Premières Poésies (Musset, éd. 1863)/Mardoche

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Premières Poésies (1829-1835)Charpentier (p. 111-136).


MARDOCHE


Voudriez-vous dire, comme de fait on peut logicalement inférer, que par ci-devant le monde eust esté fat, maintenant seroit devenu sage ?
(Pantagruel, liv. V.)


I


J’ai connu l’an dernier un jeune homme nommé
Mardoche, qui vivait nuit et jour enfermé.
Ô prodige ! il n’avait jamais lu de sa vie
Le Journal de Paris, ni n’en avait envie.
Il n’avait vu ni Kean, ni Bonaparte, ni
Monsieur de Metternich ; — quand il avait fini
De souper, se couchait, précisément à l’heure
Où (quand par le brouillard la chatte rôde et pleure)
Monsieur Hugo va voir mourir Phœbus le blond.
Vous dire ses parents, cela serait trop long.


II


Bornez-vous à savoir qu’il avait la Pucelle
D’Orléans pour aïeule en ligne maternelle.
D’ailleurs, son compagnon, compère et confident,
Était un chien anglais, bon pour l’œil et la dent.

Cet homme, ainsi reclus, vivait en joie. — À peine
Le spleen le prenait-il quatre fois par semaine.
Pour ses moments perdus, il les donnait parfois
À l’art mystérieux de charmer par la voix :
Les muses visitaient sa demeure cachée,
Et quoiqu’il fît rimer idée avec fâchée,


III


On le lisait. C’était du reste un esprit fort ;
Il eût fait volontiers d’une tête de mort
Un falot, et mangé sa soupe dans le crâne
De sa grand’mère. — Au fond, il estimait qu’un âne,
Pour Dieu qui nous voit tous, est autant qu’un ânier.
Peut-être que, n’ayant pour se désennuyer
Qu’un livre (c’est le cœur humain que je veux dire),
Il avait su trop tôt et trop avant y lire ;
C’est un grand mal d’avoir un esprit trop hâtif.
— Il ne dansait jamais au bal par ce motif.


IV


Je puis certifier pourtant qu’il avait l’âme
Aussi tendre en tout point qu’un autre, et que sa femme
(En ne le faisant pas c—u) n’eût pas été
Plus fort ni plus souvent battue, en vérité,
Que celle de monsieur de C***. En politique,
Son sentiment était très aristocratique,
Et je dois avouer qu’à consulter son goût,
Il aimait mieux la Porte et le sultan Mahmoud
Que la chrétienne Smyrne, et ce bon peuple hellène
Dont les flots ont rougi la mer hellespontienne,

V


Et taché de leur sang tes marbres, ô Paros !
— Mais la chose ne fait rien à notre héros.
Bien des heures, des jours, bien des longues semaines
Passèrent, sans que rien dans les choses humaines
Le tentât d’y rentrer. — Tout à coup, un beau jour…
Fut-ce l’ambition, ou bien fut-ce l’amour ?
(Peut-être tous les deux, car ces folles ivresses
Viennent à tout propos déranger nos paresses) ;
Quoi qu’il en soit, lecteur, voici ce qu’il advint
À mon ami Mardoche, en l’an mil huit cent vingt.


VI


Je ne vous dirai pas quelle fut la douairière
Qui lui laissa son bien en s’en allant en terre,
Sur quoi de cénobite il devint élégant,
Et n’allait plus qu’en fiacre au boulevard de Gand.
Que dorme en paix ta cendre, ô quatre fois bénie
Douairière, pour le jour où cette sainte envie,
Comme un rayon d’en haut te vint prendre en toussant,
De demander un prêtre, et de cracher le sang !
Ta tempe fut huilée, et sous la lame neuve
Tu te laissas clouer, comme dit Sainte-Beuve.


VII


Tes meubles furent mis, douairière, au Châtelet ;
Chacun vendu le tiers de l’argent qu’il valait.

De ta robe de noce on fit un parapluie ;
Ton boudoir, ô Vénus, devint une écurie.
Quatre grands lévriers chassèrent du tapis
Ton chat qui, de tout temps sur ton coussin tapi,
S’était frotté, le soir l’oreille à ta pantoufle,
Et qui, maigre aujourd’hui, la queue au vent, s’essouffle
À courir sur les toits des repas incertains.
— Admirable matière à mettre en vers latins !


