir eu un tel père. On ne savait pas ce qu’elle était devenue, il y avait plusieurs versions, mais il n’y avait point de doute à conserver : elle avait pris le mauvais chemin ouvert devant elle.

Je revins par Panticosa, où je passai quelques heures. Pour l’acquit de ma conscience, je tenais à m’y informer aussi ; mais je vis bien vite que je tombais dans un nid de contrebandiers qui craignaient de répondre et se méfiaient de moi. S’ils avaient eu à se plaindre de Perez, ils avaient été trop complices de ses entreprises pour le trahir. Ils détournaient les questions que je leur adressais sur son compte et s’obstinaient à me parler de la gentille Manoelita, belle, douce et bonne, qui faisait du bien et disait de jolies paroles à tout le monde, quand elle habitait le pays, avant d’aller au couvent à Pampelune. On ne l’avait pas vue depuis ; on pensait qu’elle était mariée avec quelque grand d’Espagne.

Je revins à pied par la montagne. Je passai à Luz pour recevoir l’argent du fermier de l’auberge du Bergonz. Là, je respirai un peu. Je ne craignais point d’entendre parler de mon pauvre père ; il n’y était connu que sous d’excellens rapports. Je vis qu’il était regretté par tant d’honnêtes gens que je me confirmai dans l’idée qu’il avait fait très loyalement des affaires illégales. Je ne me trompais pas ; le temps m’en a apporté des preuves nombreuses. Il était le type de cette inconséquence qui conduit certains hommes très prudens et très fins à être facilement dupés par de grossiers fripons, et à se trouver compromis dans des affaires véreuses où ils n’ont point trempé.

Je me consolais de tout d’ailleurs en me disant que, s’il avait dû quelques profits à son association avec l’ignoble Perez, nous n’avions point à en recueillir le bénéfice. De ce côté-là, nous étions ruinés. Ce qui nous restait devait être considéré comme légitimement acquis par un travail auquel nous avions pris part, car l’auberge prospérait. Elle nous rapportait trois mille francs par an. Celui qui nous l’affermait rançonnait passablement la clientèle ; mais plus le beau monde se portait aux eaux des Pyrénées, plus on s’habituait à payer cher, et la maison Bielsa ne faisait point exception. Je passai là une journée rêveuse et attendrie : tout m’y rappelait mon père et les rapides, mais doux mouvemens d’effusion qu’il avait eus avec moi. Durant sa courte et terrible maladie, il était devenu sombre et taciturne. Il était mort sans s’expliquer sur quoi que ce soit, ignorant, semblant vouloir ignorer notre avenir, se retirant de la vie comme un homme honteux et désespéré d’avoir perdu sa cause et manqué son but. Je n’avais aperçu en lui aucun scrupule de conscience. Il était en face de la légalité comme une espèce de sauvage qui méprise les institutions humaines et qui, dans sa hutte, redevient doux, hospitalier et sociable.

Tout en songeant à lui, je sentis d’autant plus combien je devais de confiance et de déférence à ma mère, qui avait toujours lutté pour ne point lui livrer la gouverne de ses enfans. Où m’eût-il conduit, s’il eût fait de moi un associé de Perez et l’époux de sa fille ?

Je m’efforçai de penser sans émotion à cette Manoela qui, sans le savoir, avait déjà joué un rôle si marqué et si varié dans ma vie. Je m’applaudissais de ne l’avoir pas vue lors de ma première excursion à Panticosa, et pourtant qui sait si mon amour n’eût pas fait d’elle une honnête femme ? La plupart des gens qui m’avaient parlé d’elle la plaignaient, et ceux qui l’avaient tant soit peu connue semblaient en être restés épris. J’essayais de me la rappeler. Elle m’avait fait l’impression que produirait l’apparition d’un ange. Y avait-il en elle quelque chose de particulièrement séduisant, ou mon imagination avait-elle fait tous les frais de cette séduction ?

IV.

