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Mademoiselle Fifi (recueil, Ollendorff 1898)/Le Voleur

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Le Voleur.

Le Voleur (1882)
Mademoiselle FifiP. Ollendorff (p. 277-288).

LE VOLEUR


« Puisque je vous dis qu’on ne la croira pas.

— Racontez tout de même.

— Je le veux bien. Mais j’éprouve d’abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelque invraisemblable qu’elle paraisse. Les peintres seuls ne s’étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque de charges furieuses, cette époque où l’esprit farceur sévissait si bien qu’il nous hantait encore dans les circonstances les plus graves. »

Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.

Ceci se passait dans la salle à manger d’un hôtel de Barbizon.

Il reprit : « Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvre Sorieul, aujourd’hui mort, le plus enragé de nous. Nous étions trois seulement : Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois ; mais je n’oserais affirmer que c’était lui. Je parle, bien entendu, du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non du paysagiste, bien vivant et plein de talent.

Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nous étions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyée il est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en ce temps-là. Étendus sur des tapis, nous discourions extravagamment dans la petite chambre qui touchait à l’atelier. Sorieul, le dos à terre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait sur les uniformes de l’Empire, et soudain se levant, il prit dans sa grande armoire aux accessoires une tenue complète de hussard, et s’en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumer en grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l’empoignâmes, et, après l’avoir déshabillé, nous l’introduisîmes dans un uniforme immense où il fut englouti.

Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fît exécuter un mouvement compliqué. Puis il s’écria : « Puisque nous sommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards. »

Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flamme s’éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleine gueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadis les vieux troupiers de la grande armée.

Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presque maître de lui, nous fit taire, puis, après un silence de quelques secondes, il dit à mi-voix : « Je suis sûr qu’on a marché dans l’atelier. » Sorieul se leva comme il put, et s’écria : « Un voleur ! quelle chance ! » Puis, soudain, il entonna la Marseillaise :

Aux armes, citoyens !

Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nos uniformes. J’eus une sorte de mousquet et un sabre ; Le Poittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, ne trouvant pas ce qu’il fallait, s’empara d’un pistolet d’arçon qu’il glissa dans sa ceinture, et d’une hache d’abordage qu’il brandit. Puis il ouvrit avec précaution la porte de l’atelier, et l’armée entra sur le territoire suspect.

Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toiles immenses, de meubles, d’objets singuliers et inattendus, Sorieul nous dit : « Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l’ennemi, c’est-à-dire donner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte. »

J’exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros des troupes qui opérait une reconnaissance.

Au moment où j’allais le rattraper derrière un grand paravent, un bruit furieux éclata. Je m’élançai, portant toujours une bougie à la main. Le Poittevin venait de traverser d’un coup de baïonnette la poitrine d’un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups de hache. L’erreur reconnue, le général commanda : « Soyons prudents, » et les opérations recommencèrent.

Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins et recoins de l’atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l’idée d’ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j’avançai mon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait ; un homme était là, un homme vivant, qui m’avait regardé.

Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, et on tint de nouveau conseil.

Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfumer le voleur, Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Je proposai de faire sauter le placard avec de la poudre.

L’avis de Le Poittevin prévalut ; et, pendant qu’il montait la garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste du punch et nos pipes, puis on s’installa devant la porte fermée, et on but au prisonnier.

Au bout d’une demi-heure, Sorieul dit : « C’est égal, je voudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par la force ? »

Je criai : « Bravo ! » Chacun s’élança sur ses armes ; la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistolet qui n’était pas chargé, se précipita le premier.

Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l’ombre ; et après cinq minutes d’une lutte invraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé.

On lui lia les pieds et les mains, puis on l’assit dans un fauteuil. Il ne prononça pas une parole.

Alors Sorieul, pénétré d’une ivresse solennelle, se tourna vers nous :

« Maintenant nous allons juger ce misérable. »

J’étais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle. Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi de soutenir l’accusation.

Il fut condamné à mort à l’unanimité moins une voix, celle de son défenseur.

« Nous allons l’exécuter, » dit Sorieul. Mais un scrupule lui vint : « Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de la religion. Si on allait chercher un prêtre ? » J’objectai qu’il était tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office ; et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.

L’homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, se demandant à quel genre d’êtres il avait affaire. Alors il articula d’une voix creuse, brûlée par l’alcool : « Vous voulez rire, sans doute. » Mais Sorieul l’agenouilla de force, et, par crainte que ses parents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur le crâne un verre de rhum.

Puis il lui dit :

« Confesse-toi à monsieur ; ta dernière heure a sonné. »

Éperdu, le vieux gredin se mit à crier :

« Au secours ! » avec une telle force qu’on fut contraint de le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors il se roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles, crevant les toiles. À la fin, Sorieul impatienté, cria : « Finissons-en. » Et visant le misérable étendu par terre, il pressa la détente de son pistolet. Le chien tomba avec un petit bruit sec. Emporté par l’exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était à pierre, lança une étincelle dont je fus surpris.

Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles : « Avons-nous bien le droit de tuer cet homme ? »

Sorieul, stupéfait, répondit : « Puisque nous l’avons condamné à mort ! »

Mais Le Poittevin reprit : « On ne fusille pas les civils, celui-ci doit être livré au bourreau. Il faut le conduire au poste.

L’argument nous parut concluant. On ramassa l’homme, et comme il ne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle, solidement attaché, et je l’emportai avec Le Poittevin ; tandis que Sorieul, armé jusqu’aux dents, fermait la marche.

Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste, mandé, nous reconnut, et, comme chaque jour il était témoin de nos farces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il se contenta de rire et refusa notre prisonnier.

Sorieul insista : alors le soldat nous invita sévèrement à retourner chez nous sans faire de bruit.

La troupe se remit en route et rentra dans l’atelier. Je demandai : « Qu’allons-nous faire du voleur ? »

Le Poittevin, attendri, affirma qu’il devait être bien fatigué, cet homme. En effet, il avait l’air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné, ligaturé sur sa planche.

Je fus pris à mon tour d’une pitié violente, une pitié d’ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai : « Eh bien, mon pauv’vieux, comment ça va-t-il ? »

Il gémit : « J’en ai assez, nom d’un chien ! » Alors Sorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes tous trois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, on lui tendit un verre ; nous lui aurions volontiers soutenu la tête, et on trinqua.

Le prisonnier but autant qu’un régiment. Mais, comme le jour commençait à paraître, il se leva, et, d’un air fort calme : « Je vais être obligé de vous quitter, parce qu’il faut que je rentre chez moi. »

Nous fûmes désolés ; on voulut le retenir encore, mais il se refusa à rester plus longtemps.

Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l’éclaira dans le vestibule, criant : « Prenez garde à la marche sous la porte cochère. »


On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous :

« Mais le plus drôle de mon histoire, c’est qu’elle est vraie. »