VIII


Je ne vous dirai pas non plus à quelle dame
Mardoche, ayant d’abord laissé prendre son âme,
Dut ces douces leçons, premier enseignement
Que l’amie, à regret, donne à son jeune amant.
Je ne vous dirai pas comment, à quelle fête
Il la vit, qui des deux voulut le tête-à-tête,
Qui des deux, du plus loin, hasarda le premier
L’œillade italienne, et qui, de l’écolier
Ou du maître, trembla le plus. — Hélas ! qu’en sais-je
Que vous ne sachiez mieux, et que vous apprendrais-je ?


IX


Il se peut qu’on oublie un rendez-vous donné,
Une chance, — un remords, — et l’heure où l’on est né,
Et l’argent qu’on emprunte. — Il se peut qu’on oublie
Sa femme, ses amis, son chien, et sa patrie. —
Il se peut qu’un vieillard perde jusqu’à son nom.
Mais jamais l’insensé, jamais le moribond,

Celui qui perd l’esprit, ni celui qui rend l’âme,
N’ont oublié la voix de la première femme
Qui leur a dit tout bas ces quatre mots si doux
Et si mystérieux : « My dear child, I love you. »


X


Ce fut aux premiers jours d’automne, au mois d’octobre,
Que Mardoche revint au monde. — Il était sobre
D’habitude, et mangeait vite. — Son cuisinier
Ne le gênait pas plus que son palefrenier.
Il ne prit ni cocher, ni groom, ni gouvernante,
Mais (honni soit qui mal y pense !) une servante.
De ses façons d’ailleurs rien ne parut changé.
Peut-être dira-t-on qu’il était mal logé ;
C’est à quoi je réponds qu’il avait pour voisine
Deux yeux napolitains qui s’appelaient Rosine.


XI


J’adore les yeux noirs avec des cheveux blonds.
Tels les avait Rosine, — et de ces regards, longs
À s’y noyer. — C’étaient deux étoiles d’ébène
Sur des cieux de cristal ; — tantôt mourants, à peine
Entr’ouverts au soleil, comme les voiles blancs
Des abbesses de cour ; — tantôt étincelants,
Calmes, livrant sans crainte une âme sans mélange,
Doux, et parlant aux yeux le langage d’un ange.
— Que Mardoche y prît goût, ce n’est aucunement,
Judicieux lecteur, raison d’étonnement.

XII


M’en croira qui voudra, mais depuis qu’en décembre
La volonté du ciel est qu’on garde la chambre,
À coup sûr, paresseux et fou comme je suis,
À rêver sans dormir j’ai passé bien des nuits.
Le soir, au coin du feu, renversé sur ma chaise,
Mon menton dans ma main et mon pied dans ma braise,
Pendant que l’aquilon frappait à mes carreaux,
J’ai fait bien des romans, — bâti bien des châteaux ;
J’ai, comme Prométhée, animé d’une flamme
Bien des êtres divins portant des traits de femme ;


XIII


Blonds cheveux, sourcils bruns, front vermeil ou pâli :
Dante aimait Béatrix, — Byron la Guiccioli.
Moi (si j’eusse été maître en cette fantaisie),
Je me suis dit souvent que je l’aurais choisie
À Naples, un peu brûlée à ces soleils de plomb
Qui font dormir le pâtre à l’ombre du sillon ;
Une lèvre à la turque, et, sous un col de cygne,
Un sein vierge et doré comme la jeune vigne ;
Telle que par instants Giorgione en devina,
Ou que dans cette histoire était la Rosina.


XIV


Il en est de l’amour comme des litanies
De la Vierge. — Jamais on ne les a finies ;

Mais une fois qu’on les commence, on ne peut plus
S’arrêter. — C’est un mal propre aux fruits défendus.
C’est pourquoi chaque soir la nuit était bien proche
Et le soleil bien loin, quand mon ami Mardoche
Quittait la jalousie écartée à demi,
D’où l’indiscret lorgnon plongeait sur l’ennemi.
— Même, quand il faisait clair de lune, l’aurore
À son poste souvent le retrouvait encore.


XV


Philosophes du jour, je vous arrête ici.
Ô sages demi-dieux, expliquez-moi ceci.
On ne volerait pas, à coup sûr, une obole
À son voisin ; pourtant, quand on peut, on lui vole…
Sa femme ! — Car il faut, ô lecteur bien appris !
Vous dire que Rosine, entre tous les maris,
Avait reçu du ciel, par les mains d’un notaire,
Le meilleur qu’à Dijon avait trouvé son père.
On pense, avec raison, que sa mère, en partant,
N’avait rien oublié sur le point important.