Je retournai à Pau, où je renseignai ma mère sur l’inutile résultat de mon voyage. Elle en prit son parti, disant qu’elle se faisait fort de vivre avec ce que nous avions réalisé et d’empêcher par sa prévoyance et son économie que nous eussions à souffrir de la gêne. — Ne parle pas de moi et ne t’en inquiète pas, lui répondis-je ; je ne te serai à charge que le temps nécessaire pour conduire à bien mes études, qui vont devenir plus sérieuses et plus ardentes qu’auparavant.

Je la quittai pour les reprendre et regagner par de grands efforts le temps que j’avais dû consacrer à nos affaires de famille. Je retrouvai mon cher Vianne, toujours laborieux et sage, parlant toujours de ma sœur comme de son idéal, mais n’y pensant pas à toute heure et ne perdant pas l’esprit comme je l’avais perdu la première année de mon amour pour Manoela. Naturellement, sans lui rien révéler de ce qui concernait mon père, je lui avais raconté cette aventure. Il s’était étonné de me trouver si impressionnable et si romanesque avec mon corps d’athlète et ma figure épanouie. — Je fais une remarque, m’avait-il dit : c’est que, d’après le caractère, la physionomie, les goûts d’un jeune homme, on peut constater la tendance et prédire la marche de son existence, hormis sur un point essentiellement indépendant de tout le reste et très mystérieux, pour ne pas dire illogique, — la nature de sa notion sur l’amour. Je crois savoir, en t’examinant, que tu es actif, plein de courage, que tu es naturellement chaste, très généreux et porté aux dévoûmens chevaleresques. Tout cela ne suffit pas pour que je te déclare à l’abri de quelque énorme sottise tout à fait en désaccord avec tes heureux instincts, parce que j’ignore de quelle façon tu aimeras la femme. Ce que tu me racontes m’étonne et semble appartenir au tempérament lymphatico-nerveux de quelque pâle étudiant des contes d’Hoffmann, tandis que ton organisation est celle d’un chasseur ou d’un pâtre des montagnes d’Espagne. Je t’étudierai davantage sous ce rapport, et je te dirai ce que j’aurai découvert, afin que, s’il y a péril accidentel, tu t’en préserves, et que, s’il y a fatalité, tu la combattes. Je ne suis pas de ceux qui croient la fatalité organique impossible à vaincre.

Quand plus tard, le hasard ayant ramené ce sujet d’entretien, je laissai voir à mon ami une certaine sollicitude, une sorte de compassion pour la fille de Perez : — Tu regrettes, me dit-il, de n’avoir pas pu tenter la jolie expérience de l’épouser pour en faire une honnête femme ? Je ne dis pas que tu aurais échoué, puisque je ne sais rien d’elle ; mais je reviens à mon examen de ta manière d’aimer. Tu es de ceux qui ont en eux-mêmes une confiance fanfaronne et qui, sous prétexte de respect pour la nature humaine, croient, grâce à leurs perfections, sanctifier ce qu’ils touchent.

— Ne te moque pas, lui dis-je : je ne sais pas du tout me défendre de la raillerie. Tu sais très bien que je suis un instinctif, un rustique, que je ne fais pas de théories, que je ne me connais pas, que par conséquent je ne me dédaigne ni ne m’estime. Je me sens porté à plaindre la faiblesse et à la protéger ; je ne me demande pas si je peux la sauver, la sanctifier, comme tu dis. Je me précipite pour secourir quiconque tombe à la mer, sans savoir si je ne me noierai pas avec lui.

— Tu crois cela, donc tu le penses, tu es sincère, je n’en ai jamais douté ; mais, en te jetant ainsi à la mer, tu comptes sur ta force et ton adresse. Si tu étais sûr de périr sans sauver personne, tu resterais au rivage, — ou bien tu te précipiterais uniquement par amour-propre.

— Traites-tu de vanité le devoir de donner l’exemple ?