XVI


Rien n’est plus amusant qu’un premier jour de noce ;
Au débotté, d’ailleurs, on avait pris carrosse.
— Le reste à l’avenant. — Sans compter les chapeaux
D’Herbeau, rien n’y manquait. — C’est un méchant propos
De dire qu’à six ans une poupée amuse
Autant qu’à dix-neuf ans un mari. — Mais tout s’use.

Une lune de miel n’a pas trente quartiers
Comme un baron saxon. — Et gare les derniers !
L’amour (hélas ! l’étrange et la fausse nature !)
Vit d’inanition, et meurt de nourriture.


XVII


Et puis, que faire ? — Un jour, c’est bien long. — Et demain ?
Et toujours ? — L’ennui gagne. — À quoi rêver au bain ?
— Hélas ! l’Oisiveté s’endort, laissant sa porte
Ouverte. — Entre l’Amour. — Pour que la Raison sorte
Il ne faut pas longtemps. La vie en un moment
Se remplit ; — on se trouve avoir pris un amant.
— L’un attaque en hussard la déesse qu’il aime,
L’autre fait l’écolier ; chacun a son système.
Hier un de mes amis, se trouvant à souper
Auprès d’une duchesse, eut soin de se tromper


XVIII


De verre. « Mais, vraiment, dit la dame en colère,
Êtes-vous fou, monsieur ? vous buvez dans mon verre. »
— Ô l’homme peu galant, qui ne répondit rien,
Si ce n’est : « Faites-en, madame, autant du mien. »
Assurément, lecteur, le tour était perfide,
Car, l’ayant pris tout plein, il le replaça vide.
La dame avait du blanc, et pourtant en rougit.
Qu’y faire ? On chuchota. Dieu sut ce qu’on en dit.
Mon Dieu ! qui peut savoir lequel on récompense
Le mieux, ou du respect — ou de certaine offense ?

XIX


Je n’ai dessein, lecteur, de faire aucunement,
Ici ce qu’à Paris on appelle un roman.
Peu s’en faut qu’un auteur qui pas à pas chemine
Ne vous fasse coucher avec son héroïne.
Ce n’est pas ma manière, et, si vous permettez,
Ce sera quinze jours que nous aurons sautés.
— Un dimanche (observez qu’un dimanche la rue
Vivienne est tout à fait vide, et que la cohue
Est aux Panoramas, ou bien au boulevard),
Un dimanche matin, une heure, une heure un quart,


XX


Mardoche, habit marron, en landau de louage,
Par-devant Tortoni passait en grand tapage.
— Gare ! criait le groom. — Quoi ! Mardoche en landau ?
— Oui. — La grisette à pied, trottant comme un perdreau,
Jeta plus d’une fois sans doute à la portière
Du jeune gentleman l’œillade meurtrière.
Mais il n’y prit pas garde ; un important projet
À ses réflexions semblait donner sujet.
Son regard était raide, et jamais diplomate
Ne parut plus guindé, ni plus haut sur cravate.


XXI


Où donc s’en allait-il ! — Il allait à Meudon.
— Quoi ! Si matin, si loin, si vite ? Et pourquoi donc ?

— Le voici. — D’où sait-on, s’il vous plaît, qu’on approche
D’un village, sinon qu’on en entend la cloche ?
Or la cloche suppose un clocher, — le clocher
Un curé. — Le curé, quand c’est jour de prêcher,
A besoin d’un bedeau. — Le bedeau, d’ordinaire,
Est en même temps cuistre à l’école primaire.
Or le cuistre du lieu, lecteur, était l’ancien
Allié des parents de Mardoche, et le sien.


XXII


Ayant donc débarqué, notre héros fit mettre[1]
Sa voiture en un lieu sûr, qu’il pût reconnaître,
Puis s’éloigna, sans trop regarder son chemin,
D’un pas plus mesuré qu’un sénateur romain.
Longtemps et lentement, comme un bayeur aux grues,
Il marcha, coudoyant le monde par les rues.
Il savait dès longtemps que le bon magister,
Les dimanches matins, sortait pour prendre l’air ;
C’est pourquoi, sans l’aller demander à sa porte,
Il détourna d’abord le coin du bois, en sorte


XXIII


Qu’au bout de trente pas il était devant lui :
« And how do you do, mon bon père, aujourd’hui ? »
Le vieillard, à vrai dire, un peu surpris, et comme
Distrait d’un rêve, ôta de ses lèvres la pomme

« De sa canne. Mon fils, tout va bien, Dieu merci,
Dit-il, et quel sujet vous fait venir ici ?
— Sujet, reprit Mardoche, excessivement sage,
Très-moral, un sujet très logique. Je gage
Ma barbe et mon bonnet, qu’on pourrait vous donner
Dix-sept éternités pour nous le deviner. »


XXIV


La matinée était belle ; les alouettes
Commençaient à chanter ; quelques lourdes charrettes
Soulevaient çà et là la poussière. C’était
Un de ces beaux matins un peu froids, comme il fait
En octobre. Le ciel secouait de sa robe
Les brouillards vaporeux sur le terrestre globe.
« Asseyez-vous, mon fils, dit le prêtre ; voilà
L’un des plus beaux instants du jour. — Pour ce vent-là,
Je le crois usurier, bon père, dit Mardoche,
Car il vous met la main malgré vous à la poche.


XXV


— L’un des plus beaux instants, mon fils, où les humains
Puissent à l’Éternel tendre leurs faibles mains ;
L’âme s’y sent ouverte, et la prière aisée.
— Oui ; mais nous avons là les pieds dans la rosée,
Bon père ; autant vaudrait prier en plus bas lieu.
— Les monts, dit le vieillard, sont plus proches de Dieu,
Ce sont ses vrais autels, et si le saint prophète
Moïse le put voir, ce fut au plus haute faîte.
— Hélas ! reprit Mardoche, un homme sur le haut
Du plus pointu des monts, serait-ce le Jung-Frau ;

XXVI


Me fait le même effet justement qu’une mouche
Au bout d’un pain de sucre. Ah ! bon père, la bouche
Des hommes, à coup sûr, les met haut, mais leurs pieds
Les mettent bas. — Mon fils, dit le docteur, voyez
Que vos cheveux sont d’or et les miens sont de neige.
Attendez que le temps vienne. — Et qu’en apprendrai-je ?
Prit l’autre, souriant de son méchant souris ;
Science des humains n’est-elle pas mépris ? »
Il s’assit à ce mot. « Laissons cela, mon père,
Dit-il, je suis venu pour vous parler d’affaire.


XXVII


Comme vous le disiez tout à l’heure, je suis
Jeune, par conséquent amoureux. Je ne puis
Voir ma maîtresse ; elle a son mari. La fenêtre
Est haute, à parler franc, et… — Je vous ai vu naître,
Mon ami, dit le prêtre, et je vous ai tenu
Sur les fonts baptismaux. Quand vous êtes venu
Au monde, votre père (et que Dieu lui pardonne,
Car il est mort) vous prit des bras de votre bonne,
Et me dit : Je le mets sous la protection
Du ciel ; qu’il soit sauvé de la corruption !


XXVIII


— Le malheur, dit Mardoche, est que les demoiselles
Sont toutes, par nature ou par mode, cruelles ;

Car je vous entends bien, et je sais que c’est mal.
Mais que voudriez-vous, monsieur, qu’on fît au bal ?
— Oui ! vous avez raison, dit le bedeau, le monde
Est un lieu de misère et de pitié profonde.
— Donc, dit Mardoche, avec votre consentement,
Je reprends mon récit et mon raisonnement.
Or je ne puis pas voir ma maîtresse ; hier même
J’ai failli m’y casser le cou. — Bonté suprême !


XXIX


Dit le bedeau, c’est Dieu qui vous aurait frappé.
Quel est le malheureux que vous avez trompé ?
— Malheureux ? dit Mardoche ; il n’en sait rien, mon père.
— Il n’en sait rien, mon fils ! Nul secret sur la terre
N’est secret bien longtemps. — Bon, dit Mardoche, mais
Je ne bavarde guère, et je n’écris jamais.
— Et quand cela serait, mon fils, je le demande,
Une injure cachée en est-elle moins grande ?
En aurez-vous donc moins desséché, désuni
Un lien que la main d’un prêtre avait béni ?


XXX


En aurez-vous moins fait le plus coupable outrage
À la société, dans sa loi la plus sage ?
Ce secret, qu’à jamais la terre ignorera,
Pensez-vous que le ciel, qui le sait, l’oubliera ?
Songez à ce que c’est qu’un monde, et que le nôtre
A quatre pas de long, et, pour l’horizon, l’autre.