— Ah ! oui, donner l’exemple, voilà ! Voilà ce que je crains de toi ! Tu es trop idéaliste pour la société où nous sommes appelés à vivre. Tu es capable de beaucoup de belles choses, mais je voudrais être sûr que tu feras quelque chose de raisonnable. Or, s’il y a quelque chose au monde qui demande le contrôle souverain de la froide raison, c’est l’expérience de la science que nous étudions. Le médecin ne doit pas obéir à l’inspiration du moment ; même dans les cas désespérés, je nie qu’il ait le droit d’écouter son cœur ou son imagination.

Ces causeries revenaient souvent, et nous menaient parfois cent lieues au-delà du point de départ. Ce n’était peut-être pas bien utile, car il arrive que, dans ces discussions entre jeunes gens, on se place de part et d’autre sur un terrain que l’on s’habitue à regarder comme une propriété exclusive, bien qu’on y ait tenu médiocrement dans le principe ; mais la jeunesse ne vit que de théories, et la société présente ne vit que de partis-pris. Loin de redresser dans notre maturité les erreurs de notre inexpérience, elle s’empare de nos croyances ou de nos passions au profit des siennes quand elle ne nous sacrifie pas à de plus étroits intérêts.

Telle ne fut pourtant ni ma destinée ni celle de mon ami, et si j’ai fait mention de nos amicales querelles, c’est qu’en songeant au dénoûment imprévu qu’elles amenèrent pour lui, je ne puis me défendre d’en rire un peu.

Au bout de nos cinq années d’études, nous fûmes reçus médecins, Vianne et moi, le même jour ; il avait vingt-six ans, j’en avais vingt-quatre. Il vint alors avec moi à Pau, en me confiant qu’il avait l’intention de faire sa cour à ma sœur, si elle ne s’y opposait pas par une déclaration formelle. Je n’espérais pas beaucoup pour lui. Jeanne, à vingt et un ans, était la même qu’à dix-sept, plus belle et plus grande musicienne encore, mais ajournant l’idée du mariage sans hésitation ni regret. Ma mère respectait toujours sa volonté à cet égard et n’insistait pas, Vianne était pourtant le meilleur parti qu’elle pût jamais espérer. Il était si bien posé à Montpellier, qu’il devait sans effort s’y faire promptement une bonne clientèle. Il avait des ressources personnelles, ni père ni mère pour discuter la naissance et la fortune de sa fiancée, pour toute autorité à subir un vieux oncle qui ne voyait que par ses yeux. Il eût été heureux de se charger de ma mère. Il avait une maison à Montpellier, on eût pu vendre ou affermer celle de Pau. Sa demande méritait donc réflexion, ma mère l’admit, mais elle nous dit qu’il ne fallait point en faire part à Jeanne. La seule chance de réussite était que Vianne, en la voyant de temps en temps, — pas tous les jours, — vînt à lui plaire.

Il s’établit donc dans notre ville pour quelques semaines sous le prétexte assez plausible de soins à donner à un de ses amis qui y résidait, et moi je partis pour les Pyrénées, où j’allais presque tous les ans passer quelques jours pour surveiller notre petite propriété.

Cette fois j’y restai davantage. Le vieux médecin des eaux de Saint-Sauveur, qui depuis longtemps m’avait pris en amitié, avait toujours souhaité me voir devenir son successeur. Il parlait de se retirer, et, me voyant reçu médecin, il me conseillait de faire des démarches pour obtenir son emploi, se promettant de m’aider et de couvrir de son concours pendant quelque temps ce que l’on pourrait me reprocher, la jeunesse et l’inexpérience. J’étais si bien vu dans le pays que je n’avais pas d’opposition à craindre. Pourtant je demandai le temps de la réflexion. Le poste était bon, mais de bien courte durée chaque année. Il eût fallu pouvoir m’établir dans une des régions voisines où l’on passe l’hiver et l’on vit sur une clientèle fixe. Je ne voyais aucune position à prendre dans les environs, tout était occupé sans espoir de vacance. C’est à m’assurer de ce point important que je passai une semaine. La chose méritait examen. J’étais très incertain du théâtre de mes débuts. Il ne fallait pas songer à faire quelque chose à Pau. Il y avait là plus de médecins qu’il n’était nécessaire ; je n’avais jamais songé à m’y établir, mais je désirais ne pas trop m’éloigner de ma famille, et Luz était déjà bien loin au gré de ma mère. Le hasard, dirai-je le hasard tout seul ? devait dénouer la situation.

Un matin que j’étais monté en me promenant aux bergeries, c’est-à-dire au groupe de chalets situés sur les pâturages du pic de Bergonz, à une demi-heure de marche au-dessus de notre auberge, je vis arriver deux voyageurs qui faisaient l’ascension, l’un à pied, l’autre en chaise. Le piéton était un Anglais d’apparence distinguée, un homme dont la figure agréable et soignée disait cinquante ans, tandis que le jarret un peu raidi et les cheveux tout blancs disaient soixante. La personne portée en chaise par deux vigoureux montagnards était une jeune femme de vingt-quatre ans environ, un peu pâle, un peu fatiguée, extrêmement jolie et très bien mise. Ils n’avaient point de guide ; le guide n’est pas nécessaire pour l’ascension du Bergonz, qui n’est ni compliquée ni difficile.

Je connaissais déjà de vue presque tous les malades et touristes de la localité. Ceux-ci m’étaient pourtant inconnus. Ils devaient être arrivés la veille au soir, peut-être le matin même.

Ils s’arrêtèrent à la cabane, et le vieux berger s’empressa de leur offrir du lait. La jeune dame refusa, disant qu’elle venait de déjeuner chez Bielsa, c’est-à-dire chez celui qui tenait mon auberge. Le gentleman lui dit quelques mots en anglais. Elle n’était point Anglaise, car elle fit répéter et ne parut pas comprendre. Alors il lui dit en français, qu’il parlait du reste fort bien : — Il faut laisser reposer ces braves porteurs et même leur donner à boire. — Il demanda au berger s’il avait du vin. Il en avait toujours quelques bouteilles en contrebande, car il avait passé avec l’auberge un marché qui l’obligeait à ne fournir que du lait. Je vis qu’à cause de moi, bien que ce ne fussent pas mes affaires, il hésitait à répondre. Je m’éloignai pour ne pas le gêner ; je montai un peu plus haut sur le sentier.

Je redescendis au bout de quelques instans ; mon intention n’était pas de monter au pic, dont je connaissais le moindre caillou, mais je n’étais pas fâché de revoir le pâle et charmant visage de la jeune dame. J’étais pourtant blasé sur la rencontre des plus jolies voyageuses comme des plus laides. J’avais assez fait le garçon d’auberge pour regarder tous ces oiseaux de passage comme un gibier hors de portée. Seulement, comme, à l’âge que j’avais, on regarde toujours avec intérêt ces personnages plus ou moins ailés, j’avais acquis un certain discernement. Je distinguais très vite une compagne légitime d’une associée de rencontre, une noble Anglaise évaporée d’une aventurière précieuse, une Parisienne de la fashion tapageuse, mais appartenant au vrai monde, d’une courtisane habillée avec plus de goût et affichant un meilleur ton. Mon père, qui embrouillait tout cela, ma mère, qui n’y comprenait absolument rien, s’étonnaient de ma perspicacité quand après coup je leur disais à quelle espèce ou à quelle variété ils avaient eu affaire.

Je revins donc sur mes pas et j’examinai la voyageuse, surpris de ne pouvoir définir sa véritable condition. La mise était irréprochable, un mélange de goût français et de confortabilité britannique. Elle était Française et appartenait à cet Anglais, dont elle n’était pourtant pas la fille, elle ne lui ressemblait pas et ne faisait que bégayer sa langue. Elle pouvait être aussi bien sa maîtresse que sa femme ; mais alors c’était une maîtresse de choix, car il la suivait pas à pas, lui offrant la main pour gravir une pierre, et se baissant, encore qu’il ne fût pas bien souple, pour écarter une branche de son chemin.