Quittons ce sujet-ci, dit Mardoche, je vois
Que vous avez le crâne autrement fait que moi.
Je vous racontais donc comme quoi ma maîtresse
Était gardée à vue : on la promène en laisse.


XXXI


— Et l’on a, dit le prêtre, éminemment raison.
Ah ! qu’elle pense donc à garder sa maison,
À vouer au Seigneur un cœur exempt de feinte,
À donner à ses fils un lait pur et la crainte
Du ciel. — Mon révérend, dit l’autre, les oiseaux
Qui sont les plus charmants sont ceux qui chantent faux.
Ne vous paraît-il pas simple et tout ordinaire
Qu’un rossignol soit laid, honteux, lorsqu’au contraire
Le paon, ce mal-appris, porte un manteau doré,
Comme un diacre à Noël à côté du curé ?


XXXII


Ne vous étonnez donc aucunement, bon père,
Que le plus bel oiseau que nous ayons sur terre,
La femme, chante faux, et sur ce, laissez-moi
Vous finir mon récit, je vous dirai pourquoi.
Hier donc, je revenais, ayant failli me rompre
Les… — Et, dit le vieillard, qui donc l’a pu corrompre
Ainsi, fils d’un tel père, et jeune comme il est !
N’est-ce pas monstrueux ? — J’ai, dit Mardoche, fait
Mes classes de bonne heure, et puis, dans les familles,
Voyez-vous, j’ai toujours trouvé quatre ou cinq filles

XXXIII


Contre un ou deux garçons, ce qui m’a fait penser
Qu’on pouvait en aimer la moitié, sans blesser
Dieu. — Dieu ! mon cher enfant ! voyons, soyez sincère.
Y croyez-vous ? — Monsieur, dit Mardoche, Voltaire
Y croyait. — Comment donc l’offensez-vous ainsi ?
— Or, dit le jouvenceau, je reprends mon récit.
J’adore cette femme, et ne connais de joie
Qu’à la voir ; vous sentez qu’il faut que je la voie,
Et j’ai compté sur vous dans cette occasion.
— Sur moi ! dit le bedeau, perdez-vous la raison ?


XXXIV


— La raison, révérend, hélas ! je l’ai perdue ;
Et si, par un miracle, elle m’était rendue,
Vous me la verriez fuir, ou plutôt renvoyer
Comme un pigeon fidèle au toit du colombier.
Ah ! secourez-moi donc ; votre bonne assistance
Peut seule me sauver dans cette circonstance.
— Et de quelle façon, mon ami ? — Vous sentez,
Dit Mardoche, que j’ai cherché de tous côtés,
Pour la voir, une chambre, un lit, un trou, n’importe ;
Y venir n’était rien, mais il faut bien qu’on sorte.


XXXV


Et le rustre la guette. — Eh bien ! dit le bedeau,
Puis-je l’en empêcher ? — Vous avez un très-beau

Lit à rideaux bleu-ciel, monsieur ; un presbytère
N’est pas suspect… — Jamais ! dit le vieillard. — Bon père,
Dit l’autre, je n’ai pas si peu de temps vécu,
Qu’au premier jour d’ennui je croie une vertu
De partir (en parlant ainsi, l’ami Mardoche
Tirait tout bas un long pistolet de sa poche).
— Porter la main sur vous, mon fils ! dit le chrétien,
En êtes-vous donc là ? ne croyez-vous à rien ?


XXXVI


— Révérend, répondit Mardoche, je m’ennuie.
Shakspeare, dans Hamlet, dit qu’on tient à la vie
Parce qu’on ne sait pas ce qu’on doit voir après ;
Ses vers me semblent beaux, mais ils seraient plus vrais,
S’ils disaient qu’on y tient parce qu’une cervelle
A peur d’un pistolet qui s’applique sur elle,
Pour la faire craquer et sauter d’un seul bond,
Comme un bouchon de vin de Champagne, au plafond.
Je ne suis pas douillet. — Un suicide ! on se damne,
Mon fils ! — Nous n’avons pas, dit Mardoche, le crâne


XXXVII


Fait de même. — Attendez du moins jusqu’à demain,
Mon fils, et retirez ceci de votre main.
Songez-y donc : chez moi ! dans ma chambre ! une femme !
Mon enfant, un suicide ! Ah ! songez à votre âme.
— Henri Huit, révérend, dit Mardoche, fut veuf
De sept reines, tua deux cardinaux, dix-neuf

Évêques, treize abbés, cinq cents prieurs, soixante-
Un chanoines, quatorze archidiacres, cinquante
Docteurs, douze marquis, trois cent dix chevaliers,
Vingt-neuf barons chrétiens, et six-vingt roturiers.