Je m’étonnai de les voir encore là, se promenant autour de la bergerie et paraissant attendre. Le berger m’apprit tout bas qu’un des porteurs se trouvait subitement malade, et me pria d’entrer dans l’étable, où il s’était jeté sur la litière et se roulait, en proie à une crampe d’estomac très violente. Il me suppliait de ne pas le dire à ses voyageurs. — Cela va se passer, disait-il ; cinq minutes de repos, et je me remets en route.

Je le connaissais ; je le savais sujet à ces crampes, qui ne passaient pas si aisément. Je lui défendis de se remettre en route. Je lui donnai un calmant que j’avais dans ma trousse, et je conseillai à son camarade de descendre à l’auberge, où il trouverait peut-être un autre porteur : moi, je me chargeai d’aller expliquer aux voyageurs l’accident qui les retardait.

— Eh bien ! dit la jeune dame, nous monterons à pied. On peut très bien monter à pied, n’est-ce pas ?

— Très bien, répondis-je.

— Non, dit l’Anglais, trois heures de marche, c’est trop pour vous, ma chère, je m’y oppose absolument.

— Est-ce qu’il faut trois heures ? reprit-elle en se tournant vers moi.

— D’ici, répondis-je, il n’y en a plus que pour une heure et demie.

— Eh bien ! mon cher, dites donc cela à mon mari ! Je regardai l’Anglais, qui ne sourcilla pas.

— Il y a, me dit-il, une chose bien simple. C’est que vous portiez la chaise de madame avec celui de nos hommes qui n’est pas malade. — Et comme je souriais, il ajouta : — Je paierai ce que vous voudrez.

J’étais habillé absolument comme un montagnard, c’était mon habitude dès que j’arrivais au pays ; le berger, qui m’avait vu tout jeune, me tutoyait ; la méprise était naturelle. Je ne m’en fâchai pas ; mais je refusai, disant que nul n’a le droit de porter la chaise, s’il n’est patenté à cet effet, et que je n’avais pas la plaque.

— Alors attendons, dit l’Anglais.

— Non, n’attendons pas, reprit sa femme ; ce porteur ira en chercher un autre, et ils nous rejoindront là-haut. Le vieux berger ou bien le garçon que voici, — elle me désignait, — nous servira de guide, et je marcherai. Voyons, cher ami, consentez.

— Oui, avec un guide pour vous soutenir ; mais le berger est trop vieux, et ce jeune garçon n’est pas guide non plus.

— Ceci ne fait rien, répondis-je, je peux guider sur le pic de Bergonz, où il n’y a pas de danger sérieux à courir pour les voyageurs.

Pourquoi je fis cette réponse, qui devait décider de ma destinée, je l’ignore. Il y a des momens où nous n’avons pas conscience de l’impulsion qui nous est donnée. Cette impulsion me venait du regard engageant et enjoué que la jeune dame attachait sur moi. Je reçus avec un mouvement de surprise aussitôt réprimé le paletot et le parasol que l’Anglais jeta négligemment sur mon épaule, et je me mis à marcher en avant.

J’étais piqué par je ne sais quelle curiosité en même temps que je subissais je ne sais quelle fascination. Cette jeune femme me rappelait l’émotion que j’avais ressentie à Bordeaux en voyant, pendant deux ou trois secondes, la charmante figure de Manoela Perez. C’était, autant que je pouvais m’en souvenir, un type de même famille, ni grande ni petite, un peu maigre, beaucoup de grâce, des cheveux bruns ou noirs, des yeux clairs, gris ou bleus ; mais celle-ci avait plus d’allure et moins de feu. C’était une Parisienne pur sang, son accent ne pouvait laisser le moindre doute.

George Sand.
(La seconde partie au prochain n°.)