XXXVIII


Moi, je n’en tuerai qu’un, révérend ; mais, de grâce,
Parlez, et dites-nous ce qu’il vous plaît qu’on fasse.
— Qu’on fasse ! dit le prêtre ; et l’enfer, mon cher fils !
L’enfer ! — Monsieur, reprit Mardoche, je ne puis
Répondre là-dessus, n’ayant eu pour nourrice
Qu’une chèvre. » Le bout de l’arme tentatrice
Brillait en plein soleil. « Eh bien ! je le veux bien,
S’écria le vieillard, mais vous n’en direz rien.
Sur votre foi, mon fils ! songez à ce qu’on pense…
— Touchez là, dit Mardoche, et Dieu vous récompense ! »


XXXIX


Telle fut, de tout point, la conversation
Qu’avec son oncle Évrard Mardoche eut à Meudon
(Car Évrard du bedeau fut le nom véritable).
De l’oncle ou du neveu qui fut le plus coupable ?
Le neveu fut impie, et l’oncle fut trop bon.
L’un plaidait pour le ciel, l’autre pour le démon.
Le parallèle prête à faire une élégie :
Oncle, tu fus trop bon ; neveu, tu fus impie.
Mais n’importe ; il suffit de savoir pour l’instant,
Quel qu’en soit le motif, que Mardoche est content.

XL


De plus, j’ai déjà dit, que c’était jour de fête.
Une fête, à Meudon, tourne plus d’une tête ;
Et qui pouvait savoir, tandis que, soucieux,
Notre héros à terre avait fixé ses yeux,
Ce qu’il cherchait encor ? — Le fait est qu’en silence
Au digne magister il fit sa révérence,
Puis s’éloigna pensif, sans trop regarder où,
La tête basse, et, comme on dit, à pas de loup.
— Toujours un amoureux s’en va tête baissée,
Cheminant de son pied moins que de sa pensée.


XLI


Heureux un amoureux ! — Il ne s’enquête pas
Si c’est pluie ou gravier dont s’attarde son pas.
On en rit ; c’est hasard s’il n’a heurté personne.
Mais sa folie au front lui met une couronne,
À l’épaule une pourpre, et devant son chemin
La flûte et les flambeaux, comme un jeune Romain !
Tel était celui-ci, qu’à sa mine inquiète
On eût pris pour un fou, sinon pour un poëte.
Car vous verriez plutôt une moisson sans pré,
Sans serrure une porte, et sans nièce un curé,


XLII


Que sans manie un homme ayant l’amour dans l’âme.
Comme il marchait pourtant, un visage de femme,

Qui passa tout à coup sous un grand voile noir,
Le jeta dans un trouble horrible à concevoir.
Qu’avait-il ? Qu’était donc cette beauté voilée ?
Peut-être sa Rosine ! — Au détour de l’allée
Avait-il reconnu, sous les plis du schall blanc,
Sa démarche à l’anglaise, et son pas nonchalant ?
Elle n’était pas seule ; un homme à face pâle
L’accompagnait, d’un air d’aisance conjugale.


XLIII


Quoi qu’il en soit, lecteur, notre héros suivit
Cette beauté voilée, aussitôt qu’il la vit.
Longtemps, et lentement, au bord de la terrasse,
Il marcha comme un chien basset sur une trace,
Toujours silencieux, car il délibérait
S’il devait passer outre ou bien s’il attendrait.
L’ennemi tout à coup, à sa grande surprise,
Fit volte-face. Il vit que l’instant de la crise
Approchait ; tenant donc le pied ferme, aussitôt
Il rajusta d’un coup son col et son jabot.


XLIV


Muses ! — Depuis le jour où John Bull, en silence,
Vit jadis par Brummel, en dépit de la France,
Les gilets blancs proscrits, et jusques aux talons
(Exemple monstrueux !) traîner les pantalons,
Jusqu’à ces heureux temps où nos compatriotes
Enfin jusqu’à mi-jambe ont relevé leurs bottes,

Et, ramenant au vrai tout un siècle enhardi,
Dégagé du maillot le mollet du dandy ;
Si jamais, retroussant sa royale moustache,
Gentilhomme au plein vent fit siffler sa cravache ;


XLV


D’un air tendre et rêveur, si jamais merveilleux,
Pour montrer une bague, écarta ses cheveux ;
Oh ! surtout, si jamais manchon aristocrate
Fit mollement plier la douillette écarlate ;
Ou si jamais, pareil à l’étoile du soir,
Put sous un voile épais scintiller un œil noir ;
Ô Muses d’Hélicon ! — Ô chastes Piérides !
Vous qui du double roc buvez les eaux rapides,
Dites, ne fut-ce pas lorsque, la canne en l’air,
Mardoche en sautillant passa comme un éclair ?


XLVI


Ce ne fut qu’un coup d’œil, et, bien que passé maître,
Notre époux, à coup sûr, n’y put rien reconnaître.
Un vieux Turc accroupi, qui près de là fumait,
N’aurait pas eu le temps de dire — Mahomet.
La dame, je crois même, avait tourné la tête ;
Et, sans s’inquiéter autrement de la fête,
Ni des gens de l’endroit, ni de son bon parent,
Mardoche regagna sa voiture en courant.
« À Paris ! » dit le groom en fermant la portière.
À Paris ! oh ! l’étrange et la plaisante affaire !

XLVII


Lecteur, qui ne savez que penser de ceci,
Et qui vous préparez à froncer le sourcil,
Si vous n’avez déjà deviné que Mardoche
Emportait de Meudon un billet dans sa poche,
Vous serez, en rentrant, étonné de le voir
Se jeter tout soudain le nez contre un miroir,
Demander du savon, et gronder sa servante ;
Puis, laissant son laquais glacé par l’épouvante,
Se vider sur le front, ainsi qu’un flot lustral,
Un flacon tout entier d’huile de Portugal.


XLVIII


Vénus ! flambeau divin ! — Astre cher aux pirates !
Astre cher aux amants ! — Tu sais que de cravates,
Un jour de rendez-vous, chiffonne un amoureux ;
Tu sais combien de fois il en refait les nœuds !
Combien coule sur lui de lait de rose et d’ambre !
Tu sais que de gilets et d’habits par la chambre
Vont traînant au hasard, mille fois essayés,
Pareils à des blessés qu’on heurte et foule aux pieds ;
Vous surtout, dards légers, qu’en ses doctes emphases,
Delille a consacrés par quatre périphrases[2] !


XLIX


Ô bois silencieux ! ô lacs ! — Ô murs gardés !
Balcons quittés si tard ! si vite escaladés !

Masques, qui ne laissez entrevoir d’une femme
Que deux trous sous le front, qui lui vont jusqu’à l’âme !
Ô capuchons discrets ! — Ô manteaux de satin,
Que presse sur la taille une amoureuse main !
Amour, mystérieux amour, douce misère !
Et toi, lampe d’argent, pâle et fraîche lumière
Qui fait les douces nuits plus blanches que le lait !
— Soutenez mon haleine en ce divin couplet !


L


Je veux chanter ce jour d’éternelle mémoire
Où, son dîner fini, devant qu’il fît nuit noire,
Notre héros, le nez caché sous son manteau,
Monta dans sa voiture une heure au moins trop tôt !
Oh ! qu’il était joyeux, et, quoi qu’on n’y vît goutte,
Que de fois il compta les bornes de la route !
Lorsque enfin le tardif marchepied s’abaissa,
Comme, le cœur battant, d’abord il s’élança !
Tout le quartier dormait profondément, en sorte
Qu’il leva lentement le marteau de la porte.


LI


Êtes-vous quelquefois sorti par un temps doux,
Le soir, seul, en automne, — ayant un rendez-vous ?
Il est de trop bonne heure, et l’on ne sait que faire
Pour tuer, comme on dit, le temps, ou s’en distraire.
On s’arrête, on revient. — De guerre lasse, enfin,
On entre. — On va poser son front sur un coussin. —

Sur le bord de son lit, — place à jamais sacrée !
Tiède encor des parfums d’une tête adorée !
— On écoute. — On attend. — L’ange du souvenir
Passe, et vous dit tout bas : « L’entends-tu pas venir ? »


LII


J’ai vu, sur les autels, le pudique hyménée
Joindre une sèche main de prude surannée
À la main sans pudeur d’un roué de vingt ans.
Au Havre, dans un bal, j’ai vu les yeux mourants
D’une petite Anglaise, à l’air mélancolique,
Jeter un long regard plein d’amour romantique
Sur un buveur de punch, et qui, dans le moment,
Venait de se griser abominablement !
J’ai vu des apprentis se vendre à des douairières,
Et des Almavivas payer leurs chambrières.


LIII


Est-il donc étonnant qu’une fois à Paris,
Deux jeunes cœurs se soient rencontrés — et compris ?
Hélas ! de belles nuits le ciel nous est avare
Autant que de beaux jours ! — Frère, quand la guitare
Se mêle au vent du soir, qui frise vos cheveux,
Quand le clairet vous a ranimé de ses feux,
Oh ! que votre maîtresse, alors surtout, soit belle !
Sinon, quand vous voudrez jeter les yeux sur elle,
Vous sentirez le cœur vous manquer, et soudain
L’instrument, malgré vous, tomber de votre main.

LIV


L’auteur du présent livre, en cet endroit, supplie
Sa lectrice, si peu qu’elle ait la main jolie
(Comme il n’en doute pas), d’y jeter un moment
Les yeux, et de penser à son dernier amant.
Qu’elle songe, de plus, que Mardoche était jeune,
Amoureux, qu’il avait pendant un mois fait jeûne,
Que la chambre était sombre, et que jamais baisé
Plus long ni plus ardent ne put être posé
D’une bouche plus tendre, et sur des mains plus blanches
Que celles que Rosine eut au bout de ses manches.


LV


Car, à dire le vrai, ce fut la Rosina
Qui parut tout à coup, quand la porte tourna.
Je ne sais, ô lecteur ! si notre ami Mardoche
En cette occasion crut son bien sans reproche ;
Mais il en profita. — Pour la table, le thé,
Les biscuits et le feu, ce fut vite apporté.
— Il pleuvait à torrents. — Qu’on est bien deux à table !
Une femme ! un souper ! je consens que le diable
M’emporte, si jamais j’ai souhaité d’avoir
Rien autre chose avant de me coucher le soir.


LVI


Lecteur, remarquez bien cependant que Rosine
Était blonde, l’œil noir, avait la jambe fine

Même, hormis les pieds qu’elle avait un peu forts,
Joignait les qualités de l’esprit et du corps,
Il paraît donc assez simple et facile à croire
Que son féal époux, sans être d’humeur noire,
Voulût la surveiller. — Peut-être qu’il était
Averti de l’affaire en dessous ; le fait est
Que Mardoche et sa belle, au fond, ne pensaient guère
À lui, quand il cria comme au festin de Pierre :


LVII


« Ouvrez-moi[3] ! — Pechero ! dit la dame, je suis
Perdue !… Où se cacher, Mardoche ? » Au fond d’un puits,
Il s’y serait jeté, de peur de compromettre
La reine de son cœur. Il ouvrit la fenêtre.
Stratagème excellent ! — Rien n’était mieux trouvé.
Et zeste ! il se démit le pied sur un pavé.
Ô bizarre destin ! ô fortune inconstante !
Ô malheureux amant ! plus malheureuse amante !
Après ce coup fatal qu’allez-vous devenir,
Hélas ! et comment donc ceci va-t-il finir ?


LVIII


De tout temps les époux, grands dénoueurs de trames,
Ont mangé les soupers des amants de leurs femmes ;
On peut voir, pour cela, depuis maître Gil Blas,
Jusqu’à Crébillon fils et monsieur de Faublas.

Mais notre Dijonnais à la face chagrine
Jugea la chose mal à propos. — Et Rosine,
Que fit-elle ? — Elle avait cet air désappointé
Que fait une perruche à qui l’on a jeté
Malicieusement une fève arrangée
Dans du papier brouillard en guise de dragée.


LIX


Elle prend avec soin l’enveloppe, ôte tout,
Tire, et s’attend à bien ; puis, quand elle est au bout
Du papier imposteur, voyant la moquerie,
Reste moitié colère et moitié bouderie.
« Madame, dit l’époux, vous irez au couvent. »
Au couvent ! — Ô destin cruel et décevant !
Le calice était plein ; il fallut bien le boire.
Et que dit à ce mot la pauvre enfant ? — L’histoire
N’en sait rien. — Et que fit Mardoche ? — Pour changer
D’amour, il lui fallut six mois à voyager. —

  1. Ces vers, jusqu’à la strophe XI, avaient été retranchés à la première édition.
  2. Les épingles.
  3. Cette fin est usée, et nous la donnons telle
    Par grand éloignement de la mode nouvelle.